compte rendu intégral

Présidence de M. Vincent Delahaye

vice-président

Secrétaires :

M. Jacques Grosperrin,

Mme Victoire Jasmin.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du vendredi 30 octobre 2020 a été publié sur le site internet du Sénat.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté.

2

Démission et remplacement d’un sénateur

M. le président. M. Christophe Priou a fait connaître à la présidence qu’il se démettait de son mandat de sénateur de la Loire-Atlantique à compter du 31 octobre, à minuit.

En application de l’article L.O. 320 du code électoral, il est remplacé par Mme Laurence Garnier, dont le mandat de sénatrice a commencé le 1er novembre, à zéro heure.

En notre nom à tous, je souhaite la plus cordiale bienvenue à notre nouvelle collègue.

3

Cessation du mandat et remplacement de deux sénateurs

M. le président. Conformément à l’article 1er de l’ordonnance n° 58-1099 du 17 novembre 1958 portant loi organique pour l’application de l’article 23 de la Constitution, M. le président du Sénat a pris acte de la cessation, le dimanche 1er novembre, à minuit, du mandat sénatorial de MM. Sébastien Lecornu et Jean-Baptiste Lemoyne, membres du Gouvernement, qui avaient été proclamés sénateurs à la suite des opérations électorales du 27 septembre 2020.

M. Loïc Hervé. Je pensais qu’ils allaient rester sénateurs ! (Sourires.)

M. le président. Conformément à l’article 32 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, M. le ministre de l’intérieur a fait connaître que, en application de l’article L.O. 320 du code électoral, Mme Nicole Duranton a remplacé, en qualité de sénatrice de l’Eure, M. Sébastien Lecornu ; que, en application de l’article L.O. 319 du code électoral, Mme Marie-Agnès Evrard a remplacé, en qualité de sénatrice de l’Yonne, M. Jean Baptiste Lemoyne.

Le mandat de nos collègues a débuté le 2 novembre 2020, à zéro heure.

En notre nom à tous, je souhaite la plus cordiale bienvenue à nos nouvelles collègues.

4

Candidatures à des commissions

M. le président. J’informe le Sénat que des candidatures pour siéger au sein de la commission des affaires économiques, de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de la commission des affaires sociales ont été publiées.

Ces candidatures seront ratifiées si la présidence n’a pas reçu d’opposition dans le délai d’une heure prévu par notre règlement.

5

Demande de retour à la procédure normale pour l’examen d’un projet de loi

M. le président. Mes chers collègues, par courrier en date du vendredi 30 octobre, M. Guillaume Gontard, président du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires demande que le projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l’Inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction du trafic illicite de stupéfiants, de substances psychotropes et de précurseurs chimiques, et des délits connexes, inscrit à l’ordre du jour du mercredi 4 novembre à seize heures trente, soit examiné selon la procédure normale et non selon la procédure simplifiée.

Acte est donné de cette demande.

Dans la discussion générale, nous pourrions attribuer un temps de 45 minutes aux orateurs des groupes.

Le délai limite pour les inscriptions de parole serait fixé à demain, onze heures.

Il n’y a pas d’opposition ?…

Il en est ainsi décidé.

6

 
Dossier législatif : projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution
Discussion générale (suite)

Simplification des expérimentations du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution

Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi organique dans le texte de la commission

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution (projet n° 680 [2019-2020], texte de la commission n° 83, rapport n° 82).

La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.

Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution
Question préalable

Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame, monsieur les corapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse d’être avec vous aujourd’hui pour examiner ce projet de loi organique consacré à l’assouplissement des expérimentations. Finalement, nous poursuivons ensemble les débats entamés il y a quinze jours, ce qui nous permettra de donner – j’ose l’espérer – une issue favorable à ce travail constructif.

Le texte que je présente aujourd’hui devant vous répond concrètement aux deux principaux besoins exprimés par les élus et les citoyens ces dernières années quant à l’action publique.

Premièrement, le besoin de proximité : la course au gigantisme, qui a marqué la première partie de la décennie 2010, a sans doute laissé nombre de nos concitoyens bien seuls face aux forces de la globalisation, nourrissant ainsi un terrible sentiment de fragmentation pour la Nation et d’abandon pour eux-mêmes.

Deuxièmement, le besoin d’efficacité : en effet, nombre de territoires font déjà la preuve de leur capacité à s’adapter et à innover pour accélérer les grandes transitions contemporaines – écologique, économique, sociale et numérique –, des territoires qui montrent d’ailleurs une nouvelle fois, depuis le début de la crise sanitaire, cette grande capacité d’adaptation.

Ces derniers mois, plus particulièrement encore ces dernières semaines, j’ai d’ailleurs pu apprécier notre large convergence de vues sur ces sujets. Ici, au cœur de la chambre des territoires, nos nombreux échanges à propos des textes du Gouvernement ainsi que de vos propres propositions ont en effet permis un enrichissement constant, comme en témoignent les amendements déposés sur ce texte. Chacun ayant fait un pas vers l’autre, je constate que les points de divergence sont aujourd’hui minimes.

Face aux dynamiques, multiples et complexes, qui traversent en permanence nos territoires et dépassent toujours les cadres institutionnels, le vieux rêve du jardin « à la française » – une place pour chaque chose et chaque chose à sa place – doit en effet être renouvelé.

Mme Françoise Gatel, corapporteur de la commission des lois. C’est vrai !

Mme Jacqueline Gourault, ministre. Les territoires doivent avoir les moyens d’être plus dynamiques, plus souples, pour répondre aux défis contemporains. Il est temps de reconnaître la formidable inventivité des territoires et de lui permettre de s’exprimer. À nous désormais, au travers de nos politiques publiques, de mieux prendre en compte la diversité et les singularités de ces derniers, afin de leur permettre d’apporter les réponses les mieux adaptées à leurs besoins et à ceux de leurs habitants. C’est ce que j’appelle – c’est l’une de mes antiennes ! – le « sur-mesure », ou le « cousu-main ».

Cette nouvelle étape que nous vous proposons aujourd’hui, c’est bien celle d’une décentralisation de liberté et, peut-être plus encore, une décentralisation de confiance : confiance dans les territoires, confiance dans les élus locaux et confiance dans les citoyens.

Cette confiance est, je le crois, absolument nécessaire dans le contexte particulièrement difficile que traverse notre pays. À l’heure où nous devons faire face à une crise sanitaire, à bien des égards dramatiques, nous devons également avoir plus que jamais la République en partage.

La cohésion des territoires dont je suis chargée impose de marcher sur une « ligne de crête », de trouver le point d’équilibre entre la pente naturelle vers davantage de liberté et l’impératif de cohésion nationale, c’est-à-dire d’unité de la République et d’équité entre les territoires. Ce débat est essentiel, et je crois que nous allons avoir l’occasion de l’aborder plus en détail puisque le groupe CRCE a déposé une motion tendant à opposer la question préalable sur ce sujet.

Le projet de loi organique que je présente aujourd’hui vise à faciliter les expérimentations pour les collectivités locales, afin qu’elles ouvrent la voie à une différenciation durable.

Trop d’éléments bloquants demeuraient jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, seules quatre expérimentations ont été menées depuis 2003 sur la base du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution.

Le projet de loi organique, issu en grande partie d’une étude du Conseil d’État que nous avions saisi du sujet, doit permettre d’assouplir les conditions des expérimentations territoriales et de les rendre, à la fois, plus simples d’accès, plus rapides à mettre en œuvre et plus attractives pour les collectivités.

Premier objectif : simplifier considérablement la procédure d’entrée dans l’expérimentation.

Les collectivités qui répondent aux conditions prévues par la loi prévoyant l’expérimentation pourront désormais décider elles-mêmes d’y participer. Vous le savez, elles ne peuvent actuellement qu’en faire la demande, la décision finale relevant du Gouvernement, qui fixe par décret la liste des collectivités admises à participer. L’entrée dans l’expérimentation sera ainsi considérablement facilitée : les collectivités pourront le faire par simple délibération de leur assemblée délibérante, au fur et à mesure qu’elles le décideront.

Cette procédure devrait ainsi réduire le délai moyen d’entrée dans l’expérimentation, actuellement d’un an, à deux mois.

Les actes pris dans le cadre des expérimentations ne seront plus publiés qu’à titre d’information au Journal officiel, alors que cette publication conditionne aujourd’hui leur entrée en vigueur.

Enfin, le contrôle de légalité sera allégé. Actuellement, tous les actes pris dans le cadre des expérimentations sont soumis à un contrôle de légalité renforcé et dérogatoire, avec un déféré suspensif. Le projet de loi organique ne restreint ce régime spécial qu’à la décision d’entrée dans l’expérimentation, pour éviter que des collectivités ne répondant pas aux conditions prévues par la loi n’entament sa mise en œuvre.

Deuxième objectif : assurer une évaluation plus pertinente des expérimentations.

D’abord, le rapport d’évaluation final de chaque expérimentation, transmis au Parlement, est naturellement maintenu. Il s’agit d’un préalable indispensable aux décisions sur le devenir des mesures prises à titre exceptionnel.

Ensuite, la commission des lois a introduit un rapport d’évaluation à mi-parcours de chaque expérimentation. J’y suis très favorable. Il s’agirait, en effet, d’un document fort utile pour les collectivités participantes et pour celles qui hésiteraient à rejoindre l’expérimentation.

Enfin, le rapport annuel recensant les propositions et les demandes d’expérimentation apparaît désormais superflu, au vu des deux points précédents. Ce rapport est non pas un rapport d’évaluation des expérimentations, mais un simple recensement des demandes d’entrée dans les expérimentations. Il n’a plus lieu d’être, dans la mesure où les collectivités entreront désormais directement dans les expérimentations, sans demander l’autorisation du Gouvernement.

Troisième objectif, et c’est un élément décisif de notre texte : sortir de l’alternative binaire entre la généralisation ou l’abandon de l’expérimentation.

Le législateur aura désormais quatre options à l’issue de la période d’expérimentation : la prolongation de l’expérimentation, pour une durée ne pouvant excéder trois ans, si l’on estime qu’elle est nécessaire ; la pérennisation et la généralisation des mesures prises à titre expérimental ; la pérennisation, sans généralisation, des mesures prises à titre expérimental dans les collectivités territoriales ayant participé à l’expérimentation, ou dans certaines d’entre elles, et leur extension à d’autres collectivités territoriales ; l’abandon de l’expérimentation, au motif qu’elle ne serait pas justifiée.

Au regard du bilan du dispositif expérimenté, la loi pourra également modifier les dispositions régissant l’exercice de la compétence ayant fait l’objet de l’expérimentation. Il s’agit de laisser au législateur une marge d’adaptation pour effectuer les ajustements nécessaires.

Je veux ici préciser que c’est naturellement dans le respect du principe constitutionnel d’égalité que la pérennisation de mesures prises à titre expérimental dans certaines parties du territoire pourra être effectuée.

Simplifier ne suffit pas ; il faut aussi accompagner. Pour nous assurer de l’effectivité des futures expérimentations, nous allons renforcer notre organisation institutionnelle pour mieux accompagner les collectivités dans leur mise en place.

En premier lieu, nous allons suivre la recommandation du Conseil d’État de créer des « guichets permanents » afin de favoriser ces initiatives.

Concrètement, un tel guichet permettra à l’État de recueillir les propositions des collectivités territoriales en matière d’expérimentation, et aux collectivités territoriales de solliciter une ingénierie juridique pour les accompagner dans le montage de leurs dérogations aux normes législatives et réglementaires.

Plusieurs amendements soulignent ce besoin d’accompagnement. Celui-ci est légitime et j’y suis très sensible, mais je tiens à dire qu’il ne relève pas du domaine législatif. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit d’une question sans importance.

En second lieu, et c’est une constante de notre action depuis 2017, nous renforçons en parallèle l’aide à l’ingénierie pour libérer partout les initiatives et les projets des collectivités.

Pour permettre le « sur-mesure » que j’évoquais, nous avons forgé un outil complémentaire de ceux qui existaient déjà dans les territoires : l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), que nous avons créée ensemble le 1er janvier 2020.

Mesdames, messieurs les sénateurs, ce texte, que je viens d’évoquer devant vous, constitue une nouvelle étape, après la loi Engagement et proximité (loi du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique), de notre action pour les territoires, parce qu’il repose sur les principes clés qui nous guident depuis plus de trois ans – la liberté et la confiance – et surtout parce qu’il donne de nouveaux moyens concrets aux territoires pour imaginer et mettre en œuvre les nombreux projets et initiatives qui, sans cela, n’auraient peut-être pas vu le jour.

Dès janvier 2021, je présenterai en conseil des ministres le second temps de cette nouvelle étape de la décentralisation, avec le projet de loi dit « 3D », ou « 4D » si vous préférez, dans lequel nous allons consacrer les trois principes de différenciation, décentralisation et déconcentration, auxquels s’ajoute désormais la décomplexification.

Ce texte, pleinement complémentaire, permettra également de fournir aux collectivités l’ensemble des outils nécessaires pour accélérer partout les transitions. Il est guidé par les mêmes grands principes : simplifier – c’est d’ailleurs l’objectif récemment assigné au quatrième « D » que je viens de citer –, accompagner, en rapprochant les moyens de l’État des territoires, et enfin, évidemment, libérer. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme le corapporteur.

Mme Françoise Gatel, corapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Je salue sincèrement le projet de loi organique que vous nous présentez aujourd’hui, madame la ministre. Je tiens à dire que, de manière générale, je partage assez largement vos propos. Ce texte constitue une nouvelle étape après la loi Engagement et proximité, qui a assoupli le dogme de la loi NOTRe (loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République) de reconnaissance de la diversité des territoires.

Toutefois, je me dois de dire, à regret, que ce texte est, tout de même et malgré tout, « à petit souffle ». Le Sénat, qui est souvent taxé de conservatisme, a eu davantage d’audace voilà deux semaines en proposant une réforme au souffle plus ardent pour un nouvel élan des libertés locales.

Néanmoins, nous voterons ce projet de loi organique, même timide, madame la ministre, modifié par quelques amendements, car force est de constater – et je suis d’accord avec vous sur ce point – qu’en la matière l’immobilisme est mortifère.

Autour de l’expérimentation se noue inévitablement le débat sur la différenciation et l’égalité des droits et des libertés, à laquelle nous sommes tous très attachés. Mais cette égalité des droits et des libertés implique assurément une différenciation de moyens. N’est-ce pas là la raison du droit spécifique aux outre-mer ou aux communes de montagne ?

Se noue aussi le débat sur l’interprétation du principe de libre administration des collectivités. Nous avons clairement affirmé ce principe dans notre proposition de loi constitutionnelle, qui rendait l’expérimentation beaucoup plus libre.

L’expérimentation rappelle que les théories doivent être observées et évaluées : c’est le prix de la pertinence et de l’efficience, lesquelles sont encore trop éloignées de notre culture.

En 2003, un pas audacieux fut accompli avec l’inscription dans la Constitution du droit pour les collectivités de déroger, à titre expérimental et pour une durée limitée, aux dispositions législatives et réglementaires.

Vous l’avez rappelé, madame la ministre, à ce jour, seules quatre expérimentations ont été conduites : le revenu de solidarité active, qui a été généralisé ; la tarification sociale de l’eau, étendue dans la loi Engagement et proximité ; les modalités de répartition des fonds libres de la taxe d’apprentissage et l’accès à l’apprentissage jusqu’à l’âge de 30 ans, deux dispositions qui ont été « effacées » ou reprises dans la loi sur l’apprentissage.

Le Conseil d’État a récemment déclaré que le cadre excessivement contraignant de l’expérimentation expliquait le faible recours à ce dispositif. Deux reproches sont formulés : une procédure trop lourde et une issue binaire, abandon ou généralisation. Nous en ajouterons deux autres : une évaluation trop lacunaire – Mathieu Darnaud évoquera ce point – et, dans certains cas, l’absence d’accompagnement des petites collectivités, que vous avez évoquée, madame la ministre.

J’aborderai principalement la procédure : longue et complexe, elle s’apparente à un parcours du combattant, qui doit avant tout être patient ; il a fallu deux ans pour conduire l’expérimentation de la tarification sociale de l’eau. Néanmoins, la généralisation de cette mesure a été plus rapide puisqu’elle a été faite avant son évaluation.

Vous proposez d’abord, fort pertinemment, de simplifier la procédure, en substituant au dispositif existant une simple délibération de la collectivité, validée après vérification du contrôle de légalité et publiée pour information au Journal officiel.

La seconde simplification porte sur le régime juridique des actes pris par la collectivité dans le cadre de l’expérimentation. Vous souhaitez le rapprocher du droit commun, ce qui est une excellente chose. En effet, la publication au Journal officiel ne serait ainsi plus nécessaire pour l’entrée en vigueur de ces actes, et ne serait effectuée qu’à titre informatif. La légalité des actes serait vérifiée par le contrôle de légalité dans les conditions de droit commun.

Avant de céder la parole à Mathieu Darnaud pour évoquer l’évaluation, que j’ai qualifiée de « lacunaire », je veux dire que ce projet de loi organique est salutaire pour l’efficience de l’action publique – un objectif que nous partageons. Inventer des solutions au jour après jour, c’est le lot quotidien des élus locaux. Osez, madame la ministre, osons leur faire confiance, faciliter leurs initiatives, qui naissent de leur sens des responsabilités, comme on le mesure bien aujourd’hui !

Le Sénat, convaincu de l’impérieuse nécessité d’une nouvelle audace décentralisatrice dans notre République une et indivisible, propose de vous encourager à adopter une démarche plus allante. Osons forcer l’allure ! C’est ce que nous attendons du futur projet « 3D » ou plus. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes RDSE, INDEP et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. le corapporteur.

M. Mathieu Darnaud, corapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Vous avez parlé dans votre propos, madame la ministre, de « la République en partage ». Mais nous avons trop souvent le sentiment que ce partage est confisqué par un excès de centralisme : c’est d’ailleurs bien la raison qui nous réunit aujourd’hui pour ce texte, comme il y a quinze jours ici même et lors de l’examen de la loi Engagement et proximité.

Notre volonté est d’assurer les moyens d’une juste décentralisation et d’une juste déconcentration, et de donner des outils clairs à celles et ceux qui font vivre nos territoires, c’est-à-dire les élus, quelles que soient leurs collectivités : régions, départements ou communes.

En ce qui concerne ce projet de loi organique, notre volonté rejoint – je le crois – celle du Gouvernement : il s’agit de clarifier et de simplifier le recours à l’expérimentation. Ma collègue Françoise Gatel estime que ce texte manque de souffle : je le trouve également quelque peu timide. Je rejoins son propos lorsqu’elle vous incite et vous invite à oser, madame la ministre, en imitant l’audace du Sénat sur le texte que nous avons examiné et qui comprenait un versant constitutionnel.

J’en reviens au texte qui nous occupe aujourd’hui, sur lequel je ferai deux remarques essentielles.

Tout d’abord, je veux évoquer l’évaluation.

J’estime, comme la commission des lois, qu’il n’y a jamais d’excès en la matière. Vous savez l’attachement du Sénat, d’une part, aux études d’impact, et, d’autre part, aux évaluations. Or, d’évaluation, il n’en existe point s’agissant de l’expérimentation.

Si l’on examine de façon pratique et pragmatique ce qui s’est fait en matière d’expérimentations, je crois que nous n’avons jamais, ou alors très rarement, eu l’occasion de porter un regard rétrospectif sur leurs apports concrets aux territoires. Ce que nous appelons de nos vœux, c’est qu’au travers des rapports d’évaluation intermédiaire et final nous puissions débattre ici même de l’expérimentation, à laquelle il me semble important que la représentation nationale soit associée de près.

Ensuite, je souhaite revenir sur la question de l’ingénierie.

En réalité, les collectivités ne seront pas incitées à expérimenter tant qu’il n’y aura pas en face l’ingénierie nécessaire et suffisante. De ce point de vue, l’idée du guichet me semble intéressante, car il permet un juste accompagnement des collectivités, singulièrement des plus petites d’entre elles.

Mais il faut aller plus loin, pour éviter d’avoir durablement un problème d’égalité entre nos territoires. C’est une priorité si l’on veut donner toute l’agilité nécessaire à la mise en place d’expérimentations sur nos territoires, et offrir la capacité à chacune des collectivités de trouver les ressources et les ressorts nécessaires pour traiter des problèmes spécifiques qui se posent avec une acuité toute particulière sur certains de nos territoires – je pense notamment aux territoires ruraux, dont je suis élu.

Enfin, je tiens à préciser le regard que nous portons sur la démarche du Gouvernement, telle qu’elle apparaît dans ce texte et dans les annonces que vous faites de la fameuse loi 3D à venir. Même si nous considérons que ce projet de loi organique manque de souffle, il peut cependant constituer – et nous le disons très clairement– une forme d’amuse-bouche…

Mme Jacqueline Gourault, ministre. Nécessaire !

M. Mathieu Darnaud, corapporteur. … ou d’entrée en matière pour la suite. En effet, il faut bien en convenir, nous restons sur notre faim. Nous espérons donc que le Gouvernement trouvera bientôt les moyens de rassasier notre appétit et de satisfaire notre soif de déconcentration, de décentralisation et de différenciation.

Madame la ministre, sachez que nous sommes très attachés au suivi de ces travaux, car, à l’heure où notre pays traverse une crise sanitaire, nous ressentons plus que jamais un ardent besoin de nous appuyer sur les collectivités et les territoires pour éclairer nos décisions. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées des groupes UC, RDSE et INDEP.)

Question préalable

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution
Discussion générale

M. le président. Je suis saisi, par Mme Éliane Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, d’une motion n° 3 rectifié.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution (n° 83, 2020-2021).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 7, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à Mme Éliane Assassi, pour la motion.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’examen de ce projet de loi organique relatif aux expérimentations nous rappelle le grand rendez-vous manqué du quinquennat du président Macron, à savoir la révision constitutionnelle. Cette dernière n’a pas abouti, balayée puis enterrée ; voilà pourtant un texte qui lui ressemble !

En effet, en son article 15, le projet de loi constitutionnel du 9 mai 2018 prévoyait une différenciation territoriale à double visage : d’une part, les collectivités de même niveau pourraient avoir des compétences différentes ; d’autre part, les collectivités pourraient déroger aux lois et règlements sans passer par la case de l’expérimentation.

Or les dispositions prévues à l’article 6 du texte que nous examinons aujourd’hui auront les mêmes effets, à quelques exceptions près.

Après l’échec des débats sur la révision constitutionnelle, le Gouvernement emprunte la voie organique pour tenter de nous revendre une disposition cruciale du texte constitutionnel abandonné.

Le contenant n’est certainement pas le bon, car nous estimons qu’une révision de la Constitution serait nécessaire pour déjouer le subterfuge. La majorité sénatoriale avait d’ailleurs eu l’honnêteté de nous présenter un texte constitutionnel accompagnant un texte organique, lors de l’examen récent des propositions de loi pour le plein exercice des libertés locales.

Quant au contenu, il n’est pas non plus compatible avec la Constitution dans son état actuel, ce qui justifie d’autant mieux que nous posions le débat sur la différenciation territoriale en des termes différents de ceux qui nous sont présentés aujourd’hui.

En effet, bien que pour tenter de « noyer le poisson » le Gouvernement entoure l’article 6 de dispositions portant sur des sujets très larges, celle qui prévoit d’introduire la généralisation d’une expérimentation sur une seule partie du territoire n’en reste pas moins un bouleversement.

La Constitution consacre plusieurs types d’égalité. Celle qui prévaut entre les citoyens prend son origine dans l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, selon lequel la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». L’égalité entre les collectivités, qui y est étroitement liée, a été inscrite en 2003 dans l’article 72-2 de la Constitution : il prévoit explicitement de « favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales ».

Ces principes constitutionnels, complétés par ceux d’unicité et d’indivisibilité de la République, forment le socle d’un idéal originel très ambitieux que tous se sont efforcés de défendre, depuis la Révolution jusqu’à aujourd’hui. Où qu’ils se trouvent en France et quel que soit leur sort, les citoyens se retrouvent, sans discrimination, autour d’un « commun », constitué par le tout cohérent que forment ces principes. Telle est la toile de fond sur laquelle vient s’inscrire l’aspiration à une « justice territoriale ».

Ceux que fatiguent comme nous les dérives du mot « territoire » préféreront, cependant, parler de « justice spatiale », car le seul territoire que nous reconnaissons est celui de la République et ses subdivisions en collectivités sont liées par l’ensemble des principes constitutionnels que j’ai mentionnés.

Or la différenciation territoriale vient contrarier cet ensemble. Faut-il en effet rappeler que « différencier » signifie « créer de la différence », action qui ne contribue, par nature, ni au respect des différences ni à la correction des inégalités, notamment celles qui existent entre les territoires et que personne ne cherche à nier dans cette assemblée ?

Une fois de plus, le Gouvernement manipule le sens des mots pour tenter, si j’ose dire, de nous « faire avaler des couleuvres », au nom d’une « différenciation égalitaire », concept oxymorique digne du slogan de George Orwell : « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. »

Dans son état actuel, le droit a été conçu pour prendre en compte les différences qui existent entre les personnes et entre les collectivités, et pour tendre vers plus d’égalité.

Par conséquent, la jurisprudence du Conseil constitutionnel admet que des situations puissent être réglées différemment par la loi, dans le respect du principe d’égalité, mais elle s’abstient de définir clairement les conditions d’application d’une telle disposition. Cette dernière se justifie en cas de différence de situations, dès lors qu’elle est motivée par l’intérêt général et qu’elle ne remet pas en cause les conditions essentielles de l’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, comme le prévoit le quatrième alinéa de l’article 72 de la Constitution, consacré à l’expérimentation.

Or la généralisation à seulement une partie du pays de mesures dérogatoires aux normes nationales ne ferait que brouiller encore davantage le périmètre d’application de cette mesure, en créant des situations inédites, quand bien même le Conseil constitutionnel évoluerait vers un renforcement de son contrôle, comme on peut l’espérer.

La jurisprudence que cite le Gouvernement ne suffit donc pas à justifier la constitutionnalité de l’article 6, car elle n’en couvre pas les enjeux : il s’agit, en effet, d’une décision qui date de 1991 et qui porte sur la création d’un fonds de solidarité entre les communes d’Île-de-France.

Dès lors qu’elle permet à l’échelon local de déroger aux lois et aux règlements nationaux, la différenciation signe l’échec de l’ambition d’égalité. Parce qu’elle érode ce principe, elle menace de faire s’écrouler tout l’édifice de la République, dont elle modifie profondément la nature.

Le droit à la différenciation n’a rien de républicain. Au contraire, certains chercheurs vont jusqu’à défendre la thèse selon laquelle il marquerait un retour à la France de l’Ancien régime : son territoire était alors découpé en fonction d’une multiplicité de statuts liés à des revendications locales, et une loi à géométrie variable s’y appliquait.

Comment donc pourrait-on concevoir un changement de cette ampleur sans en mesurer l’impact sur les institutions ?

Ce n’est pas drôle, madame la ministre !