compte rendu intégral

Présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires :

Mme Esther Benbassa,

M. Pierre Cuypers.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix-neuf heures.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du vendredi 25 février 2022 a été publié sur le site internet du Sénat.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté.

2

Candidature à une commission

M. le président. J’informe le Sénat qu’une candidature pour siéger au sein de la commission des affaires européennes a été publiée.

Cette candidature sera ratifiée si la présidence n’a pas reçu d’opposition dans le délai d’une heure prévu par notre règlement.

3

Allocution de M. le président du Sénat

M. le président. Monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, alors que l’armée russe intensifie, en ce moment même, ses attaques en bombardant Kharkiv, en resserrant son étau autour de Kiev, en donnant l’assaut à Marioupol et en prenant pour cibles les populations civiles, je souhaiterais que nous rendions, ensemble, hommage à la résistance du président Zelensky, des autorités et du peuple ukrainiens, qui affrontent avec bravoure l’invasion de leur pays. (M. le président du Sénat ainsi que Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et applaudissent longuement.)

C’est pour cette raison que j’ai voulu la présence, dans notre hémicycle, du drapeau de l’Ukraine, aux côtés des drapeaux français et de l’Union européenne.

Je voudrais adresser, en votre nom à tous, un salut fraternel au président de la Rada de la République d’Ukraine, M. Ruslan Stefanchuk, et aux collègues parlementaires ukrainiens. Le parlement ukrainien a toute sa place dans la grande famille du parlementarisme européen.

J’aurais dû m’entretenir cet après-midi même par téléphone avec le président de la Rada, mais pour assurer sa sécurité il a dû se mettre, sans tarder, à l’abri des bombardements.

Mes chers collègues, dans l’hémicycle du Sénat, ce 25 février, sur l’initiative de notre collègue Christian Cambon et de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées qu’il préside et en présence de l’ambassadeur d’Ukraine en France, les commissions des affaires étrangères et de la défense des parlements des vingt-sept États membres de l’Union européenne et du Parlement européen ont adopté, par consensus, une déclaration solennelle de solidarité à l’égard de l’Ukraine. Cette déclaration intervenait dans le cadre du volet parlementaire de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Mais au-delà de la manifestation de solidarité, la déclaration adoptée s’est voulue exigeante. Elle a demandé aux gouvernements européens et à la Commission européenne d’intensifier encore les mesures prises à l’encontre de la Russie et d’amplifier le plan de soutien au Gouvernement ukrainien, qu’il s’agisse de l’aide humanitaire, des mécanismes de protection civile ou de la fourniture à l’Ukraine de tous les moyens nécessaires, y compris militaires.

En cet instant de gravité, il importe d’être à la hauteur des circonstances, car les destins de l’Ukraine et de l’Union européenne sont intimement liés : en Ukraine se jouent aussi la sécurité et les valeurs de l’Union européenne.

4

Décision de la Russie de faire la guerre à l’Ukraine

Déclaration du Gouvernement suivie d’un débat

M. le président. L’ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d’un débat, en application de l’article 50-1 de la Constitution, relative à la décision de la Russie de faire la guerre à l’Ukraine.

Monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, je vous informe que, au regard de l’évolution de la situation sanitaire, les orateurs pourront retirer leur masque lorsqu’ils s’exprimeront depuis la tribune.

La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur toutes les travées, à lexception de celles du groupe CRCE.)

M. Jean Castex, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, en décidant, dans la nuit du 23 au 24 février, de déclencher une attaque militaire massive contre l’Ukraine, la Fédération de Russie a commis un acte de guerre qui enfreint toutes les règles du droit international, rompt avec tous ses engagements et bafoue les valeurs de paix et de liberté sur lesquelles le continent européen a construit son équilibre depuis plusieurs décennies.

Comme le Président de la République l’a souligné, nous faisons face à une situation de guerre, mais également à un tournant dans l’histoire de l’Europe et de notre pays.

Je veux le redire ici d’emblée : la France condamne de la manière la plus absolue cette agression cynique et préméditée.

En ces instants tragiques, je veux redire tout notre soutien au peuple ukrainien qui vit des moments terribles, ainsi qu’à toutes les victimes de ce drame, absolument inconcevable entre deux pays voisins en Europe au XXIe siècle.

Je veux également dire mon admiration au président Zelensky qui, depuis Kiev assiégée, mène le combat et fait face avec courage, responsabilité et dignité.

Je veux enfin saluer le travail remarquable de nos agents en poste à l’ambassade de France en Ukraine. Cette équipe, sous l’autorité de notre ambassadeur, Étienne de Poncins, œuvre dans des conditions particulièrement difficiles. Pour des raisons de sécurité, elle s’est déplacée hier de Kiev à Lviv. Nous restons extrêmement attentifs à sa protection.

Je veux aussi saluer plus largement le travail des agents de l’État qui, jour et nuit, se relaient pour porter assistance aux Français et marquer notre soutien aux autorités ukrainiennes.

La gravité de la situation m’a conduit à proposer, dès la semaine dernière, aux présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale et aux présidents de groupe et des commissions compétentes des deux assemblées de réunir sans délai un comité de liaison qui nous a permis de partager, vendredi dernier, des informations importantes et de répondre à l’essentiel des questions qu’ils ont bien voulu nous soumettre. J’ai invité hier, dans le même esprit, les candidats à l’élection présidentielle.

J’ai également souhaité répondre à la demande légitime que la représentation nationale tout entière puisse s’exprimer sur ce sujet de la plus haute importance, ce qui me conduit à vous soumettre aujourd’hui une déclaration au titre de l’article 50-1 de la Constitution portant sur le conflit en Ukraine. Cette déclaration sera suivie d’un débat.

Mesdames, messieurs les sénateurs, la France n’a pas ménagé ses efforts ces dernières semaines et ces derniers mois pour faire valoir, jusqu’au bout, la voie de la raison et de la paix.

Ce faisant, nous nous sommes inscrits dans la ligne constante qu’a suivie notre diplomatie vis-à-vis de la Russie du président Poutine depuis le président Chirac. Ce fut le cas dans le cadre du conflit en Géorgie avec le président Sarkozy. Ce fut le cas encore pour l’Ukraine depuis le premier jour des tensions, en 2013, et ensuite avec les accords de Minsk de 2014, signés alors que le président Hollande était à l’Élysée.

En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, en tant que présidente en exercice du Conseil de l’Union européenne, au regard aussi de ce que sont ses valeurs et l’idée qu’elle se fait de la paix et du mode de résolution des conflits, la France se devait, se doit, d’assumer son rôle. Les initiatives prises par le chef de l’État se sont multipliées, en liaison étroite avec nos partenaires européens et les États-Unis.

Ces efforts n’ont pas abouti. Vladimir Poutine a non seulement déchiré les accords de Minsk, mais il a aussi rompu tous les engagements qu’il avait pris dans les derniers jours. Il en porte la pleine et entière responsabilité.

Évidemment, la France n’a jamais sous-estimé le risque du scénario du pire. Nous observions avec nos partenaires et alliés le déploiement progressif d’un dispositif militaire massif en Biélorussie, aux frontières de l’Ukraine, en mer Noire : plus de 150 000 hommes, équipés des moyens les plus modernes. Ce dispositif militaire, le président russe nous assurait qu’il se retirerait une fois les exercices terminés, tout en appelant au dialogue diplomatique sur des garanties de sécurité pour la Russie, et tout en répétant que la Russie ne s’apprêtait pas à envahir l’Ukraine.

Vladimir Poutine a menti.

Il a menti à la communauté internationale, il a menti au Président de la République, il a menti à son propre peuple. Non, aucun génocide n’a eu lieu contre les populations russophones du Donbass. Non, il n’y a pas d’armes nucléaires sur le sol ukrainien. Non, M. Zelensky n’est pas à la tête d’un régime nazi, terme particulièrement infâme quand il est appliqué à un pays pleinement démocratique.

La suite, vous la connaissez : le 21 février, les masques sont tombés. La reconnaissance par le président de la Fédération de Russie des deux régions séparatistes de l’est de l’Ukraine, l’ordre donné aux forces russes d’occuper ces territoires et l’invasion de l’ensemble du territoire ukrainien depuis la Russie, la Crimée et la Biélorussie constituent le premier acte de cette crise qui sera sans doute longue.

Vladimir Poutine a ainsi fait le choix de la guerre. Il a fait le choix de vouloir inverser le cours de l’Histoire et de revenir sur les acquis qui avaient suivi la fin de l’Union soviétique. Il a pris le prétexte de la situation dans la région du Donbass pour violer la souveraineté territoriale et chercher à renverser le gouvernement légitime d’un pays de 44 millions d’habitants.

Face à cette agression inacceptable, il convient de réagir dans l’unité et dans la durée pour, à la fois, soutenir nos amis ukrainiens et ne pas laisser cet acte de guerre sans réponse ni conséquence.

Nous devons pour cela nous appuyer sur quatre principes d’action.

Le premier principe, c’est la fermeté.

D’abord, par respect pour le droit international, dans l’enceinte des Nations unies : la résolution présentée en urgence devant le Conseil de sécurité n’a pas été adoptée en raison du veto russe, mais elle a permis de démontrer l’isolement de la Russie, de même que les échanges, très intéressants, qui ont suivi en Assemblée générale et qui ont donné lieu à une condamnation extrêmement large et ferme par la communauté internationale.

Ensuite, par la mise en place de plusieurs trains de sanctions que nous avons voulu prendre très rapidement. Le Conseil européen, sous présidence française, a ainsi approuvé trois paquets de sanctions les 23, 25 et 27 février. Ces mesures prises en coordination avec nos alliés couvrent un éventail large des activités économiques russes.

Tout d’abord, nous avons décidé d’assécher la capacité de financement extérieur de l’économie russe. Depuis hier, quatre heures du matin, toutes les transactions avec les réserves de la banque centrale russe sont interdites et ses avoirs détenus à l’étranger sont gelés. Cette mesure est complétée par l’interdiction imposée à la majorité des banques russes d’accéder à la messagerie de transmission des paiements Swift.

Ce paquet de sanctions financières est inédit par son ampleur et ses effets sont déjà palpables : le rouble a dévissé de près de 30 % à l’ouverture des marchés lundi matin.

L’Union européenne a également fermé l’intégralité de son espace aérien aux aéronefs et aux compagnies aériennes russes, y compris l’aviation d’affaires.

En outre, les avoirs et les ressources économiques détenus et contrôlés par les personnes sur lesquelles s’appuie le pouvoir de Vladimir Poutine ont été gelés. Les personnes visées – 476 à ce jour – ne pourront plus accéder à leurs avoirs détenus dans les pays ayant pris ces sanctions, qui comprennent la Suisse et Monaco – j’insiste sur ce point, parce que nous y avons pris notre part –, et elles ne pourront plus s’y rendre. Vladimir Poutine fait d’ailleurs partie de la liste des personnes sous sanction, tout comme Sergueï Lavrov.

Par ailleurs, les différentes coopérations entre l’Union européenne et la Russie dans les domaines industriel, scientifique, culturel ou sportif sont suspendues.

Le Conseil européen a également demandé la préparation d’un paquet de sanctions – ce sera le quatrième – contre la Biélorussie, qui a pris une part très active dans cette agression.

Les échanges se poursuivent pour aller plus loin. Nous y sommes prêts. L’essentiel était d’agir rapidement, de bien cibler nos mesures pour qu’elles produisent un effet massif sur l’économie russe, à court terme bien sûr, mais aussi et surtout dans la durée, quitte à les durcir encore au cours des prochains jours.

Évidemment, ces sanctions ne seront pas indolores pour les économies européennes. Nous le savons et nous vous proposons de l’assumer, sauf à se contenter de mesures sans réelle portée. Bien sûr, nous savons que la Russie arrêtera à son tour des contre-mesures et nous devons nous tenir prêts.

Nous devons accompagner nos concitoyens et nos entreprises afin qu’ils supportent au mieux les impacts économiques de ces mesures, notamment les probables tensions sur les approvisionnements et les prix de certains produits. À la demande du Président de la République, le Gouvernement prépare à cet effet un plan de résilience qui sera finalisé dans les tout prochains jours et, si ce plan nécessitait l’adoption de mesures législatives, nous demanderions évidemment leur inscription à l’ordre du jour du Parlement.

Je pense en particulier à certaines de nos filières industrielles et agricoles ; comment ne pas évoquer ce dernier secteur au moment où se tient le Salon international de l’agriculture ?

Je pense aussi aux ménages, notamment en tant que consommateurs d’énergie, et d’autant plus qu’un mouvement de hausse très puissant les affecte déjà très fortement depuis plusieurs mois.

Pour tous ces acteurs de notre vie économique et sociale, des mesures très fortes de protection ont déjà été prises depuis septembre dernier. Le bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie a ainsi permis de consacrer plus de 16 milliards d’euros à la protection de nos concitoyens et de nos entreprises face à la hausse des prix de l’énergie. Ces mesures d’accompagnement et de protection seront prolongées et renforcées autant que nécessaire, sur la base des travaux en cours.

Mais c’est bien la Russie qui va souffrir le plus des conséquences de ces sanctions. La guerre unilatérale et injustifiée que Vladimir Poutine a déclenchée doit avoir un coût élevé pour lui et ses soutiens.

Le deuxième principe de notre action, c’est la solidarité avec le peuple, le gouvernement et le parlement ukrainiens. Cette solidarité, le Président de la République l’a réitérée au président Zelensky lors de leurs entretiens quasi quotidiens.

Cette solidarité, nous l’exprimons symboliquement par le maintien de notre représentation diplomatique – elles sont peu nombreuses à continuer d’être présentes – et par l’attention permanente que nous portons à nos ressortissants.

Ce sont environ un millier de nos compatriotes qui vivent en Ukraine – certainement moins à cette heure. Nous sommes en contact avec eux dans le cadre du dispositif mis en place par le centre de crise et de soutien sous l’autorité du ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Des équipes consulaires ont été déployées aux postes-frontières dans les pays limitrophes pour accueillir nos concitoyens qui veulent et peuvent quitter le pays ; selon les chiffres disponibles ce matin, 252 d’entre eux sont partis. Hier, vous le savez, la possibilité de quitter Kiev par le sud leur a été signalée.

Nous exprimons aussi notre soutien à l’Ukraine par un appui économique renforcé portant sur 300 millions d’euros d’aide immédiate.

Nous soutenons également les forces armées ukrainiennes – je sais que c’est un sujet qui vous préoccupe – avec des livraisons de carburant et de matériel militaire, y compris de l’armement, en liaison avec nos partenaires européens ; Mme la ministre des armées aura l’occasion d’y revenir. Nous continuerons de le faire aussi longtemps que nécessaire.

Nous nous préparons, au niveau de l’Union européenne, à faire face aux conséquences humanitaires de cette crise. Je pense évidemment en particulier à l’afflux de réfugiés, dont on peut craindre qu’il soit massif. Le mécanisme de protection civile de l’Union européenne a d’ores et déjà été activé : dans ce cadre, 33 tonnes de matériel humanitaire parties de Paris sont déjà arrivées à la frontière ukrainienne. Les acheminements se poursuivent cette semaine, incluant de l’aide médicale ; il y en a tous les jours.

La France soutiendra aussi les pays frontaliers de l’Ukraine qui accueilleront les réfugiés et nous proposerons, dans le cadre de la présidence du Conseil de l’Union européenne, qu’un dispositif de solidarité permette une juste répartition des efforts d’accueil de ces réfugiés entre les pays de l’Union. Bien entendu, nous y contribuerons nous-mêmes.

Je veux aussi souligner la forte mobilisation spontanée de nos concitoyens, des collectivités territoriales ou encore du milieu associatif pour apporter une aide humanitaire au peuple ukrainien. Cet élan de générosité fait honneur à la France et, bien entendu, l’État l’organisera et l’accompagnera.

Troisième principe de notre action, l’unité.

Tout ce que nous faisons – c’est une condition d’efficacité –, nous le décidons conjointement avec nos partenaires au sein de l’Alliance atlantique comme de l’Union européenne.

Vous l’avez vu et constaté comme tous nos concitoyens : la réponse de l’Europe a été unitaire, rapide, forte. Cette unité, cette rapidité, cette intensité ont surpris, y compris, sans doute, le président Poutine.

Cette unité, cette rapidité, cette intensité sont inédites. Nous pouvons collectivement en être fiers. Nous pouvons être fiers du rôle que la présidence française a pu jouer pour les stimuler, car la France, le Président de la République et le Gouvernement – c’est notre rôle – sont à la manœuvre et à l’initiative.

Tout cela nous montre plus largement le cap : faire des Européens les acteurs de leur sécurité collective et renforcer leur souveraineté. Cet enjeu que, je vous le rappelle, la France porte depuis longtemps – ai-je besoin de faire référence au discours prononcé par le Président de la République à la Sorbonne il y a quelques années ? – sera au cœur du prochain Conseil européen des 10 et 11 mars prochains qui examinera notamment le projet de boussole stratégique que nous avions, dès avant le début de cette crise, placé au premier rang des priorités de la présidence française.

Le quatrième principe, enfin, sans doute le plus difficile à appliquer en ce moment, c’est le maintien du dialogue.

Comme je vous l’ai déjà dit, la diplomatie française n’a jamais ménagé ses efforts pour éviter cette crise et chercher inlassablement le chemin de la désescalade.

Le Président de la République s’est personnellement engagé et continue de le faire. Nous restons persuadés que la diplomatie a encore toute sa place pour mettre fin à la guerre et nous continuerons de dialoguer avec tous les protagonistes de cette crise, sans relâcher nos efforts et sans céder sur les principes du droit et du respect de la souveraineté des États.

Ce dialogue est indispensable, mais, si Vladimir Poutine ou ses collaborateurs souhaitent négocier, ils doivent d’abord faire taire les armes. Encore hier, le chef de l’État s’est entretenu longuement avec le président russe. Il a réitéré la demande de la communauté internationale d’un cessez-le-feu immédiat. Il a appelé au respect du droit international humanitaire et de la protection des populations civiles comme de l’acheminement de l’aide, conformément à la résolution portée par la France au Conseil de sécurité des Nations unies.

Mesdames, messieurs les sénateurs, cette crise sera longue et aura des conséquences majeures sur l’avenir de l’Europe, mais pour autant c’est bien le droit, la paix et la démocratie qui devront à la fin en sortir vainqueurs.

Nous assistons au premier acte. Il n’est pas terminé et, sans surprise, il fait apparaître le déséquilibre des forces en présence, mais aussi le courage admirable du peuple ukrainien et la mobilisation inédite de la communauté internationale.

Nous avons toujours été clairs et nos amis ukrainiens l’ont d’emblée compris : un pays comme la France ne peut recourir à la force que si elle est directement attaquée ou dans le cadre des systèmes d’alliance dont elle fait partie.

L’Alliance atlantique dont nous sommes membres est une alliance défensive. Elle se défend lorsque l’un de ses membres est agressé, et l’Ukraine n’est pas membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Mais il n’y a aucun doute sur le fait que nous serions amenés à nous engager militairement pour la protection de nos alliés de l’Europe de l’Est si le conflit devait connaître d’autres extensions au-delà du territoire ukrainien, dans les pays membres de l’Alliance.

Le Président de la République a d’ores et déjà décidé de renforcer notre participation au dispositif de l’OTAN dans les pays baltes, en Pologne et en Roumanie. Tout en restant engagée dans l’approfondissement de l’Europe de la défense, la France tient sa place de membre actif, solidaire et impliqué dans l’Alliance atlantique. À ce titre, je rappelle que nos forces armées participent sans interruption depuis plusieurs années à la réassurance de nos alliés orientaux, notamment dans les pays baltes où notre engagement va se poursuivre à terre et dans les airs. Nous allons également prendre la tête, en tant que nation-cadre, d’un bataillon multinational qui va se déployer cette semaine en Roumanie.

Nous faisons cela, parce que nous le devons, mais aussi parce que nous le pouvons. Je veux ici rappeler à la représentation nationale et à l’ensemble de nos concitoyens que, si nous le pouvons, c’est parce que le Président de la République a su donner depuis 2019 une inflexion forte aux moyens affectés à notre défense nationale. (Murmures appuyés sur les travées du groupe Les Républicains.) En effet, ce sont les chiffres, mesdames, messieurs les sénateurs, la loi de programmation militaire a porté les crédits du ministère des armées de 31 milliards d’euros par an à 41 milliards.

Nous devons désormais tout mettre en œuvre, collectivement, pour écrire les actes suivants de cette crise. Elle va s’inscrire dans le temps long. Le peuple russe va être, lui aussi, la victime collatérale des décisions de Vladimir Poutine – peut-être n’en a-t-il pas encore conscience, abreuvé par une propagande médiatique qui travestit la réalité des faits. Je ne suis pas certain que ce soit le destin qu’il ait choisi, car le peuple russe est un grand peuple.

Les efforts de guerre qu’il faudra payer, les sanctions économiques subies, la mise au ban des nations vont appauvrir et isoler la Russie au détriment de son peuple qui n’a évidemment pas été consulté par son président. Nous devons nous adresser au grand peuple russe et clairement mener la bataille de la communication, dans un cadre partenarial, comme nous avons commencé à le faire avec les chaînes d’information, ou plutôt de désinformation, contrôlées par le pouvoir russe.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous l’aurez compris, l’agression de l’Ukraine par les forces de Vladimir Poutine va bien au-delà d’un simple conflit entre deux pays. Cette agression, qu’il qualifie dans son narratif d’« opération militaire », est en réalité une atteinte majeure aux principes les plus fondamentaux du droit international, de la souveraineté et de l’intégrité des États. Ces bruits de botte à l’est de l’Europe nous replongent dans des périodes de l’Histoire que nous pensions durablement derrière nous.

À cela, nous voulons répondre différemment et collectivement, en privilégiant la plus grande fermeté dans nos actions, l’unité avec nos alliés et nos partenaires européens et surtout la solidarité sans faille avec le peuple ukrainien et ses dirigeants, qui, par leur résistance, leur dignité, leur courage, forcent notre admiration et nous obligent. Nous devons être à leurs côtés pour les soutenir, aujourd’hui et demain, par tous les moyens utiles.

À la fin des fins, nous devrons toujours chercher à privilégier l’arme de la diplomatie, la seule qui vaille dans nos démocraties. Nous le ferons, en nous adressant aux peuples russe et ukrainien, deux peuples matures auxquels nous rappellerons incessamment que la voie de la force et de l’impérialisme finit toujours par conduire à l’impasse.

Si aujourd’hui les chars russes envahissent Kiev et non pas Budapest ou Prague, c’est justement parce que l’Europe a su construire avec ses partenaires, autour d’aspirations communes, un ensemble sûr, uni, prospère. Le peuple ukrainien aspire, dans sa majorité, à rejoindre cet ensemble, à s’associer à ce mouvement. Ce mouvement reprendra assurément, car c’est le sens de l’Histoire. (Applaudissements sur toutes les travées, à lexception de celles du groupe CRCE.)

M. le président. Acte est donné de la déclaration du Gouvernement.

Dans le débat, la parole est à M. Bruno Retailleau, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Annick Billon, ainsi que MM. Olivier Cigolotti et Hervé Maurey, applaudissent également.)

M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, la guerre est de retour en Europe et, avec elle, ces images que nous pensions appartenir définitivement au passé : les sirènes hurlantes dans les villes ukrainiennes, la population qui se masse sous terre et les civils – femmes, enfants, vieillards – qui sont jetés sur les routes de l’exode.

L’Histoire est de retour et se rappelle à nos mémoires. Il règne actuellement dans toute la France et dans tous les esprits une émotion légitime. Parce que nous sommes parlementaires, nous nous astreindrons à un devoir patriotique d’unité. Je ne détournerai pas mon propos par des considérations politiques. Je veux m’en tenir à l’essentiel.

Parce que nous sommes parlementaires, des hommes et des femmes publics, nous devons répondre à deux questions essentielles. Premièrement, que faut-il faire ? Deuxièmement, quelle est la signification de cette guerre ? Le Président de la République a évoqué, à juste titre, un tournant : comment se préparer au monde d’après ?

Tout d’abord, que faire ? Il convient de parler clair et de désigner l’agresseur. Certes, des erreurs occidentales ont pu être commises dans le passé, mais j’affirme solennellement à cette tribune qu’aucune erreur ne saurait ni expliquer ni excuser l’agression et l’offensive armée de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, un État libre et indépendant ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC et au banc des commissions.)

Poutine a maquillé cette agression, qu’il mène pour de mauvaises raisons, avec une rhétorique grossière : monsieur le Premier ministre, vous avez vous-même souligné que les termes de « nazification » et de « génocide » étaient hors de propos. Ce sont précisément les nazis qui ont attaqué Kiev en 1941 !

Au-delà du terme de génocide, le crime contre l’humanité correspond précisément à ce qu’ont vécu les Ukrainiens lors de l’Holodomor, la famine voulue par Staline en 1932. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC. – M. Martin Lévrier applaudit également.)

Vladimir Poutine mène cette guerre pour de mauvaises raisons. Il ne supporte pas la présence d’un pays démocratique à la frontière occidentale de la Russie. Alors que certains fêteront – si j’ose dire – le centième anniversaire de la naissance de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), il a en outre choisi d’attaquer un pays frère, l’Ukraine, afin, selon lui, de laver la grande humiliation de l’effondrement de l’URSS. Je tiens à cet égard à rappeler l’une de ses phrases prémonitoires, prononcée en 2005 : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de tête. » Poutine veut, à lui seul, rassembler toute l’histoire russe, des tsars jusqu’aux soviets.

Monsieur le Premier ministre, vous avez raison : nous devons mener la guerre de l’information – nous en parlions lors du débat nous ayant réunis au sujet du Sahel. Nous pouvons prendre exemple sur le président Zelensky qui se filmait devant des bâtiments publics de Kiev ce week-end.

Nous devons mener cette guerre en dissociant le régime russe du peuple russe. Ce grand peuple et cette âme slave ont donné à l’humanité ses plus grandes œuvres littéraires et ses plus grands écrivains tels que Tolstoï, Dostoïevski, Soljenitsyne, ou encore un académicien français, Andreï Makine.

Au-delà du « parler vrai », nous devons agir vite et fort. Vladimir Poutine a parié sur notre incapacité à défendre nos valeurs et nos intérêts, pensant que notre réaction se limiterait à des protestations officielles et à des indignations outragées. Quel bonheur de voir qu’il s’est trompé magistralement ! (M. le Premier ministre et M. le ministre délégué chargé des relations avec le Parlement opinent.)

Lors du coup de force du Kremlin contre Berlin en 1961, le général de Gaulle, en évoquant l’impérialisme soviétique, disait que tout recul pouvait avoir pour effet de surexciter l’adversaire. Or seul compte le rapport de force pour Vladimir Poutine. Comme vous, je suis attaché à la négociation afin de trouver demain un compromis et un chemin pour la paix. Mais nous n’y parviendrons que si nous installons au préalable un rapport de force avec lui. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC. – M. André Gattolin applaudit également.)

Je me réjouis des sanctions qui ont été décidées. La semaine dernière, je trouvais que celles-ci étaient trop graduelles et pas assez importantes – monsieur le Premier ministre, nous en avions parlé à Matignon. Mais depuis les mesures prises ce week-end, je n’ai jamais vu de sanctions aussi massives et aussi rapides dans l’Histoire récente.

Je veux dire à ceux qui doutent que l’économie russe sera certes touchée, mais que les sanctions sont un signal à la mesure de notre détermination. D’aucuns les critiquent en arguant que nous en pâtirons et que nous ferons face à des représailles. Nous devrons alors convoquer le « quoi qu’il en coûte » de l’État qui, cette fois, sera légitime.

Personne ne veut mourir pour Kiev. Nous n’allons pas faire d’une guerre régionale une guerre mondiale. Mais si personne ne veut agir pour Kiev, alors cessons la gesticulation et rendons-nous en cortège à Munich : nous pourrons alors nous abandonner à ce monde sans Histoire décrit par Vaclav Havel et rythmé par les petits soucis privés. Bien évidemment, nous ne voulons pas de ce monde pour nous et nos enfants.

Alors, que devons-nous faire ? Rien de moins que ce que vous accomplissez sur l’initiative du chef de l’État, monsieur le Premier ministre. En renforçant les positions orientales de l’OTAN en Pologne, en Estonie, mais aussi en Roumanie, nous envoyons à la fois un message de détermination et de fermeté, mais surtout un message d’unité.

J’observe au passage que le président de la Fédération de Russie aura finalement réussi à réveiller l’OTAN, prétendument en état de mort cérébrale. Celui-ci sera peut-être parvenu à créer l’Ukraine. En ce qui nous concerne, nous étions convaincus de l’existence de l’Ukraine, mais Poutine a suscité un élan national jamais vu dans le pays.

Nous devons aider le peuple ukrainien par tous les moyens. Comme je l’ai dit dans d’autres lieux, nous devrons accepter de recevoir des réfugiés, principalement des femmes et des enfants. Ce sera à l’honneur de la France. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC. – MM. Martin Lévrier et Jean-Pierre Sueur applaudissent également.)

Faut-il accepter précipitamment l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne ? Nous devons être prudents, car cette initiative pourrait être contre-productive, non seulement pour l’Ukraine, car nous ne devons pas jeter de l’huile sur le feu alors que nous recherchons le chemin de la paix, mais aussi pour l’Europe, qui se diluerait alors dans des élargissements successifs.

De nombreux moyens s’offrent à nous pour aider l’Ukraine. Mais toutes ces actions ne doivent jamais nous faire oublier la recherche de la désescalade. Tous les canaux de la voie diplomatique doivent rester constamment ouverts. En tant que responsables publics, que nous soyons ministres, sénateurs ou députés, nous devons veiller à la grammaire et à notre vocabulaire, et ne pas nous laisser griser par des mots qui peuvent constituer autant d’agressions inutiles. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Hervé Maurey et Olivier Henno applaudissent également.)

J’en viens à la seconde question : quelle est la signification de cette guerre ? Pour la communauté internationale, celle-ci souligne la grande fragilité des institutions multilatérales. L’ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale est chancelant, de même que les grandes et belles illusions sur la fin de l’Histoire et l’unification de la planète sous les auspices du droit et du marché. Quelque vingt et un ans après les attentats du 11 septembre, nous entrons définitivement dans le XXIe siècle. Malheureusement, nous y entrons avec les institutions que nous a léguées le XXe siècle.

Nous devrons faire montre de beaucoup d’imagination et d’audace pour jeter les bases d’un nouveau multilatéralisme. Le lien entre les États-Unis et l’Europe devra être refondé – ce sera plus aisé pour la France que pour certains de ses partenaires. Nous devrons nous inspirer de la formule d’Hubert Védrine à propos des relations entre la France et l’OTAN : « Amis, alliés, mais pas alignés ». Il nous faudra construire un vrai pilier européen au sein de l’OTAN.

Lorsque j’entends le chancelier allemand, j’ai le sentiment que nous sommes à la croisée des chemins. Nous disposons d’une occasion historique de construire une défense européenne.

Madame la ministre des armées, nous occupons une position singulière : la France est le seul pays de l’Union européenne à détenir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, ainsi que l’arme nucléaire. Le modèle de notre armée est complet et notre diplomatie, fondée sur l’équilibre, nous permet d’entretenir des relations non seulement avec l’Est et l’Ouest, mais aussi avec le Nord et le Sud.

L’Europe a connu un réveil brutal. Elle était façonnée pour un autre monde : nous avons cru, comme le soulignait Benjamin Constant, que l’âge de la guerre était terminé et que l’âge du commerce commençait. Or le tragique, la guerre et le rapport de force archaïque sont de retour. Nous avons affaibli notre souveraineté et nos capacités de puissance. Il faudra restaurer notamment notre souveraineté alimentaire, à l’heure où le programme européen Farm to Fork vise à diminuer notre production. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Il faudra restaurer notre souveraineté énergétique, à l’heure où tant d’observateurs préconisent de sortir du nucléaire, qui assure pourtant notre souveraineté. (Mêmes mouvements.)

Il faudra aussi rappeler au juge européen qu’en l’absence de transfert de compétence en la matière, il ne saurait y avoir de primauté du droit européen – en l’occurrence, la directive sur le temps de travail appliquée à nos militaires. (Mêmes mouvements.)

Il nous faudra également restaurer notre sécurité, non pas en la sous-traitant aux États-Unis, mais en la construisant nous-mêmes, sans doute avec les Britanniques au sein du pilier européen de l’OTAN et par le biais de grands programmes d’armement. Je ne crois pas à une armée européenne. En revanche, il existe un chemin que nous devons explorer.

Mes chers collègues, penser la puissance revient à écarter, au moins sur le moyen terme, la perspective fédéraliste, qui ne peut qu’affaiblir les nations, le seul instrument de puissance dont nous disposons aujourd’hui en Europe. Celles-ci sont le dépositaire de la volonté des peuples. La situation en Ukraine montre que la guerre est un choc des volontés. Si les nations peuvent coopérer, on sait depuis Périclès qu’il n’existe pas de meilleure arme que la volonté des peuples.

Je tiens à dire solennellement ce soir dans l’hémicycle du Sénat que le Président de la République a eu raison de qualifier cette guerre de « tournant historique ». Il nous faut trouver ce chemin français, celui de la liberté, de la souveraineté et de la Nation, car il correspond à l’histoire de la France et à la place qu’occupe la France dans l’Histoire. C’est ce que demande à cor et à cri le peuple ukrainien, les armes à la main.

Malraux, que vous lisez, monsieur le Premier ministre, disait que la France n’était elle-même que lorsqu’elle portait une part de l’espérance du monde. Aujourd’hui, la France porte une part de l’espérance du monde, ou plutôt une part de l’espérance ukrainienne.

Aujourd’hui, mes chers collègues, nous sommes tous ukrainiens. Vive la République, vive la France, et surtout vive l’Ukraine libre ! (Mesdames et MM. les sénateurs du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent. – Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et SER.)