B. FAVORISER DES MÉTHODES INNOVANTES DE TRAITEMENT
1. Des modalités nouvelles de prescription des traitements de substitution
a) Un nécessaire rééquilibrage au profit de la méthadone
(1) Un déséquilibre préoccupant
Comme il
a été vu, le détournement du Subutex pour un usage
toxicomaniaque ou à des fins de trafic est facilité par la
fréquence de sa prescription, alors que la méthadone n'est que
faiblement prescrite. Lors de son audition, le professeur Lucien Abenhaïm,
directeur général de la santé, a ainsi expliqué les
raisons de ce déséquilibre :
« Notre pays se
caractérise par une très grande accessibilité au Subutex,
en particulier à la buprémorphine, et une accessibilité
moindre à la méthadone. (...) La diffusion du Subutex et la
faible diffusion de la méthadone en particulier ont été
liées au fait que pendant très longtemps, notre pays a fait
l'objet d'une idéologie anti-utilisation de la substitution. (...) Cette
politique était très en retard par rapport à celle des
autres pays, qui l'utilisaient depuis plusieurs années. La
méthadone a donc joué d'une mauvaise image, entretenue par des
gens qui étaient contre la politique de substitution en
général. Ensuite, d'abord le MS quantun, puis le Subutex ont
pu bénéficier d'un préjugé favorable. »
Une telle situation plaide pour un rééquilibrage des
prescriptions en faveur de la méthadone, ainsi que l'a reconnu le
professeur Lucien Abenhaïm devant la
commission :
« Les aspects négatifs sont pour
nous la faible accessibilité de la méthadone et la
prévalence du Subutex. Très clairement, nous pensons que la
méthadone devrait se développer beaucoup plus. Le nombre de
centres qui l'offrent n'est pas suffisant. Le personnel n'est pas toujours
aussi compétent et surtout aussi nombreux que nous le voudrions. Sur 202
centres de soins pour toxicomanes, 48 ne prescrivent pas du tout de
méthadone, ce qui est tout à fait anormal. On devrait pouvoir
l'offrir dans tous les centres. (...) Pour lutter contre l'utilisation
détournée de Subutex, détourner le trafic de Subutex d'une
part et l'utilisation détournée par les injections individuelles
d'autre part, les deux grands types d'utilisation détournée, nous
travaillons sur la disponibilité et la multiplication de l'utilisation
de la méthadone, qui ne présenterait pas les mêmes
difficultés et qui par ailleurs peut présenter des avantages que
le Subutex ne présente pas. »
Les acteurs de terrain appellent également de leurs voeux un tel
rééquilibrage comme l'a indiqué M. Jean-Pierre
Lhomme, responsable des missions « échange de
seringue » et « bus méthadone » à
l'association Médecins du monde, devant la commission :
« Il nous semble que le cadre réglementaire, notamment la
loi de 1970, mais aussi les autres cadres réglementaires, ceux qui
encadrent par exemple les traitements de substitution, doivent se nourrir des
avancées des propositions de soins et évoluer tout autant
à la mesure du contexte. Cela permettrait, entre autres, de
rééquilibrer l'actuel ratio
méthadone/buprémorphine, qui ne reflète pas vraiment
l'adéquation de la qualité de ces deux médicaments de
substitution, pour une meilleure prise en charge de l'addiction aux
opiacés. »
(2) Les moyens du rééquilibrage méthadone/buprémorphine
Si le
plan triennal 1999-2001 avait inscrit le rééquilibrage de la
prescription des deux produits de substitution afin de lutter contre l'usage
détourné et le trafic du Subutex, le récent bilan qui en
est fait par l'OFDT montre que les résultats sont loin d'être
à la hauteur des objectifs et que les efforts dans ce sens doivent
être poursuivis.
-
Etendre la possibilité de primo-prescription de
méthadone aux médecins dans les établissements de
santé
afin d'en faciliter l'accès aux populations à
risque accueillies à l'hôpital ou en milieu carcéral, qui
ensuite, habituées à ce traitement, seraient moins tentées
d'utiliser le Subutex.
Depuis 1995, l'initialisation d'un traitement de substitution à base de
méthadone était réservée aux médecins des
CSST. Ainsi, en milieu pénitentiaire, la primo-prescription
n'était possible que lorsqu'un CSST intervient en prison. Afin de rendre
la méthadone plus accessible et d'en faire bénéficier les
personnes qui ne fréquentent pas les centres spécialisés
de soins, la circulaire du 30 janvier 2002 autorise la prescription de la
méthadone par les médecins exerçant en
établissement de santé, dans le cadre de l'initialisation d'un
traitement de substitution pour les toxicomanes dépendants majeurs aux
opiacés. La commission ne dispose pas d'éléments
permettant de vérifier sa mise en oeuvre sur le terrain.
-
Faciliter le relais de la prescription de méthadone en
ville
afin que le traitement initialisé en CSST soit poursuivi, ce
qui suppose que les intéressés continuent à être
pris en charge au titre d'un accompagnement social qui conditionne la
réussite du traitement, le médecin de ville n'en ayant ni le
temps, ni les capacités en termes de formation.
A cet égard, l'OFDT constate que l'implication des médecins dans
la prise en charge des personnes toxicomanes n'a guère
évoluée depuis 1998 : le pourcentage de médecins
ayant vu au moins un patient toxicomane au cours des douze derniers mois n'a
guère évolué pendant la période d'application du
plan triennal (79 % en 1998 contre 81 % en 2001), comme d'ailleurs
ceux qui ont vu dix patients ou plus (22 % contre 19 %). On notera
également que le pourcentage de médecins recevant des patients
occasionnels est de moins en moins élevé (75 % en 1998,
63 % en 2001). Par ailleurs, deux médecins sur trois indiquent
qu'il leur arrive de refuser de suivre certains patients qui viennent en
consultation, les deux raisons les plus fréquemment invoquées
étant le fait de
« venir pour leur dose »
et
le refus de
« respecter le contrat ».
La
sensibilisation à la substitution prioritaire à la
méthadone apparaît donc indispensable, sauf à entraver le
développement de la primo-prescription.
-
Préciser les indications respectives des deux
traitements aux patients
et améliorer leur information sur les
conditions nécessaires à leur réussite et sur les risques
associés aux mésusages.
b) Une lutte nécessaire contre le trafic de Subutex
(1) La responsabilisation des professionnels de la santé
- Certains
médecins prescripteurs
négligent l'accompagnement médico-psycho-social de leurs
patients, et ne contrôlent pas de manière satisfaisante
l'éventuel nomadisme médical de ceux qui viennent les consulter
pour un traitement de substitution. Il convient donc de mieux les informer des
risques associés au Subutex et de les inciter à ne traiter que
des « patients fidèles », certaines prescriptions
trop facilement délivrées contribuant à alimenter
directement le marché parallèle du Subutex.
Lors de son déplacement au centre de soins Saint-Germain
Pierre Nicolle, il a été indiqué à la
commission que, si 90 % des médecins font preuve de
modération en la matière, les autres, bien connus des
différents intervenants en toxicomanie, prescrivent de manière
déraisonnable. On notera à cet égard que les
contrôles et éventuelles sanctions des caisses primaires
d'assurance maladie (le code de la sécurité sociale donne
possibilité aux CPAM de convoquer les médecins concernés
et de les sanctionner si nécessaire) ne sont mis en oeuvre
qu'exceptionnellement : le centre Pierre-Nicolle n'a, par exemple,
été contrôlé que deux fois en sept ans pour la
prescription de Subutex.
Se pose en outre le problème des prescriptions associées aux
traitements de substitution : beaucoup de médecins prescrivent en
effet des médicaments psychotropes malgré les risques de
polyconsommation et en dépit des mises en garde du Conseil national de
l'Ordre des médecins.
- Si les
pharmaciens
ne sont concernés qu'indirectement par
le trafic de Subutex, car ils ne font qu'appliquer les prescriptions des
médecins, il est également indispensable de les sensibiliser
à cette question : un article du bulletin de l'Ordre national des
pharmaciens, publié en février 2003 met ainsi en garde ces
derniers contre le trafic de Subutex.
Par ailleurs, un contrôle plus rigoureux de la délivrance du
Subutex par les pharmaciens apparaît nécessaire, en liaison avec
les prescripteurs. A cet égard, le professeur Lucien Abenhaïm a
déclaré lors de son audition :
« J'ai
rencontré encore très récemment le président du
Conseil de l'Ordre national des pharmaciens et nous travaillons avec l'AFSSAPS
pour mieux contrôler la dispensation de ces produits. Il faut trouver y
compris des modifications au niveau réglementaire. (...) J'ai
rencontré le président de l'Ordre des médecins pas plus
tard qu'avant-hier ou la semaine dernière pour en parler, pour trouver
des mesures, en particulier pour faire des liens entre le prescripteur et le
dispensateur. »
- On notera enfin que certains
visiteurs médicaux
font
preuve d'activisme sur ce produit, qui ne devrait pourtant faire l'objet
d'aucune publicité et qui est même prescrit à des
non-toxicomanes. Il serait sans doute souhaitable d'imposer à la
commercialisation du Subutex des règles particulières en
interdisant toute activité en ce domaine aux visiteurs médicaux.
Il reste que ces diverses mesures ne pourront être mises en place sans
une volonté forte des autorités compétentes, notamment
dans l'application des sanctions. La commission se félicite à cet
égard des propos tenus devant elle par M. Didier Jayle,
président de la MILDT :
« Ces pratiques doivent cesser
au plus vite. J'ai alerté les autorités compétentes et je
pense pouvoir vous dire que dans les semaines qui viennent, des mesures
extrêmement énergiques vont être prises à l'encontre
de ces prescripteurs qui, par inconscience ou pour d'autres raisons, ont une
dérive grave et qui l'est d'autant plus qu'elle risque de nuire à
l'ensemble du dispositif de réduction des risques qui est
extrêmement positif »
, ainsi que par
M. Jean-François Mattei :
« Deux réunions
sur le mésusage et le détournement de buprémorphine au
dosage Subutex se sont tenues au cabinet le 14 janvier et le 20 mars pour faire
le point sur la situation et envisager diverses mesures. »
La
commission ne peut que souhaiter que ces mesures soient rapidement mises en
oeuvre notamment contre ces prescripteurs.
(2) Une délivrance du Subutex qui doit être contrôlée
• Une délivrance plus régulière
Il apparaît tout d'abord indispensable de fractionner la
délivrance de Subutex pour limiter les détournements d'usage. On
rappellera à cet égard que l'arrêté du 24 septembre
1999 a précisé que la délivrance du médicament doit
être fractionnée par période maximale de sept jours (avec
possibilité pour le médecin de demander au pharmacien que le
traitement soit délivré en une seule fois pour une période
de 28 jours maximum si la situation particulière du patient l'exige), et
non plus tous les 28 jours comme auparavant.
Force est cependant de constater que les mésusages de Subutex
persistent, voire s'amplifient, comme le font apparaître les informations
fournies dans le cadre du réseau TREND
120(
*
)
:
« Certains
usagers disent écouler le plus souvent une partie de leur prescription
soit en la vendant, soit en la troquant contre d'autres produits
(cocaïne) ».
Devant ces pratiques, la
nécessité de durcir à nouveau le cadre d'utilisation du
Subutex doit être prise en compte par les autorités sanitaires. La
commission ne peut que se féliciter de cette réflexion concernant
les traitements de substitution de la préparation d'un projet de
circulaire par la DGS et souhaite que ces nouvelles mesures soient rapidement
mises en oeuvre afin d'endiguer le phénomène.
• Une personnalisation des filières de soins
Afin d'éviter les détournements tout en conservant les patients
dans les systèmes de soins ambulatoires, la CNAMTS propose la mise en
place de filières personnalisées de soins. La régulation
par les seuls moyens de la réglementation actuelle reste en effet
insuffisante, la procédure de l'article L. 321-1 du code de la
sécurité sociale sur la procédure de soins reposant sur
l'accord du patient.
La CNAM a proposé en conséquence au ministre de la santé,
de la famille et des personnes handicapées, par une lettre en date du 31
mars dernier, la mise en place de filières personnalisées de
soins. Cette proposition rejoint d'ailleurs celle exprimée depuis
quelques mois par les différents intervenants du système de
santé (conseils nationaux de l'Ordre des médecins et des
pharmaciens, AFSSAPS,...).
Ces filières permettraient d'améliorer le suivi de l'ensemble des
traitements de substitution en organisant efficacement les relations entre
médecin traitant, pharmacien, patient et assurance maladie : lors
des consultations, les patients toxicomanes s'engageraient avec les soignants
et le service médical de l'assurance maladie à suivre un
protocole de soins.
Le suivi thérapeutique des patients toxicomanes devrait ainsi être
amélioré en réservant la prescription et la
délivrance des traitements de substitution à des professionnels
de santé spécialement formés. Des formations, ou au moins
la délivrance systématique d'une information sur les risques
associés aux mésusages des traitements de substitution et sur les
sanctions encourues par les professionnels en cas de non-respect du mode de
délivrance, doivent donc être mises en place pour les
médecins et pharmaciens concernés.
Ce dispositif, mis en oeuvre à titre expérimental dans certains
départements, destiné à fidéliser les clients
« nomades » et à éviter les posologies
journalières supérieures à 30 mg, s'est traduit par une
réduction de la consommation de 80 %. La commission souhaite que
cette expérimentation soit poursuivie et, après validation,
éventuellement généralisée sur l'ensemble du
territoire national.
c) De nouvelles méthodes de substitution
L'un
des
mésusages les plus fréquents du Subutex
résulte de son injection par voie intraveineuse. Il apparaît
nécessaire de modifier sa présentation actuelle sous forme
galénique afin d'éviter cette utilisation détournée
(on rappellera que la méthadone peut être ingérée
sous forme de sirop). Plus largement, il s'agit d'élargir la palette des
médicaments utilisables pour la substitution pour répondre
à la diversité des situations rencontrées et donc de
développer les essais cliniques requis.
Il reste que certains consommateurs d'opiacés sont non seulement
dépendants au produit, mais également à son mode
d'injection par voie intraveineuse, comme l'a indiqué
M. Jean-Pierre Lhomme, responsable à l'association Médecins
du monde, lors de son audition. A ce sujet, M. Didier Jayle, président
de la MILDT, a indiqué à la commission :
« Le
fait de concevoir un produit injectable me paraît être une piste
à creuser. Elle aurait un autre intérêt, qui est le milieu
carcéral. Tout le monde sait qu'on s'injecte des drogues dans les
prisons. Toutes les personnes de l'administration pénitentiaire savent
que cela se passe, qu'il n'y a pas de programme d'échange de seringues
dans les prisons. Cela pose beaucoup de problèmes car cela signifie que
l'on reconnaît que l'héroïne circule, de la cocaïne et
d'autres produits, car on peut s'injecter n'importe quoi. »
Sous réserve d'un
contrôle particulièrement
strict de la délivrance, ce type de produit, destiné à une
catégorie très spécifique de toxicomanes dépendants
à l'injection et pendant un temps provisoire, permettrait de ne pas
faire courir de risques supplémentaires à ces populations les
plus à risque, tout en les engageant dans un porcessus de soins.
Concernant la mise en place d'un programme de distribution d'un produit de
substitution injectable, un groupe de travail réunissant la DGS,
l'AFSSAPS, la MILDT et l'OFDT a été mis en place en 2001. Dans ce
cadre, l'OFDT a confié à un groupe de chercheurs étrangers
une recherche documentaire sur les différents essais cliniques
concernant les programmes à base d'héroïne
médicalisée et injectable et ses incidences dans les principaux
pays concernés (Royaume-Uni, Suisse, Allemagne, Espagne, Etats-Unis et
Australie).
La commission ne peut qu'être réservée quant au principe
même de distribuer de l'héroïne à ce type de
toxicomanes, même sous contrôle médical (dans des salles
dites d'injection). Une expérience a été menée dans
ce domaine à Amsterdam avec l'héroïne et la
méthadone : les résultats ne sont pas apparus
véritablement concluants, ces programmes ayant fait l'objet d'une
évaluation en février 2002, puis d'un débat animé
au Parlement néerlandais. Si ces programmes ont été
renouvelés, leur nombre n'a pas été augmenté, le
Parlement estimant que la prudence devait rester de mise quant à ce type
de prise en charge, qui doit rester limité à une petite
minorité de toxicomanes.