b) Les secteurs concernés depuis longtemps par les délocalisations

Très intensifs en main d'oeuvre, les secteurs manufacturiers traditionnels (textile, chaussure, verre, jouet, bois, métallurgie) ont perdu entre 1989 et 2001 500.000 emplois. Si une part essentielle de cette diminution tient à l'amélioration de la productivité , quelques dizaines de milliers d'emplois ont à l'évidence disparu à la suite de stratégies de délocalisation engagées, pour certaines de ces filières, dès les années soixante.

Une des premières industries à délocaliser pour avoir subi dès le début des années soixante la concurrence des pays à bas salaire est le secteur du textile, de l'habillement et du cuir (« hacuitex »). La délocalisation de lignes de production, principalement vers le Maroc et la Tunisie, a été lourde de conséquences économiques et sociales , ces industries étant implantées soit dans les régions traditionnellement industrielles, soit dans des bassins d'emploi plus ruraux mais principalement consacré à ces activités. Ainsi, aujourd'hui encore, le Nord-Pas-de-Calais et la région Rhône-Alpes emploient 43 % des effectifs des industries textile, présentes aussi en Champagne-Ardenne, en Alsace, en Lorraine, en Picardie et en Midi-Pyrénées. L'habillement est quant à lui surtout implanté dans les régions Île-de-France, Pays de la Loire, Rhône-Alpes, Nord-Pas-de-Calais et Centre, ces cinq régions employant 59 % des effectifs.

Le secteur textile-habillement français comptait près d'un million de salariés dans les années soixante : ils ne sont plus que 200 000 aujourd'hui. Ces pertes d'emplois n'ont fait que s'amplifier ces six dernières années. Le textile employait 130 000 salariés en 1996 et seulement 107 000 en 2002 selon l'Unedic. Dans l'habillement, sur la même période, leur nombre est passé de 126 000 à 77 000. Tissage, filature ou tricotage, il n'est de secteur épargné par une mutation qui réduit l'emploi de plus de 15 000 salariés en moyenne par an. La chute des effectifs est beaucoup plus marquée dans l'habillement (- 38 %), car la confection est avant tout une activité de main d'oeuvre, que dans le textile (- 18 %), activité un peu plus capitalistique.

Cette diminution de l'emploi correspond à une modification du tissu industriel puisque, sur la période, le nombre d'entreprises de plus de 20 personnes a chuté de 1.695 à 1.000 environ. En effet, ce secteur connaît un grand nombre de défaillances d'entreprises en raison de la concurrence des zones à bas salaire comme le Maghreb, spécialisé notamment dans la découpe et l'assemblage de tissu, la Corée et le Vietnam, très présents dans le vêtement de travail, et de plus en plus la Chine. Dans ce dernier pays, les investissements dans le textile constituent une nécessité économique à deux égards : absorber tous les ans 15 millions de jeunes sur le marché du travail et faire rentrer des devises étrangères.

Plusieurs régions françaises ont été particulièrement affectées par la crise en cours. Ainsi, la région Rhône-Alpes, et notamment les départements de l'Ardèche et de la Drôme, souffrent de la crise que traversent actuellement les industries textiles situées en amont du secteur (moulinage, texturation, peignage, filature). Les industries traditionnelles de la filière coton dans les Vosges et de la filière laine en Midi-Pyrénées ont été également touchées par la conjoncture et la concurrence internationale.

La région des Pays de Loire, qui comporte un nombre important d'entreprises de confection, a été également affectée par le transfert d'activités industrielles dans les pays à bas coût de main-d'oeuvre. Les dépôts de bilan sont nombreux : après Vestra , ou Saint-Liévin , le groupe VEV , héritier des empires Boussac et Prouvost , vient d'être placé en redressement judiciaire et a vendu aux enchères ses métiers à tisser et ses palettes de fils. Cette crise ne semble pas se stabiliser puisque la fédération CGT-THC dénombre encore une quarantaine de sociétés en cours de restructuration ou de liquidation.

Dans ce contexte, les délocalisations sont apparues à des sociétés comme Petit Bateau ou Devanlay par exemple, comme l'unique moyen de sauver des entreprises du dépôt de bilan et de conserver une partie de l'emploi domestique en permettant de réduire les coûts de production et de maintenir leur compétitivité. En 2002, 20 % des sociétés de confection avaient transféré à l'étranger tout ou partie de leur production afin de sauvegarder leur activité, dans la mesure où elles ne pouvaient se tourner vers le segment des produits de luxe. Ainsi, Rouleau-Guichard , société toulousaine, dernière à fabriquer en France des sous-vêtements pour la grande distribution, a fermé ses usines de Haute-Garonne en février 2003 afin de délocaliser sa production.

Il est à craindre que la suppression définitive, en 2005, des quotas à l'importation appliqués depuis quarante ans dans le secteur en application des accords multi-fibres (AMF) conduise à renforcer encore davantage les difficultés actuelles du secteur.

Si la réorganisation du secteur de l'habillement et du textile a provoqué des échos médiatiques retentissants, les opérations de restructuration et de délocalisation dans le secteur de la chaussure et du cuir se sont en revanche déroulées sans de manière plus discrète. Ainsi, en vingt ans, près de deux tiers des entreprises de chaussure françaises, principalement implantées dans le Choletais, la Drôme et l'Aquitaine, ont disparu, et les effectifs ont été divisés par trois, cette industrie ne comptant plus aujourd'hui que 17.500 salariés. Elle est à bien des égards exemplaire des mutations que connaissent les industries de main d'oeuvre quant à la permanence et la logique des décisions de nouvelles localisations. En effet, ainsi que l'a décrit M. Franck Aggeri, professeur au centre de gestion scientifique de l'Ecole des mines de Paris (63 ( * )), les diverses étapes de la production ont été délocalisées massivement dans les différentes régions du monde en fonction de la spécialisation de chaque pays.

Ces délocalisations présentent tout d'abord la particularité d'avoir concerné tous les secteurs, allant du bas de gamme jusqu'au haut de gamme puisque des chausseurs de prestige tels que Stéphane Kélian ou Charles Jourdan , dont votre groupe de travail a pu visiter les usines à Romans (Drôme), ne fabriquent plus l'intégralité de leur production sur place. En second lieu, ces délocalisations sont multi-géographiques, ayant pour destination l'Asie pour les produits bas de gamme, et l'Espagne, la Tunisie ou l'Europe de l'Est pour les chaussures de moyenne gamme.

Comme a pu l'observer le groupe de travail lors de son déplacement dans le Choletais, site traditionnel de la production de la chaussure depuis les années trente, les difficultés se sont accentuées depuis 1999 en dépit d'une certaine résistance grâce à des entreprises comme Eram . De grosses entreprises telles que SAC , GEP-La Fourmi ou Polygone ont déposé leur bilan, ce qui a conduit à la suppression d'un quart des emplois du bassin.

L' industrie de la verrerie peut également témoigner du phénomène des délocalisations, qui concerne aussi bien les grands groupes que les petites entreprises en raison de la particulière attractivité des coûts horaires pratiqués dans certains pays. M. Jean-Louis Beffa, président directeur général de la Compagnie Saint-Gobain, a ainsi indiqué à votre groupe de travail que le groupe menait des réflexions concernant la délocalisation de certains segments de production, tant pour des raisons de rentabilité que, par ailleurs, pour se rapprocher de la clientèle ayant elle-même délocalisé, ainsi que pour se positionner sur les marchés émergents, en particulier asiatiques.

Outre la Turquie, l'Indonésie, le Mexique et le Brésil, la concurrente principale de la verrerie est l'industrie chinoise dont la production emploie une main d'oeuvre dix fois moins coûteuse que celle utilisée en France. Les délocalisations devraient se poursuivre car cette industrie est d'autant plus fragilisée que la Chine constitue un champ de prospection très prometteur, les Chinois étant peu équipés en verre jusqu'à présent, alors que le marché européen arrive à saturation.

Aussi, à titre d'illustration, les salariés de la verrerie d'Arc International , anciennement dénommée Cristal d'Arques , dans le département du Pas-de-Calais, craignent la prochaine concurrence de la part de la nouvelle usine chinoise du groupe, inaugurée en avril 2004, à Nanjing dans le Nord de Shanghai pour la fabrication de produits « bas de gamme ». Après seulement quelques mois d'exploitation, le rendement de ce site de production a déjà atteint le niveau de celui de l'usine d'Arques. Ce récent investissement en Chine, même s'il n'a pas entraîné à ce jour la fermeture du site français, met en lumière toute la complexité des mouvements de localisation des moyens de production face aux contraintes de coûts et de marché. Ces différentes stratégies ont été également relevées par M. Beffa, qui a souligné que le choix stratégique de Saint-Gobain de se concentrer uniquement sur les activités où la Compagnie était le leader mondial conduisait à créer de nouvelles unités de production dans les pays émergents tout en n'investissant dans les usines européennes qu'à conditions qu'elles ne soient pas trop vétustes.

Le secteur du jouet , fortement concerné par des opérations de délocalisation, présente la particularité d'avoir opté pour un « tout Asie » : la Thaïlande, l'Indonésie et surtout la Chine, qui emploierait 1,2 million de salariés dans quelques 6.000 usines de fabrication de jouets.

Ces chiffres doivent être appréciés à l'aune de l'évolution de l'emploi dans l'industrie française du jouet, qui employait 60.000 personnes en 1980 et n'en compte plus que 20.000 aujourd'hui. Si la conception demeure localisée en France, la fabrication se situe donc désormais pour l'essentiel en Asie. L'industrie du jouet offre cette particularité que la taille des commandes est généralement très importante, ce qui favorise les économies d'échelle résultant de la mise en production de lignes de production à grandes capacités et fortement intensives en main d'oeuvre.

Certaines entreprises comme Smoby , Berchet ou Solido , bien qu'ayant investi en Asie, ont néanmoins maintenu des unités de production en France, généralement dans l'Ain et le Jura, berceaux de l'industrie du jouet. D'autres ont en revanche fermé leur production nationale : Majorette , la première à avoir délocalisé sa production, a définitivement fermé son site lyonnais en 2001 ; elle possède désormais une unité de production de 600 emplois sur le site de Navanakorn, la principale zone industrielle de la banlieue de Bangkok, et sous-traite en Chine, dans la région de Schenzen. L'entreprise Corolle a également arrêté la production de ses deux dernières usines françaises de Langeais (Indre-et-Loire) et des Trois Moutiers (Vienne).

Quant au secteur de la métallurgie , il a enregistré entre 2001 et 2003 des pertes moyennes annuelles de 14.900 emplois, qu'il convient de comparer aux observations faites entre 1989 et 2001, qui établissaient la moyenne à 5.100. Cette amplification déjà sensible pourrait cependant s'aggraver, ainsi que l'a indiqué à votre groupe de travail M. Daniel Dewavrin, président de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), président du Groupe des fédérations industrielles (GFI) : selon lui, les pertes d'emploi constatées en général dans l'industrie française, en particulier dans la métallurgie, sont inférieures à celles observées dans les autres pays industriels, ce qui pourrait signifier qu'un certain nombre de restructurations, n'ayant pas été réalisées dans le passé, le seront dans un avenir proche.

En effet, le secteur métallurgique, industrie d'aval, est particulièrement soumis à la nécessité de devoir se rapprocher de ses clients, ce qui le fragilise en terme de tentation d'implantation à l'étranger . C'est pourquoi, faisant référence à la réorganisation au niveau mondial du système de production menée par les entreprises multinationales, M. Dewavrin a exposé ses craintes quant à l'accélération du mouvement des délocalisations. Cette analyse est partagée par M. Guy Dollé, président de la direction générale d'Arcelor, président de la Fédération française de l'acier, qui a souligné lors de son audition par votre groupe de travail que les menaces de délocalisations de la filière sidérurgique résultaient du déplacement géographique des sites de production de ses clients : ainsi, par exemple, de la construction automobile en Europe de l'Est.

* (63) « Les mutations industrielles, vecteurs de la modernisation publique ? » - Franck Aggeri, Frédérique Pallez et Jean-Pierre Aubert - Les amis de l'Ecole de Paris - Séminaire du 17 janvier 2002.

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