V. UNE POLITIQUE DE RÉDUCTION DES RISQUES AUJOURD'HUI INADAPTÉE AUX NOUVEAUX MODES DE CONSOMMATION

A. LES IMPASSES DE LA POLITIQUE DE RÉDUCTION DES RISQUES

1. La réduction des risques, fondement de la politique de soins aux toxicomanes

a) La naissance d'un concept

« Trop longtemps (...) la drogue a été perçue avant tout comme un problème d'ordre public. (...) Cependant, chacun a en mémoire que le sida a, dans ce domaine comme dans d'autres, profondément modifié notre perception à tous. Avant 1985, les échecs fréquents du sevrage chez les toxicomanes donnaient aux médecins un sentiment d'impuissance, partagé par les pouvoirs publics. Or, le drame du sida nous a obligés à nous engager dans des actions de réduction des risques pour éviter l'hécatombe . Dès lors, on n'a plus considéré le drogué comme un délinquant, mais comme le maillon de la chaîne de l'épidémie et de la transmission. Nous avons été amenés à proposer des traitements de substitution d'abord, mais aussi de l'infection au VIH et plus récemment des hépatites C. Dès lors, je crois que nous avons quitté les débats idéologiques et que la drogue est devenue un problème de santé publique. »

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, a rappelé en ces termes, devant la commission, la genèse de la politique de réduction des risques.

A titre liminaire, et au plan sémantique, la commission tient à souligner le caractère politique de ce concept qui apparaît pour beaucoup d'intervenants comme une réalité intangible, alors qu'il ne constitue qu'une modalité annexe du traitement et de la lutte contre la toxicomanie.

Au-delà de l'objectif de santé publique de réduction des risques infectieux, cette politique s'attache à atténuer les autres problèmes sanitaires et sociaux résultant aussi bien de l'usage que de la recherche de drogues.

La politique de réduction des risques répond ainsi à une « philosophie » de prise en charge qui se décline en deux dispositifs complémentaires : la réduction des risques au sens strict du terme et les traitements de substitution.

On rappellera que les crédits d'État consacrés à la politique de réduction des risques s'élevaient à 14,6 millions d'euros en 2002, contre 9,5 millions d'euros en 1997.

b) Le dispositif de réduction des risques au sens strict

La politique de réduction des risques au sens strict repose sur un dispositif visant à faciliter l'accès au matériel d'injection et à diffuser des messages préventifs dans une population à haut risque.

Cette politique a été engagée en 1987 avec le décret de mise en vente libre de seringues en pharmacie, signé par Mme Michèle Barzac, alors ministre de la santé. Le dispositif est aujourd'hui élargi ; il est pour l'essentiel financé par l'État, et de manière complémentaire par l'assurance maladie par le biais du Fonds national de prévention, d'éducation et d'information sanitaire.

Différents acteurs participent au dispositif : les équipes de structures de soins spécialisés, les opérateurs associatifs nationaux (Médecins du Monde, les associations qui gèrent les distributeurs automatiques de seringues et celles qui regroupent des professionnels et des associations d' « autosupport » des usagers tels que ASUD), les opérateurs associatifs locaux, les pharmaciens qui vendent les Stéribox et les médecins généralistes.

• La vente libre de seringues en officine

Le Stéribox pharmaceutique (Stéribox à partir de 1994, puis Stéribox 2 depuis 1999) est vendu à un prix modique (environ un euro) grâce à une subvention de l'État. De 1996 à 1999, les ventes de Stéribox ont régulièrement augmenté jusqu'à atteindre 2,8 millions d'unités. On rappellera que la distribution de préservatifs à prix réduit (50 millions d'unités vendues par an) procède de la même politique.

• Les automates

Les distributeurs automatiques (277 en 2001), accessibles à toute heure, récupèrent les seringues usagées et délivrent des trousses de prévention. Ces trousses sont distribuées gratuitement par des associations subventionnées, dans le cadre de leur action de prévention du VIH ou de la réduction des risques chez les usagers de drogues. Elles contiennent notamment une brochure informative et les numéros verts de sida Info Service et Drogues Info Service.

L'implantation des automates, qui peuvent être financés totalement par l'État, relève de la compétence des maires. Si ces distributeurs sont nécessaires en cas d'urgence, il convient de se demander si un tel système d'échange «passif »  peut remplacer un contact direct entre le toxicomane et un pharmacien, un médecin ou une association.

• Les programmes associatifs d'échange « actif » de seringues

Le premier programme de ce type a été mis en place par l'association Médecins du Monde en 1989. M. Jean-Pierre Lhomme, responsable des missions « échange de seringues » et « bus méthadone » de cette association, a indiqué lors de son audition : « Ces programmes d'échanges de seringues participent à la diminution des dommages sur le plan infectieux et conduisent, par l'échange actif entre les équipes de prévention et les usagers de drogue, à un éloignement de la voie intraveineuse. »

D'après l'OFDT 104( * ) , plus d'une centaine de ces programmes ont été mis en place dans des lieux fixes (associations, pharmacies) ou mobiles (bus, équipes de rue).

NOMBRE ET TYPE DE DISPOSITIFS DE RÉDUCTION DES RISQUES EN 2001

Nombre de programmes d'échange de seringues fonctionnant :

 

- dans des pharmacies

15

- dans des structures mobiles

40

- dans des structures spécialisées fixes

41

Nombre de « lieux de contact » ou boutiques

42

Nombre de « sleep'in »

2

Nombre de bus méthadone

2

Nombre d'équipes de proximité

4

Source : DGS/D6A

• Les boutiques créées en 1993, accueillent les usagers de drogues en situation très précaire : 42 fonctionnaient en 2001. Ces lieux de contact proposent l'échange des seringues, une assistance matérielle (douche, aide alimentaire...), des soins infirmiers et des conseils sociaux et juridiques.

• Les « sleep'in » offrent un hébergement de nuit en urgence pour les toxicomanes en situation de grande précarité ainsi qu'un accès à des consultations sanitaires et sociales. En 2001, on comptait deux structures de ce type de 30 places à Paris et à Marseille, deux autres étant actuellement en cours d'installation dans la capitale et à Lille.

• Le testing est un dispositif mis en place dans les soirées « rave » en particulier, pour tester les pilules d'ecstasy.


M. Jean-Pierre Lhomme a indiqué à la commission : « Il est clair que si ce testing, qui a été tellement critiqué, consiste à dire : « Ceci est bon, ceci est mauvais », ce sera complètement nul ! Cependant, je ne pense pas que l'activité de Médecins du Monde soit celle-là. Tout le travail de nos intervenants consiste à bien expliquer les choses en disant : « Le produit que tu prends a des effets toxiques. » ».

Ce dispositif a laissé la commission perplexe quant au rôle de prévention des équipes de Médecins du Monde et quant au message préventif qui est susceptible d'être délivré dans les « raves ». Le « testing » ne peut en tout état de cause pas être la seule action visible des pouvoirs publics dans les « raves ». Ces lieux sont en effet pour les dealers des « espèces de supermarchés vitrines marketing » , selon les termes utilisés par M. Nicolas Sarkozy, lors de son audition.

La commission ne peut que partager les propos tenus par le ministre qui s'est étonné que « l'on n'ait pas fait une fois un exemple en matière de répression sur une rave party, en faisant descendre l'escadron de gendarmerie nationale pour saisir le stock de drogues s'y trouvant ». En ce domaine, l'action des pouvoirs publics ne saurait se réduire au seul financement des associations qui se bornent à contrôler la qualité des produits vendus.

• Le plan triennal
de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances, adopté pour la période 1999-2001, outre le développement des structures de « première ligne » (sleep'in et boutiques), propose de renforcer les équipes, afin d' « éviter l'épuisement des professionnels et la détérioration des conditions d'accueil » , les acteurs de terrain étant en effet souvent les seuls en mesure de maintenir un lien avec les usagers de drogues actifs les plus réfractaires aux institutions.

Il met également l'accent sur une répartition plus satisfaisante du dispositif sur le territoire national, étant rappelé que 70 villes de plus de 40.000 habitants, sur un total de 160, ne disposaient d'aucun programme en 1999.

Force est de cependant de constater que l'ouverture de ces lieux est souvent mal acceptée par les riverains, réticents au regroupement en un seul lieu de toxicomanes en difficulté et marginalisés. Les équipes de proximité sont ainsi appelées à jouer un rôle de médiateur indispensable entre les riverains, le maire, les services de justice, de police et de santé : cinq équipes ont été créées à ce titre à Marseille, Montpellier et Paris.

c) Les traitements de substitution

« Le coût de l'achat d'héroïne, qui génère de nombreux délits, mais surtout la nécessité de prévenir l'épidémie de sida, ont conduit à la mise en place d'une politique de prévention axée sur la mise à disposition des nouveaux produits » constate le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques 105( * ) . Devant la commission, M. Jean-François Mattei a estimé ce choix « parfaitement judicieux » .

On rappellera que les traitements de substitution ont été mis en place progressivement à partir de 1994 et se sont développés de manière considérable en direction des consommateurs d'opiacés.

Si une cinquantaine de consommateurs seulement était prise en charge par substitution en 1995, les derniers chiffres fournis par la DGS à la commission indiquent que « les dernières estimations établies à partir des ventes de Subutex et de méthadone font état de 96.000 (équivalents) patients sous traitement de substitution, soit 13.400 sous méthadone et 83.000 sous Subutex (sous l'hypothèse d'une dose quotidienne de 65 mg/jour de méthadone et de 8 mg/jour de Subutex). Au regard de la hausse de la prescription moyenne constatée par les études de l'assurance maladie, les estimations doivent être revues à la baisse et donneraient un total de 75.000 patients sous traitement de substitution en juillet 2002. Le chiffre réel se situe donc entre 75.000 et 96.000 patients bénéficiant de traitements de substitution. »

Le tableau ci-après récapitule les diverses procédures de prescription de la méthadone et de la buprémorphine, ou Subutex.

LE CADRE RÉGLEMENTAIRE DES TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION EN FRANCE

Modalités

Buprémorphine
(Subutex)

méthadone

Date d'entrée en vigueur effective

Début 1996

1994

Critères d'inclusion

Dépendance aux opiacés évaluée par le praticien

Dépendance aux opiacés évaluée par le praticien + contrôle urinaire (recherche d'opiacés, hors méthadone)

Prescription

Initiation et suivi en médecine de ville ou en CSST

Primo-prescription et poursuite du traitement en cours possibles en milieu carcéral

Initiation en CSST puis possibilité de suivi en médecine de ville

Primo-prescription possible en milieu carcéral si CSST interne ou externe

Poursuite du traitement en milieu carcéral

Initiation du traitement en milieu hospitalier envisagée

Durée maximum de la prescription

28 jours

14 jours

Posologie

Recommandation maximum 16 mg/jour mais pas de contrainte

Recommandation maximum 100 mg/jour mais pas de contrainte

Délivrance

Délivrance en pharmacie dans tous les cas

Délivrance fractionnée par période maximale de 7 jours avec la possibilité pour le médecin de demander que le traitement soit délivré en une seule fois pour une période de 28 jours maximum

Administration supervisée en CSST ou remise du médicament jusqu'à 14 jours

Fractionnement maximal de la délivrance en pharmacie à 7 jours

Contrôles urinaires

Non prévus

1 ou 2 fois par semaine pendant les 3 premiers mois puis 2 fois par mois. A l'appréciation du médecin si suivi en ville

Toujours réalisé au CSST

Paiement des soins

Droit commun si suivi en ville

Gratuité puis droit commun si relais en ville

Source : DGS

En raison de la relative facilité d'accès au Subutex, un déséquilibre s'est progressivement établi en faveur de ce dernier, qui est utilisé aujourd'hui pour 75 % des traitements de substitution. En effet, la méthadone, moins maniable et présentant un certain risque de surdose létale, ne peut être prescrite la première fois que dans un CSST. Bien que le traitement puisse être poursuivi en médecine de ville, cette possibilité est peu utilisée, de sorte que les patients restent suivis dans les centres au détriment de l'accueil de nouveaux patients. L'expérience des bus méthadone de Médecins du Monde autorise un accès plus aisé et sécurisé au produit, conformément à l'esprit de la politique de réduction des risques et d'aide sanitaire et sociale aux toxicomanes.

LES BUS MÉTHADONE

Les bus méthadone sont un dispositif de « seuil à exigence adaptée » servant à faciliter l'accès à la méthadone dans le cadre d'une démarche de substitution et de prise en compte des problèmes sociaux. Il en existe un à Paris depuis 1998 et un à Marseille depuis 2000.

M. Jean-Pierre Lhomme, responsable de ce dispositif, a ainsi justifié sa création devant la commission : « L'accès à la substitution par la méthadone ne nous semblait pas assez souple, ou le cadre nous semblait parfois trop exigeant au regard des possibilités du moment, pour certains usagers de drogues que nous rencontrions dans notre structure de proximité : le programme d'échange de seringues. Les exigences imposées alors pour l'accès à la substitution par la méthadone semblaient trop fortes à ces usagers rencontrés et la buprémorphine au dosage d'accès plus facile, proposée dans un cadre trop lâche pour ces mêmes usagers, facilitait chez eux les mésusages bien connus : infection, trafic, etc. C'est dans ce sens que le programme de méthadone dans la rue, le programme « bus méthadone » a été imaginé : accès à la méthadone plus rapide dans la journée, délivrance quotidienne sur des lieux précis, avec une équipe pluridisciplinaire, un cadrage précis et des règles de fonctionnement claires. »

Ce dispositif itinérant vise donc à susciter la demande en allant au devant des usagers, afin de faciliter l'accès aux circuits thérapeutiques et sociaux pour un public fortement marginalisé. D'après les indications fournies à la commission, entre 100 et 120 usagers de drogues y ont recours chaque jour.

On rappellera également que le plan triennal de 1999 a cherché à réduire les disparités entre les deux produits en termes de durée et de modalités de prescription, de suivi et de délivrance. Les acteurs concernés ont ainsi été invités à réexaminer les protocoles d'application respectifs pour définir des orientations plus adaptées.

Depuis l'arrêté du 20 septembre 1999, relatif à l'application de la réglementation des stupéfiants à certains médicaments à base de buprémorphine, la délivrance maximale de cette dernière a été fractionnée par périodes maximales de sept jours avec la possibilité, pour le médecin, en cas de nécessité, de demander que le traitement soit délivré en une seule fois pour une période de 28 jours maximum. Pour sa part, l'arrêté du 8 février 2000, relatif au fractionnement des médicaments à base de méthadone, fixe l'extension de la durée de prescription de 7 à 14 jours, mais limite à 7 jours sa délivrance en pharmacie.

Force est de constater que le rééquilibrage attendu est pour l'instant resté lettre-morte.

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