3. La construction de l'Union européenne

L'étape actuelle de l'édification européenne constitue le dernier défi que rencontrent aujourd'hui les industries de main d'oeuvre de la « vieille Europe ». Elles sont d'abord confrontées à l'affirmation d' objectifs politiques qui négligent le soutien auquel elles devraient pouvoir prétendre . Elles sont ensuite menacées par un risque de déséquilibre géographique lié à l'élargissement , risque qui, pour être potentiel et temporaire, n'en est pas moins grand.

a) Le déséquilibre des politiques européennes

L'édification du marché intérieur est un objectif politique partagé au sein de l'Union européenne depuis le début des années 1990. S'il n'est en soi pas contestable, votre groupe de travail souhaite cependant observer brièvement que cette démarche a entraîné un certain nombre de choix ayant relégué de manière excessive la préoccupation industrielle au second plan . Trois exemples suffiront à le démontrer : le rôle de la Banque centrale européenne, la primauté de politique de la concurrence, la prégnance des préoccupations environnementales.

(1) Le rôle de la Banque centrale européenne

Au-delà de sa signification politique indiscutablement fédératrice, la création de l'euro a répondu à un objectif économique primordial. Les sacrifices consentis par les différents Etats de l'Union pour répondre aux critères de Maastricht ont en grande partie été payés en retour. Toutefois, les instruments adoptés à cette occasion enserrent aujourd'hui l'industrie européenne dans un étau dont il lui est difficile de s'extraire .

Ainsi, la Banque centrale européenne (BCE) n'a pas été conçue comme un outil susceptible d'être mis au service du développement économique . Exclusivement préoccupée par le taux de l'inflation et le respect des termes du Pacte de stabilité, sans considération pour paramètres macroéconomiques affectant la conjoncture, la BCE semble s'interdire d'agir de manière contracyclique. De ce fait, elle ne constitue pas un outil pouvant aider le système productif à supporter les aléas conjoncturels.

On peut notamment s'interroger sur les effets secondaires que la politique de l'euro fort engendre pour les entreprises européennes. Si la maîtrise de l'inflation apporte à l'industrie une visibilité précieuse en sécurisant ses anticipations financières, elle a également conduit à un net renchérissement de l'euro à l'égard du dollar. Après avoir atteint un plus bas à 0,83 dollar en octobre 2000, peu de temps après son lancement, l'euro a en effet connu une appréciation très forte, dont le sommet se situe en février 2004, l'euro valant alors 1,29 dollar (il dépasse encore aujourd'hui 1,20 dollar). Ce taux de change élevé de la monnaie européenne renchérit mécaniquement le prix des exportations industrielles et amoindrit ainsi la compétitivité de notre industrie. Selon une étude du CEPII (101 ( * )), les secteurs à l'exportation les plus sensibles aux variations de change sont les machines et l'aéronautique.

La rigueur de la politique menée par la Banque centrale européenne est ordonnée au service de l'économie de l'Union européenne. Pourtant, une telle fermeté, en conduisant à une appréciation excessive de la valeur de l'euro, semble paradoxalement porter atteinte à la compétitivité de l'industrie européenne, soumise à de fortes pressions concurrentielles que la Banque centrale européenne semble ignorer .

(2) La primauté de la politique de la concurrence

Autre critique susceptible d'être portée à l'encontre du modèle structurel de l'édification européenne : la primauté conférée à la politique de la concurrence . Depuis une dizaine d'années, celle-ci est apparue comme la pierre angulaire du processus d'édification du marché intérieur, à laquelle toute autre préoccupation devait être sacrifiée.

En recherchant légitimement à contrôler les aides d'Etat afin de garantir, au sein de l'Union européenne, une concurrence loyale entre les entreprises, la Commission européenne a bâti un corpus de règles conduisant finalement à restreindre, sans doute de manière excessive, la faculté des Etats membres à soutenir, dans l'intérêt public, un certain nombre de secteurs productifs . Le récent sauvetage d'Alstom, auquel est néanmoins parvenu le Gouvernement pendant qu'était rédigé le présent rapport, témoigne de la difficulté à faire prévaloir des intérêts industriels au sein de l'Union. L'appel des plus hautes autorités de l'Etat, tant en France qu'en Allemagne, au soutien à la constitution de « champions industriels européens » démontre l'acuité du problème, et la nécessité d'y trouver rapidement une solution. Là encore, la définition d'une politique industrielle, d'une vision stratégique en la matière, paraît devoir être un objectif à mettre en oeuvre rapidement.

Il convient toutefois de reconnaître que de récentes initiatives ont été engagées en faveur de plusieurs secteurs industriels particulièrement éprouvés par les mutations en cours . Il est en effet apparu que des compléments « verticaux » aux politiques communautaires « horizontales » s'imposaient en raison de la diversité de ces secteurs :

- ainsi, en matière pharmaceutique , l'environnement réglementaire joue un rôle décisif pour permettre l'innovation ; la Commission a donc proposé de travailler à améliorer la réglementation pour trouver un équilibre entre les préoccupations liées à la santé et au nécessaire encouragement de l'innovation ;

- de même, s'agissant de la construction navale , un facteur de compétitivité apparaît déterminant, la dimension internationale, ce qui exige d'établir des règles du jeu loyales au niveau mondial mais aussi de protéger les droits de propriété intellectuelle.

D'autres initiatives sont en cours : dans le secteur des biotechnologies mais aussi dans le secteur du textile et de l'habillement , dont les enjeux clef (innovation, recherche, formation, coopération industrielle avec la Chine) viennent d'être analysés par la Commission, qui prépare des recommandations aux responsables politiques de l'Union pour juillet prochain. La Commission prévoit également de se mobiliser en direction du secteur de l'industrie automobile européenne, comme l'a confirmé le 27 mai dernier M. Erkki Liikanen, commissaire européen aux entreprises : une attention particulière sera accordée à l'impact du cumul des réglementations sur la compétitivité de ce secteur. Enfin, la Commission se penchera sur le secteur des éco-industries , sur celui des métaux non-ferreux et sur les technologies de l'information .

Malgré ces initiatives sectorielles, persiste en France, à l'égard de la politique de la concurrence menée à Bruxelles, une « incompréhensible incompréhension » pour reprendre l'expression utilisée par M. Mario Monti, commissaire européen à la concurrence, lors de son audition devant le groupe de travail (102 ( * )) le 8 juin 2004. Si la France est, selon M. Monti, le pays européen qui a le plus bénéficié de l'existence d'une politique de la concurrence, notre pays nourrit une certaine amertume à l'égard de cette politique communautaire. Notamment, il peine à comprendre la réticence de la Commission à l'égard des « champions industriels », suspectés, à Bruxelles, de prospérer aux dépens des consommateurs, de la compétitivité de l'industrie et de l'efficience des marchés . Cette divergence de vues persiste à donner à la France le sentiment d'être entravée dans la prise en compte des intérêts stratégiques de son industrie .

(3) La prégnance des préoccupations environnementales

La réglementation environnementale , cela a déjà été évoqué ci-dessus, peut également conduire un certain nombre d'industries à envisager, sinon de délocaliser, au moins de réaliser leurs investissements futurs hors de l'Union européenne. Or, nombre de contraintes environnementales , pouvant constituer des entraves à la compétitivité, résultent d'initiatives européennes , à l'image du projet de règlement REACH sur les substances chimiques .

Ce document extrêmement complexe, long de 1.200 pages, sera prochainement discuté au Parlement européen. Il propose d'enregistrer, et le cas échéant d'évaluer et de soumettre à autorisation, quelques 30.000 substances chimiques produites en Europe à plus d'une tonne par an.

Le calendrier envisagé apparaît beaucoup trop rapproché pour les industriels concernés, qui estiment ne pas disposer des moyens financiers et humains pour satisfaire aux futures exigences communautaires. Dès lors, ce projet pourrait se traduire par l'abandon de la production d'un certain nombre de produits, au premier rang desquels les spécialités chimiques françaises fabriquées en petite quantité pour des secteurs comme le textile, le traitement de surface ou l'électronique. Celles-ci pourraient le cas échéant être délocalisées dans des zones de production moins protectrices. Comme l'a souligné lors de son audition M. Bernard Rivière, président de l'Union des industries chimiques

(UIC), la réglementation, de plus en plus contraignante sous la pression de l'opinion publique, conduit ces industriels à s'interroger sur leur avenir en Europe, alors que ce secteur emploie encore entre 1,5 et 2 millions de salariés.

Mais, dans l'optique des délocalisations, une telle perspective n'est pas uniquement préjudiciable à l'industrie chimique. En effet, les clients de la chimie française ne pouvant plus se fournir en Europe seraient eux aussi incités à se délocaliser vers des pays non soumis à cette réglementation afin d'accéder plus facilement aux produits dont ils ont besoin.

Tous les industriels de la chimie redoutent donc des conséquences graves pour l'Union européenne en termes économiques. Outre les coûts des tests, chiffrés à 2,3 milliards d'euros par la Commission européenne, différentes études estiment que 20 à 40 % des substances chimiques commercialisées pourraient être retirées du marché. De tels retraits pourraient conduire à une perte annuelle de chiffre d'affaires pour la chimie européenne de l'ordre de 10 % sur plus de 600 milliards d'euros. Au-delà de ces questions financières essentielles, qui se traduiraient nécessairement par des pertes substantielles d'emplois, l'ensemble des industriels dénonce une perte de compétitivité à terme face à l'Asie et aux Etats-Unis. Enfin, un tel projet pourrait également nuire à l'attractivité des économies européennes. En effet, les industriels de la chimie des autres continents redoutent les effets de cette réglementation qui leur imposerait des coûts supplémentaires et des difficultés logistiques, une charge administrative trop lourde, des substitutions technologiquement injustifiées, et qui leur fermerait la porte du marché européen. Selon les informations obtenues par votre groupe de travail, les autorités américaines de la concurrence seraient déjà en train d'étudier d'éventuelles pratiques anti-concurrentielles liées à ce projet.

Au surplus, un tel projet jette un soupçon sur une profession qui a réalisé des progrès importants en matière de sécurité, même si des lacunes peuvent encore subsister. Ainsi, la grande majorité des industriels français de la chimie consacrent environ 11 % de leurs investissements annuels à la sécurité et à l'environnement, sans compter la loi du 31 juillet 2003 déjà évoquée, qui a renforcé considérablement les exigences en matière de sécurité pesant sur les industries classées « Seveso ».

De la même manière, la réglementation sur la limitation des émissions des gaz à effet de serre , nécessité écologique, pourrait poser des problèmes d'application. Ainsi, M. Guy Dollé, président directeur général d'Arcelor, soulignait devant votre groupe de travail que la directive européenne faisait porter les efforts sur l'industrie , alors que les secteur du bâtiment (résidentiel et tertiaire) et des transports contribuent également, dans une proportion équivalente (environ 25 %), à l'émission de gaz à effet de serre. De surcroît, un nouvel effort est demandé à l'industrie sidérurgique qui a pourtant déjà diminué ses émissions et qui ne représente que 6 % du total des émissions de l'industrie.

Ces exemples ne sont pas cités pour récuser la préoccupation environnementale . Ils visent simplement à souligner qu'un arbitrage cohérent entre divers intérêts divergents, mais également légitimes, devrait à l'évidence présider aux décisions adoptées au niveau européen . La recherche de cet équilibre conduirait alors à mieux prendre en compte les contraintes de l'industrie. Elle pourrait en outre permettre de favoriser des solutions moins sujettes à caution, réellement protectrices de l'intérêt des consommateurs et satisfaisant à une certaine logique. Par exemple, si le projet REACH impose aux importateurs de fournir un dossier complet pour les substances chimiques entrant en Europe, il ne prévoit aucune obligation pour les produits finis, quelle que soit la façon dont ils ont été fabriqués . Ou encore, s'agissant de la directive CO², les obligations imposées à la production d'acier instituent une distorsion de concurrence puisque ni l'industrie de l'aluminium, ni celle du plastique, ne sont soumises aux exigences de la diminution d'émission de gaz à effet de serre.

* (101) CEPII - Document de travail n° 01-11.

* (102) Audition commune avec la commission des affaires économiques et la délégation pour l'Union européenne du Sénat.

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