M. Pierre Jean Rochette. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de porter une voix non pas différente, mais quelque peu dissonante et, en tout état de cause, complémentaire. Après tout, dans le cadre d'un débat sur le ferroviaire, qu'il y ait plusieurs voies me semble une bonne chose… J'espère que vous apprécierez ce jeu de mots thématique en quelque sorte ! (Sourires.)
À l'heure où notre pays cherche à concilier souveraineté économique et sobriété carbone, une évidence s'impose : nous devons relancer le fret ferroviaire et, surtout, tout l'écosystème autour de ce fret.
Parler du seul fret ferroviaire est une grave erreur. La chaîne logistique ne se nourrit pas que d'une brique. Pour qu'elle soit dynamique, performante et efficace, il faut travailler sur toutes les briques. Parler du fret sans parler du reste ne peut pas être la solution. D'ailleurs, sur le temps long, le fret ferroviaire ne revivra jamais s'il est opposé aux autres modes de transport.
Permettez-moi de revenir un instant sur les propos que viennent de tenir plusieurs de mes collègues et M. le ministre.
Je vous le dis comme je le pense : si la France s'opposait aux mégacamions, ce serait une erreur. Plutôt que de les interdire purement et simplement, je préférerais de beaucoup que nous réfléchissions à une expérimentation autour des mégacamions qui servent le fret ferroviaire, une expérimentation que nous encadrerions et qui pourrait ne concerner que les flux à destination ou en provenance des plateformes multimodales, de manière à relancer et à agir en complémentarité du fret ferroviaire.
Aujourd'hui, les autres pays européens n'interdisent pas les mégacamions. Il serait donc vain de vouloir relancer le fret ferroviaire face à une concurrence européenne qui, elle, disposerait d'outils complémentaires, tels que les mégacamions, et qui, de ce fait, serait plus puissante, plus souple, plus agile d'un point de vue logistique. Une interdiction aussi brutale et une position aussi dogmatique ne seront jamais une solution.
Certes, un certain nombre de sujets posés par ces mégacamions méritent effectivement d'être traités. Mais si l'on veut relancer le fret ferroviaire, qui est, par nature, la brique qui, au sein de la chaîne logistique, est celle qui permet de transporter les plus lourdes charges, on ne peut pas se contenter de décréter qu'à l'arrivée, pour le dernier kilomètre, il ne sera pas possible d'emporter des charges aussi volumineuses.
Il est inenvisageable de redynamiser la chaîne logistique si l'on ne traite pas le sujet de A à Z. Et c'est d'ailleurs pourquoi le transport routier est aussi puissant dans notre pays. C'est parce que cette chaîne ne fonctionne pas que le routier prend le pas sur les autres modes de transport.
N'opposons jamais les modes de transport entre eux. C'est là la principale erreur à ne pas commettre. J'y insiste, une expérimentation fermée autour d'une combinaison entre fret ferroviaire et mégacamions reviendrait, me semble-t-il, à faire preuve d'une ouverture d'esprit véritablement écologiste. En effet, on nous parle de camions électriques, mais si l'on ne veut pas alourdir le poids des camions en remplaçant le pétrole par des batteries, cela ne fonctionnera jamais. On perd en effet en charge utile et moins on transporte de marchandises, moins cela fonctionne… Je le redis, cette complémentarité est évidente.
Pour le fret ferroviaire, donc, la solution la plus performante est le transport combiné.
Aujourd'hui, ce mode de transport représente certes 41 % du fret ferroviaire en France, mais le fret ferroviaire à lui seul ne représente que 10 % du transport total de marchandises. De plus, il est en perte de vitesse depuis vingt ans face à l'essor du fret chez nos concurrents, nos voisins et amis allemands, suisses ou autrichiens, qui ont, eux, une vision totalement différente en matière de transport ferroviaire, puisqu'ils n'opposent pas tout le temps le rail à la route et préfèrent les faire travailler ensemble – c'est justement dans ces pays que cela fonctionne !
Je rejoins complètement les propos de ceux de mes collègues qui affirment que les camions ne sont pas adaptés pour les grands trajets. C'est en effet le transport ferroviaire qui doit jouer ce rôle, mais, je le répète, il restera toujours le premier et le dernier kilomètre à parcourir.
Si l'on veut relancer avec succès le fret ferroviaire, il faut aussi travailler sur les sillons. Aujourd'hui, les sociétés qui parviennent à obtenir une licence d'opérateur ferroviaire – il n'y a pas que des opérateurs publics : il y a aussi des opérateurs privés – ont du mal à exploiter les infrastructures, parce que les sillons ne sont pas alloués aussi simplement qu'ils le devraient par SNCF Réseau.
Les chantiers à engager sont nombreux : moderniser et adapter les infrastructures au fret – c'est une évidence – ; développer les plateformes multimodales ; enfin, encourager la concurrence en facilitant aux PME et aux petits opérateurs l'accès aux rails.
Que des opérateurs publics exploitent le réseau ne pose aucun problème. En revanche, il faut suivre la même règle que celle qui prévaut dans tous les autres pays où le fret ferroviaire fonctionne, à savoir que les logisticiens nationaux doivent aussi pouvoir avoir accès à des licences ferroviaires pour exploiter eux-mêmes le fret ferroviaire sans passer par les opérateurs publics. Dans notre pays, hélas, les opérateurs privés sont trop peu nombreux.
Pour développer le fret ferroviaire, nous ne devons pas nous appuyer uniquement sur des opérateurs publics ; nous devons faciliter et accompagner les petits ou les grands logisticiens qui ont la volonté de décarboner et d'accéder au rail.
Je terminerai en évoquant la question de la réindustrialisation : aucune réindustrialisation ne sera possible sans un fret ferroviaire performant, dans la mesure où ce mode de transport de marchandises sert les industries de masse – le fret ferroviaire n'est pas conçu pour répondre aux besoins des épiceries par exemple. Et réciproquement : pas de fret ferroviaire performant sans industries à desservir.
Ce sujet fait directement écho à des débats que nous avons ici, au Sénat, notamment en matière d'urbanisme. Quand on crée une zone d'activité d'intérêt national ou quand on veut mettre en œuvre une opération d'intérêt national en France, comment traitons-nous la question des terminaux ferroviaires embranchés ? En termes d'urbanisme, c'est un vrai sujet ! Aujourd'hui, on ne peut pas penser une telle politique sans imaginer la connexion au réseau ferré.
Nous devons travailler sur l'ensemble de ces problématiques pour relancer le fret ferroviaire. Personnellement, j'y suis très favorable, mais nous devrons élargir le spectre de notre réflexion sur le sujet.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Monsieur le sénateur Rochette, je partage votre position sur presque tous les points que vous abordez, mais je le fais, comme je vous l'ai dit, sans opposer les modes de transport les uns avec les autres. C'est la ligne que je me suis fixée depuis que je m'intéresse à tous les sujets relatifs aux transports.
Je pense très sincèrement que la complémentarité entre le rail et la route existe, mais, en l'occurrence, le mode de transport bien spécifique que vous défendez – les mégacamions –porterait un coup fatal au fret ferroviaire. Je respecte votre opinion sur ce point, mais je ne la partage pas.
En revanche, je fais mien votre point de vue sur le rôle clé que doit jouer le transport combiné. Il s'agit en effet d'une solution d'avenir : les chaînes multimodales vertueuses, notamment par le biais des services de transport combiné, qui concilient le transport ferroviaire, le préacheminement et l'acheminement du conteneur par la route, permettent d'envisager un report modal.
C'est précisément sur cet aspect des choses que nous avons choisi de renforcer notre action, puisque nous consacrons chaque année depuis 2021 une enveloppe de près de 50 millions d'euros au soutien à l'exploitation de ces services.
Vous avez également évoqué la nécessité d'engager des actions concrètes. Nous nous y efforçons, notamment via l'élaboration d'un schéma directeur du transport combiné à l'horizon 2032 puis à l'horizon 2042, qui a été publié en octobre dernier. C'est un document stratégique qui dessine le maillage cohérent des plateformes sur l'ensemble du territoire.
Vous avez aussi parlé du raccordement direct de certains sites au réseau ferré national. Nous avons obtenu de la Commission européenne l'autorisation de soutenir financièrement – ce qui n'est pas toujours possible – les investissements de l'État ainsi que des régions qui ont décidé de financer ces projets dans le cadre d'un contrat de plan État-région. Parfois, l'État finance des projets qui sont uniquement régionaux ; de temps en temps, ce sont les régions qui financent des projets qui sont pourtant plutôt du ressort de l'État. C'est ce que j'appelle un bon partenariat entre collectivités.
Enfin, concernant les sillons, je rappelle ce que j'ai dit tout à l'heure : une démarche véritablement vertueuse est actuellement mise en œuvre à travers les plateformes d'infrastructures et de services ; elle permet d'assurer une meilleure qualité de service sur le réseau et de disposer de davantage de visibilité sur ces sillons.
C'est l'une des clés indispensables pour réussir à récupérer un certain nombre de clients qui, démotivés par les difficultés qu'ils ont rencontrées, se sont détournés vers d'autres modes de transport, qui ont certes le mérite d'exister, mais qui n'ont pas les mêmes vertus que le fret ferroviaire. En effet, décarboner nos modes de transport reste l'une de nos priorités.
M. le président. La parole est à Mme Agnès Canayer. (Mme Marie Mercier applaudit.)
Mme Agnès Canayer. Monsieur le président, mes chers collègues, je connais, monsieur le ministre, votre constante implication et votre grande expertise, de longue date, sur ce sujet du transport ferroviaire. Je tiens à mon tour à remercier le groupe communiste d'avoir pris l'initiative d'organiser ce débat, lequel me permet de vous interroger sur la connexion entre le fret ferroviaire et nos ports, une nouvelle brique !
En tant qu'élue du Havre, je mesure tous les jours la nécessité de la multimodalité pour le transport de marchandises. Aujourd'hui, un conteneur qui arrive dans le port du Havre a huit chances sur dix de prendre la route, une chance et demie sur dix de prendre la Seine et une demi-chance sur dix d'utiliser le rail ! Le train comme mode de transport des marchandises est donc bel et bien résiduel.
Cette situation a malheureusement des conséquences environnementales et économiques, qui, inévitablement, nous poussent à nous poser un certain nombre de questions : comment garantir, demain, une logistique décarbonée, performante et assurer une meilleure compétitivité face aux défis climatiques et géopolitiques ? Comment garantir que nos ports par lesquels transitent plus de 325 millions de tonnes de marchandises soient connectés à un réseau ferroviaire performant pour développer la multimodalité ?
En France, cette réflexion a conduit à l'élaboration de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire inscrite dans la loi Climat et Résilience, qui fixe des objectifs ambitieux, comme de nombreux intervenants l'ont déjà mentionné.
Cette feuille de route vise un doublement de la part modale du fret ferroviaire en France, de 9 % en 2019 à 18 % en 2030, avec un objectif de 25 % à l'horizon 2050. Il y a donc urgence à agir pour atteindre cet objectif. Car, malheureusement, une telle ambition se heurte à la saturation chronique du réseau ferroviaire, conséquence directe de nos lignes obstruées, particulièrement en Normandie.
C'est pourquoi la ligne nouvelle Paris-Normandie, la LNPN, est tant attendue, et pas seulement par les Normands, qui sont depuis toujours exclus de la grande vitesse, mais surtout par l'ensemble des acteurs économiques et portuaires, qui sont las des promesses tant de fois repoussées. Faire du Havre le port de Paris n'est pas une idée nouvelle ! D'ailleurs, toutes les grandes puissances maritimes ont leur capitale reliée à un port…
Et si Haropa – regroupement du Havre, de Rouen et de Paris – donne corps aujourd'hui à l'axe Seine, le lien entre la capitale et le port du Havre ne peut pas être simplement fluvial.
Pensée dès 1991, défendue en 2009 par le président Sarkozy, soutenue par tous les gouvernements depuis lors, la LNPN est aujourd'hui toujours bloquée par l'opposition de la région d'Île-de-France et la lenteur des études préalables.
Cette ligne est pourtant indispensable, non seulement pour les passagers, mais surtout pour le fret. Elle désaturerait le réseau existant, soulagerait nos autoroutes, favoriserait une desserte efficace de Paris, principal bassin de consommation, et étendrait l'hinterland portuaire.
Aujourd'hui, Haropa traite 80 % de ses volumes de marchandises dans un rayon de moins de 160 kilomètres. C'est insuffisant quand les ports du range nord atteignent, eux, 250 kilomètres…
Si nous voulons rivaliser, si nous voulons que l'axe Seine devienne une véritable colonne vertébrale logistique nationale, il faut faire sauter les verrous qui bloquent la LNPN.
Le coût total du projet est estimé à près de 10 milliards d'euros, avec une réalisation par phases prévue à l'horizon 2040. Néanmoins, l'action de l'État manque encore de clarté, tant pour ce qui concerne sa participation exacte au financement que pour ce qui est du respect du calendrier prévu.
En attendant, d'autres leviers existent pour pallier le manque d'attractivité du fret ferroviaire.
Le premier d'entre eux est un investissement massif dans le réseau stratégique dédié au fret. Les lignes et les terminaux doivent être renforcés, notamment pour augmenter le maillage et les sillons.
Le second levier consiste à s'inspirer des bonnes pratiques européennes, notamment de celles de la Suisse, qui, depuis 2016, grâce à la loi, réserve des sillons à long terme pour le fret, assurant ainsi une planification pérenne et équilibrée entre les trains de passagers et ceux de marchandises.
Je me félicite qu'Haropa Port et SNCF Réseau se soient engagés dans la recherche de solutions concrètes pour le déploiement du ferroviaire sur l'axe Seine. La recherche d'un accord marque une étape importante dans le déploiement du fret ferroviaire, car elle soutient la création d'un corridor logistique et industriel décarboné à l'échelle de l'axe, en lien avec la stratégie nationale bas-carbone et l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050.
Enfin, si l'enjeu du report vers le fret ferroviaire est avant tout celui de la massification du transport de marchandises et de sa décarbonation, la question du coût des modes de transport combiné ne peut être négligée.
Je me permets d'insister sur un point trop peu évoqué et pourtant essentiel pour la compétitivité du transport ferroviaire, à savoir les aides au transport combiné, aussi appelées « aides à la pince ». Cette aide s'élève à 23 euros par transbordement et vise à couvrir une partie du coût réel de l'opération. Elle permet de réduire l'écart de compétitivité entre le rail et la route.
L'enveloppe budgétaire allouée dans le cadre du plan Fret était de 47 millions d'euros par an pour la période 2021-2024. La stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire a prévu de maintenir le niveau de cette aide jusqu'en 2027, et le précédent gouvernement a pris l'engagement en novembre dernier de préserver ce soutien complémentaire jusqu'en 2030.
C'est bien, mais il faut aller encore plus loin. Concrètement, il s'agirait de concentrer ces aides sur les axes stratégiques.
Face aux impératifs climatiques et énergétiques liés au transport de marchandises, le fret doit être la solution. Nous le savons tous ici : le rail est le mode de transport massifié par excellence pour tous les grands pays.
L'objectif est donc clair : faire du fret ferroviaire, non pas un complément, mais un pilier de notre politique industrielle, environnementale et territoriale. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe GEST. – M. Franck Dhersin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Madame la sénatrice Canayer, je vous remercie de votre question, qui me donne l'occasion de parler des grands ports maritimes.
Vous le savez : la mobilisation de ces modes de transport massifiés que sont le ferroviaire et le fluvial pour la desserte des hinterlands est un enjeu majeur pour les ports, en particulier pour les grands ports maritimes. Non seulement elle permet la massification des flux de marchandises, mais elle constitue un levier de croissance et d'attractivité pour les ports français et favorise l'optimisation des flux du transport maritime lui-même.
En 2023, 22,5 % des pré- et post-acheminements portuaires relevaient des modes massifiés – plus précisément, le ferroviaire représentait 11,5 % de ces flux, et le fluvial 11 %. Ce niveau est stable depuis la sortie de la crise sanitaire, mais nous devons, collectivement, être plus ambitieux.
À cette fin, nous avons déployé deux stratégies nationales complémentaires : la stratégie nationale portuaire (SNP) en 2021 et la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire en 2022.
Ces documents-cadres se traduisent par divers engagements financiers. Au total, 164 millions d'euros doivent être mobilisés entre 2023 et 2027 pour améliorer la desserte de la multimodalité ferroviaire et fluviale de nos ports maritimes.
J'en viens plus spécifiquement au port du Havre, qui vous est si cher, à juste titre. La logistique et la multimodalité sont au cœur de son développement.
Premièrement, sur le volet fluvial, je pense à la réalisation de la chatière, qui sera opérationnelle en 2026. Cet aménagement vise à connecter directement au fleuve le port en eau profonde de Port 2000, qui, comme vous le savez, accueille les principaux terminaux et containers du Havre. Cet aménagement renforcera considérablement l'efficacité de notre chaîne logistique.
Deuxièmement, sur le volet ferroviaire, Haropa Port poursuit la régénération et la modernisation de son réseau ferré. Les dessertes terrestres de Port 2000 bénéficient notamment d'une opération de 25 millions d'euros. Le projet structurant de port Seine-Métropole Ouest (PSMO), plateforme multimodale, viendra compléter le dispositif d'ici à 2040, grâce à un investissement de plus de 120 millions d'euros.
Madame la sénatrice, vous pouvez être assurée de la détermination du Gouvernement à faire du Havre un hub multimodal d'excellence.
J'aurais voulu en dire davantage au sujet de la LNPM. J'ai conscience du caractère primordial de ce projet pour votre région, et je précise à ce titre que M. Serge Castel est le nouveau délégué interministériel au développement de la vallée de la Seine. Nommé tout récemment, il doit poursuivre au plus vite la concertation avec les élus. Nous allons l'installer officiellement et je présiderai le premier comité de pilotage.
Mme Agnès Canayer. Merci, monsieur le ministre !
M. le président. La parole est à Mme Marie-Laure Phinera-Horth.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd'hui d'un sujet majeur pour notre économie, pour l'environnement et pour l'avenir de notre système de transport : celui du fret ferroviaire.
Nous le savons tous ici, le fret ferroviaire a connu de nombreuses difficultés en France. Entre 1990 et 2000, le trafic est resté relativement stable, autour de 52 milliards de tonnes-kilomètre. Puis, à partir des années 2000, il a commencé à baisser régulièrement.
La crise économique de 2008 a fortement aggravé la situation. En 2010, le trafic est ainsi tombé à 30 milliards de tonnes-kilomètre et, depuis lors, il n'a pas vraiment rebondi.
La part du fret ferroviaire dans l'ensemble du transport de marchandises a elle aussi chuté. Elle est passée de 20 % en 1990 à environ 10,5 % en 2006 et, depuis cette date, elle n'a pas progressé.
Cette situation s'explique par plusieurs facteurs connus.
Tout d'abord, la géographie industrielle de la France n'est pas favorable à un réseau ferroviaire performant : les sites de production sont dispersés, ce qui rend difficile la concentration des flux nécessaires à la rentabilité du rail.
Ensuite, la part de l'industrie dans notre économie a fortement baissé au cours des vingt dernières années.
Enfin, de nombreux clients demandent aujourd'hui des livraisons très rapides et flexibles, ce qui favorise le transport routier.
Pourtant, le fret ferroviaire présente de nombreux avantages. C'est un mode de transport beaucoup moins polluant que la route. Il consomme moins d'énergie et émet moins de gaz à effet de serre. Un train de marchandises remplace plusieurs dizaines de camions, ce qui signifie moins de bouchons, moins d'accidents et moins de pollution.
Dans le contexte actuel, marqué par l'impératif de transition écologique, il est essentiel de développer les modes de transport propres, et le fret ferroviaire en fait partie. Il permet aussi de renforcer la résilience de nos chaînes logistiques. Il pourrait jouer un rôle important pour désengorger les routes et mieux organiser nos flux de marchandises à l'échelle du pays.
Toutefois, la relance du fret ferroviaire exige d'importants investissements. Il faut moderniser les infrastructures, remettre en service certaines lignes abandonnées ou encore construire de nouveaux terminaux. Il faut aussi adapter le réseau aux besoins actuels : augmenter la capacité, faciliter les connexions entre rail et route, et rendre le système plus fiable.
Face à ces enjeux, le Gouvernement a lancé, en 2021, une stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.
En outre, en mars dernier, a été publié le rapport Ulysse, élaboré conjointement par la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) du ministère des transports, SNCF Réseau et l'alliance 4F.
Les auteurs de ce rapport préconisent notamment 4 milliards d'euros d'investissement sur la période 2023-2032, 2 milliards d'euros étant déjà engagés d'ici à 2027. Ils proposent des actions concrètes, comme la remise en état de 2 700 kilomètres de lignes dites capillaires, utilisées principalement pour le fret. Près de 200 millions d'euros sont également prévus pour moderniser la gestion du trafic et améliorer le partage de données.
Le programme Ulysse va dans le bon sens. Mais, pour sa réussite, plusieurs conditions doivent être réunies.
Monsieur le ministre, comment allez-vous garantir que ces investissements seront bien réalisés dans les délais prévus et comment comptez-vous organiser le suivi du plan Ulysse ? Comment le Gouvernement entend-il assurer la pérennité des lignes de fret existantes, notamment celles qui sont menacées par des restructurations, ainsi que le maintien des petites lignes, avec le démantèlement de Fret SNCF ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre intervention : vous venez de résumer une grande partie de notre débat.
Le Gouvernement a pleinement conscience des impacts à la fois écologiques et économiques d'un éventuel désengagement du fret ferroviaire. C'est pourquoi nous avons fait le choix d'un soutien massif et structuré au secteur – vous l'avez souligné –, notamment via la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.
Cette stratégie se traduit par deux engagements financiers, qui me semblent de nature à vous rassurer : premièrement, le renforcement considérable du soutien à l'exploitation ; deuxièmement, l'effort massif en faveur des infrastructures, notamment la rénovation des voies capillaires, si importantes pour le fret ferroviaire.
Cet effort doit maintenant être amplifié – vous l'avez dit vous-même. C'est tout l'enjeu de la conférence de financement Ambition France Transports, qui va s'ouvrir le 5 mai prochain,…
M. Jean-Pierre Corbisez. Tout à fait !
M. Philippe Tabarot, ministre. … en présence de M. le Premier ministre.
Je plaide depuis des années pour que les recettes des transports financent le développement de l'ensemble des transports.
Vous avez cité le rapport Ulysse Fret, publié en mars dernier. Ce document constitue véritablement notre feuille de route pour la période 2023-2032. Il résulte d'une large concertation entre l'État, SNCF Réseau et – c'est là le plus important – les acteurs de la profession. Il pourra servir de base à la prochaine conférence de financement.
Enfin, vous avez évoqué les livraisons rapides. Vous avez raison de souligner qu'elles contribuent à renforcer le mode routier. Face à ce constat, nous devons envisager de nouvelles évolutions. Ce sujet fait d'ailleurs l'objet de travaux depuis un certain nombre d'années : je pense en particulier à l'excellent rapport de Nicole Bonnefoy et de Rémy Pointereau, dont les recommandations doivent maintenant être mises en œuvre. Nous devons faire preuve, à cet égard, d'un grand volontarisme !
M. le président. La parole est à M. Franck Dhersin.
M. Franck Dhersin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à mon tour, je tiens à remercier les membres du groupe communiste d'avoir demandé l'inscription de ce débat à l'ordre du jour.
On le constate une fois de plus ce soir, sur la relance du fret ferroviaire, il y a beaucoup à dire.
Nous avions tous ici pour ambition que la part modale du fret ferroviaire avoisine les 25 % à l'horizon 2030. Mais il est d'ores et déjà acquis que cet objectif ne sera pas atteint. Pis encore, il semblerait qu'au titre de l'année 2024 la part modale du fret ferroviaire ait un peu régressé.
Les années passent et le constat demeure : pourquoi a-t-on tant de mal à faire progresser le transport ferré de marchandises dans notre pays ? Sa part modale est deux fois plus élevée outre-Rhin et trois fois plus élevée chez nos voisins helvètes.
Quand on interroge les chargeurs, ils nous font comprendre que le critère fondamental, pour eux, est le respect des délais d'acheminement. Il faut le dire, le fret est trop souvent devenu la variable d'ajustement du réseau. Il dispose de sillons insuffisamment qualitatifs, souvent perturbés par des travaux nocturnes. Les temps de trajet ne sont pas assez compétitifs face au mode routier : le constat est clair.
L'état général du réseau est un autre élément majeur d'explication. Les lignes dites secondaires, largement empruntées par les trains de marchandises, souffrent d'un manque criant d'investissement. Il n'est pas possible d'y rouler à une vitesse commerciale satisfaisante.
Monsieur le ministre, lors de l'examen du dernier projet de loi de finances, l'ensemble des groupes politiques du Sénat ont déploré le manque d'investissement de l'État dans le réseau. Sans revenir sur ces discussions – nous ne saurions nous répéter inlassablement ! –, je vous soumets une proposition à même de rendre notre réseau plus robuste et, in fine, de faciliter les circulations de fret comme de voyageurs.
Le système d'échange de quotas d'émission de l'Union européenne – l'EU ETS, déjà cité – connaît une importante augmentation de ses recettes depuis deux ans.
De plus, depuis 2024, une directive européenne oblige les États membres à flécher 100 % de ces fonds vers des dépenses vertes. Une partie de ces crédits est d'ores et déjà attribuée à l'Agence nationale de l'habitat (Anah), pour financer les travaux de rénovation. Ne pourrions-nous pas en flécher une autre partie vers la régénération du réseau ferroviaire ? Jusqu'à présent, une part de ces fonds reste affectée au budget général de l'État, et nul ne peut savoir si cet argent est bien utilisé pour des projets favorables à l'environnement. (M. Alexandre Basquin acquiesce.)
Aussi, je propose de flécher une partie de ces crédits de manière inconditionnelle et pérenne à l'entretien du réseau et une autre partie à SNCF Réseau, à titre de dédommagement, pour compenser la baisse des péages ferroviaires sur les dessertes jugées non rentables aujourd'hui, mesure à même de renforcer le nombre de circulations.
Grâce aux droits de péage dégagés, les opérateurs alternatifs pourraient apporter 600 à 900 millions d'euros de recettes annuelles supplémentaires au réseau d'ici à 2030-2035. En dix ans, ce dernier disposerait ainsi de 1,5 milliard à 2 milliards d'euros de recettes annuelles supplémentaires, à condition qu'il bénéficie d'une part des crédits d'ETS au moins égale à celle qui est aujourd'hui destinée à l'Anah, c'est-à-dire 700 millions d'euros par an.
Nous ne ferons pas de miracle avec le peu de moyens financiers dont nous pouvons disposer actuellement. Il faut faire preuve d'audace si nous voulons redresser notre réseau et ainsi redonner de la compétitivité à ce mode face à la route.
Monsieur le ministre, allez-vous défendre cette position auprès du Premier ministre, pour convaincre enfin le Gouvernement de flécher une partie de l'ETS vers le secteur ferroviaire ?
Rendez-vous le 5 mai à Marseille !
M. le président. La parole est à M. le ministre.