EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le 13 novembre 2015, notre pays était victime d'actes terroristes effroyables, causant la mort de 130 de nos concitoyens et en blessant plusieurs centaines d'autres. Dix mois après les événements qui avaient déjà meurtri notre République, ces agissements lâches et cruels sont venus rappeler l'ampleur de la menace à laquelle notre pays est exposé de la part d'organisations terroristes établies à l'étranger qui planifient, coordonnent et exécutent des attaques sur notre territoire. Dans le même temps, les consignes incitant au passage à l'acte individuel émises par ces mêmes organisations rendent la nature de la menace particulièrement diffuse et difficile à appréhender.

Cette situation impose une réponse sans faiblesse des pouvoirs publics.

Il appartient à l'État de prendre toutes les mesures utiles pour renforcer la sécurité des Français, tout en s'inscrivant dans le respect de nos valeurs républicaines et de nos principes constitutionnels.

Pour autant, la France, frappée en plein coeur dans les années 1980 et 1990, ne découvre pas le terrorisme avec la montée en puissance actuelle des filières djihadistes syro-irakiennes. Au cours des trente dernières années, les autorités politiques ont en effet eu le souci constant d'adapter notre législation pénale et doter notre appareil de lutte antiterroriste des moyens adaptés pour combattre ce fléau.

L'année 2015 n'a pas fait exception à cette règle puisqu'à la suite des attentats du mois de janvier le Parlement a été saisi d'un projet de loi visant à combler l'absence de cadre juridique applicable à l'activité des services de renseignement et, en fin d'année après l'attentat avorté dans le Thalys, d'une proposition de loi tendant à renforcer la sécurité des transports collectifs de voyageurs 1 ( * ) .

L'ampleur et le caractère coordonné des attaques terroristes commises dans la soirée du 13 novembre 2015 ont cependant donné lieu à une réaction vigoureuse de la puissance publique avec le rétablissement des contrôles aux frontières nationales et la mise en oeuvre de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence 2 ( * ) , qui permet l'extension temporaire des prérogatives de police de l'autorité civile en cas de « péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ».

De telles décisions, d'une ampleur inédite, étaient cependant nécessaires. Le Parlement en a du reste convenu puisque les 19 et 20 novembre, le projet de loi prorogeant l'état d'urgence pour une durée de trois mois 3 ( * ) était adopté, dans chaque assemblée, à une très large majorité.

Dans ces circonstances exceptionnelles, les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat, fortes de l'introduction dans la loi de 1955 de dispositions législatives relatives au contrôle parlementaire de l'état d'urgence 4 ( * ) , se sont attachées à mettre en place les voies et moyens d'un strict suivi des mesures de police prises par le Gouvernement en application de l'état d'urgence.

Ainsi votre commission des lois a-t-elle institué, dès le 25 novembre 2015, un comité de suivi de l'état d'urgence, confiant à votre rapporteur le soin d'en animer les travaux. Par ailleurs, en application de l'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 5 ( * ) , le Sénat a donné à votre commission, lors de sa séance du 10 décembre 2015, les prérogatives attribuées aux commissions d'enquête pour le suivi de l'état d'urgence, pour une durée de six mois.

Le comité de suivi, composé d'un représentant de chaque groupe politique 6 ( * ) , a décidé de procéder à l'audition de différentes personnalités 7 ( * ) , qu'il s'agisse d'acteurs engagés dans le domaine de la lutte antiterroriste ou de représentants ou professionnels compétents en matière de défense des droits et libertés. Plusieurs auditions ont également été organisées devant votre commission 8 ( * ) .

Votre rapporteur tient à souligner le fait que le Gouvernement s'est pleinement prêté à l'exercice de ce contrôle parlementaire d'un type nouveau. Ainsi, les responsables des groupes politiques et des commissions des lois ont été invités chaque semaine, alternativement par le Premier ministre et par le ministre de l'intérieur, pour des échanges sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence.

En outre, votre rapporteur souhaite saluer l'excellence de la relation de travail établie avec les services du ministère de l'intérieur qui lui ont communiqué de manière très régulière des éléments statistiques détaillés des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence, faisant apparaître notamment le nombre de contentieux en cours. Votre rapporteur a par ailleurs été amené à interroger le ministre par courrier à différentes reprises sur différents aspects de la mise en oeuvre de l'état d'urgence, ces demandes ayant reçu à chaque fois une réponse dans des délais très rapprochés. Enfin, le ministère de la justice a également procédé à la communication régulière d'éléments statistiques sur les suites judiciaires données aux perquisitions administratives ainsi que sur les infractions aux obligations résultant de mesures prises en vertu de l'état d'urgence.

L'objectif principal des travaux conduits par le comité de suivi était de porter une appréciation critique et constructive sur les modalités d'utilisation par l'autorité administrative des différentes prérogatives qui lui étaient confiées et d'éclairer votre Haute assemblée dans le cas où le Gouvernement serait amené à solliciter une deuxième prorogation de l'état d'urgence.

Douze semaines après la déclaration d'état d'urgence par le décret du 14 novembre 2015 et sa prorogation par la loi du 20 novembre 2015 précitée, votre commission est saisie d'une telle sollicitation, pour une nouvelle durée de trois mois, avec le présent projet de loi.

Elle doit donc se prononcer sur la justification d'une telle demande, ce qui suppose de s'interroger, d'une part, sur la persistance d'une situation de « péril imminent » et, d'autre part, sur l'efficacité des mesures prises au cours de la période écoulée, mais également sur l'efficacité escomptée pour cette nouvelle période de prorogation.

À la lumière des informations recueillies par le comité de suivi et d'une jurisprudence souvent novatrice, votre rapporteur dressera un bilan de cette première période d'application de l'état d'urgence afin de porter un jugement sur l'efficacité de ces mesures au regard de la lutte antiterroriste et sur l'opportunité d'en prolonger l'application.

I. BILAN DES MESURES PRISES DEPUIS LE 14 NOVEMBRE 2015

A. LE CADRE JURIDIQUE GÉNÉRAL DE L'ÉTAT D'URGENCE

1. L'élargissement des pouvoirs de police de l'autorité civile

Sans entrer dans une présentation détaillée du cadre juridique de l'état d'urgence 9 ( * ) , défini par la loi du 3 avril 1955, votre rapporteur souhaite néanmoins en rappeler les grands principes. L'état d'urgence, qui constitue l'un des régimes de crise aux côtés de l'état de siège et des pouvoirs exceptionnels du Président de la République en application de l'article 16 de la Constitution, peut être déclaré soit « en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public », soit « en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Déclaré par décret en conseil des ministres, l'état d'urgence ne peut être prorogé au-delà de douze jours que par la loi. Toutefois, et même si la loi de 1955 n'en prévoit pas expressément la possibilité, les dernières lois de prorogation de l'état d'urgence ont donné au pouvoir exécutif la faculté d'y mettre fin par décret en conseil des ministres avant le terme fixé par la loi de prorogation elle-même 10 ( * ) .

L'état d'urgence peut être déclaré sur « tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d'outre-mer, des collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie ». Le dispositif de la loi de 1955 distingue les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles l'état d'urgence entre en vigueur, et dans lesquelles peuvent être prises certaines mesures de police administrative 11 ( * ) , et les zones où l'état d'urgence « reçoit application », au seul sein desquelles des mesures renforcées 12 ( * ) peuvent être mises en oeuvre.

Par nature temporaires, les mesures prises en application de la loi du 3 avril 1955 cessent de produire leurs effets juridiques au moment où l'état d'urgence prend fin 13 ( * ) .

2. Les caractéristiques de la déclaration d'état d'urgence du 14 novembre 2015

À la suite des attentats survenus à Paris et en région parisienne le 13 novembre 2015, l'état d'urgence a été déclaré par décret 14 ( * ) , pris lors d'un conseil des ministres réuni dans la nuit du 13 au 14 novembre, sur le territoire métropolitain à compter du 14 novembre à zéro heure. Un second décret 15 ( * ) a, quant à lui, défini les zones, en l'occurrence la totalité de l'Ile-de-France, dans lesquelles étaient applicables les mesures renforcées. Un troisième décret 16 ( * ) , pris le 14 novembre et entré en vigueur à compter du 15 novembre, élargissait à l'ensemble du territoire métropolitain le périmètre de ces zones, les rendant identiques aux circonscriptions territoriales .

Enfin, le 18 novembre ont été pris deux nouveaux décrets, le premier 17 ( * ) déclarant l'état d'urgence, à compter du 19 novembre 2015, à zéro heure à l'heure locale, sur le territoire des collectivités de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique, de La Réunion, de Mayotte, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. Le second décret 18 ( * ) a rendu applicables les mesures renforcées sur le territoire de ces mêmes collectivités. Comme l'a souligné notre collègue Philippe Bas, « le périmètre d'application de l'état d'urgence dans ces collectivités est ainsi rendu identique à la totalité de leur territoire, comme en métropole » 19 ( * ) .

La mise en oeuvre de l'état d'urgence à la suite des attentats du 13 novembre 2015 est singulière. En effet, il s'agit de la première fois, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 3 avril 1955, qu'il en est fait un usage aussi large, sur le plan géographique, qu'intense, par leur nombre, des différentes mesures de police administrative permises par ce régime juridique. Le ministre de l'intérieur a largement usé de son pouvoir d'assignation à résidence et les forces de l'ordre ont substantiellement utilisé la faculté qui leur était donnée de réaliser des perquisitions administratives.


* 1 Proposition de loi relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs adoptée par le Sénat lors de sa séance du 28 janvier 2016.

* 2 Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.

* 3 Devenu la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions.

* 4 Nouvel article 4-1 de la loi du 3 avril 1955.

* 5 Ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

* 6 Voir composition du comité de suivi en annexe 1.

* 7 Voir liste des personnes entendues par le comité de suivi en annexe 3.

* 8 Voir en annexe 4 le compte rendu de ces auditions.

* 9 Pour une telle présentation, votre rapporteur renvoie à la lecture du rapport n° 177 (2015-2016) de notre collègue Philippe Bas fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions.

* 10 Article 3 de la loi n° 2005-1425 du 18 novembre 2005 et article 3 de la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015.

* 11 Comme des mesures de restriction de la liberté d'aller et venir.

* 12 Assignations à résidence, perquisitions administratives ou interdictions de manifester.

* 13 Article 14 de la loi du 3 avril 1955.

* 14 Décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

* 15 Décret n° 2015-1476 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

* 16 Décret n° 2015-1478 du 14 novembre 2015 modifiant le décret n° 2015-1476 du 14 novembre 2015.

* 17 Décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955

* 18 Décret n° 2015-1494 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

* 19 Rapport n° 177 (2015-2016) précité de M. Philippe Bas.

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