M. Gérald Darmanin, ministre. C’est étonnant ! (Sourires.)

M. Éric Bocquet. Ce texte est encore fortement marqué par une forme d’indulgence à l’endroit des fraudeurs fiscaux. Il reste très modeste dans ses ambitions, se contentant pour l’essentiel d’aménagements à la marge, de modifications cosmétiques et d’un renforcement des sanctions fiscales administratives. Il s’inscrit avant tout dans une volonté globale de marginaliser la poursuite pénale des auteurs de délits fiscaux, de maintenir la légitimité d’un traitement principalement administratif de la fraude fiscale et de tenter de rendre politiquement acceptable le maintien du « verrou de Bercy », qui constitue pourtant une spécificité difficilement défendable et tout à fait inacceptable pour l’ensemble de nos concitoyens.

Dans ce texte, il n’y a pas un mot sur les grands groupes du numérique, pas un mot sur une liste crédible des paradis fiscaux en Europe et dans le monde, pas un mot non plus sur les lanceurs d’alerte, qui ont pourtant joué un rôle essentiel ces dernières années dans les révélations de scandales d’évasion fiscale, très peu de mots, enfin, sur la dimension internationale du sujet.

Aux premières annonces du début d’année, à grand renfort de tambours et trompettes médiatiques, vous avez annoncé la création d’une police fiscale, une nouvelle équipe de trente agents, cinquante à terme. C’était la mesure phare de ce projet.

Il m’est impossible à ce stade de ne pas rappeler ici les 38 000 suppressions d’emplois décidées par les gouvernements successifs depuis vingt ans.

M. Gérald Darmanin, ministre. Cela n’a rien à voir !

M. Éric Bocquet. C’est le chiffre que donnait M. Bruno Parent, le directeur général des finances publiques, le 6 juin dernier, lors de son audition devant la commission des finances. Quoi que l’on puisse dire, ces suppressions d’emplois ont des conséquences directes sur les conditions d’exercice du contrôle fiscal. Regardons un peu les chiffres de Bercy pour l’exercice 2017 : une baisse de 2 % des vérifications de comptabilité pour l’année, une baisse de 5 % des droits et pénalités des opérations répressives.

Tandis que le nombre d’entreprises a augmenté de 15 % entre 2010 et 2016, le nombre de vérifications n’a cessé de diminuer. Pendant que l’on parle de lutte contre la fraude fiscale, le taux de couverture des services du contrôle fiscal sur les entreprises a reculé de 22 % en quelques années seulement.

Enfin, cette police fiscale viendrait s’ajouter aux multiples services en charge de la lutte contre la fraude à compétence nationale, soit pas moins de sept services concernés, auxquels il faut ajouter la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale.

Pour notre part, nous pensons que l’urgence consisterait à réaffecter les moyens humains, techniques et financiers à tous les services existants, afin qu’ils puissent encore augmenter leur efficacité.

Monsieur le ministre, l’article 11 de ce projet de loi prévoit d’intégrer la liste des paradis fiscaux de l’Union européenne à la liste française. Cette disposition pourrait prêter à sourire si elle ne traitait pas d’un sujet aussi grave pour les finances publiques.

Pour mémoire, rappelons la maigreur de la liste française, qui comporte sept États : le Botswana, Brunei, le Guatemala, les Îles Marshall, Nauru, Niue et le Panama, ce dernier État ayant été rétabli en catastrophe dans la liste en avril 2016, au lendemain des révélations fracassantes des « Panama papers », par le consortium international des journalistes d’investigation. Quant à la liste noire commune de l’Union européenne, telle qu’elle a été établie au 23 janvier 2018, elle comporte huit pays, dont Guam, Samoa et Palaos.

Cette liste est véritablement celle des paradis perdus. Aucun État membre de l’Union européenne n’y figure par décision politique. Pourtant, la planète « évasion fiscale » y tourne très bien. Depuis 2016, année de la révélation de l’affaire dite « LuxLeaks », qui dénonçait ces accords fiscaux très avantageux pour les grands groupes, le Grand-Duché de Luxembourg a conclu 599 accords fiscaux de ce type, tout comme la Belgique voisine, qui en a signé 1081 pour sa part.

Au sein de l’Union européenne, la multinationale Apple a payé des impôts à des taux compris entre 1,7 et 8,8 % entre 2015 et 2017. Les spécialistes estiment que la société Apple est parvenue à éviter de payer jusqu’à 21 milliards d’euros à l’Union européenne !

Ce texte nous laisse également sur notre faim, compte tenu du maintien du « verrou de Bercy ». Nous avons vraiment le sentiment que Bercy s’agrippe à son pouvoir. Il s’agit d’une exception française qui, au fond, institue une justice à deux vitesses. On nous rétorque invariablement que le dispositif actuel est plus efficace en termes de montants et de rapidité. Cela reste bien évidemment à vérifier.

Quand une présomption se fait jour, elle ne peut être établie qu’en recourant à des moyens coercitifs qui, dans un État de droit, ne peuvent être autorisés que dans le cadre d’une procédure judiciaire. C’est ainsi qu’il peut arriver que des indices ne soient ni traités ni transmis à la justice.

Pour véritablement rétablir la confiance chez nos concitoyens, l’heure est à la transparence et à la justice.

Mes chers collègues, M. Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, déclarait à l’Assemblée nationale le 6 novembre dernier, au lendemain des nouvelles révélations des « Paradise papers » que « l’évasion fiscale est une attaque contre la démocratie ». Il est très regrettable que ces propos n’aient pas été suivis d’effets véritables. Depuis trente ans, des politiques de dumping fiscal ont été menées par certains pays, y compris au sein de l’Union européenne.

Ces politiques trouvent leur origine dans la liberté complète de circulation des capitaux, décrétée dans les années quatre-vingt, et érigée en véritable dogme depuis. Une guerre sans merci s’est alors développée pour attirer les capitaux. Dès qu’un État assouplit sa législation fiscale, les capitaux bondissent vers le pays d’accueil. Je ne suis pas de ceux qui se résignent à cette injustice ! Dès lors qu’il y a un impôt, certains cherchent à s’en affranchir. C’est tout à fait inacceptable !

La différence entre évasion et fraude fiscales me laisse toujours un peu pantois. Dès lors que vous élaborez des systèmes particulièrement opaques pour ne pas payer l’impôt, qu’un certain nombre de manœuvres sont accomplies, qu’une ingénierie est mise en place dans une très grande opacité, les jurisprudences et la perception que l’on en a aujourd’hui pourront évoluer… un jour.

Mes chers collègues, les élus, la République, sont au pied du mur pour réaffirmer ici le primat de l’intérêt général. Ce texte en l’état ne nous y conduit pas. Puisse le débat en enrichir la portée ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Michèle Vullien applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Sylvie Vermeillet.

Mme Sylvie Vermeillet. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, madame la rapporteur, mes chers collègues, dans son esprit, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui peut être directement relié au projet de loi renforçant l’efficacité de l’administration pour une relation de confiance avec le public. Le droit à l’erreur que ce dernier texte prévoit d’introduire au bénéfice du contribuable de bonne foi rend plus que nécessaire, en contrepartie, le durcissement de la répression de la fraude fiscale, dont l’ampleur offense la République et l’honnêteté de chaque citoyen.

Si nécessaire et cohérent fût-il, le projet de loi initial examiné par la commission des finances du Sénat n’était pas parfait, et encore moins complet. C’est pourquoi je tiens à saluer le travail de la commission des finances et de son rapporteur, grâce à qui la copie du Gouvernement a été substantiellement nourrie et améliorée. Le texte comporte désormais une vingtaine d’articles, là où la version initiale n’en comptait que onze.

Je ne prendrai qu’un exemple : les apports de la commission des finances concernant le renforcement de la lutte contre la fraude sur internet, avec l’instauration inédite d’un régime de responsabilité solidaire des plateformes en ligne pour le paiement de la TVA due par les vendeurs qui y exercent leur activité. Le montant de cette fraude est estimé en France, pour les seules ventes de biens matériels, à plus de 1 milliard d’euros.

Il faut développer les contrôles. Nous espérons que le régime, qui a été introduit voilà deux ans outre-Manche et qui a déjà fait ses preuves, prospérera à l’issue du texte, avec votre avis bienveillant, monsieur le ministre.

Il me semble toutefois que ce projet de loi peut aller plus loin et, avec lui, la lutte contre la fraude fiscale. C’est pourquoi je soumettrai à votre appréciation deux amendements visant à aider l’administration à renforcer son accès à l’information auprès des experts-comptables et de leurs collaborateurs, qui sont si souvent les premiers témoins de la fraude fiscale.

Je profite également du temps qu’il m’est donné pour saluer la commission des lois et le travail de son rapporteur, Nathalie Delattre, qui a permis d’enrichir le texte. Je pense notamment à l’introduction de l’article 9 ter, qui permet d’entériner la solution dégagée par la Cour de cassation dans son arrêt Talmon et, donc, d’écarter l’application du « verrou de Bercy » en cas de poursuites pour blanchiment de fraude fiscale. Nous aurons à reparler du « verrou de Bercy » dans les heures qui vont suivre. C’est pourquoi je ne m’attarderai pas davantage sur le sujet.

Je terminerai en soulignant les apports au texte de ma collègue Nathalie Goulet, apports que nous soutiendrons.

Mes chers collègues, ce projet de loi revêt à nos yeux une importance particulière, qui tient à la sensibilité politique, médiatique et sociétale du sujet. En effet, lorsque la fraude n’est pas correctement appréhendée et réprimée, l’édifice fiscal et social est compromis. Il nous revient collectivement de préserver et d’encourager l’honnêteté, c’est-à-dire garantir de punir.

Le texte, sous réserve des modifications qui seront apportées lors de son examen à venir, agit en ce sens. C’est la raison pour laquelle les membres du groupe Union Centriste l’adopteront. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – M. Daniel Chasseing applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

Mme Sophie Taillé-Polian. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des finances, madame, monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, nous nous retrouvons pour débattre du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, contre les fraudes.

Il se veut complémentaire du projet de loi pour un État au service d’une société de confiance, mais il représente plutôt une tentative de rééquilibrage à la suite des baisses d’impôts accordées aux plus fortunés depuis le début de ce quinquennat. Bref, nous sommes évidemment favorables à la poursuite du chemin entamé pour lutter efficacement contre la fraude, chemin tracé par les lois Sapin I et II qui ont, de l’avis des ONG très mobilisées sur le sujet, marqué d’importants progrès dans cette lutte.

Plein de bonnes intentions, ce texte ne peut cependant être qualifié de « grand texte » : avant son examen en commission, il n’apportait aucune avancée significative en ce qui concerne la fiscalité des plateformes d’économie collaborative, par exemple. Il peut également mieux faire sur la liste des paradis fiscaux, comme l’a dit le rapporteur général et rapporteur de la commission des finances. En outre, il n’y a rien sur le « verrou de Bercy ».

Certes, ce texte comporte quelques dispositions pour doter le ministère des finances d’une nouvelle police fiscale et donner au ministère des finances ou à la justice de nouvelles prérogatives censées dissuader les fraudeurs. Nous prenons acte de la plupart de ces mesures qui sont des avancées et nous ferons des propositions pour les améliorer.

Nous saluons avec satisfaction le fait que la commission des finances, dans une belle unanimité, ait amélioré les dispositions fiscales applicables aux plateformes collaboratives et proposé un dispositif clair pour lutter contre la fraude à la TVA sur internet. Nous espérons que le Sénat, qui a beaucoup travaillé sur ces questions, sera entendu au cours de la navette parlementaire qui suivra.

S’agissant des paradis fiscaux, nous regrettons que la liste de ces derniers soit aussi peu élargie à des pays dont les pratiques fiscales s’apparentent à un véritable dumping. Le texte de la commission va dans le bon sens, mais ne va pas encore assez loin. Il est temps que la France reprenne la main, puisque la Commission européenne a fait montre de son impuissance.

Enfin, concernant le verrou de Bercy, nous sommes surpris de voir le rapporteur continuer à communiquer sur sa suppression. En effet, les dispositions de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales qui l’organisent n’ont pas été modifiées. Avec cette rédaction, les juges ne pourront toujours pas poursuivre de leur propre chef des personnes suspectées de fraude fiscale.

Le texte de la commission prévoit certes un aménagement, mais largement insuffisant. Il s’agit d’automatiser la transmission de certains dossiers au parquet. Parfait ! Ces dossiers devront correspondre à des critères. Très bien ! En effet, personne ne souhaite envoyer 15 000 dossiers devant des tribunaux, car ils seraient alors engorgés.

Mais ces critères sont très restreints, trop restreints et, surtout, cumulatifs ! Cela ne répond pas à cette exigence qu’est la suppression du verrou de Bercy !

Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !

Mme Sophie Taillé-Polian. Par exemple, un contribuable, ou une entreprise, qui serait sanctionné par l’administration fiscale pour une pénalité de 40 % et qui récidiverait ne verrait pas son dossier automatiquement transmis.

Il n’est pas raisonnable que les critères définis soient cumulatifs. De très nombreux dossiers vont encore passer entre les mailles du filet, dans la droite ligne du manque de transparence qui caractérise la situation actuelle.

Nous regrettons vivement que, pour une partie de nos collègues, la lutte contre la fraude se limite à l’encaissement des droits et pénalités pour les malchanceux qui se sont fait prendre. Nous regrettons aussi que la poursuite pénale n’apparaisse, dans ce cadre, que comme un moyen de pression pour amener le contrevenant à négocier. La convention juridique d’intérêt public est par ailleurs l’aboutissement de cette logique qui tend à faire de la justice une simple gestionnaire et à vider la procédure pénale de sa substance. C’est la raison pour laquelle nous n’y sommes pas favorables.

Ce débat intervient après celui qui a eu lieu au mois de mai dernier, sur l’initiative de Marie-Pierre de la Gontrie. Celle-ci soumettait à notre assemblée, au travers de sa proposition de loi, la question de la suppression du verrou de Bercy. Le Sénat l’a rejetée en argumentant que nous pourrions y parvenir à l’occasion de l’examen du texte qui nous réunit aujourd’hui. Force est de constater que, pour l’instant, le rendez-vous est manqué.

Parallèlement, une mission d’information relative à la fraude fiscale a été créée à l’Assemblée nationale et a été citée. Le rapport de cette mission et ses propositions ont recueilli l’approbation de tous les partis politiques y ayant participé. Tous ont reconnu l’excellence du rapport. La mission a défini le chemin à suivre et nous devons, devant cette unanimité, répondre présent et ne pas proposer de fausses solutions qui ne seraient que de la communication politique.

Les conclusions de la mission Cariou répondent parfaitement aux enjeux, qui ne se limitent d’ailleurs pas à la suppression du verrou de Bercy. Vous retrouverez, dans nos amendements, des propositions de traduction dans la loi de ses recommandations.

La levée du verrou de Bercy doit permettre la transmission aux parquets de tous les dossiers correspondant aux fraudes fiscales aggravées. Nous proposerons de définir dans la loi les critères non cumulatifs qui détermineront l’envoi automatique des dossiers à la justice.

Nous avons constaté que plusieurs sénateurs de différents groupes politiques présentent des amendements identiques. Nous espérons que cette démarche permettra de faire vivre au Sénat les propositions issues de la commission de l’Assemblée nationale.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

Mme Sophie Taillé-Polian. La suppression du « verrou de Bercy » est une condition indispensable pour un dispositif antifraude efficace et transparent, mais elle n’est pas suffisante.

Nous présenterons d’autres amendements. Il faut notamment comprendre que tous les dispositifs évoqués dans la discussion ne seront rien si les moyens attribués aux services, en particulier dans le cadre du prochain projet de loi de finances, ne sont pas à la hauteur. Sans ces moyens, la lutte contre la fraude ne pourra être ni efficace ni dissuasive. Mon excellent collègue Thierry Carcenac en dira davantage sur le sujet. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mmes Nathalie Goulet, Michèle Vullien et Sophie Joissains, ainsi que M. Philippe Bonnecarrère applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Emmanuel Capus. (MM. Daniel Chasseing et Jean-François Longeot, ainsi que Mme Michèle Vullien applaudissent.)

M. Emmanuel Capus. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, madame le rapporteur pour avis, mes chers collègues, « la fraude est à l’impôt ce que l’ombre est à l’homme » ! (Exclamations ironiques sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Gérald Darmanin, ministre. Emmanuel Capus, Œuvres complètes !

M. Emmanuel Capus. C’est ce que disait Georges Pompidou ! (Nouvelles exclamations sur les mêmes travées.)

La fraude serait une sorte de fatalité, un mal que nous serions impuissants à éradiquer.

Force est de constater que les chiffres sont inquiétants : selon les estimations, avec toutes les imperfections que le ministre a rappelées, la fraude fiscale « classique » ferait perdre à l’État de 20 milliards à 30 milliards d’euros chaque année. M. le ministre a même évoqué le montant de 80 milliards d’euros !

S’y ajoutent la fraude aux cotisations sociales, que la Cour des comptes estime à 20 milliards d’euros, et la fraude à la TVA, qui représente au moins 14 milliards d’euros par an en France, d’après la Commission européenne.

Pourtant l’impôt est ce qui fonde la citoyenneté, le vivre ensemble, la participation de chacun à la vie de la Nation. Les articles XIII et XIV de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen rappellent cette exigence : « une contribution commune est indispensable » et « tous les citoyens ont le droit […] de la consentir librement ». La fraude sape ces fondements républicains de notre société et affaiblit le consentement à l’impôt.

Face à la fraude, on peut être fataliste, répéter que « la fraude est à l’impôt ce que l’ombre est à l’homme », ou alors, on peut agir. On peut renforcer notre arsenal préventif et répressif pour l’adapter aux évolutions de la société.

C’est ce que fait la France depuis plusieurs années au niveau international et européen, d’une part, en appuyant l’action de l’OCDE et de la Commission européenne et au niveau national, d’autre part, à travers l’adoption de la loi du 6 décembre 2013 relative à la fraude fiscale et de la loi Sapin II du 9 décembre 2016.

Ce projet de loi, sans être révolutionnaire, pose une pierre supplémentaire à cet édifice de longue haleine. Il apporte des « petites révoltes », comme vous l’avez dit précédemment, des aménagements bienvenus à nos dispositifs de lutte contre la fraude.

Tout abord, ce texte renforce les pouvoirs de contrôle et de sanction des douanes, tout en favorisant les échanges d’information entre les administrations.

Ensuite, et c’est peut-être sa plus grande originalité, il prévoit de nouvelles sanctions à l’égard des fraudeurs et il réforme notre arsenal répressif.

L’article 6 du projet de loi permet à l’administration fiscale, sous certaines conditions, de rendre publiques les sanctions administratives qu’elle prononce à l’encontre des personnes morales, au titre de certains manquements particulièrement graves. Cette introduction du name and shame anglo-saxon dans notre tradition juridique doit s’accompagner de garanties fortes, à la mesure du risque « réputationnel » encouru. Notre commission des finances y a pourvu en prévoyant que seules les sanctions définitives pourront faire l’objet d’une publication.

En outre, la liste française des États et territoires non coopératifs s’enrichit des juridictions figurant sur la liste du Conseil de l’Union européenne. Vous n’ignorez pas, monsieur le ministre, les critiques dont fait l’objet ce type de listes, notamment celle de l’Union européenne. On pourrait la muscler encore par l’insertion des juridictions à haut risque identifiées par le Groupe d’action financière, le GAFI. Ce sont des États qui facilitent le blanchiment de la fraude fiscale internationale et le financement du terrorisme. Ils méritent, à ce titre, une vigilance approfondie.

Je ne m’attarderai pas sur les ajouts de notre commission des finances relatifs à la lutte contre la fraude à la TVA sur les plateformes en ligne. Ce sont des recommandations que le Sénat formule depuis longtemps et qui permettraient de nous inspirer des meilleurs exemples étrangers pour récupérer plus de 1 milliard d’euros par an.

En revanche, notre commission a saisi l’opportunité que vous lui aviez offerte à propos du « verrou de Bercy » : elle propose un dispositif équilibré avec trois critères cumulatifs qui entraînent le dépôt obligatoire par l’administration d’une plainte pour fraude fiscale. Nous aurons certainement des débats très nourris – je l’ai compris – sur cette question et sur la place respective du parquet et de l’administration.

Nous devrons notamment mieux articuler les procédures de poursuites pour fait de fraude fiscale et pour fait de blanchiment de fraude fiscale. Le régime actuel fait coexister deux procédures parallèles dont la cohérence n’est pas assurée. Nous en avons eu la preuve il y a quelques jours encore avec l’annulation de la mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale d’un milliardaire russe, comme vous l’avez rappelé, monsieur le ministre.

Pour être vraiment efficaces, nous devons, me semble-t-il, harmoniser ces procédures tout en développant les coopérations entre le parquet et l’administration fiscale. Il faudra s’éloigner du prisme de l’idéalisation du parquet, car quoi qu’il arrive l’opportunité des poursuites, contrairement à ce que certains semblent croire, existera toujours, qu’elle soit le fait d’un spécialiste au sein de l’administration fiscale ou le fait d’un magistrat plus généraliste au sein d’un parquet. Il faut donc se décrisper sur l’existence ou non d’une forme d’opportunité des poursuites.

M. Gérald Darmanin, ministre. C’est sûr !

M. Emmanuel Capus. Monsieur le ministre, mes chers collègues, ce texte tel que complété par notre commission des finances est un texte équilibré, qui permet des avancées législatives certaines. Nous devrons donner les moyens à la direction générale des finances publiques, la DGFiP, et aux douanes de le mettre en pratique, en utilisant plus largement des techniques nouvelles, comme le « data mining » ou l’intelligence artificielle.

Dans la compétition entre les fraudeurs et le régulateur, où les fraudeurs essaient d’avoir en permanence une longueur d’avance, il est de notre responsabilité de veiller à ce que les armes de l’État soient toujours les plus affûtées, les plus rapides et les plus précises possible. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires. – MM. Marc Laménie et Arnaud Bazin applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Jérôme Bascher. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Jérôme Bascher. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, madame la rapporteur, mes chers collègues, le présent projet de loi s’inscrit dans la lignée des projets adoptés sous les quinquennats précédents et visant à répondre à la problématique de la fraude fiscale, mise en lumière, trop souvent, par une série de scandales, et dont le préjudice pour les recettes fiscales de l’État avait été évalué par le Sénat en 2012 à un montant compris entre 30 milliards et 50 milliards d’euros par an. J’ai entendu, monsieur le ministre, que vous organiseriez une grand-messe à la rentrée pour objectiver le chiffre : espérons qu’il fasse référence !

M. Gérald Darmanin, ministre. Il faudra venir !

M. Jérôme Bascher. Si vous nous invitez…

M. Gérald Darmanin, ministre. Vous l’êtes !

M. Jérôme Bascher. Il s’agit donc d’un enjeu de finances publiques, mais il s’agit également d’un enjeu sociétal : le consentement à l’impôt peut être raisonnablement remis en cause par l’explosion des scandales de fraude fiscale, encore faut-il qu’il y ait consentement à l’impôt. En effet, quand on ne paie pas d’impôt parce qu’on en supprime, je pense à la taxe d’habitation ou à l’impôt sur le revenu qui n’est payé que par la moitié des contribuables, le consentement à l’impôt n’a pas grand sens.

Ce projet de loi apparaît par ailleurs comme la contrepartie du projet de loi renforçant l’efficacité de l’administration pour une relation de confiance avec le public, actuellement en nouvelle lecture à l’Assemblée nationale, dont la mesure principale est l’instauration d’un droit à l’erreur pour les contribuables. Indulgence pour l’honnête contribuable, sévérité pour le fraudeur : c’est un bon équilibre.

La partie répressive se traduit dans le projet de loi que nous examinons aujourd’hui par une série de mesures, utiles pour certaines, sans être pour autant révolutionnaires.

Il s’agissait, en premier lieu, de créer une nouvelle police fiscale dépendante de Bercy. Notre commission des lois a jugé cependant cette mesure largement inopportune. Nous estimons en effet qu’il eût été plus judicieux de renforcer les moyens de l’actuelle BNRDF,…

M. Jérôme Bascher. … comme l’a très bien expliqué Nathalie Delattre.

Mme Nathalie Goulet. Exactement !

M. Jérôme Bascher. Évitons, monsieur le ministre, une nouvelle guerre des polices, créons plutôt un deuxième bureau, car il a fait ses preuves en son temps.

Il s’agit, en second lieu, d’introduire une procédure de « plaider-coupable » pour les infractions de fraude fiscale, mais aussi de publier les noms des plus gros fraudeurs et de sanctionner les intermédiaires financiers coupables de montages financiers frauduleux ou « abusifs », terme que nous jugeons d’ailleurs trop flou.

Ce projet de loi sera aussi l’occasion pour le Gouvernement de réformer le « verrou de Bercy » grâce au Sénat, maintenant que l’Assemblée nationale a compris l’ensemble de la question. Vous avez souhaité avancer sur le « verrou de Bercy » lors de l’examen du texte qui nous occupe aujourd’hui, je vous en remercie. Notre commission des finances a fait des propositions sur ce point, j’y reviendrai dans quelques instants.

Je souhaiterais tout d’abord rappeler que le Sénat suit de près les questions de fraude fiscale depuis plusieurs années déjà. En juillet 2012, un rapport de notre collègue Éric Bocquet…