M. le président. La parole est à M. François Patriat, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants.

M. François Patriat. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, mon ami Richard Yung et moi-même nous partageons le temps de parole dévolu au groupe RDPI, au nom duquel je tiens à mon tour à exprimer à nos 30 000 soldats déployés notre reconnaissance pour leur engagement. Je veux leur dire la fierté que nous inspire leur action. J’ai également une pensée émue pour leurs frères d’armes tombés pour que notre liberté puisse perdurer.

Trois années se sont écoulées depuis le vote de la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2019 à 2025 : voilà trois ans que ce cadre constitue le socle d’une politique de défense française ambitieuse et de rupture après des décennies de restrictions budgétaires.

Monsieur le président de la commission, vous avez chiffré le périmètre d’actualisation à 8 milliards d’euros ; mais que n’ont-ils été déployés avant, ces 8 milliards ? Admettons ensemble que les renoncements capacitaires des dernières décennies expliquent les fragilités structurelles que subissent aujourd’hui nos armées.

C’est donc un soulagement pour nos armées que le Président de la République ait souhaité réparer ces fragilités, et je remercie la ministre des armées, Florence Parly, qui a agi avec détermination pour que le cap soit tenu.

Monsieur le Premier ministre, vous venez de rappeler les chiffres : ces trois dernières années, l’effort de défense a été conforme à la trajectoire budgétaire prévue par la LPM. Il a été rehaussé à un niveau inédit afin qu’à l’horizon 2030 on atteigne un modèle d’armée complet et équilibré.

Il est vrai qu’une programmation militaire ne se résume pas à un budget ou à une liste comptable d’équipements et de matériels : elle est avant tout une vision et une projection dans l’avenir de la place de la France dans le monde. C’est pourquoi cette LPM s’est attachée à répondre au mieux à un contexte géopolitique alarmant, dont la caractérisation dans la revue stratégique de 2017 a été confortée dans l’actualisation stratégique de 2021. Cela confirme la pertinence des priorités identifiées dès 2017 ainsi que des derniers ajustements destinés à prendre en compte l’actualité récente.

Cette LPM s’inscrit dans le temps long. Elle garantit à la France les moyens d’une crédibilité qui soit à la hauteur de ce qu’elle est : une puissance nucléaire, membre du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est aussi pourquoi cette loi porte haut les couleurs de l’Europe, au service d’une autonomie stratégique européenne. Je pense par exemple à la dynamique créée par la responsabilisation accrue des Européens dans le cadre de l’Alliance atlantique.

Dans une Union européenne à la recherche de sa boussole stratégique, la France a agi sans rechigner en faveur de l’Europe de la défense. D’ailleurs, notre commission des affaires étrangères n’a pas manqué de soutenir cette action, en appelant à un ambitieux fonds européen de la défense.

Je regrette de ne pas retrouver dans le récent rapport de notre commission l’enthousiasme de nos échanges du début d’année avec nos collègues du Parlement grec : la vente de Rafale à la Grèce y est examinée sous un angle uniquement comptable. Elle est pourtant la concrétisation d’une défense européenne que nous appelons de tous nos vœux. Elle renforcera utilement l’interopérabilité entre nos forces armées, car il n’est plus possible de continuer avec une telle fragmentation des systèmes d’armement entre Européens.

Les préoccupantes provocations de la Turquie en Méditerranée orientale ont elles aussi guidé de tels choix. Y opposer un discours souverainiste trahit une faiblesse de vision stratégique à long terme.

Vous-même, monsieur le président de la commission, avez déclaré : « Nous consentons très volontiers à cet effort », car il s’agit « d’un signal fort, mais aussi d’un acte fort, dont la portée opérationnelle doit être soulignée ».

Avec cette programmation militaire, nous faisons le choix stratégique de l’innovation, du renseignement, de la cybersécurité, mais aussi du spatial, ce champ « assumé de rivalité stratégique permanente, voire de conflictualité ».

Dans les domaines de la détection, de la protection et de la préparation, les derniers ajustements renforceront notre capacité à agir. Nous nous en félicitons et nous accordons une vigilance particulière aux fonds marins, qui donnent lieu à des risques multiples – mes collègues l’ont rappelé.

Surtout, nous faisons le choix de placer l’amélioration des conditions de vie du soldat en tête de nos priorités. Le plan Famille y contribue indéniablement et, lors des auditions, Mme la ministre nous a donné toutes les assurances nécessaires en ce domaine.

Mes chers collègues, nos armées ont aujourd’hui besoin de notre vote de soutien ; nous devons poursuivre l’effort de redressement et de modernisation de notre armée et maintenir un cap budgétaire ambitieux dans le grave contexte de récession économique que nous connaissons.

Nos armées ont besoin que nous soutenions le choix fait par le Gouvernement d’une base industrielle et technologique de défense forte, à l’abri des prédations étrangères.

Monsieur le Premier ministre, comme vous, nous disons oui à l’union et à la concorde : les membres du groupe RDPI vous apporteront leur soutien en votant pour cette déclaration ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. André Guiol, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.

M. André Guiol. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, à mon tour, je tiens à saluer la mémoire de tous nos soldats qui ont payé leur engagement de leur vie. J’ai également une pensée pour leurs familles ainsi que pour les blessés, qu’on évoque rarement, mais qui nous regardent peut-être et qui souffrent actuellement dans leur chair.

Nous sommes à mi-parcours de l’exécution de la loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025. Maintenir un modèle d’armée complet et cohérent : c’est l’objectif qu’avait fixé le chef de l’État en 2017. Ce cap justifie l’effort financier tracé depuis 2019, première année d’exécution de la LPM.

Cet effort est pleinement justifié et compris par la majorité d’entre nous au regard des turbulences géopolitiques pointées dans la revue stratégique de 2017 et toujours à l’œuvre.

Sur le plan comptable, où en sommes-nous aujourd’hui ? Si l’on s’en tient au budget de la défense que nous avons voté à la fin du mois de décembre dernier – c’était, pour moi, le premier –, il faut reconnaître que la trajectoire a été une nouvelle fois respectée, avec 39,2 milliards d’euros de crédits approuvés pour 2021. Depuis 2019, près de 1,7 milliard d’euros supplémentaires ont ainsi été injectés chaque année.

Cette programmation dynamique a vocation – cela a été dit – à préparer et à garantir un modèle d’armée complet à même d’intervenir sur tous les fronts, de la terre jusqu’à l’espace, au service de la sécurité de nos concitoyens et des intérêts de la France.

Nous sommes réunis cette après-midi pour en débattre, et, hélas ! seulement pour en débattre – monsieur le Premier ministre, vous le savez, nous attendions bien plus qu’un simple débat.

Les orateurs précédents l’ont rappelé : le Sénat attendait le projet de loi d’actualisation promis par l’article 7 de la loi de 2018. Tel n’est pas le choix qui a été fait ; c’est regrettable. Vous en avez exposé les raisons : il vous semble périlleux de consolider les ressources après 2023, eu égard au contexte économique et budgétaire que nous connaissons.

On peut comprendre cette position. On pourrait aussi choisir, néanmoins, de faire confiance au Parlement et au sens des responsabilités qui anime les uns et les autres, de surcroît lorsqu’il s’agit de se pencher sur un domaine régalien – d’un tel sens des responsabilités, d’ailleurs, le vote quasi unanime en faveur du projet de loi de programmation pour les années 2019 à 2025 est l’illustration.

Quoi qu’il en soit, je n’insisterai pas davantage ; je saisirai l’occasion qui nous est malgré tout donnée de commenter l’évolution des ressources dont nos armées ont besoin pour affronter des défis de plus en plus lourds.

En effet, le contexte géostratégique n’est guère propice à la baisse du niveau de conflictualité. Dans ces conditions, nous devons nous attendre, pour nos armées, à un engagement élevé, voire de haute intensité – vous l’avez vous-même rappelé.

La revue stratégique de 2017 pointait un certain nombre de menaces ; elles n’ont pas disparu, bien au contraire.

Le « triangle stratégique » États-Unis-Russie-Chine s’affirme, avec toutes les tensions afférentes. Pour ce qui est de nos alliés américains, la bonne nouvelle est l’arrivée aux commandes de Joe Biden, qui permet de tourner la page de l’ère Trump. L’Europe doit cependant conserver une autonomie stratégique en ne se laissant pas totalement enfermer dans la rivalité entre Pékin et Washington. Ce n’est pas chose aisée : on a pu le constater une nouvelle fois lors du dernier sommet de l’OTAN.

Quant à la Russie, dont nous n’occultons pas la grande « stratégie byzantine » aux effets délétères, elle est un partenaire à bien des égards – je pense, par exemple, à la lutte contre le terrorisme –, ce qui nous invite au maintien d’un dialogue constant avec Moscou. Un équilibre doit être recherché. À l’issue du prochain Conseil européen, nous devrions en savoir un peu plus sur la manière dont Josep Borrell compte mettre en œuvre avec la Russie son triptyque « riposter, contraindre, dialoguer ». Ainsi présentée, l’équation que doit résoudre le Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité semble compliquée.

J’ai brièvement évoqué la question du terrorisme : force est de constater que ce danger est toujours aussi prégnant. Il en est de même, plus globalement, de la progression du fondamentalisme islamiste.

La situation en Afghanistan est particulièrement inquiétante. Au Sahel, malgré des succès certains sur le terrain et l’engagement exemplaire des milliers de militaires français dans la bande sahélo-saharienne, la persistance d’États faillis complique la tâche ; on peut notamment le déplorer au Mali. Dans ces conditions, les groupes terroristes se régénèrent plus vite que les États ne s’organisent.

On peut certes regretter l’extinction de Barkhane, mais les conditions ne semblent plus réunies pour obtenir des avancées probantes sans mettre en danger nos soldats, dont la présence est en outre parfois mal comprise par les populations locales. Au reste – vous l’avez précisé, monsieur le Premier ministre –, il ne s’agit pas de renoncer : la France devrait rester fortement engagée à travers l’internationalisation de Barkhane.

À nous, élus du RDSE, cette formule convient, car elle acte une responsabilité plus collective dans la région. Je pense en particulier à nos partenaires européens impliqués au sein de la force Takuba. Sa montée en puissance est une bonne chose, même si nous n’ignorons pas les difficultés inhérentes à sa mise en place. La France ne peut plus rester seule en première ligne sur des fronts qui concernent la sécurité de toute l’Europe !

Je n’oublie pas les autres défis qui se posent à notre défense. Ils sont nombreux : les cyberattaques de plus en plus fréquentes – les précédents orateurs les ont évoquées –, la criminalité organisée, le risque sanitaire identifié en 2017 et devenu réalité en 2020 avec la covid, l’instrumentalisation politique de la pression migratoire par la Turquie et, depuis peu, par le Maroc, etc.

Nous sommes dans une sorte de « brouillard de guerre », pour reprendre les mots de Clausewitz, avec ses ennemis invisibles et hybrides.

Le général Lecointre l’a plusieurs fois rappelé devant notre commission des affaires étrangères : « Il n’y a aucune raison de penser que cette instabilité cesse d’ici dix ou vingt ans. » Aussi, à l’évidence, la France doit-elle maintenir ses capacités opérationnelles.

Disons-le : la loi de programmation militaire a permis une remise à niveau tant des effectifs que du matériel et des équipements. Certaines livraisons ont progressé par rapport à la cible, même si, pour certains programmes, le rythme n’est pas tout à fait conforme aux espérances. Je pense en particulier aux véhicules Griffon, très attendus par l’armée de terre.

L’effort porté sur les armes individuelles, avec les livraisons substantielles de fusils d’assaut HK 416 F, et sur la rénovation de l’équipement du combattant mérite d’être souligné. Cet effort garantit la crédibilité de l’axe central de la loi de programmation – une loi à « hauteur d’homme » –, que vous rappelez régulièrement, monsieur le Premier ministre, madame la ministre des armées.

Je n’oublie en aucun cas les hommes et les femmes qui s’engagent au service de notre pays ; j’attache également beaucoup d’attention, en effet, à l’amélioration du quotidien du soldat et je me réjouis de voir que le plan Famille sera renforcé pour y pourvoir.

Au rang des inquiétudes, en revanche, je partage certaines des observations exposées par la commission des affaires étrangères.

Ainsi, nous souhaitons quelques éclaircissements sur les programmes qui font l’objet d’ajustements budgétaires, dont le cumul représenterait 1 milliard d’euros, voire plus si l’on en croit les estimations affinées.

Où se situent exactement les économies et les reports ? À terme, comment seront absorbés l’impact des surcoûts récurrents des opérations extérieures (OPEX), la cession de Rafale à la Grèce et à la Croatie ou encore les effets des missions exercées par l’armée durant la pandémie via l’opération Résilience ? À plus long terme, l’effort budgétaire sera-t-il suffisant pour couvrir les nouveaux champs de conflictualité que deviendront, faute d’être régulés, l’espace et les fonds marins ?

Toutes ces préoccupations appellent, entre le Gouvernement et le Parlement, une confiance mutuelle que la loi d’actualisation était susceptible de consolider. Comme le déclarait Pierre Reverdy, repris par Simone Veil, « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour ».

Mes chers collègues, en ouvrant mon propos, je rappelais que la trajectoire budgétaire fixée par la loi de programmation militaire avait été jusqu’à présent respectée. Les engagements financiers sont en effet tenus pour les trois premières années. Ce critère étant à nos yeux essentiel, nous accueillerons favorablement la déclaration du Gouvernement ! (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, RDPI et INDEP.)

M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, conformément à l’article 7 de la LPM votée en 2018, nous attendions en cette année 2021 un projet de loi d’actualisation. Tout le justifiait : non seulement cet engagement législatif, mais aussi les évolutions du contexte géostratégique et le bouleversement des priorités qu’impose la crise pandémique pour la sécurité humaine mondiale. Mais le débat n’aura pas lieu.

J’y insiste : sur toutes les travées, on attendait ce texte, que l’on ait voté le projet de loi de programmation militaire ou qu’on l’ait, comme nous, refusé.

Monsieur le Premier ministre, vous avez décidé d’expédier cette discussion essentielle en deux heures, en nous demandant un quitus pour la suite de la mise en œuvre de la trajectoire programmée. Autrement dit, vous réduisez une fois encore le rôle du Parlement dans l’élaboration de choix nationaux fondamentaux.

Escamoter le Parlement sur des sujets d’une telle importance est grave, d’autant que le contrôle parlementaire sur notre stratégie de défense est déjà largement limité par les prérogatives exorbitantes du chef de l’État. Engagement des opérations militaires extérieures, autorisation des exportations d’armes, dissuasion nucléaire : les domaines réservés réduisent beaucoup le rôle du Parlement, alors qu’il y va de la sécurité de la France.

Un débat d’actualisation aurait ouvert un espace démocratique ô combien nécessaire : il aurait été bien plus efficace qu’un projet de loi de finances, au titre duquel les marges de manœuvre sont réduites à peu de chose.

Les sommes en question sont pourtant considérables. La loi de programmation militaire prévoit une dépense globale de 295 milliards d’euros sur toute la période. D’après le rapport de notre commission des affaires étrangères, 198 milliards d’euros ont été programmés jusqu’en 2023. Il resterait donc 95 milliards d’euros à engager sur les deux dernières années pour porter à 50 milliards d’euros, en 2025, le budget militaire de la France, déjà passé à quelque 39 milliards d’euros cette année.

Alors qu’à peine la crise du covid ralentie votre gouvernement reprend le refrain de la « maîtrise des dépenses publiques » contre les dépenses sociales, expliquez-nous ce que vous allez sacrifier pour atteindre un tel niveau de dépenses militaires ! Vous l’expliquez d’autant moins que, selon notre commission, les surcoûts à prévoir atteignent déjà 8,6 milliards d’euros, ce qui aurait dû être une raison supplémentaire de débattre du périmètre d’actualisation.

Il semble d’ailleurs que l’amélioration de la condition de nos militaires, les équipements « à hauteur d’homme » pour nos soldats et le maintien en condition opérationnelle, dont nous étions convenus de la nécessité lors de l’adoption du projet de loi de programmation, servent d’ores et déjà de variables d’ajustement.

Le service de santé des armées reste lui aussi en grande souffrance, le déficit en effectifs pour les médecins de premier recours s’étant fortement aggravé au cours de l’année écoulée.

Une loi d’actualisation aurait permis davantage de transparence ; à l’opposé, on nous demande un blanc-seing sans réel contrôle parlementaire, alors même que la privatisation croissante de nos industries d’armement affaiblit le contrôle nécessaire de la Nation et fait s’envoler les coûts.

Les enjeux d’une loi de programmation d’une telle ampleur ne peuvent être examinés en faisant abstraction des concepts stratégiques qu’elle entend servir.

Depuis 2017, le discours présidentiel n’a cessé de renforcer l’affirmation selon laquelle notre sécurité ne saurait être assurée qu’avec un « modèle d’armée complet sur tout le spectre d’intervention », toujours davantage capable d’« entrer en premier » dans des conflits de « plus en plus haute intensité ». La montée des menaces justifierait donc une armée de plus en plus tournée vers la projection de nos forces.

Or, au moment même où vous réaffirmez ce modèle de projection, l’échec de l’opération Barkhane au Sahel sonne comme un rappel à l’ordre. Nous y avons pourtant englouti progressivement plus de 1 milliard d’euros par an.

Notre assemblée, qui a moult fois sollicité auditions et débats pour examiner et évaluer le bilan réel de cette intervention militaire d’envergure, a appris par la presse le revirement présidentiel sur Barkhane. Là encore, quel mépris du Parlement !

Pour notre part, nous n’avons cessé de donner l’alerte. Nous étions face à un engrenage : la militarisation risquait de créer un terrain propice à l’extension des menaces djihadistes, lesquelles prospèrent dans le chaos créé par la guerre dans des pays d’Afrique toujours pillés et vulnérables à la déstabilisation. Malheureusement, nous y sommes ; les violences s’étendent partout en Afrique – au Mali, au Burkina Faso, dans la région des trois frontières, en Côte d’Ivoire ou encore au Mozambique.

Puisqu’il faut bien décrypter ce que l’on refuse de venir nous expliquer au Parlement, il semble que la « rationalisation » de notre politique d’intervention militaire en Afrique soit moins un « retrait » de nos armées qu’une « reconfiguration », le but étant de déployer nos forces d’intervention plus avant et dans un plus grand nombre de pays. Le logiciel semble donc inchangé, mais les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Pendant ce temps, comme le montrera probablement – et malheureusement – le vote définitif du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, nous sommes incapables de programmer une véritable montée en charge de notre aide publique au développement vers l’objectif de 0,7 % du PIB.

Demain, nous nous réunirons en commission mixte paritaire pour examiner une nouvelle fois ce projet de loi de programmation. Nous aurons été incapables d’y inscrire un engagement ferme de 28 milliards d’euros – dix fois moins que la LPM ! – à destination des pays les plus pauvres d’ici à 2025.

Pourtant, ces milliards ne sont-ils pas indispensables à la sécurité du monde ? Notre priorité militaire peut-elle véritablement tenir lieu de politique de sécurité planétaire ? Ne faudrait-il pas au contraire travailler à de nouvelles logiques de développement et de coopération, qui fassent reculer le moins-disant fiscal et qui confortent la mobilisation des ressources internes de ces pays ?

Si nous ne nous donnons pas les moyens d’une lutte ambitieuse contre la pauvreté, la sous-alimentation, les dérèglements climatiques et toute forme d’insécurité humaine dans le monde, il y a fort à parier que la militarisation croissante de nos relations internationales n’engendrera ni paix, ni sécurité collective, ni recul des formes de guerre hybrides ou asymétriques. Bien au contraire, elle entraînera la dissémination des violences et des conflits. Et je ne parle pas des ventes d’armes, dont nous sommes un champion mondial : elles dispersent un peu partout dans ce monde instable des arsenaux qui sont de véritables bombes à retardement, comme on l’a vu récemment au Yémen.

Ainsi, tout nous incite à réinterroger les objectifs de la LPM.

Nous prétendons créer de la sécurité mondiale en développant notre capacité militaire de projection dans tous les domaines. Nous le faisons en revendiquant le concept, élaboré par l’OTAN, des 2 % de dépenses militaires dans les budgets nationaux des pays de l’Alliance atlantique.

Nous courons sur tous les fronts de l’escalade armée : en Europe de l’Est, avec les manœuvres militaires de l’OTAN face à la Russie ; dans la zone Indo-Pacifique, avec les démonstrations de force maritimes aux côtés des États-Unis face à la Chine ; en Europe, pour promouvoir de coûteux programmes industriels de défense aux objectifs stratégiques au demeurant très mal définis ; en Afrique, comme je l’ai dit.

Nous nous apprêtons à lancer le projet d’un porte-avions de nouvelle génération à propulsion nucléaire, estimé à 10 milliards d’euros d’ici à 2038, et pour quels objectifs ? La sécurité de nos espaces maritimes ? Ou bien plutôt dans une logique de puissance et de projection, là encore, de nos forces extérieures ?

Nous jouons un jeu dangereux en usant de notre puissance militaire comme d’une arme politique et diplomatique, loin de nos besoins de sécurité nationale.

Nous acceptons sans broncher la militarisation de l’espace. Or c’est probablement l’un des dangers les plus grands, et peut-être l’un des plus coûteux, du XXIe siècle. En parallèle, nous lançons à notre tour, avec fierté, un commandement militaire de l’espace. La LPM prévoit d’importants investissements en la matière afin de rivaliser avec les programmes massifs états-uniens, russes, chinois et israéliens.

On le sait : les traités de 1967 et de 1979 doivent être révisés. Pourtant, en octobre 2018, notre gouvernement s’est montré particulièrement discret quand il s’est agi de discuter d’une telle révision. Les Nations unies déclaraient ainsi par la voie d’un communiqué : « Sans pour autant écarter la possibilité d’un nouveau traité, pour la France, le Royaume-Uni ou l’Italie, l’urgence est toutefois d’adopter au plus vite de nouvelles mesures qui répondent aux préoccupations les plus aiguës. » En d’autres termes, on a préféré mettre le doigt et même les deux mains dans une machine dont on sait qu’elle nous happera le bras.

Nous sommes les acteurs d’une escalade militaire mondiale qui est repartie à un rythme fou, tout autant tirée par les appétits de profits que font miroiter la sophistication et les ruptures technologiques que par les entrepreneurs de violence et de guerre, étatiques ou non, qui prospèrent dans les insécurités mondiales.

Où allons-nous ? Combien de temps allons-nous continuer ainsi ? Pour préparer quelle paix ou, plus exactement, quelle guerre ?

Ce cycle apparaît de nouveau sans fin. Loin du fatalisme de la guerre et des menaces, la France, tout en assurant sa sécurité, devrait lever haut et fort le drapeau de la désescalade. Or nous ne sommes jamais au rendez-vous des batailles mondiales pour le désarmement.

Un vent de mobilisation s’est levé aux Nations unies pour relancer un processus mondial de désarmement militaire, avec la signature par de nombreux pays du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) ; nous avons combattu cette dynamique plutôt que de nourrir le débat mondial et multilatéral en faveur de nouvelles étapes de désarmement nucléaire.

À son terme, la LPM aura consacré plus de 37 milliards d’euros à la modernisation de notre dissuasion. Or agir pour débarrasser le monde et notre pays de ce fardeau dans un processus multilatéral de désarmement reste une condition de la sécurité collective et de la paix.

Monsieur le Premier ministre, madame la ministre, vous l’aurez compris : les élus de notre groupe s’opposeront au quitus que vous nous demandez, parce que de tels engagements budgétaires ne peuvent être ratifiés à la légère, encore moins aujourd’hui qu’hier, et parce que nous avons plus que jamais besoin de repenser les concepts mêmes de défense nationale et de sécurité humaine globale planétaire. On ne saurait les considérer, ces concepts, au seul prisme de la progression de nos dépenses militaires ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)

M. le président. La parole est à M. Olivier Cigolotti, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Olivier Cigolotti. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, en 2018, lors de l’examen initial de la loi de programmation militaire pour la période 2019-2025, le Sénat a unanimement salué l’effort sans précédent souhaité par le Gouvernement en matière de défense nationale. La LPM fixe de réelles ambitions pour nos forces, en tirant les enseignements d’un contexte stratégique marqué par l’augmentation et l’intensité des menaces.

Après de nombreuses années de déflation et d’une réduction de moyens incohérente au regard de l’engagement de nos armées en opérations extérieures, cette loi de programmation a permis de réparer certaines fragilités et de préparer, à l’horizon de 2030, la défense de notre Nation et de l’Europe tout entière, grâce à une trajectoire de remontée en puissance.

Les quatre axes prioritaires de la loi de programmation ont été validés et confortés par le Sénat : l’amélioration des conditions d’exercice de nos militaires, le renouvellement des capacités opérationnelles, le renforcement de notre autonomie stratégique dans les domaines de l’espace, du cyber et du renseignement, ainsi que le défi de l’innovation pour faire face aux enjeux à venir.

À ces points de vigilance, le Sénat a souhaité ajouter une « clause de revoyure » afin de suivre, année après année, la trajectoire budgétaire et le calendrier des livraisons. C’est donc avec beaucoup de déception que nous avons appris, monsieur le Premier ministre, que la révision de la loi de programmation militaire ne s’effectuerait pas par voie législative.

Mes collègues rapporteurs pour avis de la mission « Défense » du budget et moi-même avons accompli, à la demande du président de la commission Christian Cambon, un travail de fond, afin d’être prêts à remplir notre rôle lorsque le projet de loi d’actualisation nous serait soumis. Ainsi, dès la préparation du débat budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2021, nous avons engagé et multiplié les auditions.

Nous nous sommes parfois sentis bien seuls à travailler sur ce sujet, sans nous défaire jamais de l’impression que des consignes de non-communication avaient été transmises. Comment expliquer autrement que des questions liées à la trajectoire de remontée de la préparation opérationnelle et à sa conformité aux objectifs fixés par la LPM n’aient pas obtenu de réponse ?

Vous l’aurez compris, monsieur le Premier ministre, le Sénat n’est pas disposé à accepter que l’actualisation de la programmation militaire se réduise au seul débat que nous avons aujourd’hui. Le Sénat a voté la LPM à la quasi-unanimité et il a largement salué et soutenu cette ambition de reconstruction, mais nous avions alerté le Gouvernement sur l’importance des efforts à fournir en matière de préparation opérationnelle.

En effet, nos soldats ne sont pas suffisamment entraînés par rapport aux standards internationaux et la remontée de l’activité opérationnelle a été reportée à 2025, alors que cette dernière est essentielle à leur sécurité en OPEX. Nous ne pouvons que constater que certains indicateurs ne progressent pas, même s’il est difficile d’apprécier si les moyens mis à la disposition de nos armées sont adaptés aux efforts à produire.

Lors de nos déplacements, nous mesurons les attentes de nos marins, de nos aviateurs et de nos soldats, dont nous saluons l’engagement exceptionnel ; nous mesurons également leur satisfaction de voir arriver le premier sous-marin de classe Barracuda, les avions ravitailleurs A330 MRTT (Multi Role Tanker Transport), les premiers Griffon ou les fusils d’assaut HK 416 F ; mais, dans le détail, le compte n’y est pas tout à fait.

Lors de l’examen de la LPM, deux dispositions avaient été adoptées sur l’initiative de notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées : la fixation d’objectifs annuels de progression de l’activité opérationnelle et la présentation d’un bilan annuel de remontée de la préparation opérationnelle. Aucune de ces deux dispositions n’a été mise en œuvre.

Notre travail préparatoire nous a permis d’estimer que les trajectoires de remontée de la préparation opérationnelle, non transmises, ne sont pas respectées. À titre d’exemple, les équipages des chars Leclerc ont vu la durée de leur entraînement diminuer de 35 % entre les deux premières années d’application de la loi de programmation.

Dans ces conditions, comment atteindre les objectifs de haute intensité à l’horizon de 2030 en prenant en compte l’actualisation stratégique ? Là encore, les discours qui tendraient à reporter à la prochaine LPM l’accélération de la préparation opérationnelle en vue de la haute intensité ne sont pas compatibles avec la réalité des faits. La haute intensité ne sera atteinte que si la trajectoire est mise en œuvre suffisamment tôt, avec exigence et régularité.

J’en arrive à l’entretien programmé des matériels (EPM), qui doit bénéficier de 35 milliards d’euros sur la durée de la LPM, dont 22 milliards d’euros d’ici à 2023. Pour respecter les objectifs définis, en supposant un effort identique chaque année jusqu’en 2023, les crédits consacrés à l’EPM devraient s’établir à 4,4 milliards d’euros par an. Or nous n’y sommes pas, car les crédits inscrits dans les lois de finances initiales pour 2019, 2020 et 2021 ont été bien inférieurs ; manquent 900 millions d’euros au titre des trois premières années d’exécution.

D’autres facteurs contribuent à accroître encore les besoins en entretien programmé des matériels.

Certains sont conjoncturels, tels que le coût de réparation du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Perle pour une soixantaine de millions d’euros, le rattrapage de la réduction d’activité de l’armée de l’air en début d’exécution de la LPM ou encore le surcoût lié à l’utilisation d’aéronefs vieillissants du fait de la livraison des douze Rafale destinés à la Grèce.

D’autres sont structurels et découlent de la mise en œuvre de la politique de verticalisation des contrats d’entretien programmé des matériels, notamment dans le domaine aéronautique. Ces contrats verticalisés se traduisent dans un premier temps par des surcoûts en raison de la création de nouvelles chaînes industrielles d’EPM et de la remise à niveau des stocks de pièces de rechange étatiques, transférés à l’industriel lors de la mise en œuvre du contrat verticalisé.

Ainsi, les besoins d’EPM exprimés par les armées jusqu’à la fin de la programmation seront supérieurs aux crédits prévus par la LPM, alors que les dernières années d’exécution, 2024 et 2025, se caractérisent déjà par une marche impressionnante, la dotation budgétaire dédiée à l’EPM devant atteindre 6,5 milliards d’euros.

De tous ces sujets, monsieur le Premier ministre, nous aurions pu et dû débattre longuement, sans oublier les services de soutien de nos armées, essentiels, dévoués, cultivant l’excellence malgré des conditions difficilement tenables. Comment peut-on voir se creuser encore, en pleine pandémie, le déficit en médecins de premier recours ? Comment peut-on atteindre des taux de projection des équipes chirurgicales supérieurs à 200 % ? Vous le voyez, les sujets ne manquent pas ; ils sont d’une importance cruciale pour nos forces, ce qui justifie pleinement notre exigence d’un débat parlementaire approfondi.

Les efforts engagés par le Gouvernement pour nos armées sont reconnus par le Sénat. Il serait souhaitable que le Gouvernement reconnaisse réciproquement le rôle du Parlement sur ces sujets.