2. La nécessité de mieux prendre en compte la réalité de la drogue au travail

a) Le rôle essentiel des employeurs
(1) La fin d'un tabou ?

S'il a longtemps été tabou, le problème de la drogue au travail semble aujourd'hui faire partie intégrante des problématiques sanitaires et « sécuritaires » des grandes entreprises, ainsi que l'a indiqué le docteur Raymond Trarieux lors de son audition : « Dans certaines entreprises le sujet n'est plus tabou depuis un certain temps, depuis 1985 pratiquement, certaines, ont eu des cas. (...) C'est un peu la même évolution que nous avons observée avec l'alcool au volant. Il ne l'est plus parce que maintenant, tout le monde est conscient qu'il peut avoir chez lui des enfants qui consomment. Nous en entendons de plus en plus parler, ce problème n'est donc plus tabou. La seule difficulté est la mise en place dans les petites entreprises, parce que là la situation est difficile et malheureusement la recherche de drogue coûte cher. A côté de cela, dans d'autres entreprises beaucoup plus importantes, la recherche de drogue fait souvent partie du statut. C'est le cas notamment dans les entreprises aériennes. Dans les entreprises de premier niveau, les gens savent que les salariés auront un contrôle à l'entrée. (...) Dans la SNCF, nous savons parfaitement, puisqu'elle gère elle-même son service médical, que cela fait partie maintenant des recherches classiques et habituelles. C'est passé (...) dans le statut des contrôleurs aériens. C'est également maintenant automatique chez les pilotes de ligne et le personnel navigant lors du renouvellement des licences. De plus en plus cela se met en place, mais dans les grandes entreprises. Le problème surtout dans certains cas (...) est celui de la surveillance des intérimaires et des CDD. »

La commission souhaite donc que l'accent soit mis sur la prise en compte des dangers liés à la toxicomanie en milieu professionnel dans les petites et moyennes entreprises et pour l'ensemble des catégories de personnels mais aussi des produits (y compris les médicaments psychotropes), notamment au travers de campagnes de sensibilisation auprès des chefs d'entreprise.

Un tabou subsiste encore, celui du dopage quotidien. Ce problème a notamment été évoqué devant la commission par le docteur Michel Hautefeuille : « J'emploie le terme de « dopage au quotidien » parce que j'ai une petite expérience clinique par rapport au dopage en milieu sportif et que j'ai le sentiment que les ressorts et les mécanismes sont tout à fait comparables. Dans le milieu sportif, on sait que la pratique du dopage est assez ancienne mais aussi que c'était un tabou, une chose dont il ne fallait pas parler. Dans le monde de l'entreprise, on en est à ce stade : on est actuellement dans le monde de l'entreprise comme on était dans le monde du sport il y a dix ans. A partir du moment où quelqu'un répond à sa charge de travail et qu'il est performant, il peut faire tout ce qu'il veut en toute impunité. Il commence à avoir des soucis quand, malgré la prise de produits ou, parfois, à cause de celle-ci, il n'assure plus. C'est à ce moment-là que les ennuis vont véritablement commencer pour lui. »

(2) La prise en compte de la toxicomanie dans le règlement de l'entreprise

La responsabilité de l'employeur peut être mise en cause suite à des fautes commises par ses salariés. Il peut donc intégrer la question de la lutte contre la toxicomanie dans le règlement intérieur de son entreprise.

Aux termes de l'article L. 122-34 du code du travail, le règlement intérieur est un document écrit par lequel l'employeur fixe exclusivement :

- « les mesures d'application de la réglementation en matière d'hygiène et de sécurité dans l'entreprise ;

- « les règles générales et permanentes relatives à la discipline et notamment l'échelle des sanctions que peut prendre l'employeur ».


Ces mesures d'application sont opposables aux usagers de drogues dans le cadre des examens effectués par le médecin du travail, à condition toutefois que ces recherches soient « justifiées par la nature de la tâche à accomplir » , parce qu'elles répondent à des critères de sécurité et/ou de sûreté au sein de l'entreprise, ou à la sécurité générale de son environnement.

Si ces examens complémentaires sont prévus par le règlement intérieur pour les postes à risque, le protocole retenu pour leur réalisation ne pourra être en opposition avec l'article L. 122-35 du code du travail spécifiant que « le règlement intérieur ne peut contenir de clause contraire aux lois et règlements, et ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

D'autres dispositions du règlement intérieur autorisant notamment le contrôle par l'employeur des armoires et des vestiaires individuels des salariés, peuvent également concerner le problème de la drogue et sa détention dans les locaux de l'entreprise. Compte tenu de la nécessité de concilier à la fois le respect des libertés individuelles et collectives des salariés et les obligations de l'employeur en matière d'hygiène et de sécurité, le Conseil d'Etat considère qu'une telle disposition n'est licite que si elle contient certaines précisions : « En dehors des opérations périodiques de nettoyage prévues par le dernier alinéa de l'article R. 232-24 du code du travail et dont les salariés intéressés doivent être prévenus à l'avance, l'employeur ne peut faire procéder au contrôle de l'état et du contenu des vestiaires ou armoires individuelles en présence des intéressés (...) que si ce contrôle est justifié par les nécessité de l'hygiène et de la sécurité. » (C.E., R.N.U.R., 9 octobre 1987).

La commission considère qu'il est difficile de contester que la lutte contre la toxicomanie dans l'entreprise, qui passe notamment par le contrôle de l'introduction de la drogue, ne soit pas une nécessité en matière d'hygiène et de sécurité, et souhaite que de telles mesures soient prévues par les règlements intérieurs des entreprises afin de pouvoir être utilisées en cas de nécessité.

Plus largement, dans le cadre du rappel de l'interdiction stricte de la consommation de stupéfiants en milieu professionnel, les règlements intérieurs des entreprises pourraient évoquer systématiquement cette question et, sans déroger aux principes énoncés dans le code du travail, indiquer que cette interdiction concerne l'ensemble des postes et non pas uniquement ceux considérés comme à risque.

b) Un partenariat à développer avec les différents acteurs de l'entreprise
(1) Engager un dialogue avec les partenaires sociaux

La mise en oeuvre d'une politique efficace de lutte contre les conduites toxicomaniaques au sein de l'entreprise doit évidemment associer les partenaires sociaux, les aménagements du règlement intérieur nécessitant en effet l'avis du comité d'entreprise et, sur la question de la toxicomanie, du CHSCT.

Les partenaires sociaux devront donc être sensibilisés à ce problème afin notamment que le protocole de recherche comme la détermination des postes soumis à surveillance, ainsi que les conditions dans lesquelles un salarié pourra reprendre son poste de travail, puissent être intégrés dans les négociations entre ces partenaires et l'entreprise, sans que la lutte contre la drogue apparaisse comme un moyen de contrôle supplémentaire sur les salariés de la part de la direction. A cet égard, la neutralité du médecin du travail paraît indispensable pour lui permettre de jouer le rôle de tiers.

Ce partenariat devrait être complété par une politique d'information sur les dangers de la drogue et sur son caractère d'interdiction, à l'instar de ce qui a déjà été fait avec succès pour l'alcool.

(2) Une nécessaire sensibilisation des médecins du travail

Force est de constater que la lutte contre la toxicomanie n'est pas dans les faits la préoccupation prioritaire des médecins du travail, ainsi que l'a déploré M. Michel Setbon, chercheur au laboratoire d'économie et de sociologie du travail du CNRS, lors de son audition : « A ma connaissance, ce n'est pas une préoccupation prioritaire des médecins du travail et cela ne donne lieu à aucun relevé quelconque ou à des publications conséquentes sur la question. Cela n'a pas fait partie des priorités, ni même des définitions du champ ou des objectifs du plan triennal. (...) En dehors de quelques traces de lutte contre l'alcoolisme en entreprise, les produits illicites, à ma connaissance, ne font pas partie des recherches systématiques, ou même sporadiques, à l'intérieur du monde du travail pour une raison assez simple : en dehors de la médecine du travail, qui pourrait tomber par hasard sur un cas d'utilisation de produits psychoactifs chez des gens qui sont dans des postes dangereux, exposés ou même normaux, c'est la police qui détecte les usagers de drogues. Or la police n'est pas dans les entreprises. Par conséquent, il n'y a pas grand-chose, en dehors d'une mobilisation du corps des médecins et des inspecteurs du travail qui pensent, d'après ce que j'en sais, que les priorités sont ailleurs. »

La commission estime qu'il convient, parallèlement aux visites médicales et aux dépistages, de développer aujourd'hui l'information sur les dangers associés à la consommation de drogue ou de substances médicamenteuses au travail. En effet, pour le docteur Michel Hautefeuille, auditionné par la commission : « Lorsque, par exemple, un médecin prescrit des anxiolytiques à une certaine dose parce que c'est nécessaire, un certain nombre de patients ne savent pas que, si on dépasse la dose, on entre dans le chemin d'une dépendance tout à fait importante. Chez les personnes dont je parle et qui travaillent en entreprise, il y a souvent, au départ, une prescription médicale qui n'a pas été respectée, par rapport à laquelle ils ont dérapé. C'est ainsi qu'au bout d'un certain nombre d'années, ils se retrouvent avec des quantités énormes de médicaments qui ont souvent des effets contradictoires et qu'ils sont souvent submergés par ces produits. De plus, pour contrecarrer les effets de ces médicaments, ils prennent souvent d'autres produits soit illicites, soit non disponibles en France. »

La commission considère donc que les médecins doivent prendre une place prépondérante dans le dispositif de lutte contre la drogue au travail , comme ils l'ont fait par le passé pour d'autres types de conduites addictives, notamment en développant leur rôle de conseil, ce qui suppose de trouver un équilibre satisfaisant entre les actions conduites au titre de cet objectif et le respect du secret médical , qu'il n'est pas question de remettre en cause, de nier ni d'alléger, comme l'a d'ailleurs rappelé récemment dans une note le Conseil national de l'Ordre des médecins.

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HUMANISME ET RESPONSABILITÉ
POUR UNE NOUVELLE POLITIQUE

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