M. le président. La parole est à Mme Samantha Cazebonne, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants.
Mme Samantha Cazebonne. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd'hui s'inscrit dans la continuité des travaux engagés par la commission de la culture du Sénat sur les restitutions d'œuvres d'art. Nous pouvons nous féliciter de cette expertise et de ce travail transpartisan, qui a permis de faire émerger sereinement cette question à forts enjeux.
La présente proposition de loi vise à répondre à la demande de restitution du tambour Djidji Ayôkwê émise par les autorités ivoiriennes en 2019. En 2021, le Président de la République s'est engagé à donner satisfaction à cette requête, mais le processus juridique de sortie du tambour des collections publiques n'a pas été enclenché depuis.
Considéré comme une entité spirituelle par les communautés atchanes, auxquelles il appartenait, ce tambour parleur, confisqué en 1916, était un outil de communication servant à prévenir des dangers, à mobiliser pour la guerre. Il a été un outil de communication très utile, notamment lors de la conquête coloniale.
Cette restitution s'inscrit dans le cadre d'une coopération muséale et diplomatique étroite entre la France et la Côte d'Ivoire. Il est donc nécessaire de satisfaire la demande de restitution, afin de préserver la forte relation bilatérale entre la France et la Côte d'Ivoire – dont j'ai pu constater la vitalité lors de mes déplacements –, qu'il s'agisse de culture, de diplomatie, d'enseignement ou de développement. Je salue à cette occasion la présence de M. l'ambassadeur en tribune.
J'en profite également pour insister sur le travail de coopération muséale engagé entre la France et la Côte d'Ivoire en vue d'adapter les infrastructures du musée des civilisations de Côte d'Ivoire à la conservation, à l'exposition du tambour. Ce projet a pu se réaliser grâce à l'appui, sous la houlette du MCCI, de nos agences, comme l'AFD, Expertise France ou encore des entreprises françaises d'ingénierie culturelle.
Je voudrais souligner le rôle essentiel de ces agences dans notre politique de coopération internationale et d'aide au développement, ici dans une optique de développement de politiques culturelles durables. Cette approche partenariale, fondée sur l'échange de savoir-faire et de respect des identités, permet de renforcer le lien entre patrimoine et développement.
Ainsi, le lancement du processus de restitution a débuté le 18 novembre 2024 par la signature, par les ministres de la culture des deux pays, d'une convention de dépôt, c'est-à-dire un prêt de longue durée renouvelable, permettant de préparer le transfert du tambour dans les prochains mois.
Notre commission a jugé que cette solution provisoire n'était pas adéquate, compte tenu, d'une part, des engagements pris par la France et, d'autre part, des investissements fournis dans le cadre de la coopération muséale mise en œuvre. Une intervention législative était nécessaire ; je me réjouis que ce texte ait été déposé.
Je partage les conclusions de la commission sur la nécessité absolue de travailler à une loi-cadre sur les restitutions. Nous ne pourrons continuer de légiférer au cas par cas. Nous avons besoin d'un cadre juridique permettant et de respecter le principe d'inaliénabilité des collections publiques de nous adapter aux enjeux de notre temps.
Le groupe RDPI votera bien évidemment en faveur de la présente proposition de loi.
Je tenais enfin à saluer l'engagement du Gouvernement, qui prolonge la dynamique engagée par le Président de la République dans son discours de Ouagadougou de 2017 et confirmée par les récentes restitutions à la République du Bénin et au Sénégal.
M. le président. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Bernard Fialaire. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe RDSE votera ce texte de restitution d'un bien culturel à la Côte d'Ivoire, comme nous l'avions indiqué en commission. Je souscris totalement aux propos du rapporteur Max Brisson.
Permettez-moi de profiter de l'occasion qui nous est offerte pour évoquer une réflexion que nous pouvons mener sur le statut et la patrimonialité des biens culturels.
L'inaliénabilité des biens culturels est issue de la Révolution française, qui voulait sauvegarder dans le patrimoine national des biens dont la royauté pouvait jouir à son gré. Reconnaissons-le, c'est l'inaliénabilité de la dimension culturelle des biens que nous voulons aujourd'hui garantir. Les différentes restitutions et les conditions que nous exigeons pour de tels transferts de propriété en attestent.
Nous pourrions envisager l'attribution de ces biens culturels à un patrimoine mondial de l'humanité.
M. Pierre Ouzoulias. Très bonne idée !
M. Bernard Fialaire. Ces biens culturels sont inestimables ; ils ne peuvent être négociés. Leur provenance peut prêter à discussion et soulève parfois des disputes historiques sur les us et coutumes en vigueur à l'époque de leur acquisition.
Le débat que nous avons eu sur le terme de « restitution », avec sa connotation culpabilisante, ou de « retour », avec une appréciation purement géographique, n'intègre pas l'apport culturel de l'acquéreur, qui a parfois sauvé de l'oubli, de la négligence ou même de la destruction les biens concernés. Ceux-ci deviennent des biens culturels par le regard porté par leur acquisition. Un bien devenu culturel relève du patrimoine mondial de l'humanité.
Ce ne sont pas des biens comme les autres. La convention de 1972 n'intègre pas les biens culturels matériels. Elle concerne les lieux patrimoniaux et, depuis 2003, le patrimoine immatériel de l'humanité. Ne conviendrait-il pas de faire évoluer cette convention pour l'élargir aux biens culturels matériels ?
Ce patrimoine mondial de l'humanité pourra alors se répartir entre les lieux d'origine de certains biens culturels, qui revêtent une dimension essentielle à l'identité d'un peuple ou d'un territoire – c'est le cas du tambour Djidji Ayôkwê –, et l'exposition dans des musées pour alimenter un dialogue interculturel.
Consacrer l'inaliénabilité culturelle d'un bien plutôt que sa propriété ne serait-il pas un progrès pour l'humanité que nous sommes en droit d'attendre de la contribution de la culture ?
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
M. Bernard Fialaire. Ce progrès dans le domaine culturel pourrait même éclairer une réflexion à mener sur la propriété d'autres biens, réflexion qui serait bien utile dans une période d'agressions territoriales et de prédation de richesses naturelles.
C'est le rôle de la culture que d'ouvrir les esprits et de stimuler l'émergence de concepts qui pourraient rendre notre monde plus beau et plus fraternel.
Madame la ministre, osons. C'est l'honneur de notre culture nationale d'initier cette avancée vers un patrimoine mondial qui intégrerait les biens culturels avec les sites et lieux patrimoniaux, ainsi que le patrimoine immatériel de l'humanité. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. Pierre Ouzoulias. Très beau discours !
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour le groupe Union Centriste.
Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le présent texte visant à restituer le tambour parleur Djidji Ayôkwê à la Côte d'Ivoire s'inscrit dans la lignée de plusieurs textes d'initiative sénatoriale et d'un travail de fond réalisé par notre commission de la culture.
M'exprimant au nom groupe Union Centriste, je tiens à rappeler à quel point celui-ci a été, de longue date, moteur d'une réflexion devenue nécessaire alors que ces vingt dernières années, les demandes se sont faites de plus en plus pressantes, les pays anciennement colonisés retrouvant le chemin de leur histoire, ainsi que le besoin de renouer avec leur passé, de valoriser leur culture et leur identité, et même d'en faire un atout de développement.
La mondialisation et le travail d'institutions internationales comme l'Unesco ou le Conseil international des monuments et des sites (Icomos), ont contribué à une meilleure connaissance et reconnaissance des cultures de tout un chacun et ont relayé ces besoins.
Madame la ministre, nous saluons l'engagement de votre prédécesseure, Rima Abdul Malak, qui reconnaissait le travail pionnier du Sénat et proposait, en 2022, de mettre en œuvre un triptyque législatif avec un premier texte sur la restitution des biens spoliés dans le cadre des persécutions antisémites, un deuxième, en réalité déjà engagé par le Sénat, sur la restitution des restes humains et un troisième sur les biens culturels.
Après l'adoption de lois d'espèce, dont celle sur le retour de la Vénus hottentote à l'Afrique du Sud et des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et celle sur la restitution des vingt-six œuvres à la République du Bénin et du sabre d'El Hadj Omar Tall au Sénégal, texte dont j'étais rapporteure, nous avions insisté, toutes tendances politiques du Sénat confondues, sur la nécessité de disposer d'un cadre général et d'une méthode garantissant pour les parties prenantes l'authenticité et la rigueur de la démarche.
Il faut dire que nous avions moyennement apprécié que le Parlement, garant des collections nationales et seul habilité à permettre une dérogation au principe de leur inaliénabilité, ait été mis plusieurs fois devant le fait accompli d'annonces de restitution avant même d'avoir pu mesurer leur bien-fondé. Un tel contournement des procédures est au demeurant contre-productif, y compris pour les pays demandeurs.
Depuis 2022, il y a eu deux premières lois-cadres : la loi du 23 juillet 2023 relative à la restitution des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, rapportée par notre collègue Béatrice Gosselin, puis la loi du 26 décembre 2023, dont j'ai été à l'origine avec deux collègues, qui permet désormais la restitution de restes humains réclamés par des États étrangers appartenant aux collections publiques. Je me réjouis que ce dernier texte ait trouvé sa première application concrète avec la restitution des crânes sakalavas à Madagascar, madame la ministre. J'espère maintenant l'aboutissement rapide du dossier australien ; voilà plus de dix ans que l'ambassadeur d'Australie était venu me trouver…
Nous devons encore établir une liste claire des restes humains restituables présents dans nos collections publiques. Nous mesurons évidemment l'ampleur de la tâche et l'importance des moyens humains et financiers nécessaires. Maintenant, l'article 2 de la loi doit enfin s'appliquer concrètement. Une réponse rapide doit être apportée à la Guyane et à l'association Moliko pour le retour des restes humains kali'nas.
Aussi, sans plus attendre, nous avons déposé, avec Pierre Ouzoulias et Max Brisson, un texte très simple qui permettrait non pas de traiter toute la question ultramarine, au demeurant nécessaire, mais au moins déjà cette légitime demande. Nous aurons l'occasion d'en reparler.
Le troisième texte de loi se fait lui aussi attendre, d'où la proposition de notre président Laurent Lafon, que nous allons voter aujourd'hui, permettant d'honorer l'engagement pris par le Président de la République en 2021.
Notre rapporteur Max Brisson a très bien exprimé le bien-fondé de la restitution de cet objet, qui revêt une grande importance culturelle et spirituelle pour la communauté ivoirienne atchane, dont je salue chaleureusement les représentants présents parmi nous ce jour.
Madame la ministre, nous espérons donc que l'adoption de ce texte soit l'occasion de relancer et d'achever un processus législatif, dont l'aboutissement représenterait un véritable progrès sur un sujet hautement sensible, au carrefour de la culture et de la diplomatie.
Ici, au Sénat, nous sommes prêts pour cette loi-cadre, au contenu de laquelle nous avons déjà travaillé et, surtout, été étroitement associés avec mes collègues. Vous comprendrez donc notre impatience.
J'y insiste, si la restitution des biens culturels et des restes humains participe au renouvellement des liens de la France avec certains États étrangers par le dialogue des cultures, elle n'épuise pas le champ des coopérations nécessaires et fructueuses. Telles étaient les préconisations de notre mission d'information avec Pierre Ouzoulias et Max Brisson : veiller à la circulation des œuvres, aux résidences croisées, aux expositions communes.
D'expérience, je puis vous dire que la restitution des têtes maories à la Nouvelle-Zélande a davantage été le début d'une nouvelle aventure…
M. Pierre Ouzoulias. C'est vrai !
Mme Catherine Morin-Desailly. … qu'un terme mis, certes, à une histoire abominable, mais aujourd'hui expliquée, racontée. En même temps, elle a permis l'émergence de nouveaux projets scientifiques et culturels et a rapproché nos peuples, nos cœurs et nos cultures. (Applaudissements.)
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
M. Pierre Ouzoulias. « "D'où viens-tu ?" "Qui t'a créé ?" Le tambour est matière pour les artistes qui le sculptent, son pour les physiciens, divin pour les croyants. Pour ces derniers, au commencement, était le tambour. Le tambour est énergie, puis vibration, laquelle devient sons et mots, et finalement, phrase venue de Dieu. Il explique comment le verbe est né. » Ainsi s'exprimait Georges Niangoran-Bouah, ethnologue ivoirien, spécialiste des instruments de musique traditionnels d'Afrique de l'Ouest et de la mémoire sonore africaine, qui posa les bases de la drummologie, la science du langage tambouriné.
En 1958, le musée de l'Homme lui confia une mission ethnographique en Côte d'Ivoire pour tenter de déterminer l'origine, l'usage phonique et la fonction religieuse du tambour à fente appelé Djidji Ayôkwê, le tambour panthère. L'enquête qu'il mena auprès de la communauté des Tchaman Bidjans raviva le douloureux souvenir de la perte de ces objets et provoqua des cris d'effroi et de colère de ceux pour qui il conservait un prestige symbolique et une fonction initiatique dont ils avaient été privés.
Le calme revenu, la communauté décida d'adresser une supplique au président ivoirien Félix Houphouët-Boigny pour qu'il demande à son homologue français, le président Charles de Gaulle, la restitution du précieux tambour. Ce fut sans doute l'une des toutes premières demandes de restitution.
Symbolique, ce tambour l'est à plus d'un titre. C'est une œuvre d'art d'une grande force, réalisée par le sculpteur Biengui. C'est aussi un instrument de communication dont les messages pouvaient être entendus à plusieurs dizaines de kilomètres. C'est enfin un objet rituel indispensable aux cérémonies de l'organisation politique traditionnelle des Tchaman, fondée sur le système des classes d'âge, dit apasa.
Comme de nombreux biens culturels africains, ces multiples fonctions échappent aux catégories trop étroites de l'art occidental. Cette pluralité de sens a été détruite par l'appropriation coloniale et le transfert dans un musée. Sa restitution ne permettra pas de les restaurer. Il demeurera le témoin d'une tradition perdue. Comme le dit Guy Djagoua, le chef bidjan d'Attécoubé : « Tous ceux qui avaient le savoir-faire, qui sculptaient le tambour de génération en génération, sont partis avec leur connaissance ». La langue tambourinée elle-même n'est plus comprise. Djidji Ayôkwê a lancé son dernier message en 1916 pour prévenir de l'arrivée de la troupe qui s'est emparée de lui.
Ce tambour est également représentatif de la violence physique et symbolique exercée sur les populations, ainsi que des difficultés à en déterminer aujourd'hui les circonstances exactes. Sa saisie par l'administration coloniale en 1916 est avérée, mais les raisons de ce vol demeurent incertaines. Georges Niangoran-Bouah en cite deux versions divergentes.
Il fut probablement déposé à Bingerville, chef-lieu de la colonie, avant d'être convoyé à Paris et conservé définitivement par le musée d'ethnographie de Paris le 1er mars 1930.
En 1958, la mission ethnographique suscita une première demande de restitution, que l'on pourrait considérer, avec un brin de malice, comme réitérée par le Gouvernement ivoirien le 10 septembre 2019, soit plus de soixante ans plus tard.
La République française, par la promesse de son Président, s'était engagée, en 2023, à un rapatriement rapide. Nous sommes en 2025 et il fallut, l'an passé, la mission en Côte d'Ivoire d'une délégation de la commission de la culture du Sénat pour que ce dossier connaisse enfin un dénouement heureux.
Une nouvelle fois, il revient donc au Sénat de jouer un rôle décisif dans une restitution. Historiquement, c'est ici même que cette cause fut plaidée pour la première fois, et je rends hommage, à cet égard, au travail fondateur de notre collègue Catherine Morin-Desailly : bravant la ferme opposition de l'institution muséale et l'habileté obstructive des ministères de la culture successifs, c'est elle qui déposa, en 2008, une proposition de loi permettant le retour des têtes maories en Nouvelle-Zélande.
M. Max Brisson, rapporteur. Très bien !
M. Pierre Ouzoulias. Depuis, deux lois-cadres ont été votées. Nous attendons toujours la troisième, qui devrait nous éviter de voter dans l'urgence de nouvelles lois de circonstance.
En commission, puis en séance publique voilà quelques instants, nous avons entendu votre engagement, madame la ministre, à nous transmettre rapidement ce texte. Nous sommes prêts à l'examiner sans tarder. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Mathilde Ollivier, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
Mme Mathilde Ollivier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « La restitution, ce n'est pas une faveur, c'est un droit. » Ces mots de l'universitaire et commissaire d'exposition sénégalaise N'Goné Fall doivent résonner aujourd'hui dans le cadre de nos débats.
Le bien culturel dont il est question aujourd'hui, le tambour parleur Djidji Ayôkwê, n'est pas seulement l'une des nombreuses pièces que compte le musée du quai Branly-Jacques Chirac. Il est le stigmate, sensible, d'une histoire longue, douloureuse et encore vive : celle de la domination coloniale, de la dépossession et du mépris culturel systématique.
Pendant des décennies, la France a construit une part de son prestige en pillant les terres, les richesses et les symboles des peuples qu'elle prétendait « civiliser ». La Côte d'Ivoire, comme tant d'autres nations africaines, a subi cette histoire dans sa chair, dans ses institutions et plus encore dans sa mémoire.
La restitution que prévoit le présent texte est un signe de bon sens, que je salue au nom du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires.
Le ministère des affaires étrangères de la République de Côte d'Ivoire a officiellement réclamé ce bien en 2019. Il est satisfaisant que cette demande soit enfin mise à l'ordre du jour, six ans après. Toutefois, mes chers collègues, nous en sommes toutes et tous conscients : l'enjeu est bien plus grand aujourd'hui.
Les restitutions au compte-gouttes, qu'il s'agisse du tambour parleur, des trésors royaux d'Abomey ou du sabre avec fourreau dit d'El Hadj Oumar Tall, opérées au cours de ces cinq dernières années, sont insuffisantes.
Emmanuel Macron s'était engagé, à l'occasion du discours de Ouagadougou en 2017, à ce que « d'ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Rappelons simplement que, à l'heure actuelle, 90 % à 95 % du patrimoine africain se trouvent en dehors du continent.
En 2023, les deux premiers textes du paquet législatif sur la restitution des restes humains et des biens culturels spoliés pendant la guerre par les nazis ont été adoptés, sous l'impulsion de l'ancienne ministre de la culture, Mme Rima Abdul-Malak, et de nos collègues du Sénat.
À l'époque, le Gouvernement et les forces en présence dans cet hémicycle s'étaient engagés à ce qu'ils soient suivis d'un texte sur la restitution des biens culturels.
Nous le savons tous ici, le texte est prêt. Il est sur votre bureau, madame la ministre, depuis des mois déjà. Alors, je vous le demande : où en sommes-nous ? Pourquoi cette loi-cadre a-t-elle si subitement disparu des radars de l'ordre du jour ?
Madame la ministre, mes chers collègues de la majorité sénatoriale et du socle commun, il est de votre responsabilité d'accorder vos violons pour que cette loi soit enfin mise à l'ordre du jour.
Au-delà du respect des engagements que vous avez pris, nous ne pouvons pas avancer sur la question de la restitution des biens culturels à coups de lois d'espèce, en fonction des priorités diplomatiques.
Nous avons besoin d'établir un processus permettant d'aboutir à la définition, sur la base de critères clairement déterminés, de la notion de spoliation coloniale. Nous pourrons alors faire la différence entre les acquisitions légitimes et celles qui sont illégitimes.
Il nous faut aussi mettre en place un cadre pour les commissions scientifiques chargées de déterminer la provenance et le contexte de l'acquisition ou de la spoliation des biens culturels et définir le moment, les modalités et les destinataires des restitutions.
Partout en Europe, de l'Allemagne aux Pays-Bas en passant par la Belgique, les États débiteurs d'un passé colonial se sont engagés dans ce travail mémoriel. Ne soyons pas à contre-courant de l'Histoire. Qu'attendons-nous ?
Le principe d'inaliénabilité des collections publiques est un principe important permettant de sortir des biens culturels du marché et de les protéger.
La restitution répond quant à elle à de forts enjeux historiques, sociaux et culturels. Nous devons donc concevoir la restitution comme une dérogation au principe d'inaliénabilité. Celle-ci est fondamentale dans le processus de réparation et de travail de mémoire que nous devons conjointement mener avec les pays et peuples colonisés.
Telle est la condition d'une collaboration réussie avec des États comme le Bénin ou la Côte d'Ivoire, qui développent des infrastructures muséales d'ampleur, ainsi que l'a constaté sur place la commission de la culture.
Ces œuvres revêtent, pour les peuples qui en ont été spoliés, une signification majeure. La restitution au Bénin des trésors royaux du palais d'Abomey et leur exposition à Cotonou – des dizaines de milliers de Béninois s'y sont pressés en un temps record – en sont la démonstration. Les Ivoiriens doivent eux aussi avoir accès, enfin, à leur patrimoine culturel.
Nous le savons, la mise sur pied d'une politique de restitution des œuvres indûment issues de la colonisation ou de guerres est indispensable pour l'avenir de nos relations. Ce que nous faisons n'est que « l'occasion pour la France de réparer et de réinventer sa relation avec l'Afrique », comme le rappelait très justement le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe.
Le travail de réparation et de mémoire que nous devons accomplir en tant que nation à l'égard des pays que nous avons colonisés par le passé ne peut se satisfaire d'une loi d'espèce à l'image de celle dont nous discutons aujourd'hui.
Le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires votera en faveur de la proposition de loi relative à la restitution d'un bien culturel à la République de Côte d'Ivoire et demande, plus largement, que soit enfin mise à l'ordre du jour la loi-cadre tant attendue. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Yan Chantrel, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Yan Chantrel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, c'est un honneur pour moi de m'exprimer sur cette proposition de loi transpartisane relative à la restitution du tambour Djidji Ayôkwê à la République de Côte d'Ivoire, surtout en présence de M. Mamadou Touré, ministre de la promotion de la jeunesse, de l'insertion professionnelle et du service civique, de Son Excellence M. Maurice Kouakou Bandaman, ambassadeur de Côte d'Ivoire en France, de M. Ibrahima Diabaté, président du Conseil national des jeunes de Côte d'Ivoire, et d'une délégation ivoirienne accompagnée de notre conseiller élu des Français de l'étranger à Abidjan, M. Baptiste Heintz, que je salue chaleureusement.
Cette proposition de loi fait suite au déplacement que nous avions effectué en Côte d'Ivoire, en septembre dernier, avec le président Laurent Lafon et nos collègues Max Brisson, Cédric Vial, Jean Hingray et Mathilde Ollivier.
À cette occasion, nous avions rencontré la ministre ivoirienne de la culture et de la francophonie, Mme Françoise Remarck, qui avait renouvelé officiellement la demande de restitution du tambour Djidji Ayôkwê.
Nous avions aussi effectué une visite du chantier du musée des civilisations de Côte d'Ivoire, actuellement réaménagé en vue d'accueillir le tambour.
Ce fut l'occasion de constater la formidable mobilisation des acteurs ivoiriens et français engagés dans le processus de restitution et les moyens financiers et humains déjà investis dans la coopération culturelle et muséale entre nos deux pays.
C'est donc de façon unanime que nous avions décidé, à notre retour, de déposer cette proposition de loi.
Il s'agit d'abord de tenir l'engagement de la France, confirmé par le Président de la République lors du sommet Afrique-France de 2021, selon lequel le tambour avait vocation à être restitué à la Côte d'Ivoire. Il n'était plus acceptable que le processus de déclassement du tambour fût au point mort depuis trois ans. Ces retards suscitent l'incompréhension en Côte d'Ivoire et dans la diaspora ivoirienne de métropole.
Il s'agit aussi de réparer une faute morale. Le Djidji Ayôkwê est un objet sacré du peuple atchan. Il était non seulement un instrument de musique produisant des sons, mais aussi un instrument de résistance.
Il était censé donner des informations sur le positionnement des ennemis dans la forêt et l'on dit qu'il servait à prévenir les villages lorsque les colons français venaient réquisitionner les populations pour le travail forcé.
Or ce tambour parleur fut réduit au silence en 1916, lorsque l'administrateur colonial, Marc Simon, le déroba à la communauté des Bidjans. Pendant quinze ans, il fut déposé, en guise de représailles, dans les jardins de sa résidence dans de piètres conditions, exposé aux intempéries, ce qui l'a grandement détérioré.
La restitution du Djidji Ayôkwê n'est donc pas uniquement un acte administratif ou juridique ; c'est un acte moral de justice, de réparation et de reconnaissance de la vérité historique.
Par cet acte, nous, représentants du peuple français, rendons le tambour parleur à leur propriétaire, tout en reconnaissant le témoignage de la domination et des violences coloniales qu'il constitue.
Nous avons pu constater, lors de notre voyage, que la restitution de ce bien culturel faisait l'objet d'un travail remarquable de formation et de mise en récit historique, en lien avec la communauté atchane.
Nous émettons le souhait que ces restitutions de biens culturels, encore trop peu nombreuses, fassent l'objet d'un travail historique et pédagogique approfondi dans notre pays également, et qu'elles servent de support à un meilleur enseignement de notre histoire coloniale.
Cela aussi contribuerait à créer les « conditions du pardon » pour la colonisation, pour reprendre l'expression utilisée la semaine dernière par le Président de la République lors de son déplacement à Madagascar.
Pour toutes ces raisons, nous voterons cette proposition de loi avec conviction. Il est du devoir de notre assemblée d'honorer la parole de la France. (Applaudissements sur des travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)
M. le président. La parole est à Mme Laure Darcos, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.
Mme Laure Darcos. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur l'ambassadeur, mes chers collègues, la restitution du tambour parleur Djidji Ayôkwê à la Côte d'Ivoire, objet de cette proposition de loi, répond à une attente de longue date de sa communauté d'origine, celle des Atchans, pour laquelle il est sacré.
Cette restitution relève également d'enjeux diplomatiques, culturels et juridiques. Au-delà, elle participe de la consolidation de notre relation à la société civile et à la jeunesse ivoiriennes.
En ce sens, je tiens à saluer l'initiative transpartisane qui a mené à cette proposition de loi, en particulier le travail de nos collègues Laurent Lafon, Max Brisson, Catherine Morin-Desailly, Pierre Ouzoulias, Yan Chantrel, Jean Hingray, Mathilde Ollivier et Cédric Vial.
Sur le plan diplomatique, cette restitution est prioritaire. La Côte d'Ivoire, pays ami avec lequel nous entretenons d'excellentes relations, l'attend depuis des années.
Confisqué en 1916 et conservé dans les collections françaises depuis 1930, ce bien est réclamé par sa communauté d'origine depuis des décennies.
En 2019, la Côte d'Ivoire a fait une demande officielle en ce sens, à laquelle la France s'est engagée à donner suite lors du sommet Afrique-France de 2021. Pourtant, la restitution n'a toujours pas eu lieu, quand le Sénégal ou le Bénin, eux, ont bénéficié récemment d'opérations de cette nature.
Sur le plan culturel, la restitution est essentielle. Depuis 2022, le musée du quai Branly-Jacques Chirac a mené plusieurs opérations préparatoires à cet effet. Il a notamment accueilli la communauté atchane pour une cérémonie de désacralisation préalable à la restitution.
Une coopération muséale d'ampleur a également été mise en place avec le musée des civilisations de Côte d'Ivoire, l'Agence française de développement et Expertise France.
Cette restitution fait aussi écho au renforcement de nos relations avec la société civile ivoirienne, en particulier avec sa jeunesse. De nombreux projets réunissant nos deux pays ont déjà vu le jour, comme le Hub franco-ivoirien pour l'éducation. Rendre le tambour parleur au peuple ivoirien s'inscrirait dans la continuité de ces initiatives.
Le 7 juin 1978, l'appel d'Amadou-Mahtar M'Bow pour « le retour à ceux qui l'ont créé d'un patrimoine culturel irremplaçable » a marqué les esprits. Le directeur général de l'Unesco rappelait à quel point certains biens culturels participent de la mémoire collective de leur peuple d'origine.
Pour cette jeunesse ivoirienne, qui aspire à mieux connaître ses racines, la restitution du tambour parleur à la Côte d'Ivoire revêt une dimension particulière. À nous d'agir pour que la France honore son engagement.
À cet effet, le groupe Les Indépendants – République et Territoires salue cette démarche. Elle est à la fois légitime, nécessaire et urgente au regard du retard que nous avons déjà pris.
Néanmoins, nous regrettons, comme de nombreux collègues, que la restitution n'ait pas pour véhicule une loi-cadre.
Le présent texte prévoit une dérogation à l'article L. 451-5 du code du patrimoine consacrant le principe d'inaliénabilité des collections publiques françaises. Cette méthode, si elle se justifie pleinement par le contexte, présente des écueils. Continuer de procéder à des restitutions via des dérogations au principe d'inaliénabilité réduirait la portée juridique de ce principe pourtant essentiel.
Ce dernier tire ses racines de l'Ancien Régime. Il a été consacré par la cour d'appel de Paris en 1846, par la Cour de cassation en 1896, par le Conseil d'État en 1932 et, pour les collections des musées publics, par la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France. Ce principe protège notre patrimoine ; il ne doit pas être traité avec légèreté.
Or, à l'automne 2018, les collections publiques françaises comptaient au moins 88 000 objets provenant d'Afrique subsaharienne. Parmi eux, certains devront être restitués à leur pays d'origine, c'est un fait. Ferons-nous des lois de dérogation à chaque fois ? Cette méthode n'est souhaitable ni pour les peuples africains ni pour nous : nous avons besoin d'une loi-cadre.
La question de la restitution des biens culturels aux pays africains est posée depuis plusieurs années, voire depuis des décennies. En 1982, déjà, le ministère français des relations extérieures chargeait Pierre Quoniam de former un groupe de travail à cet effet. En novembre 2018, un nouveau rapport réalisé par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy dressait un constat exhaustif et sans appel sur ces enjeux.
Enfin, la société civile s'est, elle aussi, emparée à juste titre de cette question, qui appelle une réponse à la hauteur.
Bien évidemment, je salue de nouveau les travaux de nos collègues Catherine Morin-Desailly, Max Brisson et Pierre Ouzoulias sur ce sujet.
Le groupe Les Indépendants – République et Territoires apporte tout son soutien à cette proposition de loi et tient à insister sur la nécessité d'adopter à terme une loi-cadre relative à ces enjeux. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains et GEST. – Mme Catherine Morin-Desailly et M. Pierre Ouzoulias applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d'abord de saluer la présence en tribune de l'ambassadeur de Côte d'Ivoire en France et du ministre Mamadou Touré. (Applaudissements.)
Leur présence témoigne de l'importance que revêt pour la Côte d'Ivoire le retour du tambour.
Nous ne pouvons que nous réjouir que ce texte recueille un très large consensus, voire même l'unanimité. Avec cette loi spécifique, nous corrigerons une anomalie : nous mettrons fin à la fois à une très forte attente en Côte d'Ivoire, accompagnée de travaux au musée des civilisations et d'un partenariat tout à fait exemplaire entre historiens et scientifiques ivoiriens et français, et à l'attente, en France, d'un véhicule législatif permettant ce retour.