M. Franck Montaugé, rapporteur. Il faut faire les deux !

M. Cédric O, secrétaire dÉtat. L’élaboration d’un dispositif efficient de régulation ne se fera pas du jour au lendemain ; elle demande du temps et une concertation qui dépasse nos frontières, dans un secteur qui n’en connaît pas, ainsi que de solides garanties juridiques, ce système devant s’appliquer à des acteurs dont la grande majorité sont établis hors de France. Je pense notamment aux règles harmonisées encadrant la mise sur le marché des terminaux, l’e-commerce, ou encore la prestation des services de médias audiovisuels.

Pour l’ensemble de ces raisons, vous l’aurez compris, si le Gouvernement partage votre diagnostic et vos ambitions de régulation des géants de l’internet, il reste pour le moins réservé sur les modalités de mise en œuvre figurant dans cette proposition de loi.

Pour ne pas affaiblir le combat engagé à l’échelon européen et pour donner toutes ses chances au travail que nous menons actuellement pour convaincre les autres États membres, il ne nous semble pas souhaitable de légiférer au niveau national. Je rappelle que nous pouvons compter sur de nombreux alliés : lundi prochain, nous réunirons à Bercy 85 représentants de nos partenaires européens et de la Commission pour travailler concrètement sur la définition des plateformes structurantes et sur les supervisions spécifiques.

Bien qu’il soit conscient des enjeux majeurs d’une meilleure régulation au plan européen, le Gouvernement est donc défavorable à ce texte.

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et au banc des commissions.)

M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, cette proposition de loi présentée par la commission des affaires économiques est aussi passionnante et utile pour nos concitoyens que technique dans ses détails et potentiellement complexe dans sa mise en œuvre. Ce n’est pas sans rappeler nos débats de 2018 lors de la transposition de la directive sur le secret des affaires, en particulier sur la nécessité de concilier protection des intérêts économiques et liberté d’expression et d’information.

L’actualité ne cesse de le démontrer pour le meilleur et parfois le pire, les technologies de l’information et de la communication, surtout lorsqu’elles sont mal maîtrisées – nous en avons eu récemment un exemple (Sourires.) –, ne cessent de poser un défi à notre société, à nos pratiques quotidiennes, à nos rapports sociaux, à l’éducation de nos enfants et même à nos institutions.

Le développement des appareils connectés – téléphones intelligents, tablettes, etc. – et des applications liées a innervé l’ensemble de notre économie au travers d’une offre impressionnante de logiciels ad hoc, fournissant des services aussi variés que l’information journalistique, la banque, le paiement en ligne, des informations en temps réel sur le trafic et les transports en commun, ou encore les forums de discussion et l’organisation d’événements les plus divers.

Ce développement a fait émerger de nouvelles possibilités et de nouveaux modes de consommation qui sont, au premier abord, plus faciles et surtout plus instantanés. Ils sont désormais bien ancrés dans le mode de vie d’une part croissante de la population, et les crises récentes – gilets jaunes, grève des transports… – ont accentué cette tendance. Je n’en oublie pas pour autant nos compatriotes toujours exclus de l’accès à ces services, faute de bénéficier d’une couverture numérique dans leur territoire, ou simplement de savoir maîtriser l’outil informatique.

À côté des bénéfices annoncés ou constatés pour les consommateurs, cette transformation s’accompagne d’une forte concentration de l’offre dans les mains de quelques entreprises très puissantes : les géants du numérique, principalement américains, qui tendent à acquérir une situation de monopole ou d’oligopole à cause des « effets de réseau » désormais bien connus.

La croissance à deux chiffres du commerce en ligne depuis une décennie est une évolution majeure, et peut-être irréversible, qui entraîne des changements profonds dans la façon de consommer, bien sûr, mais aussi dans le monde du travail : progression spectaculaire du travail non salarié, et parfois remise en cause de droits attachés aux travailleurs. Je rappellerai également les enjeux du télétravail dans l’organisation du travail, un sujet sur lequel mon groupe a déjà fait des propositions.

Face à cette tendance de fond, le principe de la liberté du commerce est paradoxalement remis en question. Plus grave, comme dans d’autres pays, notre droit de la consommation et de la concurrence ne semble plus à même de répondre aux nouveaux enjeux.

Les auteurs de la proposition de loi ont ainsi identifié des limitations dans le choix des applications permettant d’accéder au commerce en ligne, dans la capacité à passer d’un réseau social à un autre, ainsi que des limitations qui résultent des acquisitions prédatrices d’entreprises ou d’applications, pourtant innovantes, par des acteurs déjà installés – une logique classique, finalement, de la concurrence dans un contexte d’économie de marché avec effets de réseau.

L’ambition du texte n’est donc pas mince ! Elle est de répondre à ces multiples défis, afin de redonner in fine du pouvoir aux consommateurs à l’ère du numérique.

Je reviens brièvement sur les dispositions de la proposition de loi. Concrètement, il s’agit de mieux codifier le fonctionnement du secteur des postes et communications électroniques, en précisant le rôle de l’Arcep et de l’Autorité de la concurrence et en leur donnant davantage de compétences, conjointement avec le secrétariat d’État chargé du numérique. Des sanctions administratives sont prévues en cas de non-respect de leurs obligations par les fournisseurs, pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial.

Par ailleurs, ces dispositions devront faire l’objet d’une notification à la Commission européenne, en vertu d’une directive de 2015 sur la réglementation des technologies de l’information.

Je salue également l’adoption, en commission, d’un amendement visant à instaurer la consultation de droit de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) préalablement à l’établissement de nouvelles obligations en la matière. C’est une mesure protectrice des libertés.

J’aurai donc peu de choses à ajouter sur un texte, rappelons-le, fort technique. Je tiens toutefois à regretter l’irrecevabilité, prononcée au titre de l’article 41 de la Constitution, qui a frappé l’amendement que plusieurs de mes collègues et moi-même avions proposé. Celui-ci tendait à créer une obligation d’information et de sensibilisation du Gouvernement auprès des consommateurs, afin que ces derniers soient correctement informés de l’évolution de leurs droits s’agissant de questions très complexes. C’est, me semble-t-il, un élément clé du succès d’un tel dispositif, dans la mesure où les utilisateurs non professionnels sont les premiers concernés.

Monsieur le secrétaire d’État, j’attire particulièrement votre attention sur ce point : si elles venaient à être adoptées également par l’Assemblée nationale, pour rendre de telles dispositions pleinement effectives, il serait impératif de prendre des mesures fortes d’information du grand public, afin que les consommateurs, qui sont aussi des citoyens, sachent à quoi ils peuvent prétendre et comment ils sont protégés dans le cadre de leurs relations avec les plateformes. N’oublions pas que le modèle économique du numérique repose aussi sur la confiance.

Cela étant, le RDSE votera en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et SOCR, ainsi quau banc des commissions. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Xavier Iacovelli.

M. Xavier Iacovelli. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, grâce au développement du numérique, le monde dans lequel nous vivons est en pleine mutation. Il est aujourd’hui à portée de clic, ce qui est à la fois une chance pour les consommateurs, mais aussi une source d’inquiétudes auxquelles il nous faut répondre pour protéger pleinement nos concitoyens.

C’est une chance, puisque l’apparition de plateformes numériques et le développement des terminaux numériques intelligents que sont, aujourd’hui, les téléphones et, demain, l’ensemble des objets connectés créent des solutions innovantes pour les consommateurs et des opportunités nouvelles, notamment sur les plateformes d’achat. Les chiffres nous démontrent l’appétence des citoyens pour le cyberespace : le commerce en ligne a connu une hausse de 72 % entre 2014 et 2017, atteignant plus 2 300 milliards de dollars. Depuis sa création en 2004, Facebook est devenu le leader des réseaux sociaux. Il a d’ailleurs franchi un nouveau palier en 2017, avec 2 milliards d’utilisateurs actifs.

Mais c’est aussi une source d’inquiétudes, car, face à la toute-puissance des géants du numérique que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, le risque de voir le consommateur entravé dans sa liberté de choix s’accroît au fur et à mesure que l’offre en ligne se développe.

Il appartient donc au législateur de mieux protéger les consommateurs en garantissant leur liberté de choix sur les terminaux et en protégeant la libre concurrence des acteurs économiques sur le marché. Nous devons en effet permettre au consommateur d’installer les applications de son choix sur son smartphone et de changer de réseau social tout en gardant ses contacts. Nous devons également mettre fin à un certain nombre de pratiques qui limitent le libre choix du consommateur, comme l’impossibilité de désinstaller certaines applications préinstallées sur son smartphone.

C’est dans ce contexte que nous examinons cette proposition de loi, adoptée à l’unanimité de la commission des affaires économiques. Nous partageons la volonté de renforcer les pouvoirs du régulateur national face à la toute-puissance des géants du numérique et l’objectif de ce texte, qui vise à rendre le pouvoir au consommateur en ligne.

Je tiens à saluer le travail des rapporteurs, qui a permis d’enrichir le texte qui nous est présenté en suivant notamment les recommandations du Conseil d’État.

Partant du constat, partagé, qu’il existe de nombreuses pratiques qui portent atteinte au libre choix du consommateur sur les smartphones, les trois mesures proposées permettront des avancées concrètes en la matière.

Tout d’abord, il s’agit d’introduire une régulation sectorielle en vue d’assurer la liberté de choix du consommateur sur les terminaux.

Ensuite, pour garantir la mobilité du consommateur sur les plateformes, le texte pose le principe d’interopérabilité des réseaux sociaux, afin de faciliter le passage d’un réseau social à un autre avec la possibilité d’interagir avec ses contacts tout en ayant changé de réseau social.

Enfin, la lutte contre les concentrations prédatrices des Gafam est une priorité, afin de laisser l’innovation se développer, dans une logique de concurrence loyale des acteurs qui bénéficiera aussi aux consommateurs.

L’Arcep, autorité de régulation en matière de télécoms, occupera un rôle central dans ce dispositif, en s’assurant que les pratiques mises en œuvre sur les terminaux en vue de restreindre le choix des consommateurs ne sont pas injustifiées.

Elle sera également dotée de pouvoirs de recueil et de traitement de l’information, d’un pouvoir de règlement des différends et d’un pouvoir de sanction des règles visant à protéger la liberté de choix des utilisateurs.

La nécessaire régulation des géants du numérique ne date pas d’hier. De nombreux rapports ont en effet mis en lumière la nécessité de mettre en place une nouvelle forme de régulation de ces acteurs et l’État a pleinement conscience des enjeux actuels. C’est pourquoi, à la fin de l’année 2018, le Président de la République avait annoncé l’instauration d’une taxe sur les GAFA.

Cette mesure, définitivement adoptée par le Parlement le 11 juillet dernier, a fait de la France le premier État à introduire en Europe une taxation de ce type, dans l’attente d’un accord à l’échelon international. En effet, pour que la régulation des géants du numérique soit effective, elle passera nécessairement par l’adoption de règles à l’échelle européenne.

Vous avez d’ailleurs rappelé, monsieur le secrétaire d’État, la mobilisation du Gouvernement sur ce sujet pour faire en sorte que son traitement aboutisse dans les meilleurs délais à cet échelon.

Il n’en demeure pas moins que les mesures prévues dans cette proposition de loi cosignée – je le rappelle – par l’ensemble des commissaires constituent des avancées réelles en faveur du libre choix des consommateurs dans le cyberespace.

Ce texte démontre également la volonté du Sénat de travailler ensemble, de manière transpartisane, dans l’intérêt de nos concitoyens.

Nous nous en félicitons et nous soutiendrons cette proposition de loi, tout en rappelant l’importance de parvenir rapidement à un accord au plan européen pour en garantir l’efficacité. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM et sur des travées du groupe Les Républicains, ainsi quau banc des commissions.)

M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, le groupe CRCE votera cette proposition de loi, qui est selon nous vraiment bienvenue.

La transformation d’internet en un vaste supermarché mondial pose la question de la liberté du commerce et de l’industrie en faveur de l’internaute, trop souvent transformé en simple consommateur du cyberespace.

Les Gafam sont les grands bénéficiaires de cette croissance exponentielle du numérique commercial : s’est ainsi constitué un véritable oligopole de géants aux pouvoirs considérables sur nos vies, sur la maîtrise de nos destins individuels et collectifs. Ces géants ont pu développer cette hyperpuissance par des stratégies variées, en particulier en bridant le libre choix de l’internaute par différents mécanismes, qui ne permettent pas une neutralité du Net.

Les Gafam veulent nous faire croire qu’ils nous ouvrent la porte du monde ; or, insidieusement, ils nous enferment dans le leur.

La commission d’enquête sur la souveraineté numérique engagée par le Sénat, au sein de laquelle nos collègues ont fait – je le crois – un très bon travail, a proposé toute une série de recommandations. Cette proposition de loi reprend celle qui concernait le libre choix du consommateur. Pierre Ouzoulias, qui représentait notre groupe, a été très actif dans cette commission d’enquête et a en particulier insisté sur l’un des sujets qui est traité aujourd’hui, à savoir l’interopérabilité.

Trois points sont en effet importants dans ce texte : assurer le libre choix sur les terminaux, garantir l’interopérabilité des plateformes, lutter contre les acquisitions prédatrices.

S’agissant de la question des terminaux – nos smartphones et autres outils –, le Conseil national du numérique alertait dès 2013 sur l’importance d’élargir la neutralité du Net à ces équipements : « Internet n’est pas seulement un réseau physique mais aussi […] un ensemble de services. Il est inutile d’imposer la neutralité en amont si on ne change pas les règles en aval. » Cette déclaration de 2013 date déjà d’il y a sept ans… Pendant ce temps-là, les géants du Net ont engrangé d’énormes profits et accru considérablement leur influence, en particulier en développant le web en silo.

Monsieur le secrétaire d’État, vous nous demandez d’attendre encore, mais ce qui risque de survenir, c’est une explosion du pouvoir et des profits de ces géants du numérique !

M. Pierre Ouzoulias. Tout à fait !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Nous allons encore réduire nos capacités de regagner de la souveraineté numérique et économique et les consommateurs seront dans des situations toujours accrues de dépendance.

Certes, nous souhaitons un accord européen. Mais l’expérience de la taxation nous a montré que si quelques pays ne mènent pas l’offensive, avec des propositions déjà opérationnelles sur leur territoire pouvant être reprises par les autres, nous n’aurons que des heures et des heures de palabres qui n’aboutissent à rien… Je rappelle que nous n’avons toujours rien obtenu s’agissant de la taxation des fameux Gafam aux échelons européen et international.

Dans le champ d’intervention qui est celui du parlement national, il faut parfois prendre des actes responsables. Telle est l’idée qui sous-tend cette proposition de loi. Il sera toujours temps, s’il faut adapter notre législation aux évolutions des textes européens, de nous mettre en conformité avec ceux-ci.

La question de l’interopérabilité est essentielle, pour une raison simple : les données présentes sur internet sont maîtrisées par la plateforme. La mise en place de l’interopérabilité permettra à l’utilisateur de les récupérer, celui-ci étant en quelque sorte le propriétaire et l’usager direct.

Par ailleurs, l’enjeu économique est très important : tout est fait pour éviter que de nouvelles plateformes qui auraient potentiellement de grandes capacités de développement, c’est-à-dire autres que des niches ponctuelles, ne puissent émerger dans le paysage économique. C’est tout l’intérêt de l’interopérabilité, comme de la mesure visant à lutter contre les acquisitions prédatrices.

Nous considérons que ces enjeux sont majeurs, et nous partageons l’idée de donner à l’Arcep le rôle de contrôle, qui – je le rappelle – est un contrôle non pas des contenus, mais de la mécanique technique mise en œuvre. Nous avons déposé quelques amendements.

D’abord, l’un de nos amendements vise le contrôle des algorithmes, qui est un point sensible. Il s’agit d’être certain que, derrière les algorithmes, les conditions de la libre concurrence soient bien assurées.

Ensuite, nous souhaitons garantir les actions de groupe. S’il est utile que l’Arcep soit un acteur majeur en la matière, nous pensons que les entreprises et les citoyens regroupés doivent avoir, en cas d’abus manifeste ou de non-respect de la loi, la possibilité d’agir par la voie de l’action de groupe.

Cette proposition de loi n’épuise pas le sujet de la souveraineté économique, mais elle constitue une avancée tout à fait réelle. Au-delà, mon groupe estime que si la régulation est une bonne chose,…

M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. … il faut aussi que des acteurs français, européens, émergent.

M. le président. Concluez, ma chère collègue !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Ces acteurs pourraient être plutôt publics pour commencer, mais ils devraient dans tous les cas garantir la souveraineté numérique de la France. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SOCR.)

M. le président. J’accepte de légers dépassements, mais une minute supplémentaire c’est trop !

La parole est à M. Claude Malhuret. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants et RDSE, ainsi quau banc des commissions.)

M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’internet, qui avait suscité tant d’espoir et d’enthousiasme, est-il en train de mal tourner ? La question se pose aujourd’hui, avec la multiplication de règles du jeu de plus en plus détestables. Je prendrai les exemples de la loi du lynchage sur les réseaux sociaux, dont nous venons d’avoir, une fois de plus, des exemples révoltants avec les affaires Mila et Pavlenski ; de la loi de la prétendue démocratie directe numérique, qui apparaît chaque jour un peu plus comme la tentative de meurtre de la démocratie représentative ; de la loi des rendements décroissants que je vous propose, selon laquelle la vitesse de fabrique du crétin digital augmenterait en proportion du temps passé sur les écrans (Applaudissements amusés.) ; et, enfin, de celle que nous allons combattre aujourd’hui sur l’initiative de Sophie Primas, la loi du plus fort.

« Nous accomplissons des actes dont nous devenons les esclaves », disait Goethe au XIXe siècle. Pourtant, à la fin du XXe siècle, même les plus clairvoyants étaient peu nombreux à prédire que le bouleversement numérique mondial consacrerait l’émergence de nouveaux tyrans tout-puissants et qu’il le ferait insidieusement, car comme le dit le proverbe, « les bottes du diable ne grincent pas ».

L’un des grands pionniers de l’internet, Robert Metcalfe, avait établi la loi qui porte son nom : l’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs.

Cette loi de l’effet réseau explique pourquoi les nouvelles technologies sont aujourd’hui régies par une poignée d’entreprises qui n’ont plus de concurrence sérieuse et peuvent imposer leurs lois contre les lois du marché et celles des États. C’est la tendance naturelle des réseaux d’absorber, comme un trou noir, tout ce qui gravite à leur périphérie et de réduire l’univers des possibles promis par internet à leur seul appétit monopolistique.

Les Gafam n’ont au départ de puissance que celle que les citoyens leur donnent. Mais dès lors que leur place dans l’économie devient cardinale, les consommateurs et les entreprises n’ont plus d’autre choix que de se soumettre aux conditions léonines qu’ils imposent.

Nous devons éviter deux erreurs. Elles consistent à croire, la première, que cet excès du capitalisme doit nous conduire à en condamner le principe même, la seconde, qu’en laissant faire les choses, elles s’arrangeront d’elles-mêmes. Il faut aujourd’hui non pas renverser nos valeurs et abandonner le libéralisme, mais adapter celui-ci à notre temps.

Friedrich Hayek, qu’on critique plus qu’on ne le lit (M. Gérard Longuet rit.), écrivait : « Dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coercition. […] Il y a […] une immense différence entre créer délibérément un système où la concurrence jouera le rôle le plus bienfaisant possible, et accepter passivement les institutions telles qu’elles sont. Rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laisser-faire. »

C’est pourquoi je tiens à saluer, au nom du groupe Les Indépendants, cette proposition de loi présentée par notre collègue Sophie Primas. Elle constitue l’aboutissement concret des travaux menés par la commission d’enquête sur la souveraineté numérique, pilotée par mon collègue et ami Gérard Longuet. Je partage largement le constat de mes collègues : le meilleur moyen d’empêcher une casserole de déborder, c’est de la surveiller.

Bien sûr, le choix de confier le sujet à l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse peut paraître quelque peu virtuel devant l’ampleur de la tâche et du défi. Avec ses 170 agents et ses 27 millions d’euros de budget, ce serait pécher par excès d’optimisme que d’imaginer que l’Arcep aura les moyens de briser les monopoles d’entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse le PIB de nombreux pays.

Mais ce serait baisser les bras que de ne pas confier au régulateur des moyens plus importants pour agir. La régulation ex ante en complément de la régulation ex post, la détermination d’un principe d’interopérabilité des plateformes et la lutte contre les acquisitions prédatrices apparaissent à cet égard comme des pistes d’action indispensables pour engager un nouveau bras de fer avec les géants du numérique, après la taxe Gafam adoptée par le Parlement l’an dernier.

Comme bon nombre d’entre nous, j’aimerais croire que nous sommes sur le point de voter ce qui pourrait être un Sherman Act du XXIe siècle à la française. Mais à la différence des fameuses lois antitrust adoptées aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, les dispositions que nous allons voter ne concernent pas, pour l’essentiel, des entreprises implantées sur le territoire national. Il s’agit non plus de démanteler un réseau de chemins de fer à l’échelle d’un pays, mais de briser l’emprise de réseaux de données à l’échelle de la planète.

Comme le font remarquer les auteurs de la proposition de loi, il s’agit donc de « cranter » aujourd’hui un sujet au niveau national pour le porter demain au plan européen. Car nous aurons besoin de nos partenaires européens pour mener à bien cette bataille.

J’entends vos remarques, monsieur le secrétaire d’État, sur ce point, mais je vous répondrai qu’il est illogique pour le Gouvernement d’appliquer cette méthode en deux temps pour la taxe Gafam et de la refuser pour l’actuelle proposition de loi. Ce texte montre que notre assemblée est force de proposition pour s’attaquer aux grands défis de demain. Cela ne sera pas suffisant, mais il s’agit d’une étape importante.

Nous avons combattu les dérives de l’internet hier par la fiscalité, nous les combattons aujourd’hui par la régulation et nous les combattrons – je l’espère – demain par la patrimonialité des données : il nous faut activer tous les leviers dont nous disposons. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants, RDSE, UC, Les Républicains, SOCR, ainsi quau banc des commissions.)

M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

Mme Anne-Catherine Loisier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le cyberespace a beau être virtuel, les enjeux économiques qui y sont liés sont – nous le voyons – bien réels. Ils peuvent même aller jusqu’à ébranler les fondements de nos démocraties et la souveraineté des États. De l’accaparation des données au verrouillage du système, certains géants du numérique s’affranchissent sans vergogne des règles des États, comme nous l’ont montré les affaires Snowden en 2013 ou Cambridge Analytica plus récemment.

Dès 2013, le Sénat avait lancé l’alerte. En 2015, la rapporteure de la mission d’information relative à l’Europe au secours de l’internet, ma collègue Catherine Morin-Desailly, soulignait déjà combien la gouvernance de l’internet était un terrain d’affrontement mondial sur lequel se jouait l’avenir des valeurs européennes.

La proposition de loi présentée aujourd’hui par les deux rapporteurs, que je salue, Sylviane Noël et Frank Montaugé, sur l’initiative de la présidente de commission des affaires économiques, Sophie Primas, reprend cette question essentielle, devenue urgente, de la régulation économique dans le cyberespace. Elle vise à redonner du pouvoir au consommateur-internaute en définissant une régulation économique plus pragmatique et surtout plus réactive face aux pratiques évolutives des géants du numérique.

Le déploiement de plateformes maîtrisées par un oligopole de géants du numérique a considérablement transformé les problématiques liées à l’exercice de la liberté du consommateur. En dépit des dispositions prises ces dernières années sur le plan du droit de la concurrence et de la consommation, le consommateur est devenu l’objet de quelques grands acteurs dominants qui cadrent les possibilités offertes, limitant la liberté de choisir les applications à installer sur son téléphone portable, ou encore la capacité à passer d’un réseau social à un autre.

Cette liberté de choix est d’autant plus menacée que ces mêmes géants annihilent toute concurrence par des acquisitions prédatrices, qui éliminent ou neutralisent toute concurrence avant qu’elle ne leur fasse trop d’ombre, affectant de fait le libre choix du consommateur, mais aussi le potentiel d’innovation du secteur.

L’économie numérique repose largement sur ce modèle de plateforme, de marché dit « biface », où le service facilite les interactions entre deux ensembles d’utilisateurs distincts, mais interdépendants : plus il y a d’utilisateurs sur l’une des faces du marché, plus il y en aura sur l’autre, comme on le constate avec Uber par exemple. Plus les chauffeurs présents sur Uber sont nombreux, plus les clients qui utilisent cette plateforme sont également nombreux, et inversement. C’est l’effet de réseau, qui constitue la matrice de l’internet.

Ce réseau se démultiplie sans connaître de frontières. Les plateformes ont accès à un marché mondial, recueillent des données en masse, et bénéficient d’économies d’échelle et de gamme sans précédent.

Ces caractéristiques nouvelles et particulières favorisent la constitution d’une économie de la concentration et d’oligopoles. Ainsi, dès 2018, un tiers de l’humanité était sur Facebook et recourait à Android, le système d’exploitation de Google, et un cinquième utilisait celui d’Apple.

Jusqu’à présent, le droit de la concurrence, qui réprime les abus de position dominante, les ententes, et assure le contrôle des concentrations, a pu dans une certaine mesure permettre aux autorités françaises et européennes de se saisir des enjeux relatifs au numérique.

Les initiatives de l’Autorité de la concurrence française sur ce dossier sont à souligner, tout comme celles de la Commission européenne. Mais pour les cas les plus emblématiques, où des sanctions ont été infligées par la Commission – il en fut ainsi à l’encontre de Google dans les affaires Shopping et Android –, l’instruction a duré sept ans ! Sept ans pendant lesquels les concurrents ont été éliminés, l’innovation bridée, les choix du consommateur encadrés.

De son côté, la DGCCRF utilise le droit des pratiques restrictives de concurrence pour encadrer les relations commerciales des géants du numérique. Sur la base du constat, elle inflige des amendes. Elle s’assure de l’application des dispositions introduites dans le code de la consommation par la loi pour une République numérique de 2016.

Mais toutes ces initiatives, qui sont autant d’aiguillons adressés à l’Union européenne pour renforcer le droit européen, interviennent ex post, c’est-à-dire qu’elles reposent sur des sanctions qui ne sont plus adaptées aux cycles d’innovation de plus en plus rapides et à la dynamique propre à l’économie du numérique.

Il faut donc à présent confier à un régulateur les outils juridiques permettant de réagir rapidement aux pratiques des plateformes structurantes, avant que leurs effets indésirables ne se diffusent.

La proposition de loi qui nous est soumise s’inspire des travaux à la fois de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique et de la mission commune d’information sur la gouvernance mondiale de l’internet. Elle comporte trois mesures principales : la régulation sectorielle ex ante, le principe d’interopérabilité des plateformes et la modernisation du droit de la concurrence.

Je tiens à souligner les précautions qui ont été prises par le Sénat, notamment par son président, qui a saisi le Conseil d’État, afin de recueillir son avis sur cette proposition de loi et de s’assurer de sa portée juridique. Les remarques qui ont été formulées ont largement inspiré les rapporteurs dans les modifications qui ont été apportées en commission.

Le groupe UC votera donc en faveur de cette proposition de loi, qui participe d’une stratégie globale de l’internet préconisée de longue date par le Sénat, lequel réaffirme ici le rôle de l’État garant des droits et libertés publiques dans le cyberespace.

Cette stratégie a bien sûr vocation à être portée à l’échelon européen, monsieur le secrétaire d’État, pour une approche plus holistique, et donc plus adaptée aux réalités du Net. Toutefois, dans le prolongement des nombreuses initiatives sur les questions numériques prises depuis quelque temps au plan national – je pense à la taxe sur les GAFA ou à la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, à propos de laquelle il ne me semble pas que le Gouvernement ait émis de réserves –, l’objectif est bel et bien de disposer de textes législatifs et d’outils pragmatiques de régulation qui s’imposeront aux géants du numérique et permettront de contrecarrer la domination économique que certains cherchent à instaurer au détriment de la souveraineté des États.

C’est en effet là, à mes yeux, que le bât blesse, monsieur le secrétaire d’État, et c’est peut-être la raison pour laquelle les États sont plus prompts à réagir que l’Europe. (Applaudissements.)