4. Maîtriser le processus productif en développant les parties « amont » et « aval »

Face au développement des capacités industrielles des pays à bas coût de main d'oeuvre, les pays développés doivent trouver leur propre voie de spécialisation pour se constituer de nouveaux avantages comparatifs . Dans les filières à production de masse standardisée, particulièrement concernées par les délocalisations, cette nécessité passe notamment par un renforcement des activités amont et aval.

A cet égard, il convient d'observer, comme le souligne notamment M. Jean-Louis Levet, qu' une stratégie qui tendrait à ne maintenir en France que les activités « nobles » (R&D, conception, design...) en délocalisant l'ensemble des activités « banalisées » trouverait rapidement ses limites . D'une part, la totalité des étapes du processus productif est désormais concernée par la menace des délocalisations en raison de l'émergence de nouveaux pays dotés d'une forte capacité technologique. D'autre part, il existe un lien indissociable entre ces étapes qui interdit de déconnecter complètement les savoir-faire scientifiques des savoir-faire techniques . Ainsi, la délocalisation totale des activités strictement productives a pour conséquence d'affecter le potentiel de création et d'innovation de nos économies.

Le renforcement du soutien aux activités de haute technologie et à certains segments du processus productif ne doit donc pas exclure une stratégie offensive globale visant à structurer les grandes filières traditionnelles autour de pôles d'excellence et à les rendre maîtres de leurs marchés . L'exemple du secteur textile est particulièrement pertinent à cet égard . Ainsi, au cours de son déplacement dans le Maine-et-Loire, votre groupe de travail a eu l'occasion de visiter un établissement de l'entreprise Salmon Arc-en-Ciel , spécialisée dans les habits et accessoires pour nouveaux-nés, et de se voir exposer la stratégie du groupe par son président M. Christian Cunaud.

Face à la concurrence internationale, notamment celle des pays asiatiques, cette entreprise a délocalisé l'essentiel de sa production en Chine . Toutefois, elle a conservé en France des ateliers capables de produire en petit nombre les nouveaux modèles , renforçant par ailleurs ses capacités de conception et développant un réseau dédié de commercialisation. Au final, le bilan pour l'emploi est positif car les effectifs de l'entreprise localisés en France n'ont diminué que de dix unités entre 1994, date à laquelle le groupe, confronté à de vives difficultés, a commencé à délocaliser sa production, et 2004. Sur cette période, alors que la part de la production réalisée en France a été ramenée de 70 % à 1 %, le chiffre d'affaire est passé de 29 à 49 millions d'euros.

La stratégie de diversification de l'activité vers l'aval semble à cet égard payante. Il s'agit pour l'entreprise d'ajouter à son coeur de métier productif, qui peut être délocalisé pour l'essentiel, la commercialisation directe du produit, ce qui permet de maintenir, voire d'accroître l'emploi local. De nombreuses filières des industries de main d'oeuvre ont au demeurant adopté cette stratégie depuis longtemps, au point de compter aujourd'hui davantage de salariés dans la distribution que dans la production , comme en témoignent les indication suivantes fournies par M. Daniel Pasquier lors de son audition :

Industrie

Emplois directs en 2002

Emplois distribution en 2002

Bijouterie, joaillerie, orfèvrerie

13.960

18.000

Chaussure

17.481

29.000

Horlogerie et microtechniques

5.500

21.500

Jouet-puériculture

8.500

12.500

Source : CLIMO

C'est très clairement ce qu'a choisi de faire l'entreprise Eram , comme l'a indiqué à votre groupe de travail son président-directeur général, M. Xavier Biotteau : tout en développant une politique de marques dans la chaussure ( Bocage Paris , Anne Flavie , TBS , Buggy shoes , Parade ) afin de se positionner sur les différents segments du marché, elle a créé ou acquis plusieurs réseaux de distribution tant en centre-ville ( Eram , bien entendu, mais aussi France Arno , Taneo , Heyraud , Bocage , etc.) qu'en périphérie ( Gémo , L'Hyper aux chaussures , L'Hyper aux vêtements ). En 2002, le groupe comptait ainsi 1.613 points de vente, occupait 10.565 personnes et générait 1,338 milliard de chiffre d'affaires. L'appropriation des réseaux de distribution peut parfois s'accompagner de méthodes innovantes , comme en témoigne le procédé particulièrement performant de vente directe imaginé par la société vosgienne Alcee , spécialisée dans la lingerie fine : le recours au système « Tupperweare » lui a ainsi permis de quadrupler ses effectifs et de les porter à 112 salariés en cinq ans.

Pour votre groupe de travail, il n'est pas impossible d'étendre ce modèle aux autres secteurs de l'économie les plus affectés par les risques de délocalisations. De telles stratégies gagnant/gagnant démontrent que les filières les plus touchées par la concurrence des pays à bas coût de main d'oeuvre peuvent conserver leur place dans la structure industrielle de notre pays , si elles maintiennent sur le territoire la capacité de concevoir et produire les modèles et y développent des activités commerciales .

Cette option peut en outre être combinée avec la spécialisation de l'outil productif local dans les activités à haute valeur ajoutée qu'autorisent certains savoir-faire, niches de haut de gamme, recherche constante d'innovation ou satisfaction du client en « juste-à-temps » (JAT).

La nouvelle segmentation des fabrications associée à la mise en oeuvre des savoirs peut ainsi dynamiser ces industries si elles se concentrent sur les activités susceptibles de mieux se défendre face à la concurrence étrangère dans la mesure où les coûts ne peuvent guère être réduits par le recours à une main d'oeuvre bon marché. Ainsi, une étude d'Eurostaf (141 ( * )) consacrée à la production dans l' industrie de luxe observe que les secteurs de l'habillement, des arts de la table ou de la chaussure offrent un spectre très large de production permettant de maintenir en France et en Europe un certain nombre de sites de production de bien à très haute valeur ajoutée (verre, chaussure, textile).

Le groupe Deveaux , appartenant aux familles qui l'ont fondé il y a 250 ans dans la région de Roanne, offre une illustration d'une telle stratégie : il a assuré son développement grâce un savoir-faire particulier, celui des tissus haut de gamme livrés dans les plus brefs délais, ce qui lui a permis d'afficher un chiffres d'affaires de 163,6 millions d'euros en 2003. De même, l'entreprise Togonal , imprimeur de tissus dans l'Oise, propose des tissus que les ennoblisseurs étrangers ne peuvent pas concurrencer, tandis que la société Decouvelaere , cotonnier installé dans les Vosges, n'a cessé d'innover en mélangeant les fibres et les pigments. La résistance aux délocalisations organisée autour d'une production à haute valeur ajoutée peut également être vérifiée dans l'industrie du jouet : ainsi, Jeujura fabrique en France des jouets en bois, et n'envisage pas de délocaliser sa production.

Enfin, il convient d'indiquer que les freins à la délocalisation que peuvent constituer les coûts de transport , si l'implantation étrangère n'est pas accompagnée d'une perspective de pénétration de nouveaux marchés, se rencontrent également pour certains segments de ces industries traditionnelles. Ainsi, certains jouets volumineux, et donc très coûteux à transporter, sont toujours fabriqués en France, comme en témoignent les exemples des baby-foot et des jeux de plein air des sociétés Berchet et Smoby .

* (141) Les problématiques de production dans l'industrie du luxe - Janvier 2004.

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