Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme Sylvie Valente Le Hir, rapporteure de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt soulignait avec une lucidité implacable les dérives d’un monde livré aux automatismes technologiques : « Ce que nous faisons aujourd’hui, avec l’aide des machines, c’est remplacer l’œuvre durable par la consommation instantanée. »
Cette mise en garde éclaire les dérives de notre modèle textile contemporain, où la vitesse a remplacé le sens et l’abondance la valeur.
Le sujet dont nous débattons aujourd’hui, la mode express, n’est pas simplement une question de vêtements ou de tendances passagères. Il interroge non seulement notre modèle de consommation, mais aussi notre rapport au temps, à la matière, au travail et, bien sûr, à la nature.
La présente proposition de loi vise à retrouver un équilibre. Elle oppose à la logique du jetable une éthique de la durabilité, à l’accumulation frénétique un principe de responsabilité.
Dans le secteur du textile, l’ambivalence de l’innovation technologique prend ainsi une forme aiguë. Le numérique peut servir la transition écologique, rapprocher le consommateur de l’artisan et prolonger la vie des objets, mais il peut aussi devenir l’instrument d’une logique industrielle déshumanisante, qui transforme le vêtement en produit jetable et l’individu en simple clic d’achat. C’est cette tension que nous devons désormais affronter avec lucidité dans le cadre de cette proposition de loi.
Le secteur textile se trouve à un moment charnière de son histoire. Il est traversé par deux dynamiques contraires.
La première est celle de la transition vers un modèle circulaire. Des acteurs, parfois de taille modeste, et souvent discrets, repensent la manière de produire, de vendre, de réparer et de transmettre. J’ai d’ailleurs visité, dans le cadre de mes travaux préparatoires, une entreprise exemplaire qui, via une application, met en relation les consommateurs avec des cordonniers et des couturiers. Le numérique devient ainsi un vecteur de circularité et de lien social.
La seconde dynamique est celle d’une industrialisation massive et dérégulée. La mode express, plus connue sous son nom anglais de fast fashion, a poussé à son paroxysme la logique de surproduction et de consommation compulsive. Des plateformes diffusent chaque jour des milliers de références à bas prix, dans une spirale de production aux coûts sociaux et environnementaux colossaux.
Entre ces deux modèles, notre responsabilité politique est de faire un choix. Or ce dernier est clair : nous devons encourager la mode durable et enrayer les mécanismes délétères de la mode express.
Les dégâts de la fast fashion sont désormais bien documentés. Sur le plan environnemental, le constat est accablant : chaque année, 3,3 milliards de vêtements sont mis sur le marché en France, soit en moyenne 48 vêtements par habitant. Ce chiffre révèle à lui seul l’ampleur de la dérive. Derrière ces volumes, ce sont des milliers de litres d’eau consommés par vêtement, des tonnes de CO2 émises, des ressources fossiles mobilisées et des terres polluées par les teintures et les produits chimiques.
Toutefois, les dommages ne s’arrêtent pas à la production. L’éphémère est devenu la norme. Chaque seconde, 35 vêtements sont jetés en France, pour un total de 600 000 tonnes de textiles par an. Le plus souvent, ces déchets finissent incinérés ou sont envoyés à l’autre bout du monde, où ils saturent des décharges à ciel ouvert, polluent les sols et les nappes phréatiques et dégradent la qualité de l’air.
Ces effets écologiques s’accompagnent de graves distorsions économiques. Les plateformes de la mode express bénéficient d’un modèle reposant sur une externalisation systématique des coûts. Elles contournent les obligations environnementales, échappent aux règles sociales les plus élémentaires et pratiquent des prix qui rendent la concurrence impossible pour nos entreprises locales.
À l’inverse, les enseignes européennes, sans être parfaites, s’efforcent de s’adapter, comme j’ai pu le constater au cours de mes travaux préparatoires. Elles créent des emplois non délocalisables, assurent un maillage territorial et soutiennent des filières d’insertion. Le tissu économique qu’elles contribuent à préserver est un bien commun.
La mode circulaire, elle aussi, est menacée. Le développement de la réparation, du réemploi et de la vente en seconde main – autant de pratiques vertueuses pour l’environnement et l’emploi – est compromis par l’invasion des vêtements à bas coût et de qualité médiocre.
Les textiles bon marché, conçus pour être jetés, sont par définition difficilement réparables ou recyclables. Et quand un vêtement neuf coûte moins cher qu’un vêtement de seconde main, le signal envoyé au consommateur est destructeur.
Je tiens à le souligner, cette filière a des effets vertueux non seulement sur le plan environnemental, mais aussi sur le plan économique, car elle joue un rôle de levier d’insertion pour des publics éloignés de l’emploi. Elle remplit ainsi une fonction sociale et territoriale que nous devons impérativement préserver.
Au-delà de ces enjeux économiques et environnementaux, l’impact culturel de la mode express est déplorable. Celle-ci promeut un rapport à l’objet marqué par l’instantanéité, l’accumulation et l’oubli, en nous habituant à consommer sans désir, à jeter sans remords et à remplacer sans fin.
Cette logique délétère s’insinue dans les imaginaires, notamment ceux des plus jeunes, sous l’effet de campagnes publicitaires agressives et d’un recours massif aux influenceurs.
C’est pourquoi il nous faut à présent encadrer cette dérive avec lucidité, mais sans démagogie. La présente proposition de loi définit des outils ciblés, proportionnés et juridiquement robustes. Certains ont tenté de discréditer ce texte en le présentant comme une mesure allant à l’encontre des plus défavorisés. Or il n’en est rien !
Défendre la mode express au nom du pouvoir d’achat revient à défendre la malbouffe au nom du droit à l’alimentation. Ce n’est pas servir les plus modestes que leur proposer des produits dangereux pour la santé, inutilisables après trois lavages et fabriqués dans des conditions indignes. C’est, au contraire, faire preuve de mépris. Le véritable progrès, c’est de permettre à chacun d’acheter mieux, pas plus.
D’autres ont voulu faire croire que le Sénat aurait affaibli le texte en commission. Je le dis avec force : il n’y a eu aucune compromission, aucune pression. (Marques d’approbation au banc du Gouvernement.)
J’ai conduit mes travaux avec rigueur et méthode, en entendant, comme c’est l’usage au Parlement, tous les acteurs concernés, des associations aux grandes enseignes, en passant par les plateformes elles-mêmes.
Les amendements adoptés en commission visent un double objectif : sécuriser le texte et, surtout, éviter que des entreprises françaises ou européennes ne soient incluses dans le dispositif.
L’article 1er introduit une définition claire de la mode express, fondée sur un seuil annuel de nouvelles références qui permettra d’identifier les entreprises dont le modèle repose structurellement sur la surproduction. Il impose à ces entreprises l’affichage d’un message de sensibilisation environnementale sur leurs plateformes de vente et prend en compte la spécificité des places de marché.
À cet effet, il prévoit une comptabilisation des références adaptées, en différenciant les réelles plateformes multimarques, qui ne jouent qu’un rôle d’intermédiaires, des producteurs qui adoptent le statut de place de marché par opportunisme juridique.
L’article 2 prévoit une modulation de l’écocontribution. Versée dans le cadre de la responsabilité élargie des producteurs, celle-ci vise à financer la gestion des déchets.
Dans sa version initiale, le texte proposait de la moduler en fonction de l’affichage environnemental. Or les auditions que j’ai menées ont révélé que cet indicateur nouveau et facultatif était loin de faire consensus dans la filière textile. La commission a donc préféré une autre approche : moduler la contribution selon des critères de durabilité extrinsèque, c’est-à-dire fondés sur les pratiques commerciales – fréquence de renouvellement, incitation à l’achat massif… – plutôt que sur la qualité intrinsèque du produit.
Nous avons également introduit un article 3 bis qui encadre la publicité. Le texte, dans la version issue des travaux de l’Assemblée nationale, prévoyait une interdiction totale qui présentait un risque constitutionnel sérieux.
Nous proposons une solution plus robuste juridiquement : d’une part, interdire la promotion des marques de mode express par les influenceurs, aujourd’hui relais majeurs de ces pratiques ; d’autre part, imposer une information environnementale synthétique dans toute publicité relative à ces produits.
Ce texte ne résoudra pas tout. Il devra s’inscrire dans un mouvement plus large, notamment à l’échelon européen. À cet égard, je salue la proposition du Gouvernement d’imposer, dès 2026, des frais de gestion sur les petits colis expédiés vers l’Europe.
J’ai conscience que les plateformes visées chercheront à contourner nos règles et à mobiliser des moyens juridiques importants pour en retarder l’application. Mais ce texte a une vertu essentielle : il pose un cadre, il envoie un signal clair, il trace une ligne entre ce que nous voulons encourager – la durabilité, la sobriété, l’emploi local – et ce que nous devons freiner – la frénésie, l’opacité et le jetable.
Il appartient à chacun d’entre nous, en tant que législateurs, de dire quelle société nous voulons bâtir. La mode express, c’est l’archétype d’un modèle que nous devons dépasser, car ce que nous portons sur notre dos ne doit pas peser sur les générations futures. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Bonnefoy. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Nicole Bonnefoy. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, cette proposition de loi répond à la nécessité de ramener à la raison un secteur qui cède chaque jour un peu plus à la démesure.
Nous partageons le constat qui est à l’origine de ce texte : celui de la mutation du secteur de la mode vers une industrie prédatrice et insatiable, au travers de ce que l’on appelle désormais la mode éphémère, dont les chiffres donnent le tournis. À l’échelle de la France, ce sont plus de 3 milliards de vêtements neufs qui sont vendus chaque année, soit l’équivalent de 45 nouveaux vêtements par habitant. À l’échelle mondiale, on compte 100 milliards de vêtements commercialisés annuellement.
Ce sont autant de produits qui deviennent presque aussitôt des déchets textiles. Car si les volumes sont colossaux, le rythme de production est tout aussi affolant, avec des conséquences importantes sur notre service public de gestion des déchets.
À l’opposé du tissu que l’on soigne, que l’on reprise ou que l’on retouche, l’avènement de la mode éphémère introduit la coutume du vêtement jetable. Ce sont 600 000 tonnes de textile qui sont jetées chaque année dans ce pays, soit 35 vêtements par seconde.
Les géants du secteur, tels que Shein, enrichissent leur offre au rythme effréné de milliers de références chaque jour, pour inciter à consommer toujours plus, en recourant à une publicité ravageuse.
La mode éphémère est un leurre. Certes, ces plateformes ont l’avantage de pratiquer des prix bas, mais ces géants du textile ne sont en rien les alliés du pouvoir d’achat des plus modestes. Ils répondent, au contraire, à une stratégie autrement hypocrite et pernicieuse : inciter à consommer toujours plus de vêtements moins chers et de mauvaise qualité.
Compenser la faible durée de vie des produits par le prix, c’est non pas soutenir le pouvoir d’achat, c’est ouvrir la voie à la surconsommation frénétique et à un système de surproduction qui s’autoalimente.
Compenser la faible durée de vie des produits par le prix, c’est commercialiser ce qui va aussitôt nourrir une surproduction de déchets. En somme, c’est tromper le consommateur, qui, pensant s’habiller à peu de frais, prend place dans un manège infernal. En effet, ces prix cassés ont eux-mêmes un coût environnemental, économique et social.
Un coût économique, tout d’abord, car, en saturant le secteur de la mode, les plateformes digitales deviennent les fossoyeurs du textile français. Là encore, les chiffres sont éloquents : selon l’Insee, depuis 1990, près de 300 000 emplois ont été détruits dans l’industrie textile française, soit les trois quarts des postes du secteur. Les premières victimes de l’appétit des ogres de la mode sont donc les acteurs français du textile, eux qui participent directement à la vie commerciale de nos communes.
Un coût environnemental, ensuite, et qui est dramatique. Rappelons les chiffres, tant ils sont accablants. La mode éphémère représente 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. C’est une part tout à fait considérable, qui équivaut à celle des transports aériens et maritimes cumulés !
Ces prix cassés sont permis par le recours massif aux fibres synthétiques, bien moins coûteuses pour les industriels. Elles sont tout droit issues de combustibles fossiles et suscitent une pollution plastique alarmante. On estime ainsi qu’elles sont à l’origine de près du tiers des microplastiques primaires présents dans les océans.
Par ailleurs, la recherche de la diminution des coûts conduit à produire à l’autre bout du monde, le plus souvent en Asie. Chaque commande impose donc de longues distances de transport. Citons encore ici Shein, qui expédie chaque jour 5 000 tonnes de marchandises par avion.
Enfin, le dernier coût caché derrière les prix cassés est social. C’est celui des salaires de misère pratiqués en Asie du Sud-Est. C’est celui des conditions de travail déplorables et parfois à risque. C’est celui des substances nocives encore utilisées, auxquelles sont exposés producteurs et consommateurs. C’est enfin, comme je le disais, celui des emplois en France et en Europe, menacés par cette concurrence déloyale.
Avec la mode éphémère, tout le monde est perdant : le consommateur, qui pense bénéficier de tarifs attractifs, alors qu’il est victime de la cupidité des plateformes ; l’environnement, qui subit de plein fouet les conséquences désastreuses de cette industrie polluante ; les acteurs français et européens du textile, désarmés face à cette concurrence déloyale ; les populations ouvrières d’Asie, souvent exploitées pour permettre des prix cassés. Face à de telles pratiques, nous nous devons d’apporter une réponse ambitieuse et courageuse.
Le texte, à l’origine défendu par la députée Anne-Cécile Violland et composé de sept articles, allait dans le bon sens. Il visait à définir la mode éphémère, pour, enfin, la reconnaître et la circonscrire, à instaurer une écocontribution, pour sanctionner ce modèle et favoriser des dynamiques plus durables, et à interdire la publicité qui promeut ce système néfaste et piège le consommateur.
Nous regrettons que l’article 3 ait été supprimé par la commission, au nom de motifs d’inconstitutionnalité délibérément exagérés. Nous proposerons donc de le rétablir par voie d’amendement, car, comme nous l’avons souligné, la publicité constitue l’un des principaux moteurs grâce auxquels ces plateformes promeuvent leur modèle de surconsommation. L’interdiction de la publicité est la clé de ce texte, car elle constitue la véritable sanction.
Une version moins punitive a été privilégiée à l’article 3 bis, pour ne retenir qu’une interdiction limitée aux influenceurs. Pourtant, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) est saisie des pratiques de lobbying de Shein.
Ayons donc le courage politique de réintroduire l’article 3, afin de protéger les consommateurs, les filiales françaises et l’environnement.
De même, nous demandons l’interdiction de mentions abusives, comme celle de la « livraison gratuite », qui invisibilise faussement les coûts et les conséquences du transport de marchandises. Les amendements que nous défendrons en ce sens sont issus d’un travail transpartisan mené au sein de notre commission.
Nous proposons également de supprimer l’abattement sur les dons des invendus aux associations, qui, comme elles nous l’ont fait remarquer, sont submergées par les surplus de la mode jetable. L’objectif est donc d’empêcher ce contournement pernicieux de la part des producteurs, qui en profitent pour rémunérer leurs dons aux frais de l’État.
Dans le même esprit, nous souhaitons inclure le nombre des invendus dans la définition de la mode éphémère.
Enfin, les écocontributions, c’est-à-dire les pénalités infligées aux pratiques néfastes de la mode éphémère, doivent être calculées de manière efficace. Nous proposons de réinsérer la méthodologie de l’affichage environnemental, la seule qui a été éprouvée et qui est à même de garantir des écomodulations pertinentes.
Pour conclure, cette proposition de loi, bien qu’elle puisse être améliorée, va indiscutablement dans le bon sens. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain reste pleinement engagé dans la nécessaire régulation, non pas d’une mode, mais d’un système d’exploitation qui fait fi des externalités négatives de ses activités.
Nous ferons donc preuve de vigilance dans notre soutien aux efforts visant à encourager la sobriété, le recyclage ou le réemploi, contre un modèle prônant la surconsommation, la surproduction de déchets et la culture du jetable. Il s’agit non pas de démoder la mode éphémère, mais d’enrayer un système de production qui s’emballe pour renouer avec l’essentiel.
Il est question ici de réguler les excès d’un capitalisme incompatible avec nos enjeux écologiques. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Marie-Claude Varaillas applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin.
Mme Vanina Paoli-Gagin. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, ce texte pose une question fondamentale : voulons-nous encore être une nation de producteurs ou souhaitons-nous devenir seulement une nation de consommateurs ? C’est la réponse à cette question essentielle qui déterminera la destinée de l’Europe dans ce siècle, comme je le pense et le rappelle depuis assez longtemps.
Je me réjouis que de grands Européens, au premier rang desquels Mario Draghi et Enrico Letta, le disent eux aussi aujourd’hui avec force et énergie.
Depuis plusieurs décennies, tous nos choix collectifs nous ont poussés dans une direction : nous avons renoncé, dans de trop nombreux secteurs, à être un pays de producteurs, pour nous contenter d’être un pays de consommateurs. C’est une décision qui, comme tout choix politique, est respectable, mais il est nécessaire d’en comprendre toutes les implications.
Or, pour l’élue de l’Aube que je suis, ces implications sont très claires. Notre territoire, qui a joué un rôle de tout premier plan à la grande époque de l’industrie textile française, a été frappé de plein fouet par la désindustrialisation. Chez nous, le mythe funeste de la France sans usines, qui a fait les choux gras des élites économiques de la fin du siècle dernier, s’est traduit par des fermetures d’usines et d’ateliers et des destructions d’emplois.
Je vous parle ici de choses tout à fait concrètes, mes chers collègues. On estime à plus de 18 000 le nombre d’emplois de l’industrie textile qui ont été détruits dans l’Aube, soit une diminution de 68 % depuis 1982. C’est colossal ! Ce sont autant de familles bouleversées par le chômage, de villes, de villages et de bourgs dont l’activité économique, qui a perdu subitement un poumon, s’essouffle inéluctablement.
L’Aube, qui était une terre d’industrie, comme tant de territoires ruraux en France, a ensuite été précipitée dans une mécanique infernale : perte d’activité, diminution de l’attractivité, désertification, évaporation des services publics, montée du chômage de masse. C’est le début d’un enchaînement de catastrophes sociales qui fait le lit des désolations les plus sombres, des ressentiments les plus tenaces et de tous les populismes.
Pourtant, les Français n’ont pas renoncé à s’habiller, tant s’en faut. Ils ont même doublé leur consommation de vêtements depuis les années 1980, au moment du passage à la consommation de masse. On a fait baisser les prix en consommant des produits étrangers, mais l’effet rebond a été immédiat : aujourd’hui, on consomme deux fois plus et notre balance commerciale se dégrade.
Il est essentiel de voir le coût caché de ce système. On ne peut pas prétendre préserver le pouvoir d’achat des Français si on n’explique pas clairement qu’acheter un t-shirt à 2 euros, c’est soutenir les fermetures d’ateliers et la destruction d’emplois en France. C’est soutenir un commerce international débridé et l’industrie de pays qui subventionnent massivement un pseudo-secteur productif privé n’existant pas et qui ne partagent pas nos valeurs. C’est soutenir la création d’emplois dans des conditions proches de l’esclavage.
Aujourd’hui, avec l’arrivée des millions de colis chinois, notre regard a changé sur les pratiques de la mode éphémère. La submersion ne fait que commencer, et il faut nous préparer à une catastrophe économique et écologique. Ce ne sont pas vraiment des vêtements que nous importons, nous devons en être conscients. Ce sont, pour la plupart d’entre eux, des déchets, voire des déchets ultimes.
La fast fashion n’est ni réparable ni recyclable. Qui en paiera le coût ? La collectivité ou, devrais-je dire, nos collectivités. Les élus locaux doivent bien le comprendre : à chaque ouverture d’une enseigne de fast fashion, ce sont des déchets qui s’amassent et des commerces qui finiront par fermer.
Rappelons que, en quarante ans, la malbouffe a inondé notre quotidien : fast-food, sodas, plats préparés ou transformés. Le pays de la gastronomie s’est laissé empoisonner par des produits qui nous pourrissent la santé et augmentent mécaniquement le volume de déchets à traiter.
La présente proposition de loi ne fera pas de nous un pays de producteurs du jour au lendemain, a fortiori si nous adoptons une version qui réduit ses ambitions. Ce faisant, elle ne serait qu’une petite tape sur la joue, histoire de nous remettre dans le match.
Toutefois, avons-nous encore envie de jouer cette partie ? Avons-nous encore l’ambition de redevenir un grand pays industriel et de tenir tête aux autres pays, au premier rang desquels la République populaire de Chine, qui a fait le choix résolu de l’industrie, ou bien considérons-nous que le match est plié et que nous ne jouerons plus ?
Pour ma part, je continuerai toujours à encourager l’industrie.
Tout d’abord, parce que je crois qu’il n’y a pas de grande nation sans industrie. Dès 1960, le général de Gaulle nous avait prévenus : il nous faut soit accéder au rang d’un grand État industriel, soit nous résigner au déclin.
Ensuite, parce que je suis convaincue qu’il y va de la pérennité de notre modèle social. Le coût complet de la mode éphémère, qui n’est absolument pas reflété dans le prix des produits, est catastrophique pour la Nation.
Nous ne pouvons pas nous abriter derrière le seul pouvoir d’achat en ignorant toutes les autres dimensions, notamment territoriales.
L’Aube regorge de champions internationaux, de marques iconiques, au premier rang desquels figurent Le Coq sportif, Lacoste ou encore Petit Bateau. Certains se portent à peu près bien, d’autres sont en difficulté, mais tous demeurent des sources d’emploi, de savoir-faire et de qualité. Surtout, ils font vivre, à l’échelon local, tout un écosystème industriel de sous-traitants, de tricoteurs, de teinturiers, d’apprêteurs, de petites mains… Toute une série de métiers qui font encore partie de notre patrimoine industriel et qui font vivre notre territoire. Soutenons-les chaque fois que nous le pouvons, dans toute la France.
Au début de mon propos, j’ai cité deux grands Européens : Mario Draghi et Enrico Letta. Le rapport du premier nous a rappelé que notre décrochage en matière de compétitivité n’était pas seulement une mauvaise nouvelle économique : il remet en cause l’existence même de l’Union européenne. Si celle-ci ne peut plus garantir la prospérité des États membres, alors elle renonce à sa promesse fondatrice, à savoir garantir la paix par la prospérité.
Nous proposerons des amendements pour rendre à cette proposition de loi son ambition initiale et offrir à nos enfants autre chose que des scroll et des clics… (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et UC. – Mme Sabine Drexler applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Didier Mandelli. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Didier Mandelli. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, certaines propositions de loi passent inaperçues ; d’autres, au contraire, suscitent beaucoup d’intérêt, non seulement chez les parlementaires, mais encore auprès des citoyens et des médias.
Le présent texte appartient à la seconde catégorie, sans doute parce que, indépendamment de la filière concernée – le textile –, chacun a bien conscience qu’il pose en réalité une question légitime sur un modèle économique qui bouleverse les données du commerce international et dont les effets néfastes se manifestent au plus près de nos territoires, à bas bruit. D’ailleurs, d’autres secteurs d’activité sont affectés, comme l’ameublement ou le médicament.
Notre ambition, celle d’une société placée sous le signe du développement durable, doit-elle être revue à la baisse pour tenter, de façon illusoire, de résister ? ou doit-elle au contraire être confortée, afin d’obtenir la réciprocité dans les trois composantes – sociale, économique et environnementale – d’un développement acceptable par tous et pour tous ?
Pour imposer cette vision, notre pays et l’Union européenne doivent être au même diapason.
J’en viens plus précisément à l’objet de cette proposition de loi. Comment accepter que 4,5 milliards de colis arrivent chaque année en Europe, dont un tiers pour la France, plus de la moitié de cette part – quelque 800 000 colis – provenant des deux sites de vente les plus cités et étant acheminée par 600 avions-cargos par jour ? Comment accepter sans réagir la disparition de 50 000 emplois en France depuis le début de l’année 2024 dans la filière textile-habillement ? Comment accepter, enfin, les liquidations et les fermetures des boutiques de nos centres-villes et des enseignes de périphérie, désormais fortement touchées, telles que Kaporal, Jennyfer, Burton, Sergent Major ou encore, plus récemment, Naf Naf, dont 600 emplois ont été supprimés en France ?
Une économie de marché doit être régulée. Nous ne pouvons accepter un modèle fondé sur un libéralisme échevelé, totalement incontrôlé, qui néglige en outre les questions sanitaires.
Comment passer d’une société totalement consumériste à une société de consommateurs responsables, conscients que chacun de leurs actes d’achat est un geste qui a une incidence forte sur leur famille, leurs voisins, leur environnement, leur pays ? Par la pédagogie, par l’éducation, bien sûr, mais sans culpabiliser ceux qui n’ont souvent pas d’autre choix compte tenu de leur pouvoir d’achat, en raison de la paupérisation d’une frange toujours plus importante de la population. « Nos emplettes sont nos emplois », clamaient les chambres de commerce et d’industrie dans une campagne de communication datant de quelques décennies déjà. Ce message est plus que jamais d’actualité.
Il faut donc faire preuve de pédagogie en direction des consommateurs, en accentuant le message pour les plus jeunes, plus sensibles aux sollicitations émanant des réseaux sociaux. Néanmoins, responsabiliser et, le cas échéant, sanctionner les producteurs est tout aussi important. Les contrôles doivent être massifs, les douanes et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sont mobilisées. Nous devons donner à ces services les moyens d’intervenir. Oui à la TVA et oui aux droits de douane sur ces produits !
C’est tout le sens du texte que nous allons examiner dans quelques instants. Je profite de cette occasion pour remercier notre collègue rapporteure, Sylvie Valente Le Hir, qui, malgré l’emballement médiatique autour de cette proposition de loi, a su garder le cap, avec le soutien fort de la commission. Merci, ma chère collègue, nous savons tous votre engagement sur ce texte depuis près d’un an, depuis que la commission vous a désignée rapporteure.
Ainsi, ni les interventions de notre collègue députée, rapporteure de l’Assemblée nationale, jusqu’au sein du Sénat, ni la nomination d’un ancien ministre de l’intérieur, par ailleurs président du Port de Marseille, comme conseiller ou ambassadeur d’un leader chinois ne nous auront fait dévier de notre objectif : mettre fin à un modèle destructeur sur le plan social, environnemental et économique. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)