compte rendu intégral

Présidence de M. Jean-Marc Gabouty

vice-président

Secrétaires :

Mme Catherine Deroche,

Mme Françoise Gatel.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

 
Dossier législatif : proposition de loi relative à la protection du secret des affaires
Discussion générale (suite)

Protection du secret des affaires

Adoption définitive des conclusions modifiées d’une commission mixte paritaire

M. le président. L’ordre du jour appelle l’examen des conclusions de la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative à la protection du secret des affaires (texte de la commission n° 506, rapport n° 505).

Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi relative à la protection du secret des affaires
Article 1er

M. Christophe-André Frassa, rapporteur pour le Sénat de la commission mixte paritaire. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi quelques considérations pour inaugurer notre lecture des conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi relative à la protection du secret des affaires.

La discussion n’a pas été aisée – c’était une négociation entre l’Assemblée nationale et le Sénat –, mais ce texte d’importance n’a pas subi, fort heureusement, le même sort que d’autres textes récents : je pense notamment à l’échec des commissions mixtes paritaires sur le projet de loi renforçant l’efficacité de l’administration pour une relation de confiance avec le public ou sur la loi relative à la protection des données personnelles.

C’est pourquoi, du haut de cette tribune, je tiens à remercier notre collègue député Raphaël Gauvain, rapporteur de ce texte à l’Assemblée nationale, qui a su être à l’écoute des positions et des apports du Sénat, et surtout accepter le compromis auquel nous sommes parvenus. (M. André Gattolin applaudit.)

Quel bilan peut-on dresser à l’issue de la CMP ?

Plusieurs apports du Sénat ont été maintenus dans le texte ; je veux vous en dresser la liste.

La distinction entre la détention légitime et l’obtention licite du secret est conservée, alors que le texte initial confondait les deux notions, du fait d’une certaine méconnaissance de la directive que nous avions à transposer.

La clarification de la rédaction des cas d’obtention illicite est maintenue, en conformité avec la directive.

Le caractère « non opposable » du secret des affaires – plutôt que « non protégé », conformément à la directive – pour les autorités administratives et juridictionnelles demeure aussi dans le texte.

Est maintenu également le caractère non opposable - plutôt que non protégé, conformément à la directive - du secret des affaires en cas d’action en justice pour les journalistes, les lanceurs d’alerte et les représentants des salariés. Pour ces derniers, la protection du secret est expressément maintenue.

Une règle en matière de prescription a été ajoutée, par simple analogie avec le droit de la propriété industrielle ; cela avait été demandé par toutes les personnes que nous avions pu auditionner, magistrats, avocats ou représentants des entreprises.

La règle d’indemnisation des préjudices résultant d’une atteinte au secret des affaires a été alignée sur la règle en vigueur en matière de contrefaçon, comme dans l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile. Je tiens à souligner que cette proposition de loi a été conçue à partir des instruments du droit de la propriété industrielle, même si nous ne sommes pas dans le champ de ce droit.

Dans le cadre de toute procédure judiciaire, le juge pourra prendre connaissance seul d’une pièce couverte par le secret avant de décider des modalités de communication de cette pièce éventuellement adaptées ; dans tous les cas, cette pièce devra faire l’objet d’une communication, au nom du respect du principe du contradictoire.

J’en viens à présent aux termes du compromis trouvé par les représentants de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Nous sommes revenus, dans la définition des informations protégées par le secret des affaires, à la valeur commerciale plutôt qu’à la valeur économique. Il s’agit toutefois d’une valeur commerciale effective ou potentielle, ce qui revient quasiment à la valeur économique. Sur ce point, le juge devra tenir compte des travaux préparatoires dans son office d’interprétation de la loi.

L’amende civile en cas de procédure abusive, introduite par l’Assemblée nationale, a été rétablie. Nous considérions ce dispositif à la fois inutile – l’amende civile actuelle pour procédure abusive, de 10 000 euros, n’a jamais été prononcée – et douteux d’un point de vue constitutionnel, en particulier au regard du principe d’égalité et du principe de nécessité des peines.

Le délit de détournement d’une information économique protégée à des fins exclusivement économiques, introduit dans ce texte à l’initiative du Sénat, a quant à lui été supprimé.

Nous avions pourtant tenu compte des objections du Conseil d’État, en veillant à ce que notre définition de cette infraction pénale ne pose pas de difficulté en matière constitutionnelle : nous avions introduit un élément matériel précis, à savoir le contournement délibéré des mesures de protection destinées à conserver le caractère secret de l’information.

De plus, la répression de ce délit n’aurait pas été plus faible que, notamment, celle du vol. Le délit d’espionnage économique aurait été puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende, alors que le vol est puni, certes de trois ans d’emprisonnement, mais d’une amende de 45 000 euros seulement, ces peines allant jusqu’à vingt ans et 150 000 euros dans certaines circonstances aggravantes spécifiques.

L’amende encourue aurait été bien plus forte pour le délit d’espionnage économique, et elle aurait été quintuplée pour une personne morale, par application des règles de droit commun : ce serait plus efficace, compte tenu des personnes visées. D’autre part, on pourrait prévoir sans trop de difficulté des circonstances aggravantes pour le délit d’espionnage économique comme pour le vol, par exemple s’il était commis avec violence ou en bande organisée.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette question, mais, pour ne pas faire trop long, je me contenterai de dire qu’il est indispensable, en tout état de cause, que la réflexion se poursuive sur le volet pénal de la protection du secret des affaires. Il importe, alors que nos entreprises sont confrontées à de véritables actes d’espionnage économique, que nous puissions disposer dans notre droit pénal d’une arme rigoureuse et dissuasive, comme il en existe en Chine ou encore aux États-Unis, avec le Cohen Act.

Cette réflexion doit aussi porter sur la révision de la loi du 26 juillet 1968, dite « loi de blocage ».

En conclusion, la rédaction issue des travaux de la commission mixte paritaire reste très marquée par les apports du Sénat, que ce soit dans l’amélioration et la clarification du texte, dans sa fidélité à la directive ou dans sa cohérence.

Par accord entre les deux rapporteurs et avec le Gouvernement, deux amendements vous seront présentés sur les conclusions de la commission mixte paritaire.

Le premier d’entre eux a pour objet de clarifier les différentes étapes de la procédure par laquelle un juge peut être amené à décider de mesures particulières de protection du secret des affaires concernant une pièce discutée dans le cadre d’une procédure judiciaire. Dans un premier temps, le juge examine seul la pièce pour décider si la demande de protection au titre du secret des affaires est justifiée. Éventuellement, avant de rendre sa décision, il peut demander une expertise et solliciter l’avis des seuls avocats des parties, ceux-ci étant tenus dans ce cas à une obligation de confidentialité vis-à-vis de leurs clients. Dans un second temps, le juge décide s’il y a lieu d’appliquer des mesures de protection.

Le second amendement vise quant à lui à corriger une erreur matérielle dans les références à certains articles du code de commerce permettant l’application de ce texte dans les îles Wallis et Futuna. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe La République En Marche.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, M. le rapporteur a rappelé à l’instant les conditions dans lesquelles la commission paritaire avait pu aboutir à un accord.

Je tiens à mon tour à saluer la manière dont, sur un sujet difficile et complexe, vous avez su trouver des voies de passage et inventer des équilibres subtils dans un cadre européen très contraint.

Vous avez aussi su répondre aux interrogations, nombreuses, qui se sont fait jour dans les médias et l’opinion sur ce texte. Ces questions étaient légitimes ; aucune n’a été laissée de côté, et des réponses très concrètes leur sont apportées par ce texte. Tel est le rôle du Parlement ; je crois que nous ne pouvons qu’être collectivement satisfaits de la manière dont cette proposition de loi a cheminé entre les assemblées.

Au terme de ces échanges entre l’Assemblée nationale et le Sénat, un accord a donc été trouvé.

J’en remercie tout particulièrement votre rapporteur, M. Christophe-André Frassa, qui a œuvré en ce sens, trouvant les voies d’un dialogue extrêmement fructueux avec son homologue député Raphaël Gauvain, dont je veux saluer ici l’implication et le sens de l’écoute.

À l’issue d’un premier examen de la proposition de loi par les deux chambres, certains sujets faisaient encore débat. Vous avez rappelé quelques-uns d’entre eux, monsieur le rapporteur.

Le premier de ces sujets était l’adoption d’une définition à la fois précise et respectueuse de nos engagements européens de la notion de « secret des affaires ». La rédaction adoptée par la commission mixte paritaire garantit ce respect.

Les termes employés, qui sont ceux de la directive, ne donneront pas lieu à d’inutiles polémiques sur le champ de la protection accordée au secret des affaires. Il est bien clair, désormais, que toutes les données de nature économique détenues par une entreprise ne peuvent être qualifiées de « secret des affaires ». Seules le seront celles qui font l’objet de mesures raisonnables de protection et qui revêtent une valeur commerciale, effective ou potentielle, pour leur détenteur. Ce dernier devra en rapporter la preuve.

Un second point était en discussion : l’introduction d’une nouvelle sanction pénale pour « détournement d’une information économique protégée ». Le Gouvernement n’y était pas favorable. J’avais eu l’occasion de l’indiquer ici même et nous en avions débattu. La transposition de la directive ne l’imposait pas, le législateur européen ayant fait le choix, clairement assumé, d’un dispositif uniquement civil. Nous avions également une divergence d’appréciation sur la définition de ce délit et sa précision.

Pour autant, les préoccupations exprimées étaient justes : nos entreprises doivent disposer des moyens de se défendre contre l’espionnage industriel, dans un contexte de mondialisation et de concurrence exacerbée, qualifiée de « guerre économique » par votre rapporteur.

C’est pourquoi un travail commun entre les deux chambres va se poursuivre sur ce sujet sensible, important, et d’une évidente actualité. Le Gouvernement a décidé de confier à MM. Frassa et Gauvain une mission afin que soient analysées les mesures juridiques de protection des entreprises françaises confrontées à des procédures judiciaires ou administratives de portée extraterritoriale.

Dans ce cadre, on pourra notamment évaluer l’intérêt d’une réforme de la loi du 26 juillet 1968, dite « loi de blocage », relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.

Enfin – dernier sujet d’importance –, il était selon moi particulièrement opportun que la commission mixte paritaire maintienne la disposition sur l’amende civile introduite par le député Raphaël Gauvain, afin de répondre aux vives préoccupations exprimées quant au risque de « procédures bâillons ».

J’avais bien entendu les interrogations de votre rapporteur sur la pertinence et même la constitutionnalité de ce dispositif. Nous en avions débattu dans cet hémicycle. Mais rappelons simplement que cette mesure a pour objet de prévenir et, le cas échéant, de sanctionner des procédures abusives qui, en la matière, peuvent porter une atteinte particulièrement forte à l’exercice du droit fondamental à la liberté d’expression. Je suis convaincue que cette disposition constituera un outil efficace et équilibré de préservation et de protection des droits fondamentaux, à l’occasion des actions conduites aux fins de prévention, de cessation ou de réparation d’une atteinte à un secret des affaires.

Les journalistes et lanceurs d’alerte ne peuvent pas et ne doivent pas faire l’objet de poursuites judiciaires exclusivement fondées sur une volonté d’intimidation.

L’objectif poursuivi au travers de cette proposition de loi n’est certainement pas, comme j’ai pu l’entendre et le lire, de restreindre la protection juridique accordée aux lanceurs d’alerte ou de porter atteinte à la liberté de la presse. Ce texte n’a nullement pour objet de rendre impossible le journalisme d’investigation, ni pour effet d’empêcher la révélation au grand public de faits légalement ou moralement condamnables. Toutes ces situations sont expressément prévues par ce texte et font l’objet de dérogations explicites.

Je l’ai déjà dit, et je le redis ici avec la même force et la même conviction : le texte qui vous est présenté ne constitue en aucune manière un recul pour les libertés publiques. L’enjeu est bien de protéger les entreprises contre le pillage de leurs innovations. Il est aussi de lutter contre la concurrence déloyale. Il consiste encore à encourager la recherche et le développement, sources de nombreux emplois.

Pour cela, les acteurs économiques ont à l’évidence besoin de sécurité juridique. C’est le seul objectif de cette proposition de loi : définir les informations qui relèvent du secret des affaires et encadrer les demandes formées devant le juge pour la protection de ce secret.

Cette protection du secret des affaires n’est en revanche, à l’évidence, pas absolue ; l’intérêt particulier d’une entreprise à conserver secrètes certaines informations cédera toujours face à la nécessité de préserver l’intérêt général et les droits fondamentaux. Les juridictions y veilleront.

Ainsi, une entreprise ne pourra pas se prévaloir d’un secret des affaires pour s’opposer aux enquêtes judiciaires ou administratives dont elle ferait l’objet.

Elle ne pourra pas davantage s’opposer à la révélation d’un secret des affaires lorsque cette révélation est nécessaire pour l’exercice d’un droit syndical.

Elle ne pourra pas non plus obtenir du juge qu’il empêche la diffusion au grand public d’une information d’intérêt général au motif que cette information constituerait un secret des affaires.

Elle ne pourra pas, enfin, obtenir des dommages et intérêts d’un salarié qui, de bonne foi et dans un but d’intérêt général, a porté à la connaissance d’un journaliste une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible.

En cas de révélation d’un secret des affaires, journalistes et lanceurs d’alerte pourront toujours se prévaloir d’avoir agi dans le cadre de l’exercice légitime de leur liberté d’expression et d’information.

Ces principes sont très clairement et très heureusement énoncés dans la présente proposition de loi.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le texte qui vous est aujourd’hui soumis, fruit de réflexions approfondies menées depuis plusieurs années, constitue selon moi une réelle avancée de notre système juridique. Cette amélioration a été construite sans que soit portée pour autant une atteinte injustifiée aux droits fondamentaux et au cadre juridique protecteur des lanceurs d’alerte.

Protéger le secret des affaires est devenu une nécessité. Garantir la liberté d’expression et de communication, condition de la démocratie, demeure une exigence impérative.

Je vous remercie donc, mesdames, messieurs les sénateurs, pour le travail accompli collectivement à la recherche de cet équilibre subtil. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche, et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)

M. Philippe Bonnecarrère. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le texte que nous allons adopter est une réponse juridique à la nécessité de protéger l’intelligence économique européenne. Je dirais volontiers qu’il comporte deux volets : le premier, de défense externe ; le second, de défense interne, entendue comme une défense interne à l’Union européenne qui passe par la clarté et la cohérence et donc l’harmonisation avec nos voisins européens.

Le volet de défense externe a été présent dans les interventions de Mme la ministre et de M. le rapporteur. Il y a quelques mois ou quelques années, nous n’aurions probablement pas abordé cet aspect du problème. C’est pourtant un sujet extrêmement actuel, du fait des malheurs du multilatéralisme et de l’évolution des comportements internationaux, en particulier outre-Atlantique, évolution qui nous pose des problèmes particuliers.

À mon sens, il faut mettre ce texte en perspective par rapport au travail que nous devons accomplir collectivement pour préserver nos entreprises de dispositifs de sanctions économiques – je pense au retrait des États-Unis de l’accord préliminaire de Genève sur le programme nucléaire iranien –, mais aussi, dans un cadre plus général, pour rendre plus aisée la relation entre le droit anglo-saxon et nos droits continentaux.

Je vois donc dans ce texte une étape. Il faudra en franchir une autre, autrement plus compliquée, en matière d’extraterritorialité. Vous avez fait référence, madame la ministre, à la mission confiée à nos collègues sur ce sujet, ce dont je les félicite. Pour tout vous dire, madame la ministre, ce sujet n’est pas inconnu de cette maison : la commission des affaires européennes avait fait le choix, il y a quelques mois, de travailler sur cette question, et nous présenterons dans quelques jours nos propositions.

Je ne vous cacherai pourtant pas que le sujet est complexe ; plus exactement, le caractère opérationnel des mesures que nous pourrions proposer n’est pas aisé à assurer, tant la loi de blocage de 1968 est faible. Cette loi n’a été appliquée qu’une seule fois, et la Cour suprême des États-Unis l’a écartée d’un revers de la main. Quant au règlement européen du 22 novembre 1996, que la Commission européenne essaie actuellement de réactiver, il a objectivement ses faiblesses. Du moins son article 5 a-t-il l’avantage d’empêcher, sur un domaine qui est de votre responsabilité, madame la ministre, que puissent être « exéquaturées » des condamnations prononcées aux États-Unis à l’égard d’entreprises françaises. C’est grâce à cet article qu’est entrée dans l’ordre public français l’idée que l’application de sanctions unilatérales ne peut entraîner de condamnations sur notre territoire.

Certes, ces réflexions relèvent d’un autre débat, mais la mise en perspective est, je le répète, nécessaire sur une question très actuelle. Je pense aussi aux discussions qui ont eu lieu dans cet hémicycle au sujet du RGPD, le règlement général européen sur la protection des données personnelles : tous ces éléments s’inscrivent dans cette relation entre le monde européen et le monde anglo-saxon.

J’en viens à l’aspect de défense interne de ce texte, c’est-à-dire au volet « harmonisation », qui a bien sûr été au cœur de la démarche ayant mené à cette proposition de loi.

Cette harmonisation prend du temps. En l’espèce, pour le sujet dont nous sommes saisis, il aura fallu huit ans. C’est en effet en 2010 et 2011 que la Commission européenne a commencé ses études préparatoires à la directive. Son objectif était d’emblée très clair : protéger les actifs immatériels des entreprises. Les consultations publiques ont eu lieu en 2012 et le Parlement européen a commencé l’examen de la directive en 2014 ; du fait de son renouvellement cette année-là, il n’a adopté ces dispositions qu’en 2015. La directive n’a donc pu être finalement adoptée que le 8 juin 2016 ; c’est de sa transposition que nous sommes aujourd’hui saisis.

Chacun peut porter son appréciation sur ce délai de huit ans, mais le mode de construction législative de l’Union européenne a du moins l’avantage d’être résilient dans la durée. Au-delà, je voudrais attirer votre attention, mes chers collègues, sur le travail qui a été réalisé en amont sur cette question par notre commission des affaires européennes.

Notre commission s’était en effet saisie de ce sujet dès 2013 ou 2014. Elle a donc suivi les étapes de l’adoption de cette directive, ce qui nous a permis, quand ce texte de transposition a été présenté à notre assemblée, d’être prêts à vous présenter une proposition, que notre commission avait d’ailleurs adoptée à l’unanimité.

Je voudrais insister sur ce point, mes chers collègues, quelles que soient les commissions auxquelles vous appartenez : on peut relever une réticence des commissions permanentes de notre maison à voir intervenir en amont la commission des affaires européennes. Nous avons intégré sur ce point à notre règlement une procédure dite « expérimentale ». Mes chers collègues, ne vous privez pas de ce soutien, de cet appui au travail des commissions saisies au fond !

Pour ceux d’entre nous qui, depuis le début de cette semaine, suivent dans notre hémicycle l’examen du projet de loi relatif à l’asile et à l’immigration, avouez que ce débat manque cruellement d’un recul européen ! Si notre commission des affaires européennes avait pu accomplir, sur ce texte aussi, son travail d’intégration, de comparaison – je n’ose plus parler de « benchmarking », car le mot est devenu politiquement incorrect dans ce domaine – et d’analyse des systèmes juridiques des États de l’Union européenne, peut-être nos débats auraient-ils été plus aisés et plus dépassionnés. Ce serait possible, si vous vouliez bien accepter que, dans l’avenir, nous évoluions à cet égard.

Pour revenir à cette transposition, mes chers collègues, madame la ministre, elle est de bonne facture, minimale et rigoureuse.

Le groupe Union centriste avait abordé cette discussion avec deux idées en tête.

Nous voulions, en premier lieu, essayer de limiter la créativité législative. Cela impliquait notamment de ne pas introduite nous-mêmes d’éléments de surtransposition. Cela explique notre réserve sur la proposition de M. le rapporteur de renforcer le dispositif pénal dans ce domaine : il existe déjà tant d’incriminations que nous ne percevions pas le besoin d’en créer une supplémentaire.

Notre seconde préoccupation était celle de l’équilibre, qui a été largement évoquée par Mme la ministre et par M. le rapporteur. Nous devions bien sûr, à côté de la protection du secret des affaires, préserver la liberté d’expression et d’information. Cette question concernait les journalistes et les lanceurs d’alertes, mais également, ce que je n’avais pas personnellement tout à fait en tête au début de l’examen de ce texte, les représentants des salariés. Les dispositions dont nous avons débattu se sont en quelque sorte télescopées avec celles qui, dans le code du travail, concernent les comités d’entreprise.

Enfin, la commission mixte paritaire a maintenu dans le texte l’amende en cas d’action abusive. Il s’agit, pour reprendre les termes et le raisonnement de nos collègues députés, de réduire le risque des « procédures bâillons ». L’accord intervenu sur ce point en commission mixte paritaire nous semble de bon aloi ; je voudrais donc, à cet égard, remercier les auteurs de cet accord et, en premier lieu, notre rapporteur, M. Frassa. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste, du groupe Les Républicains, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe La République En Marche.)

M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain.

M. Jérôme Durain. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, quand les visiteurs du Palais du Luxembourg passent dans la salle du Livre d’or, ils y apprennent que les fenêtres, d’époque, doivent beaucoup à un espionnage industriel mené aux dépens des cités-États italiennes, qui maîtrisaient le secret de la fabrication du verre… (Sourires.)

Oui, l’espionnage industriel a toujours existé, il a toujours été combattu, et le groupe socialiste et républicain est évidemment attaché à défendre les savoir-faire de nos entreprises dans la compétition acharnée qui se joue à l’échelle mondiale.

En revanche, les deux réserves que nous avions sur ce texte en première lecture n’ont hélas pas varié après la commission mixte paritaire.

Notre première réserve tenait au calendrier. Y avait-il une telle urgence à transposer la directive européenne, alors que seul le Danemark l’a fait à ce jour ? Fallait-il user d’une procédure accélérée ? Le véhicule de la proposition de loi était-il vraiment adapté, alors que l’usage veut qu’on choisisse ordinairement, pour une telle transposition, un projet de loi ? Enfin, est-il bien cohérent de précipiter ce travail, alors même que s’annonce une proposition de résolution européenne sur les lanceurs d’alerte, qui pose dans des termes différents nombre des questions que nous avons dû traiter sur le secret des affaires ?

Notre collègue François Pillet nous indiquait d’ailleurs hier que « la proposition de directive ne prévoit aucune articulation particulière avec l’exception à la protection du secret des affaires prévue au bénéfice des lanceurs d’alerte par la directive » et que « l’existence dans le droit européen de deux régimes distincts serait une source de complexité et de confusion. » Vous l’avez constaté comme moi, sur ce texte, la précipitation a été mauvaise conseillère.

Notre seconde réserve tient évidemment au fond. Plusieurs inquiétudes de nature différente ont été exprimées au sujet de cette proposition de loi. Des doutes subsistent encore aujourd’hui sur ses conséquences juridiques, malgré les évolutions issues des travaux de la commission mixte paritaire.

On relèvera notamment une certaine imprécision s’agissant de la définition du champ exact des informations protégées, des atteintes possibles à la liberté d’expression ou, a minima, de possibles oppositions entre le droit de la presse et le droit commercial, ainsi que des restrictions au droit de participation des travailleurs. Je devine que ces arguments n’ont pas porté de la même manière selon nos positions dans cet hémicycle !

S’ils ne pèsent pas suffisamment aujourd’hui, ils trouveront peut-être plus d’écho dans d’autres lieux de délibération de la République, car les sénateurs socialistes ont choisi de déposer, si ce texte est voté, un recours devant le Conseil constitutionnel.

Cette décision n’allait pas de soi et n’est pas automatique : vous connaissez la sagesse des sénateurs, fussent-ils socialistes, et leur habituelle tempérance.

Toutefois, face à l’absence de consensus sur ce texte, encore dénoncé par une alliance d’associations, de syndicats, de journalistes et de lanceurs d’alerte qui a atteint une taille critique, face aux craintes encore ressenties aujourd’hui par les centaines de milliers de citoyens qui ont exprimé leur opposition, le groupe socialiste et républicain a jugé qu’il était pertinent de solliciter une nouvelle expertise. Si la délibération parlementaire touche bientôt à sa fin, les travaux du Conseil constitutionnel éclaireront peut-être notre réflexion commune.

Il y a plusieurs manières d’aborder ce débat. Comme le rapporteur à l’Assemblée nationale, qui était avocat d’affaires jusqu’à son élection aux dernières législatives, ou nombre de partisans de ce texte dans cet hémicycle, on peut se féliciter que les entreprises obtiennent les moyens de se protéger. On peut, à l’inverse, concevoir quelques doutes, et plusieurs représentants de syndicats ou d’associations que nous avons rencontrés ne s’en privent pas.

Ils doutent notamment que ce texte serve effectivement à des PME dans le futur et persistent à craindre, surtout, qu’il ne soit détourné de son objectif et ne serve à tenter de museler des lanceurs d’alerte ou des journalistes. Secret des affaires contre liberté d’informer, ce débat n’est pas secondaire !

Certains m’objecteront que des dispositions ont été introduites dans le texte pour éviter toute dérive, notamment des sanctions contre les « procédures bâillons ». Elles ne suffisent cependant pas à rétablir l’équilibre entre secret des affaires et liberté d’informer.

Ceux qui ne sont pas convaincus par ce texte – je ne parle pas ici des parlementaires – connaissent les enjeux que nous évoquons aujourd’hui. Ils ne sont ni stupides, ni bornés, ni mal intentionnés. Ce sont bien souvent des militants qui ont démontré leur utilité pour la société en rendant publics des scandales au profit de l’intérêt général. Pourtant, leur parole et leur légitimité sont remises en question.

Une pétition a atteint plusieurs centaines de milliers de signatures ; les vidéos qui touchent au secret des affaires font des millions de vues ; des journalistes tentent de produire des récapitulatifs pour informer le grand public en toute objectivité. Pourtant, on remet toujours en question leurs conclusions !

Une partie du site internet du Monde est consacrée au décryptage de l’actualité. Il est présenté comme suit : « Les décodeurs du Monde.fr vérifient déclarations, assertions et rumeurs en tous genres ; ils mettent l’information en forme et la remettent dans son contexte ; ils répondent à vos questions. »

Savez-vous comment le rapporteur de l’Assemblée nationale a qualifié le travail réalisé par ce site sur le secret des affaires ? Il l’a assimilé à de la « désinformation ». Lorsque l’on en vient à faire ainsi la leçon à ceux qu’un tel texte devrait rassurer, je crains que l’on ne s’égare. Je ne suis donc pas satisfait de l’équilibre du texte aujourd’hui.

Il a, certes, été amélioré – n’en déplaise à notre respectable rapporteur Christophe-André Frassa –, mais il ne parvient toujours pas à rassurer, notamment en raison d’une définition trop large des informations à protéger.

Vous comprendrez donc que le groupe socialiste et républicain, en raison de l’incapacité dont fait preuve le Gouvernement à convaincre du bien-fondé de ce texte, votera contre les conclusions de la commission mixte paritaire. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)