PREMIÈRE PARTIE - L'APPRÉCIATION NATIONALE DU PHÉNOMÈNE : UNE OPPORTUNITÉ ÉCONOMIQUE À PLACER SOUS SURVEILLANCE

Au plan strictement économique, la délocalisation des industries de main d'oeuvre apparaît comme un mouvement qui, ancien et continu, doit pourtant être précisément défini. Toutes les mutations et restructurations industrielles ne sont en effet pas, ou ne se traduisent pas, par des délocalisations . Toutes les décisions des entreprises de s'implanter à l'étranger n'en sont pas nécessairement non plus . Un cadrage analytique préalable, éclairé par la théorie économique, est donc indispensable avant d'examiner les déterminants des délocalisations, puis les caractéristiques, propres à la France ou communes à l'ensemble des pays industrialisés, qui rendent aujourd'hui le phénomène plus visible.

I. QU'ENTEND-ON PAR DÉLOCALISATION DES INDUSTRIES DE MAIN D'OEUVRE ?

Votre groupe de travail a mené de nombreux entretiens avec des économistes se consacrant depuis longtemps au thème de la mondialisation afin d'en comprendre les mécanismes et d'en analyser ses conséquences sur l'économie nationale. Il a également entendu plusieurs chefs d'entreprise, représentants de fédérations professionnelles et responsables syndicaux qui lui ont fait part de leur opinion sur la situation de leur branche professionnelle au regard de l'approfondissement de la globalisation et du développement du commerce international. Ces très riches auditions ont ainsi permis au groupe de mieux appréhender la notion même de délocalisation, qui s'avère en définitive plutôt réduite , et de constater qu' elle s'inscrit, au côté d'autres réalités, dans un mouvement général et permanent de mutation de l'industrie française .

A. DÉFINIR LES DÉLOCALISATIONS MALGRÉ LES DIFFICULTÉS MÉTHODOLOGIQUES

La compréhension du développement économique, de la création de richesses, de l'utilité et de l'intérêt de l'échange, est à l'origine de la « science » économique - pour autant que l'on puisse qualifier ainsi ce champ de la pensée, ce que contestent certains économistes, tels M. Bernard Maris, professeur à l'Université Paris VIII Vincennes - Saint Denis, qui en a d'ailleurs présenté les raisons devant votre commission et votre groupe de travail (22 ( * )). Reste que de multiples explications sont apportées depuis trois siècles aux mécanismes de la production et du commerce, dont certains sont précisément de nature à comprendre en quoi, dans un monde ouvert, les délocalisations sont l'expression pratique de ces mécanismes théoriques . Mais ce rapide éclairage théorique devra être complété par un effort de définition du terme « délocalisation », qui démontrera que son usage commun est souvent abusif au regard des réalités si diverses qu'il prétend recouvrir .

1. L'éclairage de la théorie macroéconomique

Quelques rappels théoriques peuvent d'abord utilement contribuer à dessiner le cadre dans lequel s'inscrit le phénomène des délocalisations. Celles-ci doivent en effet se lire, à la fois, comme la conséquence du principe de libre concurrence et la résultante de la spécialisation internationale conforme à la théorie ricardienne des avantages comparatifs . Mais elle est aussi et surtout placée au coeur de la dynamique de « destruction créatrice » de l'économie décrite par Joseph Schumpeter.

a) Le principe de concurrence dans une économie de marché ouverte

Pour l'essentiel, l'économie mondiale contemporaine est régie par le principe de concurrence. Pour être compétitives et maintenir ou augmenter leurs parts de marché, les entreprises doivent notamment optimiser leur organisation productive afin de réduire leurs coûts (d'acquisition foncière, de production, de transport, d'accès au marché, etc.). L'un des vecteurs de cette constante recherche est la localisation adéquate des facteurs de production au regard des conditions dans lesquelles s'accomplit le processus productif et l'accès au marché.

Traditionnellement, la concurrence entre entités économiques au sein d'un espace national est encadrée par des règles, fixées par l'Etat et destinées à en assurer le jeu loyal pour le rendre acceptable par les acteurs eux-mêmes. Mais la nouvelle donne du principe de concurrence dans le monde contemporain est plus difficile à appréhender puisque plusieurs niveaux de concurrence coexistent désormais : le terrain où se joue une partie toujours croissante de la concurrence entre les firmes est devenu mondial et non plus seulement national . En étendant ainsi le champ des possibles, l'ouverture des économies a profondément modifié les conditions d'exercice de la concurrence.

Tout d'abord, le nombre des acteurs participant à son « jeu » a considérablement augmenté , dès les années 1970 avec l'entrée du Japon puis de plusieurs autres Etats asiatiques, mais surtout depuis les bouleversements géopolitiques du début des années 1990 tels que l'effondrement du bloc soviétique et l'abandon progressif du dirigisme économique dans de nombreux autres pays, dont les plus exemplaires sont l'Inde et la Chine. Cet élargissement du champ concurrentiel a certes offert aux entreprises occidentales de nouveaux débouchés et d'incontestables opportunités de croissance ; mais il les a aussi exposées à la concurrence, parfois agressive et difficilement supportable, que ces économies dynamiques leur imposent. Car la concurrence est un principe de perpétuel mouvement qui oblige à une lutte de tous les instants .

La mondialisation des relations économiques a alors rendu nécessaire la création d'autorités de régulation susceptibles de se substituer aux Etats pour garantir la loyauté des relations commerciales internationales . Celles-ci peuvent accompagner un projet politique de plus grande ampleur , comme le font les institutions européennes chargées, notamment, de contribuer juridiquement à l'édification du marché intérieur (Conseil des ministres, Parlement européen, Commission européenne), d'assurer le respect des règles ainsi édictées (Cour de justice des Communautés européennes) et d'organiser les relations économiques et commerciales de l'Union européenne avec d'autres ensembles régionaux (Commission). Plus modestement, ces institutions peuvent simplement avoir pour objet de fixer des règles de libre-échange propres aux pays appartenant à un espace géographique limité et régional et ayant décidé d'organiser leurs rapports commerciaux : tels sont par exemple l'ASEAN en Asie du Sud-Est, le Mercosur en Amérique du Sud et l'ALENA en Amérique du Nord (23 ( * )). Il a enfin paru indispensable, compte tenu du développement de la globalisation, d'instituer l' Organisation mondiale du commerce (OMC), structure collective chargée depuis janvier 1995, en application de l'accord international signé à Marrakech le 14 avril 1994, de définir et de faire approuver par les Etats des règles commerciales assurant une concurrence loyale , et de sanctionner , par un organe de règlement des différends, leur violation.

Dans ce cadre régulé sur plusieurs niveaux, les entreprises les plus importantes, mais aussi, et de plus en plus, les petites et moyennes entreprises, doivent ainsi appréhender leur organisation, notamment productive, dans l'espace mondial pour s'adapter avec profit à la concurrence. Or, lorsque le mode de production n'est pas intimement lié au territoire, les Etats sont moins considérés comme des arbitres du jeu concurrentiel que comme des terrains de localisation possible des activités des entreprises. Ainsi, les Etats eux-mêmes sont devenus aujourd'hui les acteurs de ce jeu, cherchant tout à la fois à éviter que leurs entreprises nationales pâtissent de la concurrence internationale et à attirer sur leur territoire le plus d'activités possible.

Les délocalisations, telles qu'elles sont entendues communément (24 ( * )), apparaissent alors, sous cet angle, comme une expression manifeste de la mise en oeuvre du principe de la concurrence au niveau mondial .

* (22) Voir Antimanuel d'économie - Bréal - 2003.

* (23) ASEAN : Association des nations du Sud-Est asiatique, créée dès août 1967 par cinq Etats de la région et constituée aujourd'hui de dix membres - Mercosur : Marché Commun du Cône Sud créé en mars 1991 par quatre Etats d'Amérique du Sud, constitué dans sa forme la plus élargie ( Mercosur + ) par huit membres - ALENA : Accord de Libre-Échange Nord-Américain conclu en janvier 1994 par les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.

* (24) Selon ce principe de recherche des meilleures conditions productives, les transferts d'entreprises à l'intérieur d'une même entité nationale ont en effet toujours existé sans pour autant être qualifiées de « délocalisations ». Elles continuent au demeurant à être très importantes - voir à cet égard Les transferts interrégionaux d'établissements. Forte progression entre 1996 et 2001 - Nadine Jourdan - INSEE Première n° 949 - Février 2004.

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