Je remercie les parlementaires qui ont contribué à ce texte, en particulier les membres de la délégation transpartisane qui a été évoquée. Ce travail démontre aussi que la diplomatie parlementaire permet d'obtenir des résultats.

M. Pierre Ouzoulias. Exactement !

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. Je salue également l'engagement au long cours de Catherine Morin-Desailly sur la question des restitutions, auquel se sont associés Max Brisson et Pierre Ouzoulias, pour faire en sorte que le Sénat soit une véritable référence sur ce sujet.

Je tiens aussi à saluer Mme la ministre, qui a tout de suite réagi quand nous sommes venus la solliciter, à notre retour de Côte d'Ivoire, pour accélérer le processus de restitution au travers d'une proposition de loi spécifique. Madame la ministre, je vous remercie pour votre écoute et pour votre intervention tout à fait utile. Nous avons bien noté votre annonce sur la loi-cadre, que nous attendons de longue date et qui nous paraît tout à fait indispensable.

Sachez que vous trouverez dans cet hémicycle un lieu de dialogue serein et constructif pour avancer sur ce sujet. Bien entendu, s'il venait au Gouvernement la bonne idée de commencer le travail parlementaire sur cette loi-cadre au Sénat, nous en serions tout à fait heureux. (Applaudissements.)

M. le président. Je mets aux voix, dans le texte de la commission, la proposition de loi relative à la restitution d'un bien culturel à la République de Côte d'Ivoire.

(La proposition de loi est adoptée.) – (Applaudissements.)

M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures vingt, est reprise à dix-sept heures vingt-cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

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Intelligence artificielle

Débat organisé à la demande de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et de la délégation à la prospective

M. le président. L'ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) et de la délégation à la prospective, sur l'intelligence artificielle.

Dans le débat, la parole est à M. le président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Stéphane Piednoir, président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il ne se passe plus un seul jour désormais sans que l'on évoque le sujet de l'intelligence artificielle (IA).

Les médias en parlent abondamment, de nombreux experts interviennent dans des colloques qui y sont consacrés, mais l'intelligence artificielle s'invite également dans les débats quotidiens, sur les lieux de travail, dans les écoles et les universités et jusque dans le cadre familial.

On y dit beaucoup de choses, parfois exactes, souvent approximatives et superficielles. On anticipe le pire ou le meilleur avec, me semble-t-il, un manque de nuance et, surtout, de compréhension. L'IA est à la fois omniprésente et insaisissable, elle fascine et inquiète en même temps.

C'est la raison pour laquelle l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et la délégation à la prospective, qui ont l'un et l'autre travaillé récemment en profondeur sur l'IA avec des approches très différentes, ont conjointement demandé ce débat.

Christine Lavarde, présidente de la délégation à la prospective, qui conclura ce débat, et moi-même souhaitions que le Sénat discute avec le Gouvernement, en séance publique, des orientations que notre pays doit prendre sur un sujet devenu hautement stratégique.

Le rapport récent de l'Opecst sur la question répondait à une commande du plus haut niveau parlementaire : à l'occasion du quarantième anniversaire de l'Office, les bureaux de l'Assemblée nationale et du Sénat ont en effet décidé conjointement de travailler sur les nouveaux développements de l'IA, à l'heure du déploiement incroyablement rapide de l'IA, notamment générative.

Je salue le travail approfondi qu'ont mené dans ce cadre nos collègues rapporteurs Patrick Chaize et Corinne Narassiguin, et vous engage à lire leur rapport quelque peu ardu certes, mais essentiel pour comprendre ce que l'IA peut ou ne peut pas faire.

Ce rapport évoque également les différentes problématiques soulevées par l'IA, qui transforme non seulement nos sociétés et nos économies, mais aussi les rapports de force politiques et géopolitiques.

La puissance des entreprises technologiques américaines – Google, Microsoft, Amazon, Meta, auxquelles j'ajoute Nvidia – est désormais bien connue de tous. L'aspiration de la Chine à devenir leader mondial dans le domaine d'ici à 2030 apparaît au travers d'annonces régulières et fortes.

Dans ce contexte, le défi pour l'Europe, et notamment pour la France, est celui de la souveraineté numérique, afin d'éviter de devenir une pure et simple « colonie numérique ».

L'Union européenne mise sur sa régulation, mais contrer la domination de la Big Tech américaine appelle au développement d'acteurs français et européens réellement puissants.

Lors du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, qui s'est tenu en février dernier à Paris, une coalition de plus de soixante entreprises européennes a été créée pour traduire dans les faits l'urgence d'une réaction européenne forte.

Madame la ministre, pouvez-vous nous indiquer où en est cette initiative ? Quelle vision et quelle stratégie l'Europe et la France ont-elles déterminées et mises en place depuis ? Existe-t-il un plan d'action précis et financé ? Vous semble-t-il encore possible de se placer dans cette course effrénée, où chaque mois compte ?

Cette stratégie européenne paraît d'autant plus nécessaire que les manipulations politiques et les atteintes à la sécurité à grande échelle, créées à partir de systèmes d'IA, prennent une ampleur chaque jour plus importante.

Les équivalents européens de l'Opecst ont d'ailleurs consacré leur dernière réunion au sujet « IA et démocratie ». J'ai pu constater, à cette occasion, les vives inquiétudes que partageaient nos collègues.

Plus insidieuse encore est la domination culturelle que les systèmes d'IA permettent. Dominés par des acteurs anglo-saxons, ceux-ci risquent non seulement d'accentuer fortement l'hégémonie culturelle des États-Unis, mais aussi – c'est plus grave – de favoriser une forme d'uniformisation cognitive en appauvrissant la diversité culturelle et linguistique.

Il est urgent d'avoir des systèmes d'IA entraînés avec des données en français et construits autour de nos valeurs.

Madame la ministre, comment le Gouvernement s'est-il emparé de cette priorité ? Notre exception culturelle, régulièrement invoquée dans les discours, est cette fois-ci réellement en danger et les évolutions sont de plus en plus rapides. Comment garantir que l'IA s'aligne sur nos valeurs et qu'elle respecte les droits de l'homme ainsi que les principes humanistes ?

Dans le domaine scientifique, l'IA recèle par ailleurs de véritables promesses. En s'intégrant à toutes sortes de disciplines, elle ouvre des perspectives immenses, comme en témoignent les exemples de la génomique ou de la création de jumeaux numériques.

Ces avancées permettront de résoudre – j'en suis convaincu – des problèmes complexes et d'accélérer les découvertes. À cet égard, il n'est pas anodin que les prix Nobel 2024 de physique et de chimie soient revenus à des chercheurs en IA.

Les bénéfices de ces technologies commandent d'adapter nos politiques de recherche. Là encore, madame la ministre, vous pourrez nous dire quelles mesures sont prises pour aider nos scientifiques à s'emparer de ces outils, afin de développer et d'accélérer certaines de leurs recherches.

Il faut le dire, de nombreuses promesses ont été faites au cours des dernières années : des moyens financiers à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros, la création de neuf pôles d'excellence en IA ou encore la formation de 100 000 personnes par an. Mais l'exécution n'est pas au rendez-vous. Nos mesures sont insuffisamment coordonnées et souffrent surtout de l'absence de pilote, comme l'a récemment souligné la Cour des comptes.

Madame la ministre, vous êtes l'une des premières au monde à avoir dans l'intitulé de votre poste les mots « intelligence artificielle ». Disposez-vous pour autant de l'autorité et des moyens nécessaires pour piloter cette politique stratégique ?

Avez-vous autorité sur les services ministériels, notamment ceux de Bercy, qui négocient dans le cadre européen la politique de l'IA ? Êtes-vous en contact direct avec vos homologues allemands, néerlandais, italiens ou espagnols, qui ont une vision proche de la nôtre ?

Dans un rapport récent, Philippe Aghion et Anne Bouverot appellent de leurs vœux cette nécessaire coordination nationale et européenne. Ils proposent également un investissement massif de 27 milliards d'euros sur cinq ans pour la formation, la recherche, et le développement d'un écosystème robuste en IA.

Si la mobilisation de telles sommes paraît complexe dans le contexte budgétaire actuel, avez-vous néanmoins retenu quelques mesures parmi celles qu'ils préconisent ?

Vous l'aurez compris, notre principale interrogation concerne la stratégie de notre pays en matière d'IA pour aujourd'hui et pour demain. J'y insiste, il y a urgence. C'est d'ailleurs cet aspect qui faisait l'objet des toutes premières recommandations de l'Office.

S'y ajoutaient quelques autres, parmi lesquelles l'indispensable régulation mondiale de l'IA, actuellement éparpillée entre différents organismes.

Il nous semble essentiel que l'Union européenne, qui a déjà commencé à élaborer un cadre juridique pertinent en lien étroit avec l'OCDE, prenne rapidement le leadership sur cette question.

Ensuite, l'Office estime que nous devons, de manière prioritaire, accompagner le déploiement de ces technologies dans le monde du travail et anticiper les conséquences précises qu'elles emporteront. Certains outils d'intelligence artificielle y sont déjà présents et éveillent des inquiétudes.

Enfin, il est crucial de former les élèves des écoles, les collégiens, les lycéens, les étudiants des universités ainsi que, plus largement, le grand public. La connaissance du fonctionnement de cette technologie, de ses conséquences et de ses risques, notamment en termes de manipulation, nous paraît essentielle.

Tels sont, mes chers collègues, les axes principaux que je souhaitais évoquer pour introduire ce débat, dont je ne doute pas qu'il sera particulièrement riche et intéressant. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et RDPI. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, comme cela vient d'être dit à juste titre : plus une journée ne se passe sans que nous entendions parler de l'intelligence artificielle.

Deux Français sur cinq déclarent avoir déjà utilisé l'IA. Or celle-ci n'est pas simplement une nouvelle innovation technologique. Elle modifie nos façons de produire, de décider, de comprendre le monde et donc, inévitablement, de gouverner.

C'est précisément pour cela que la France a créé un ministère de l'intelligence artificielle, comme elle a pu se doter, en d'autres temps, de ministères des postes et des télécommunications ou du numérique. Cette technologie est si puissante que nous devons mettre les moyens pour la gouverner.

Je salue le travail réalisé par les parlementaires, notamment au sein de l'Opecst. L'Office a publié un rapport très complet, mais que je ne qualifierais pas de particulièrement « ardu ». Celui-ci était absolument nécessaire pour que nous puissions appréhender les défis que nous devrons relever.

Nous ne sommes pas simplement confrontés à une nouvelle technologie : nous faisons face à une redistribution profonde des pouvoirs économiques, scientifiques et cognitifs. Ce qui est en jeu, ce n'est pas uniquement notre compétitivité, c'est notre capacité collective à orienter le progrès, à lui donner un sens, à rester maîtres de nos choix.

L'intelligence artificielle cristallise tous les défis du XXIe siècle, qu'il s'agisse de la souveraineté, de la démocratie, de la transition écologique, de l'éducation ou de la justice sociale. Elle nous oblige à répondre à cette question essentielle : qui décide et au nom de quoi ?

Dans L'Heure des prédateurs, Giuliano da Empoli compare l'attitude des responsables politiques à celle de Moctezuma face à Cortés : ils sont fascinés, dépassés, impuissants. Face à un pouvoir qu'ils ne comprennent pas, ils en sont réduits à vouloir impressionner par les apparences ces nouveaux maîtres du monde en les recevant dans les salons dorés de leurs ministères.

La comparaison est excessive, mais elle touche un point sensible. Oui, nous, politiques, avons parfois du mal à suivre la vitesse du progrès technologique. Oui, une poignée d'acteurs économiques concentrent de nos jours une puissance inédite. Mais non, la puissance publique n'est pas condamnée à l'impuissance. Notre action est claire : elle vise à développer, encadrer, orienter, corriger et agir.

L'intelligence artificielle est un sujet politique et le Gouvernement en a fait l'une de ses priorités. Il agit pour faire de la France une championne de l'IA. Le travail que nous menons depuis 2018 porte ses fruits. Grâce à la mise en place de la toute première stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, plus de 2,5 milliards d'euros ont été investis dans toute la chaîne de valeur, depuis la recherche jusqu'à l'entreprise.

Dans le domaine de la recherche, les mathématiciens français ont reçu quatorze médailles Fields. Nos talents sont reconnus dans le monde entier. Nous avons accru notre effort en créant neuf clusters IA, répartis sur tout le territoire – Rennes, Sofia, Nancy, etc. Ils bénéficieront d'un budget de 360 millions d'euros, afin de former près de 100 000 personnes par an d'ici à 2030.

Nous avons développé notre capacité de calcul public, grâce à notre supercalculateur Jean Zay. Nous avons attiré les meilleurs centres de recherche mondiaux, tels ceux de DeepMind ou d'OpenAI. Ces centres ont essaimé, ce qui est une bonne chose. Actuellement, le France compte plus de 1 000 start-up dans l'intelligence artificielle, comme Mistral AI, Hugging Face ou encore Aqemia, dans le domaine de la santé. Celles-ci sont reconnues dans le monde entier. Elles permettent à la France d'être dans la course qui se joue au niveau mondial et d'offrir une troisième voie entre les États-Unis et la Chine.

En février dernier, s'est tenu ici, en France, comme vous l'avez rappelé, monsieur Piednoir, le grand sommet pour l'action sur l'IA, un événement d'ampleur mondiale, qui a constitué une nouvelle étape décisive.

Nous avons ainsi annoncé, à cette occasion, le lancement de la troisième étape de la stratégie nationale française pour l'intelligence artificielle, et mis en place un comité interministériel de l'IA, sous l'égide du Premier ministre.

L'instauration de ce comité répond à certaines de vos interrogations, monsieur Piednoir. L'IA, en effet, ne constitue pas seulement un enjeu économique, qui relèverait uniquement des ministères de Bercy, même si ces derniers participent au développement des politiques publiques en la matière : il s'agit bien d'un enjeu éminemment interministériel.

Le Premier ministre a mobilisé tous ses ministres, chacun dans le champ de ses compétences, pour avancer sur le sujet et coordonner la mise en œuvre de la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, en réponse au rapport de 2024 que vous avez mentionné. Nous déployons donc les moyens nécessaires pour faire face à l'ampleur du sujet. Tous les ministres sont à l'œuvre, je vous le garantis, pour avancer en la matière.

Ce sommet a aussi été l'occasion d'annoncer que 109 milliards d'euros allaient être investis pour développer l'IA et les infrastructures nécessaires pour accroître la puissance de calcul en France et près de 200 milliards d'euros d'investissement en Europe, afin de réaffirmer notre ambition en matière d'innovation.

Enfin, ce sommet a marqué une étape pour le monde. Nous étions attendus pour donner un cap à la gouvernance mondiale en la matière, que vous appelez de vos vœux dans votre rapport, pour encadrer cette technologie.

Nous avons annoncé des actions très concrètes. Je pense à la création de la fondation Current AI, qui sera dotée de 400 millions d'euros pour financer des intelligences artificielles d'intérêt général, à la formation d'une coalition mondiale pour une intelligence artificielle durable ou encore à la déclaration commune finale pour une intelligence artificielle inclusive et éthique, que vous avez mentionnée et qui a été signée par soixante-deux pays.

Dorénavant, l'enjeu crucial, dans cette course mondiale, est l'adoption de l'intelligence artificielle. Ma priorité est de faire de la France une championne de l'IA, afin de permettre à chacun de s'en emparer : c'est une condition de la compétitivité de notre économie, mais c'est surtout une nécessité pour construire une société inclusive dans laquelle l'innovation bénéficie à toutes et tous.

L'intelligence artificielle transforme déjà nos vies. J'ai pu le constater partout en France : à l'hôpital de Bourg-en-Bresse, où un médecin peut détecter des embolies pulmonaires ; à l'école, à Quimper, où un lycéen dyslexique comprend enfin ses cours grâce à un surlignage automatique ; dans une ferme, dans les Ardennes, où un agriculteur arrose moins, mais récolte plus ; dans les bureaux de Bercy, où les agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP) peuvent mieux cibler leurs dossiers ; ou encore dans les maisons France Services, comme à La Motte-Servolex, où les agents peuvent répondre plus facilement aux usagers. Dans le monde du travail, l'intelligence artificielle facilite la prise de notes ou la rédaction, accélère l'écriture des contrats, optimise les plannings et simplifie les démarches administratives.

Pour autant, elle suscite toujours certaines craintes chez nos concitoyens et n'est pas utilisée par toutes et tous.

On peut évoquer la question de l'âge : alors que sept jeunes sur dix, de 18 ans à 24 ans, utilisent l'intelligence artificielle quotidiennement, ce n'est le cas que de deux personnes de plus de 60 ans sur dix. Seulement 5 % des PME l'utilisent au quotidien, contre près de 35 % des grandes entreprises.

Les études sont unanimes : à l'échelle du pays, nous ne sommes pas en avance en matière d'adoption de l'intelligence artificielle. Or celle-ci ne constituera un progrès que si elle n'est pas réservée à une minorité.

Je me suis donnée comme priorité d'en faire un outil d'émancipation, un moyen de résorber la fracture numérique. C'est pourquoi nous organisons des milliers de cafés IA partout sur le territoire.

Pour parvenir à faire adopter l'IA, nous devrons guider notre jeunesse : dès la prochaine rentrée, des cours seront intégrés aux programmes des classes de quatrième et de seconde, pour aider les élèves à utiliser cet outil et, surtout, à saisir son fonctionnement et à développer leur esprit critique.

En conclusion, il est nécessaire de comprendre et d'orienter l'intelligence artificielle, sans entraver l'innovation. Son utilisation comporte des risques et soulève des défis que nous devons affronter. Nous ainsi avons créé l'Institut national pour l'évaluation et la sécurité de l'intelligence artificielle, l'Inesia, qui vise à mieux comprendre ces modèles.

Nous pouvons également nous appuyer sur la réglementation européenne. Car oui, l'Europe régule. Quand on le dit, on entend souvent des railleries, mais en ce qui concerne l'intelligence artificielle, nous avons décidé, de façon déterminée, en tant qu'Européens, que la loi du plus fort ne devait pas l'emporter. Nous nous sommes ainsi dotés d'un texte afin de distinguer les usages anodins et les usages strictement interdits. Nous refusons ainsi qu'une intelligence artificielle puisse déterminer l'orientation sexuelle des personnes, comme celle des membres de cet hémicycle, par exemple. En Europe, nous ne voulons pas que cela soit possible.

L'intelligence artificielle française, comme l'intelligence artificielle européenne, ne doit pas être subie. Elle doit être innovante, performante, compétitive, fidèle à nos valeurs. Il s'agit d'une technologie au service de l'humain et de notre prospérité, et c'est bien ce qui fait sa puissance.

Débat interactif

M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.

Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question et son éventuelle réplique.

Le Gouvernement dispose pour répondre d'une durée équivalente. Il aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de répondre à la réplique pendant une minute supplémentaire. L'auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répondre pendant une minute.

Dans le débat interactif, la parole est à Mme Marie-Laure Phinera-Horth.

Mme Marie-Laure Phinera-Horth. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, à ce jour, l'Opecst a déjà abordé la question de l'intelligence artificielle dans trois de ses rapports. Le dernier d'entre eux analyse les technologies actuelles et les grandes tendances à venir.

Parmi les enjeux sociétaux, culturels et parfois juridiques, notamment en matière de droit coutumier ou local, que l'IA soulève, figurent la reconnaissance, la traduction et la restitution de nos langues régionales, telles que les patois, les créoles ou les langues autochtones.

Les langues créoles comptent environ 15 millions de locuteurs dans le monde. Voilà un domaine dans lequel la France peut se positionner en tête, notamment en Europe.

Dans notre pays, près de 2 millions de personnes parlent quotidiennement des créoles à base lexicale française : c'est le cas de plus de 80 % de la population à La Réunion, de plus de 70 % aux Antilles. En Guyane, les créoles guyanais et haïtien forment un lien linguistique entre les différentes communautés.

Depuis l'adoption de la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'école de 2005, un enseignement des langues et cultures régionales peut être dispensé tout au long de la scolarité. Je salue ici le travail réalisé par les associations ultramarines, grâce auxquelles une épreuve de créole est proposée au baccalauréat, partout en France, depuis 2011.

Interrogée sur le créole, l'intelligence artificielle reconnaît ses limites, faute de données suffisantes, contrairement au français ou à l'anglais.

Les créoles font encore aujourd'hui l'objet d'une étude linguistique, afin de préciser leur construction. L'apprentissage de l'écrit progresse. Ces langues nécessitent une attention particulière pour éviter les approximations ou, pis encore, des clichés nuisibles à notre imaginaire collectif.

En s'appuyant sur ses talents académiques et littéraires, notamment ultramarins, pour constituer un socle de données structuré, la France peut faire rayonner le créole à travers l'IA, et créer des ramifications à tous les niveaux. Nous renforcerions ainsi les liens entre les générations, entre l'Hexagone et les outre-mer, mais aussi entre l'Europe et ses régions ultrapériphériques. En somme, nous renforcerions les liens entre la France des cinq océans et le reste du monde.

Madame la ministre, pouvez-vous me dire comment l'État entend relever ce défi, afin d'améliorer la compréhension et la diffusion de notre culture plurielle ?

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Madame la sénatrice, je vous remercie pour cette question, qui est fondamentale.

Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, il est essentiel de développer des intelligences artificielles européennes, afin de protéger nos valeurs et – c'est bien évidemment crucial – la richesse de notre patrimoine linguistique.

Le 20 mars dernier, nous avons ainsi lancé, avec ma collègue Rachida Dati, l'Alliance pour les technologies des langues (ALT-Edic), un programme qui vise à mettre en commun, à l'échelle européenne, des moyens et des bases de données sur lesquelles nos modèles pourront s'appuyer pour mieux prendre en compte la richesse linguistique européenne et française. Près 88 millions d'euros seront alloués à ce projet. Nous aurons ainsi les moyens d'avancer sur ce sujet et de répondre à vos attentes.

M. le président. La parole est à M. Bernard Fialaire.

M. Bernard Fialaire. Madame la ministre, avec mon collègue Christian Bruyen, nous avons rédigé, au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, un rapport sur l'intelligence artificielle et l'éducation.

Nos recommandations s'ordonnaient autour de trois axes : mieux accompagner les enseignants ; former à l'IA et favoriser l'émergence d'une culture citoyenne dans ce domaine ; et enfin évaluer les outils existants et poursuivre la recherche.

Nous proposions notamment de garantir une évaluation indépendante des technologies d'IA mises à la disposition des enseignants et des élèves dans le cadre scolaire et de créer un observatoire de l'IA à l'école, afin de réaliser des études de cohorte et de mieux comprendre ses usages.

Il conviendrait aussi, dans le cadre du pilotage des politiques éducatives, de réfléchir à utiliser l'IA pour analyser les données recueillies à l'occasion des évaluations nationales, afin, si cela s'avère pertinent, de mieux les exploiter. Ces données sont séquestrées par l'éducation nationale : nous privons ainsi d'un véritable atout nos entreprises de la tech, qui sont pourtant performantes dans ce domaine.

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Monsieur le sénateur, la question de l'éducation est en effet fondamentale en ce qui concerne l'intelligence artificielle. Nous savons que les jeunes l'utilisent de plus en plus tôt. Il est donc nécessaire de développer des outils pour accompagner ces derniers ainsi que leurs professeurs.

Vous m'interrogez sur différents points.

La question de la transparence est essentielle. Comme je l'ai indiqué rapidement dans mon propos liminaire, nous avons annoncé la création, à l'occasion du sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, de l'Institut national pour l'évaluation et la sécurité de l'intelligence artificielle, un centre de recherche destiné à évaluer et à comprendre les modèles et à garantir leur transparence. Nous pourrons lui confier un certain nombre de missions. Nous sommes en train de définir sa feuille de route, et une attention particulière sera prêtée à l'éducation.

Vous avez évoqué la création d'un observatoire de l'IA à l'école. L'OCDE mène des réflexions sur ce sujet. Il s'agit aussi de diffuser les bonnes pratiques au niveau international.

En ce qui concerne les outils qu'il convient de mettre à la disposition des élèves et des professeurs, le ministère de l'éducation nationale a lancé un appel à manifestation d'intérêt (AMI) l'année dernière, afin de recenser les différents outils susceptibles d'être déployés sur tout le territoire. Nous sommes en train de faire le bilan de cette première étape avec la ministre de l'éducation nationale.

Nous élaborons également le contenu et l'approche des cours sur l'IA, que j'ai évoqués, dans les classes de quatrième et de seconde. Il s'agit d'apporter des réponses aux questions que se posent les élèves, mais aussi, vous avez raison, les professeurs.

M. le président. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour la réplique.

M. Bernard Fialaire. Je compte sur votre vigilance, madame la ministre : nous ne pouvons laisser l'éducation nationale séquestrer les données d'évaluation. Celles-ci doivent pouvoir être utilisées. Leur réalisation pose d'ailleurs souvent des problèmes aux enseignants. Elles font l'objet de nombreuses discussions.

Une fois qu'elles ont été collectées, elles ne servent à rien et rien n'en sort. Elles constituent pourtant, j'y insiste, un réservoir extrêmement important de données pour nos entreprises, qui sont assez performantes dans ce domaine, même au niveau mondial. Celles-ci pourraient créer des outils qui aideraient nos élèves de culture française à faire des études en intelligence artificielle.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. Je suis d'accord avec vous.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.

Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la ministre, étant donné les possibilités qu'offre l'intelligence artificielle, le risque est de voir se constituer dans ce domaine une nouvelle hégémonie des grandes entreprises technologiques, les big tech, comme cela s'est produit pour le cloud, ce qui accroîtrait un peu plus encore, de manière dangereuse, nos dépendances.

J'ai deux questions.

Lors du sommet sur l'intelligence artificielle, le Président de la République a annoncé un investissement de 109 milliards d'euros. Comment ce plan se déclinera-t-il concrètement ?

Allons-nous tirer les leçons du passé et admettre que les précédents plans n'ont pas permis de faire émerger un seul acteur de dimension internationale en France ? Je rappelle ainsi que 80 % des technologies que nous utilisons sont américaines et que les deux seules licornes françaises sont majoritairement financées par les Américains.

Ensuite, je vous ai déjà interpellée, madame la ministre, ici même, il y a quelques semaines, au sujet du règlement européen sur l'IA, mais vous n'avez pas répondu à mes questions qui portaient sur les dernières négociations du code de bonnes pratiques.