2. Des difficultés potentielles

Outre les coûts et risques inhérents à toute délocalisation, les difficultés potentielles qui en découleraient concourent à limiter spontanément le recours des entreprises aux délocalisations . En effet, l'éloignement entre l'unité délocalisée et la maison-mère génère, en elle-même, une complexité qui peut être difficile à gérer pour l'entreprise.

Tout d'abord, un tel éloignement brise le lien entre la conception et la production , au moins dans le cas d'une délocalisation « classique » portant sur la chaîne de production ou un de ses segments. La rupture de ce lien peut conduire l'entreprise à perdre la maîtrise décisionnelle . C'est la raison pour laquelle de nombreux industriels ont choisi de ne pas tout délocaliser : l'exemple de Saint-Gobain est, à cet égard, éclairant.

Son président, M. Jean-Louis Beffa, a ainsi indiqué à votre groupe de travail qu'à l'exception de quelques établissements allemands, trop vétustes, toutes les usines européennes du groupe seraient modernisées et agrandies, tandis que, dans le même temps, 60 à 70 % de la recherche-développement serait maintenue en France (notamment sur le site de Cavaillon, avec un laboratoire commun avec le CNRS). Cette double décision stratégique vise, a-t-il souligné, à maintenir localement les centres de décision politique de la Compagnie.

Cet objectif est en effet une des raisons expliquant que la recherche-développement soit longtemps restée à l'écart des délocalisations . Comme le relève Mme Frédérique Sachwald (78 ( * )), la localisation des centres de R&D a durablement été considérée comme l'un des critères décisifs de la « nationalité » de l'entreprise, à la fois parce que l'innovation est au coeur de la compétitivité et parce qu'il paraissait impossible d'éloigner la recherche des fonctions centrales de la maison-mère. Celle-ci préférait centraliser cette activité dans le pays d'origine en raison des interactions nécessaires entre la recherche, les services stratégiques ou de marketing et les unités de développement de produits et de procédés de fabrication . L'existence d'économies d'échelle dans les activités de recherche-développement pouvait également plaider en ce sens. Il faut toutefois reconnaître que l'importance croissante de l'adaptation aux marchés locaux, la nécessité d'assurer une veille technologique à l'étranger, ou le gain susceptible d'être retiré des compétences locales spécifiques, souvent moins coûteuses, conduisent désormais à une plus grande dispersion de la recherche-développement .

Ensuite, la distance entre l'unité délocalisée et sa maison-mère peut représenter un facteur de rigidité . Les investissements, tant financiers qu'humains, consentis dans la durée pour « réussir » la délocalisation constituent un frein à un éventuel retour en arrière et diminuent, en conséquence, la capacité de l'entreprise à réagir à un choc économique : retournement éventuel du marché, turbulence sur les taux de change...

Cet éloignement est également dangereux dans certains secteurs soumis aux contraintes du « juste à temps » ou d'une demande en constante et toujours rapide évolution. La réactivité aux fluctuations de la demande des consommateurs est une des raisons avancées par de nombreux chefs d'entreprises auditionnés par votre groupe de travail comme motif d'autolimitation des délocalisations . C'est d'ailleurs aussi un motif de re-localisation , comme en témoigne la décision prise en 2002 par l'entreprise de bijoux Biche-de-Bere de rapatrier ses ateliers de montage du Maghreb et d'Asie à Lyon, afin d'être en mesure de réduire les séries et de répondre rapidement aux demandes de la clientèle (79 ( * )).

Enfin, la décision de recourir à la délocalisation peut avoir des incidences de long terme sur le lieu d'implantation originelle de l'entreprise délocalisatrice . En effet, délocaliser une activité est susceptible d'affaiblir durablement un bassin d'emploi , ce qui porte directement atteinte à la vitalité d'un territoire, mais ce qui peut également se retourner contre l'entreprise elle-même. Ses établissements demeurant sur le territoire peuvent indirectement pâtir de la paupérisation de ce dernier, par exemple en matière de qualité des infrastructures, d'attractivité de la main d'oeuvre jeune et qualifiée, de réseau de fournisseurs, de débouchés, etc.

Au-delà d'une stricte analyse économique , il convient aussi d'évoquer la dimension « affective » , ce lien qui unit l'entreprise et son équipe dirigeante au territoire. Comme l'a notamment indiqué lors de son audition M. Yvon Jacob, président du conseil de surveillance du groupe Legris-Industrie , président de la Fédération des industries mécaniques, cette réalité psychologique n'est jamais totalement absente des stratégies d'un nombre significatif d'entrepreneurs. Beaucoup d'entre eux, en effet, s'efforcent de rechercher des alternatives à la délocalisation pour maintenir leur compétitivité, plutôt que d'envisager d'abord cette solution. Dès lors, même si l'on ne saurait exiger des entreprises, soumises au principe de concurrence, qu'elles soient responsables du territoire qui les accueille en leur imposant des contraintes en matière d'aménagement du territoire qui s'apparenteraient à des obligations de service public non compensées par les pouvoirs publics, il reste en tout cas possible de considérer l'attachement au territoire comme un frein potentiel aux délocalisations .

* (78) Voir « Les migrations de la recherche » - Op. cit.

* (79) In L'Expansion - 28 avril 2004.

Page mise à jour le

Partager cette page