Mardi 28 juin 2011

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Mission au Kosovo - Communication

La commission entend une communication de MM. Jean Faure et André Vantomme sur le déplacement d'une délégation de la commission au Kosovo du 2au 8 juin 2011.

M. Josselin de Rohan, président - Nous sommes réunis aujourd'hui pour entendre la communication de nos collègues Jean Faure et André Vantomme à la suite de leur mission au Kosovo, du 2 au 8 juin dernier.

Cette communication témoigne de l'intérêt constant de notre commission pour la région des Balkans occidentaux.

Je rappelle que nos collègues André Trillard et Didier Boulaud avaient déjà effectué un déplacement au Kosovo en 2008, qui avait donné lieu à un rapport d'information.

Nos collègues René Beaumont et Bernard Piras se sont rendus en Serbie en décembre dernier et René Beaumont nous avait présenté un rapport sur l'accord de stabilisation et d'association entre l'Union européenne et la Serbie.

Plus récemment, nos collègues Jacques Blanc et Didier Boulaud ont effectué une mission en Croatie, qui avait fait l'objet d'un rapport d'information, publié peu avant la clôture des négociations d'adhésion de ce pays à l'Union européenne.

Avec cette communication sur le Kosovo, qui donnera lieu, si vous en êtes d'accord, à un rapport d'information, notre commission disposera ainsi d'une vue assez complète sur la région des Balkans occidentaux.

Cette région, qui reste encore marquée par les conflits meurtriers des années 1990, et dans laquelle la France et l'Union européenne se sont beaucoup investies, demeure, en effet, une source potentielle de tensions en Europe et représente aussi de nombreux défis en termes de démocratie, de respect des droits des minorités et de coopération régionale.

A cet égard, le Kosovo, qui a déclaré son indépendance il y a seulement trois ans, et dont l'indépendance demeure contestée par cinq des vingt-sept Etats membres de l'Union européenne, reste sans doute le cas le plus difficile.

Je laisse donc la parole à nos deux collègues pour qu'ils nous présentent les principaux enseignements qu'ils retirent de leur mission au Kosovo.

M. Jean Faure, co-rapporteur - Du 2 au 8 juin, nous nous sommes rendus, avec notre collègue André Vantomme, au Kosovo, dans le cadre d'une mission de la commission.

Cette mission avait un double objectif :

- d'une part, étudier la situation intérieure et géopolitique du Kosovo, trois ans après la proclamation de l'indépendance en 2008 ;

- et, d'autre part, rencontrer les militaires français déployés dans le cadre de la KFOR de l'OTAN et les gendarmes et les personnels civils français participant à la mission EULEX de l'Union européenne.

Afin de préparer ce déplacement, nous avons eu plusieurs entretiens au ministère des affaires étrangères et européennes, à l'état-major des armées et avec la direction générale de la gendarmerie nationale. La commission a également auditionné l'ambassadeur du Kosovo en France le 4 mai dernier.

Au cours de notre visite, nous avons eu de nombreux entretiens avec des responsables kosovars, dont la vice-premier ministre chargée du dialogue avec la Serbie, le ministre de la Justice et le ministre de l'intérieur.

Nous avons également rencontré les représentants de la communauté internationale, notamment le chef de la mission EULEX, notre compatriote Xavier Bout de Marnhac, général en deuxième section et ancien commandant de la KFOR, le conseiller politique du commandant de la KFOR, l'adjoint du représentant civil international et le Chargé d'affaires du bureau de liaison de la Commission européenne.

Nous nous sommes aussi rendus à Mitrovica et dans plusieurs enclaves serbes du Sud, notamment à Gracanica, où nous avons rencontré le maire et la députée, tous deux d'origine serbe, et nous avons visité plusieurs monastères orthodoxes, protégés par la police kosovare ou par des militaires de la KFOR.

Enfin, nous avons rencontré les militaires et les gendarmes français, visité le camp français de Novo Selo et accompagné les militaires et les gendarmes français dans leurs patrouilles sur le terrain.

Tout au long de notre séjour, nous avons bénéficié du soutien très précieux de notre ambassadeur, M. Jean-François Fitou, et de ses collaborateurs, notamment le Premier conseiller, M. Philippe Dupont.

Ce déplacement a témoigné de l'intérêt porté par notre commission à la région des Balkans occidentaux, marquée par les conflits meurtriers des années 1990 et située à proximité immédiate de l'Union européenne.

Ainsi, je citerai la mission effectuée en Serbie par nos collègues René Beaumont et Bernard Piras, en décembre dernier, puis le récent déplacement en Croatie de nos collègues Jacques Blanc et Didier Boulaud.

Je rappelle également que nos collègues Didier Boulaud et André Trillard avaient déjà effectué un premier déplacement au Kosovo, en octobre 2008, peu après l'indépendance, qui avait donné lieu à un excellent rapport d'information.

Trois ans après la proclamation de l'indépendance, il paraissait utile de faire à nouveau le point sur la situation de ce pays, qui est confronté à de nombreux défis et qui bénéficie encore d'un soutien important de la communauté internationale, notamment de l'OTAN et de l'Union européenne.

Avant de vous présenter les principaux enseignements que nous retirons de la présence internationale au Kosovo et de notre mission auprès des militaires et des gendarmes français déployés dans le cadre de la KFOR de l'OTAN et de la mission EULEX de l'Union européenne, je laisserai la parole à notre collègue André Vantomme, afin qu'il vous présente la situation du Kosovo, tant sur le plan intérieur, qu'au niveau international.

M. André Vantomme, co-rapporteur - Le Kosovo a proclamé son indépendance le 17 février 2008, au terme d'un long processus.

Ce petit territoire enclavé de plus de 10 000 km2, d'une taille comparable au département de la Gironde, est peuplé de 2,1 millions d'habitants, en grande majorité des Albanais, mais avec une minorité d'environ 100 000 Serbes (5 %), qui vivent pour un tiers (40 000) au nord de la rivière Ibar, autour de Mitrovica, et pour les deux tiers (60 000) dans des enclaves isolées au sud.

Le Kosovo fut pendant quatre siècles sous domination ottomane avant d'être intégré à la Serbie en 1913, puis à la Yougoslavie.

Le Kosovo est considéré comme le berceau de la civilisation serbe depuis la défaite des armées du Prince Lazar contre les Ottomans en 1389, lors de la bataille du Champ des Merles, dont nous avons visité le monument, ce qui explique la présence de très nombreux monastères orthodoxes, alors que les Albanais sont en grande majorité de confession musulmane, même si on compte également des communautés catholiques.

Bien que n'étant pas reconnue comme une république autonome dans le cadre de la Yougoslavie, à la différence par exemple de la Croatie ou de la Macédoine, le Kosovo a bénéficié d'une certaine autonomie, qui a été remise en cause en 1989 lors de l'arrivée au pouvoir de Slobodan Milosevic, qui a supprimé l'autonomie de cette province, le bilinguisme et licencié les fonctionnaires d'origine albanaise, y compris de l'enseignement ou de la santé.

La majorité albanaise organise alors une protestation pacifique avec la création d'une véritable société parallèle, dotée d'écoles et d'hôpitaux, et même d'un gouvernement, dirigé par l'écrivain Ibrahim Rugova.

Avec l'intensification de la répression par les autorités serbes, certains kosovars albanais changent de stratégie et, à compter de 1998, constituent l'armée de libération du Kosovo (UCK), qui lutte contre l'armée serbe.

Les mois de février et mars 1998 sont marqués par de violents combats et la destruction de nombreux villages albanais par l'armée et la police serbes, de violentes représailles de l'UCK, notamment contre les serbes et les monastères orthodoxes, et un flot massif de réfugiés.

Afin de mettre un terme au conflit, et après l'échec des négociations avec la Serbie, l'OTAN intervient par des bombardements aériens en mars 1999, qui contraignent Slobodan Milosevic à retirer ses troupes en juin 1999.

Le Kosovo est placé, par la résolution 1244 du Conseil de sécurité, sous administration de l'ONU, dirigée par notre compatriote Bernard Kouchner, et qui comprend le déploiement d'une force de l'OTAN.

L'envoyé spécial des Nations unies au Kosovo, le Finlandais Marti Ahtisaari, prix Nobel de la paix, présente en 2007 un plan préconisant l'accession à l'indépendance sous supervision internationale, accompagné d'un statut protecteur pour les minorités et des mesures de protection du patrimoine religieux, mais ce plan a été rejeté par la Serbie.

Le 17 février 2008, le Kosovo proclame alors son indépendance.

A ce jour, le Kosovo est reconnu par 76 Etats, dont les Etats-Unis et 22 des 27 Etats membres de l'Union européenne, c'est-à-dire tous les pays membres, dont la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni, à l'exception de l'Espagne, de la Roumanie, de la Slovaquie, de la Grèce et de Chypre.

Les réserves de ces cinq Etats membres ne portent pas tant sur le Kosovo mais s'expliquent par la crainte d'un précédent concernant certaines régions (comme la Catalogne pour l'Espagne ou la partie Nord de l'île pour Chypre) ou minorités (comme les minorités hongroises en Slovaquie et en Roumanie).

La Serbie n'a pas reconnu l'indépendance du Kosovo, qu'elle considère comme faisant toujours partie de son territoire, de même que la Russie.

Saisie à la demande de la Serbie, la Cour internationale de justice a rendu, le 22 juillet 2010, un avis consultatif qui confirme la conformité au droit international de la déclaration d'indépendance du Kosovo.

Le Kosovo reste toutefois, comme nous avons pu le constater sur place, un pays coupé en deux, à la fois sur le terrain, mais aussi dans les esprits.

Au sud de la rivière Ibar, le territoire, majoritairement albanais, comporte des enclaves serbes, à l'image de la ville de Gracanica, dont nous avons rencontré le maire-adjoint et la députée, qui coopèrent avec les autorités de Pristina, mais on constate néanmoins un repli identitaire des deux communautés, qui vivent très cloisonnées et dans la peur l'une de l'autre.

En particulier, les églises orthodoxes et les monastères, parfois très isolés, doivent en permanence être protégés, soit par les militaires de la KFOR, soit par la police kosovare, par crainte de dégradations de la part des Albanais.

A cet égard, il ne s'agit pas réellement d'un conflit à caractère religieux, même si les Albanais sont majoritairement musulmans et les Serbes orthodoxes, mais d'un conflit à caractère national, car le Kosovo connaît un Islam très modéré.

On rencontre moins de femmes voilées à Pristina et dans les villes du Kosovo qu'à Paris ou en banlieue parisienne !

Le principal problème reste la partie située au nord de la rivière Ibar, dont le secteur nord de la ville Mitrovica, qui est principalement peuplée de serbes, qui ne reconnaissent pas l'autorité de Pristina et dont les « structures parallèles », c'est-à-dire les institutions municipales, les tribunaux, les écoles ou les hôpitaux, sont financées et appliquent les lois de Belgrade, avec une forte présence de réseaux criminels de type mafieux.

Le Kosovo a connu une grave crise politique à l'automne 2010, avec l'invalidation successive par la Cour constitutionnelle de deux présidents de la République. En définitive, une jeune femme de 36 ans, ancienne chef de la police, a été élue présidente de la République par le Parlement le 7 avril 2011.

L'essentiel du pouvoir se concentre toutefois dans les mains du Premier ministre M. Hashim Thaçi, dont le parti issu de l'UCK (PDK) est arrivé en tête lors des dernières élections législatives de décembre 2010, qui ont été marquées par des fraudes flagrantes.

De manière générale, le climat politique reste tendu, notamment entre le PDK, issu de l'UCK, et la LDK, fondée par Ibrahim Rugova, et avec une montée du parti d'autodétermination, qui est favorable au rattachement du Kosovo à l'Albanie.

Le Kosovo connaît aussi une situation économique et sociale délicate. Avec un taux de chômage de 45 %, touchant principalement les jeunes, un territoire enclavé, une agriculture délaissée et entravée par des constructions immobilières anarchiques, une absence presque complète d'industries, l'économie du Kosovo ne survit que grâce à l'aide de la communauté internationale et de la diaspora albanaise, surtout présente en Suisse et en Allemagne.

Le PIB par habitant, de l'ordre de 1 700 dollars par an, représente seulement 7 % de la moyenne communautaire.

Si le Kosovo dispose de richesses minières (notamment en lignite), le pays importe la quasi-totalité des produits (y compris alimentaires) et les besoins, en termes d'infrastructures et d'investissements, sont considérables. Notre collègue Jean Faure a ainsi visité la station de ski de Brezovica, dont les équipements sont totalement obsolètes.

Alors que l'aide internationale est cruciale, le Fonds monétaire international a récemment suspendu son aide, notamment en raison des soupçons de corruption concernant un coûteux projet d'autoroute vers l'Albanie.

En matière de politique étrangère, malgré une très forte américanophilie, qui s'explique par le fort soutien des Etats-Unis à l'indépendance, la priorité du gouvernement kosovar est le rapprochement avec l'Union européenne. Toutefois, si l'Union européenne a affirmé la perspective européenne de l'ensemble des pays des Balkans occidentaux, ce rapprochement est freiné par la non-reconnaissance du Kosovo par cinq Etats membres. Ainsi, le Kosovo est le seul pays des Balkans occidentaux à ne pas bénéficier de la libéralisation des visas de court séjour avec l'Union européenne.

Dans ce contexte, les autorités du Kosovo fondent beaucoup d'espoirs sur le dialogue avec Belgrade, lancé le 8 mars 2011, sous l'égide de l'Union européenne, comme nous l'a indiqué la ministre chargée de ces négociations.

Les premières discussions ont porté sur des sujets techniques, importants pour la vie quotidienne des citoyens, tels que les documents d'état-civils (dont les originaux sont toujours détenus à Belgrade), le cadastre, les douanes, l'électricité, les télécommunications ou encore le survol du territoire.

A terme, le Kosovo souhaiterait obtenir de Belgrade, sinon une reconnaissance, du moins une normalisation des relations, qui permettrait, notamment, l'adhésion du Kosovo à l'ONU et dans d'autres organisations internationales, ainsi qu'un rapprochement avec l'Union européenne.

Ce dialogue n'a pas été remis en cause par les graves accusations portées par le député suisse Dick Marty, dans le cadre du Conseil de l'Europe, concernant un trafic d'organes prélevés sur des prisonniers serbes par les combattants de l'UCK, dont l'actuel Premier ministre kosovar.

S'il faut rester prudent sur ces allégations qui ne reposent sur aucune preuve et qui proviennent d'une personnalité qui s'était fortement opposée à l'intervention de l'OTAN et à l'indépendance, EULEX a été chargé d'une enquête sur ces allégations.

Ce dialogue suscite toutefois de fortes inquiétudes au Kosovo, en raison des déclarations de certains responsables politiques serbes, qui évoquent une partition du Nord du Kosovo ou un échange de territoires.

Or, une telle partition, qui serait contraire au principe de l'intangibilité des frontières, risquerait de provoquer de nouvelles tensions dans toute la région, notamment en Bosnie-Herzégovine et en Macédoine (où vit une importante minorité albanaise).

Pour notre part, nous considérons qu'il faudrait que l'Union européenne dise clairement à la Serbie que l'idée d'une modification des frontières n'est pas acceptable et que la normalisation des relations avec le Kosovo est une nécessité pour son rapprochement avec l'Union européenne.

Avant d'être un grand marché, l'Union européenne est d'abord une construction fondée sur la réconciliation entre les peuples.

Par ailleurs, le précédent chypriote montre que l'Union européenne devrait éviter d'importer des conflits en son sein. Elle se doit au contraire d'encourager la coopération régionale.

Nous pensons également qu'il faudrait inciter les cinq Etats membres qui ne l'ont pas encore fait à reconnaître l'indépendance du Kosovo. Certes, la décision de reconnaître ou non un Etat est une décision souveraine de chaque Etat membre. Mais, comment expliquer que, sur un sujet de cette importance, qui la concerne directement, l'Union européenne ne parvient pas à parler d'une seule voix ? Au moment où l'Union européenne s'efforce de renforcer sa politique étrangère, avec le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le service européen pour l'action extérieure, créés par le traité de Lisbonne, il serait souhaitable de progresser sur cette question.

Nous estimons aussi que la France devrait se montrer plus ouverte à la perspective d'une suppression des visas, étant donné que, le Kosovo est le seul pays des Balkans avec lequel l'Union européenne a maintenu cette contrainte.

Enfin, nous pensons que, dans un contexte de diminution des militaires et des gendarmes français, la France pourrait utilement renforcer sa présence au Kosovo en matière économique et d'expertise.

Alors qu'il existe un marché pour nos entreprises, comment expliquer que notre ambassade soit dépourvue de conseiller économique ou d'attaché commercial ?

De même, notre pays dispose de nombreux experts ou organismes qui pourraient apporter une expertise, par exemple en matière agricole, de protection de l'environnement, de traitement des déchets ou de gestion de l'eau.

M. Jean Faure, co-rapporteur - Après cette présentation de la situation du Kosovo, je voudrais maintenant aborder l'action de la communauté internationale, de l'OTAN et de l'Union européenne, et la place et le rôle des militaires et des gendarmes français.

Trois ans après l'indépendance et malgré une situation sécuritaire calme (les derniers incidents remontent à 2004, avec des heurts violents entre Albanais et Serbes autour du Pont d'Austerlitz de Mitrovica), la communauté internationale occupe encore une place très importante, ce qui n'est pas sans soulever des questions en ce qui concerne cette « tutelle » internationale.

Cette supervision internationale est très complexe, car elle fait intervenir plusieurs acteurs, dont les objectifs ne sont pas toujours identiques.

On trouve d'abord un bureau du Représentant civil international, dont nous avons rencontré l'un des représentants, de nationalité américaine, qui est chargé de mettre en oeuvre « le plan Ahtisaari » et de rendre l'indépendance du Kosovo irréversible. Ainsi, ce bureau est chargé de conseiller les autorités et peut même s'opposer à certaines décisions qu'il estimerait contraires au « plan Ahtisaari ». Il finance notamment l'installation au Nord, d'institutions kosovares formées de Serbes ayant accepté de reconnaître le gouvernement de Pristina, et dont nous avons rencontré des représentants.

On trouve également un Représentant spécial de l'Union européenne, ainsi qu'un bureau de la Commission européenne, qui gère l'aide financière très importante apportée par l'Union européenne au Kosovo, et dont le mandat s'appuie sur la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies et qui est neutre à l'égard du statut. Je rappelle à cet égard que le Kosovo est l'un des premiers pays au monde en termes d'aide financière par habitant.

L'aide de l'Union européenne et de ses Etats membres est évaluée à 800 millions d'euros entre 2008 et 2011.

L'Union européenne est aussi présente par l'intermédiaire d'EULEX, qui constitue la plus grande mission de gestion civile des crises de l'Union européenne jamais déployée et qui est dirigée par le Français Xavier Bout de Marnhac.

EULEX est chargée, depuis décembre 2008, d'accompagner les autorités kosovares dans le domaine de la justice, de la police et des douanes. Elle comprend près de 2 000 policiers, gendarmes, magistrats et douaniers, et 1 200 agents locaux, soit plus de 3 000 personnes. Elle a vocation à remplacer progressivement la KFOR de l'OTAN, dont les effectifs sont en diminution.

Le volet policier, qui comprend 1 400 policiers et gendarmes, est déployé sur l'ensemble du territoire et joue un rôle d'appui à la police kosovare.

La composante judiciaire compte, quant à elle, 300 personnes, dont plusieurs magistrats français, et est chargée d'assister et de conseiller les juges kosovars et d'enquêter sur certaines affaires, comme les crimes de guerre. Nous avons ainsi rencontré une juge française siégeant au sein de la nouvelle Cour de Mitrovica, située au nord de l'Ibar.

Enfin, la composante douanière, qui comprend une centaine de personnes, est notamment chargée de la surveillance des postes-frontières avec la Serbie.

EULEX est souvent critiquée, notamment par les autorités kosovares et par les Etats-Unis, pour sa très grande timidité à l'égard des Serbes du Nord et pour la faiblesse de ses résultats, notamment dans la lutte contre la criminalité organisée.

L'action d'EULEX et, plus généralement, celle de l'Union européenne est toutefois surtout entravée par la non-reconnaissance de l'indépendance du Kosovo par cinq des vingt-sept Etats membres.

En effet, faute de consensus suffisant entre les Etats-membres, les responsables de l'Union européenne ne semblent pas en mesure de faire preuve d'une réelle volonté politique et de s'accorder sur des directives claires, ce qui explique largement la prudence dont EULEX fait parfois preuve.

Dans ce contexte, la France, qui s'était fortement investie au sein de la mission EULEX de l'Union européenne et qui exerçait par ce biais une forte emprise, semble avoir beaucoup perdu de son influence, avec la décision prise par le ministère de l'intérieur, en février 2011, de retirer l'escadron de gendarmes mobiles et de le rapatrier en France.

L'escadron de 120 gendarmes était notamment chargé du maintien de l'ordre sur le pont Austerlitz, situé en plein centre de Mitrovica, qui sépare les quartiers albanais au sud de l'Ibar, et les quartiers serbes au nord, et principal lieu des violents affrontements entre les deux communautés.

Il constituait le principal « fer de lance » en matière de maintien de l'ordre d'EULEX au nord de l'Ibar.

Même si notre pays a conservé une unité d'une quarantaine de gendarmes et quatre véhicules blindés à roue de gendarmerie au camp de Novo Selo, auxquels s'ajoutent trente gendarmes répartis sur l'ensemble du territoire, ce dispositif semble largement insuffisant pour faire face à des affrontements.

Certes, les gendarmes français pourraient compter sur le renfort de carabiniers italiens, de gendarmes roumains ou polonais, mais, à la différence de nos gendarmes, les autres ne sont pas regroupés en unités constituées et n'ont pas la même expertise, ni la même expérience en matière de maintien de l'ordre.

De plus, les gendarmes français étaient les seuls à être disponibles en permanence (notamment de nuit ou le week end) et étaient très appréciés à la fois des Albanais et des Serbes, ce qui est moins le cas des Américains ou des Allemands, qui hésitent de surcroît à se rendre au Nord.

Le rapatriement de l'escadron de gendarmes mobiles s'explique principalement par la diminution des effectifs et la suppression de quinze escadrons de gendarmes mobiles dans le cadre de la RGPP, par le coût des opérations extérieures supporté par la gendarmerie, ainsi que par la volonté de donner la priorité à la sécurité sur le territoire national.

Toutefois, le retrait de l'escadron de gendarmes mobiles a d'autant moins été compris par les Kosovars et par nos partenaires européens qu'il coïncidait avec la diminution de moitié de notre présence militaire au sein de la KFOR.

La KFOR de l'OTAN occupe encore une place importante au Kosovo, même si elle a connu une diminution de ses effectifs ces derniers mois. Le mandat de la KFOR est de participer à la sécurisation du Kosovo dans le cadre de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies. Ses missions recouvrent la préservation du cessez-le-feu, le maintien de l'ordre public, le déminage, la protection de la présence internationale, et même la protection du patrimoine culturel et des églises orthodoxes.

Nous avons ainsi rencontré une section de militaires français de la brigade franco-allemande, qui garde en permanence le monastère orthodoxe serbe de Devic et protège ses nonnes. Ce monastère, entièrement isolé et entouré de villages albanais, avait été entièrement brûlé par des Albanais en 1999.

Alors qu'en 1999, la KFOR comptait jusqu'à 45 000 hommes, dont 7 000 militaires français, elle a connu, depuis 2001, une nette diminution de ses effectifs, qui s'est poursuivie ces derniers mois. Cette réduction de la KFOR s'explique principalement par la situation sécuritaire, qui reste calme, mais aussi par les contraintes opérationnelles liées aux engagements des pays de l'OTAN en Afghanistan.

Ainsi, alors qu'en janvier dernier, le contingent de la KFOR comptait encore 13 000 militaires, ce contingent a été réduit de moitié à 6 200, avec le passage de la phase active à la posture dite de « présence dissuasive », qui est censée précéder le « désengagement » complet. Dans cette deuxième phase, la KFOR est censée intervenir en troisième recours, après la police kosovare et après les policiers et gendarmes d'EULEX au sud de l'Ibar, mais intervient souvent en premier au nord, en raison de l'absence de la police kosovare.

La KFOR est une « force robuste » et fait preuve d'une très grande efficacité. La KFOR reste aussi très populaire chez les Albanais à la différence d'EULEX, qui est souvent critiquée pour sa timidité à l'égard des Serbes. Le contingent français a été réduit de moitié, passant de 700 à 320 militaires.

La France figure au 7e rang des pays contributeurs, après l'Allemagne (1 200), les Etats-Unis (800), l'Italie (620), la Turquie (480), l'Autriche (470) et la Slovénie (330). La Grande-Bretagne a, quant à elle, retiré toutes ses troupes.

Dans le cadre de la réorganisation du dispositif sur le terrain, la France a rétrocédé le camp militaire du Belvédère à la municipalité de Mitrovica. Elle conserve le camp de Novo Selo, que nous avons visité.

Avec la diminution du nombre de ses hommes et la réorganisation du dispositif de la KFOR, par la suppression des cinq commandements régionaux au profit de deux commandements, l'un à l'Est, attribué à un officier américain, l'autre à l'Ouest, attribué à un italien, la France a toutefois perdu le commandement de la région de Mitrovica Nord.

Notre contingent, placé sous commandement américain, doit assurer le soutien logistique au profit des militaires d'autres nationalités présents sur ce camp. Comme me l'a confié un officier français, un peu désabusé, « la France est passée d'une politique d'influence à une logique de contributeur ».

Le coût de la participation française est passé de 16,5 millions d'euros en 2010 à 13,5 millions d'euros en 2011, mais pourrait s'alourdir si aucune solution n'est trouvée pour la remise en état du camp de Novo Selo.

L'état-major des armées espère que le passage à la phase de désengagement, qui devrait entraîner le rapatriement complet des militaires français, pourra intervenir au printemps de l'année prochaine.

Des tensions liées aux prochaines élections en Serbie ou à une reprise des tensions à Mitrovica pourraient toutefois ralentir ce calendrier. Ainsi, au cours de notre visite, des manifestations avaient été organisées par des Serbes pour protester contre l'arrestation par EULEX au Nord d'un Serbe, qui est soupçonné d'être le trésorier d'un groupe mafieux.

Pour conclure, le sentiment que nous retirons de notre déplacement est que, trois ans après l'indépendance, le Kosovo est confronté à de nombreux défis et qu'il lui reste encore d'importants progrès à accomplir sur la voie de l'Etat de droit, de la viabilité économique et de la réconciliation entre les communautés qui le composent.

L'Union européenne devrait donc continuer de soutenir et d'accompagner le Kosovo, mais l'efficacité de son action sera d'autant plus grande qu'elle parviendra à mettre un terme à ses divisions internes et à parler d'une seule voix, et qu'elle pourra offrir au Kosovo des perspectives de rapprochement à l'image des autres pays des Balkans occidentaux.

Seule la perspective du rapprochement avec l'Union européenne me semble de nature à permettre, sinon une reconnaissance, du moins une normalisation des relations entre Pristina et Belgrade et un règlement pacifique de la situation du nord du Kosovo.

Or, la clé du développement économique du Kosovo tient en grande partie au rétablissement des relations avec Belgrade et à son désenclavement. La France, qui entretient des relations d'amitié à la fois avec la Serbie et avec le Kosovo, a de ce point de vue un rôle particulier à jouer, à condition qu'elle reste présente et attentive à la situation de ce pays et de cette région.

Toutefois, il faut aussi s'interroger sur les limites de l'action de la communauté internationale, qui a investi beaucoup d'efforts et d'argent ces dernières années, sans toujours obtenir les résultats espérés. Alors que le Kosovo a bénéficié d'une importante aide internationale, les infrastructures demeurent délabrées, l'agriculture délaissée et la protection de l'environnement absente.

Le temps du protectorat semble aujourd'hui dépassé et il est grand temps pour les autorités du Kosovo de prendre leur destin en main.

M. Josselin de Rohan, président - Le constat que vous nous avez présenté ne paraît pas très rassurant.

Si la communauté internationale a apporté son soutien au jeune Etat Kosovar, et que la France y a pris toute sa place, il reste encore beaucoup à faire aux autorités de ce pays pour construire un Etat, progresser vers l'Etat de droit et en matière de viabilité économique.

De plus, la réconciliation entre les communautés n'a pas avancé et le souvenir douloureux des affrontements communautaires causés par la folie nationaliste de Milosevic demeure entier.

Le Kosovo semble être devenu aujourd'hui un pays très albanophone, alors qu'il accueille sur son sol des hauts lieux de l'orthodoxie serbe et qu'il comporte des enclaves peuplées de Serbes isolées au milieu de territoires peuplés en majorité d'Albanais.

Enfin, la partie située au Nord, majoritairement peuplée de Serbes qui ne reconnaissent pas l'autorité du gouvernement de Pristina, représente une source d'instabilité et de tensions.

Face à cette situation, que pensez vous de la capacité du gouvernement kosovar à construire un Etat solide et viable ? Et comment, selon vous, améliorer l'action de la communauté internationale ?

M. Jean Faure, co-rapporteur - La communauté internationale n'est pas unie mais divisée, ce qui nuit à l'efficacité de son action. Elle occupe une place très importante, puisque l'on compte plus de 15 000 fonctionnaires internationaux pour un pays d'une taille comparable à un département français. Elle reste toutefois divisée. Alors que le bureau du représentant civil international est chargé de la mise en oeuvre du « plan Athisaari » et de rendre l'indépendance du Kosovo irréversible, le mandat des autres organisations internationales repose sur la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui est neutre à l'égard du statut.

Par ailleurs, l'efficacité de ces organisations est freinée par les divisions entre les Etats membres, dont certains ont reconnu l'indépendance et d'autres non, par les intérêts divergents entre les Etats et par l'absence de réelle volonté politique, à l'image de la mission EULEX de l'Union européenne qui est chargée de faire respecter l'Etat de droit, mais qui se heurte à des obstacles tant de la part des autorités de Pristina que des Serbes du Nord.

Les différentes attitudes de ces organisations à l'égard des « structures parallèles » du Nord, soutenues par Belgrade et plus ou moins contrôlées par des organisations criminelles, est symptomatique de ces divisions.

Alors que le bureau du représentant civil international cherche à les éradiquer et qu'EULEX les considère comme illégales, la KFOR et l'OSCE les tolèrent tandis que la MINUK leur reconnaît même une certaine légitimité.

On trouve également de fortes différences culturelles entre ces organisations et entre les différentes nationalités qui les composent.

Ainsi, certains de nos interlocuteurs se sont montrés critiques sur l'image donnée par le nombre très élevé de fonctionnaires internationaux et leur niveau de vie dans un pays relativement pauvre.

La longue présence de l'ONU, et son mode de fonctionnement, qui aurait déteint sur les autres organisations, ont également été souvent critiqués par nos interlocuteurs.

Si les Français semblent très appréciés, à la fois par les Kosovars albanais, et par les Serbes, cela semble moins vrai pour d'autres nationalités, qui n'entretiennent pas les mêmes rapports et hésitent à se rendre au Nord. De plus, les militaires et les gendarmes français sont souvent les seuls à être disponibles en permanence, y compris la nuit et le week-end, ce qui n'est pas toujours le cas des autres.

Dans ce contexte, il faut s'interroger sur l'efficacité de la présence internationale, et notamment du soutien financier très important qu'elle apporte à ce pays. Il me semble que cette aide financière engendre une certaine forme d'assistanat, qui n'est pas propice au développement des initiatives et à la responsabilisation des autorités kosovares. Je pense en particulier au développement économique. La population kosovare est très jeune : 50 % a moins de 25 ans. Mais, avec un taux de chômage de 45 %, le pays n'est pas en mesure de répondre aux attentes de cette jeunesse.

Il me semble donc indispensable de réfléchir à une évolution de la présence internationale, afin de la rendre plus efficace.

Ainsi, la police kosovare est aujourd'hui une institution efficace et crédible. Est-il toujours nécessaire d'avoir autant de policiers ou de gendarmes internationaux pour remplir des fonctions que les policiers kosovars sont en mesure d'assumer ? Ne serait-il pas plus utile de réduire le nombre d'agents internationaux mais de recruter certains spécialistes, notamment en matière de lutte contre la criminalité organisée ou l'immigration illégale ? De même, la présence de l'OSCE est-elle toujours justifiée ?

Si l'indépendance est désormais acquise, il reste à construire un véritable Etat.

Le dialogue entre Pristina et Belgrade est très positif. Il devrait permettre de résoudre un certain nombre de difficultés pratiques rencontrées par les citoyens dans leur vie quotidienne, par exemple en matière d'état civil ou de droits de propriété. Il pourrait également permettre de désenclaver le pays et de développer l'économie du Kosovo qui reste très dépendante de l'aide financière de la Communauté internationale et des transferts de fonds de la diaspora albanaise. A terme, ce dialogue devrait déboucher sur la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo. Pourquoi l'Union européenne ne pourrait-elle pas dire clairement à la Serbie qu'il est nécessaire qu'elle reconnaisse l'indépendance du Kosovo pour adhérer à l'Union européenne ?

M. André Vantomme, co-rapporteur - Le Kosovo ne dispose pas de sa propre armée. Or, sans armée, un Etat n'est pas en mesure d'assurer la protection de ses ressortissants. Certes, la police kosovare est une institution reconnue et il existe également une force de protection civile, qui pourrait devenir à l'avenir une armée. Mais, la situation politique ne le permet pas encore.

Si les Albanais sont en majorité de confession musulmane, le Kosovo connaît un Islam très modéré. On ne peut pas parler d'un conflit à caractère religieux mais plutôt d'un conflit à caractère national. Ainsi, les attaques des Albanais à l'encontre des églises ou des monastères orthodoxes, comme nous avons pu l'observer au monastère de Devic par exemple, s'expliquent surtout par le fait que ces lieux sont le témoignage de la présence serbe. Il faut rappeler que les Albanais ont connu une longue répression sous le régime de Slobodan Milosevic. Si ces lieux doivent être placés en permanence sous protection, la KFOR transfère progressivement cette responsabilité à la police kosovare. Pour autant, il n'existe aucune politique de la part des autorités pour mettre en valeur ce patrimoine historique et culturel.

Malgré certaines ressources minières, notamment en lignite, le Kosovo importe la quasi-totalité de ses besoins, y compris alimentaires. L'économie du pays reste donc fortement dépendante de l'aide financière internationale et de la diaspora albanaise.

Alors que le Kosovo dispose de terres agricoles, l'agriculture est délaissée et son avenir est menacé par des constructions immobilières anarchiques sur les terrains les plus fertiles de maisons individuelles financées par la diaspora albanaise.

M. Didier Boulaud. - Je voudrais remercier nos deux collègues pour leur communication sur un pays que je connais bien pour m'y être rendu à de nombreuses reprises.

On ne peut comprendre le ressentiment des Kosovars d'origine albanaise à l'égard de l'Eglise orthodoxe sans prendre en compte le fait que la hiérarchie de l'Eglise orthodoxe serbe a été un fervent soutien du régime de Slobodan Milosevic. Lors d'une précédente mission au Kosovo, l'ancien évêque de Gracanica avait ainsi formellement interdit aux religieuses de nous accueillir dans son monastère. Cet évêque a depuis été limogé et son successeur est, semble-t-il, plus modéré.

En ce qui concerne les Serbes du Nord du Kosovo et l'idée d'une partition, je voudrais faire observer que la majorité des Serbes du Kosovo vivent au Sud et que c'est au Sud, dans des enclaves, que l'on trouve la plupart des églises et des monastères orthodoxes.

Enfin, en matière de criminalité organisée, il semble qu'il existe une très bonne entente et une réelle coopération entre les différentes communautés.

M. Jacques Berthou. - Nous venons d'effectuer une mission en Afghanistan, avec le président Josselin de Rohan et notre collègue Michèle Demessine et je suis frappé par les similitudes qui existent entre ces deux pays, même s'ils ne sont pas comparables.

Bien que la situation en matière sécuritaire soit totalement différente, on constate que, dans ces deux pays, la forte présence de la communauté internationale n'a pas produit les résultats espérés, que les forces de l'OTAN et les militaires français ont engagé un retrait et que ces deux pays doivent faire face à des défis semblables, comme la criminalité organisée, la viabilité économique ou la réconciliation entre les communautés.

A l'image de la stratégie de transition en Afghanistan, la solution ne réside-t-elle pas dans le transfert du pouvoir aux autorités du Kosovo ? S'agissant de l'agriculture, quels sont les obstacles qui empêchent sa mise en valeur ? Enfin, qu'en est-il du risque d'un rattachement du Kosovo à l'Albanie ?

M. Jean Faure. - En tant qu'ancien agriculteur, j'ai été très frappé, au cours de notre déplacement, par la situation dégradée de l'agriculture dans ce pays. Alors que le Kosovo dispose de vastes étendues de terres agricoles, ce pays importe la quasi-totalité de ses produits alimentaires et l'agriculture y est délaissée. Les terres les plus fertiles sont menacées par les constructions immobilières anarchiques de maisons individuelles de la diaspora albanaise et les terres sont laissées le plus souvent à l'abandon. On ne perçoit pas une réelle volonté du gouvernement de mettre en valeur ce potentiel agricole. L'absence de cadastre, la question non réglée des droits de propriété, les lacunes en matière d'urbanisme et d'architecture expliquent également cette impression d'abandon.

Plus généralement, le Kosovo connaît une situation économique très fragile. Il existe très peu d'industries. Il existait, certes, une usine qui employait environ 20 000 travailleurs, mais celle-ci a été fermée par la MINUK pour des raisons liées à la protection de l'environnement. Dans un pays qui compte 45 % de chômage, on peut s'interroger sur les conséquences d'une telle décision.

M. André Vantomme. - Ce pays manque cruellement d'expertise dans des domaines tels que l'énergie, la gestion des eaux, le traitement des déchets.

La France qui dispose d'une expertise reconnue dans ces domaines, et d'entreprises performantes, pourrait ainsi apporter son soutien aux autorités de ce pays. Or, notre représentation diplomatique ne dispose pas de conseiller ou d'attaché économique et la présence des entreprises françaises est très limitée.

Par ailleurs, je m'interroge sur l'absence de l'Agence française de développement au Kosovo. L'AFD dispose pourtant d'instruments et d'une expertise en matière de reconstruction et de développement économique. Elle pourrait apporter une expertise précieuse à ce pays.

M. René Beaumont. - Au cours de notre déplacement en Serbie, avec notre collègue Bernard Piras, en décembre dernier, et de nos entretiens avec les représentants des autorités de Belgrade, nous avons ressenti une réelle volonté de rapprochement avec l'Union européenne, qui a été confirmée depuis, avec l'arrestation et la remise par la Serbie de Ratko Mladic au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.

Nous avons également perçu une très grande ouverture en ce qui concerne le dialogue avec Pristina, même si la Serbie n'est pas disposée à reconnaître l'indépendance du Kosovo. Plusieurs responsables politiques serbes nous ont déclaré que la Serbie était disposée à aller de l'avant et à faire preuve d'une ambigüité constructive à l'égard du statut. Je pense donc que le dialogue entre Belgrade et Pristina devrait permettre de réaliser des avancées et qu'il pourrait déboucher à terme sur une normalisation des relations. Le rapprochement avec l'Union européenne devrait en effet constituer un puissant levier pour favoriser cette normalisation.

Enfin, si la France entretient des relations anciennes d'amitié et de coopération avec la Serbie et qu'elle a joué un rôle important dans les Balkans, sur les plans politique et militaire, j'ai également constaté une faible présence économique et une place très réduite de nos entreprises en Serbie, notamment par rapport à l'Allemagne.

Il me semble donc que la présence économique française pourrait être encore renforcée dans toute la région des Balkans occidentaux car il est dommage que notre pays n'occupe pas une place plus importante en matière économique au regard du rôle politique et militaire qu'il joue dans cette région.

M. André Vantomme. - Les Kosovars d'origine albanaise sont proches culturellement des Albanais du nord de l'Albanie alors que les Albanais du sud, et notamment de Tirana, présentent des différences culturelles, notamment linguistiques.

L'Albanie, qui est elle-même confrontée à une crise politique et au défi du développement économique, ne revendique pas le rattachement du Kosovo.

En revanche, au Kosovo, il existe un mouvement politique, le mouvement pour l'autodétermination, qui revendique le rattachement du Kosovo à l'Albanie, et qui a connu une forte progression lors des dernières élections législatives, même s'il n'est pas majoritaire dans le paysage politique.

La perspective d'un tel rattachement, qui pourrait être encouragé par la partition du Nord ou le maintien du statu quo, risquerait de provoquer de fortes tensions dans la région des Balkans, en Bosnie-Herzégovine et en Macédoine notamment. A cet égard, le ministre des affaires étrangères et européennes, M. Alain Juppé, s'est exprimé clairement contre l'idée d'une modification des frontières ou d'une partition, lors de la récente visite du ministre des affaires étrangères kosovar à Paris.

Il serait souhaitable à mes yeux que l'Union européenne s'exprime également en ce sens, notamment vis-à-vis de Belgrade, dans le cadre du rapprochement de la Serbie avec l'Union européenne.

Enfin, concernant la situation économique, je voudrais rappeler les conséquences désastreuses pour l'image du pays de la suspension des financements du FMI, en raison des décisions irresponsables du gouvernement kosovar et des soupçons de corruption qui pèsent sur les projets d'infrastructure, comme le projet d'autoroute vers l'Albanie.

Mme Gisèle Gautier. - Je souhaiterais vous interroger à propos des graves accusations portées par le député suisse Dick Marty, dans un rapport du Conseil de l'Europe, concernant un trafic d'organes prélevés sur des prisonniers serbes par des combattants de l'UCK. Les autorités kosovares sont-elles disposées à coopérer dans l'enquête sur ces accusations ? EULEX dispose-t-elle des moyens pour mener une enquête sur ces accusations particulièrement graves ?

M. Jean Faure - Les accusations portées par Dick Marty dans son rapport sont en effet très graves. La position de l'Union européenne est qu'il revient à EULEX d'enquêter sur ces allégations. EULEX dispose, avec des centaines de policiers et de magistrats internationaux, des moyens pour enquêter sur ces faits, comme sur d'autres crimes de guerre, et les autorités kosovares se sont déclarées disposées à faire preuve d'une totale coopération. Je voudrais simplement préciser que ces graves allégations ne reposent sur aucune preuve et qu'elles proviennent d'une personnalité politique qui s'était fortement opposée à l'intervention de l'OTAN et à l'indépendance du Kosovo. Il faut donc faire preuve d'une très grande prudence concernant ces allégations.

M. André Vantomme. - Il est certain que, comme dans toute guerre civile et de libération, des atrocités ont été commises des deux côtés, tant de la part de l'armée et de la police serbes, que de l'UCK. Il ne faut pas non plus oublier les autres crimes de guerre et la question des disparus.

La question des normalisations des relations avec le Kosovo devrait figurer en bonne place dans le rapprochement de la Serbie avec l'Union européenne. L'Union européenne devrait dire clairement à la Serbie que la normalisation de ses relations avec Pristina et, à terme, la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo, sont une nécessité politique et pratique pour son rapprochement avec l'Union européenne.

M. Michel Boutant. - Pour connaître ce pays et des ressortissants kosovars, il est certain que le conflit entre les Serbes et les Albanais a été marqué par des crimes de guerre et des atrocités des deux côtés. Comme nous le savons tous, le régime de Slobodan Milosevic a commis des crimes de guerre et des crimes contre les populations civiles. Les combattants de l'UCK ont pour leur part également commis des exactions. Il me semble que ces atrocités expliquent le profond ressentiment qui continue de subsister entre les deux communautés.

Si EULEX a été chargée d'enquêter sur les accusations de trafic d'organes, il n'est pas certain que les anciens combattants de l'UCK, qui sont aujourd'hui à la tête du pays, notamment au sein du PDK, soient réellement disposés à coopérer et à faire la lumière sur ces graves accusations.

Je souhaiterais vous interroger sur l'influence des grandes puissances et d'autres pays sur le Kosovo. Ainsi la Russie est proche des Serbes, qui sont des Slaves orthodoxes, et a toujours soutenu la Serbie, alors que l'on constate une forte influence des Etats-Unis parmi les Kosovars d'origine albanaise.

La Turquie semble également avoir une influence importante dans ce pays et dans cette région, qui fut autrefois une province de l'Empire ottoman.

Plus généralement, quelle est l'influence de l'Arabie Saoudite, des pays du Golfe et du monde musulman, notamment en matière religieuse. Lors de mon dernier déplacement, j'avais été frappé par l'augmentation de la construction du nombre de mosquées. Comment ces mosquées sont-elles financées ?

Enfin, quelle est l'influence réelle de l'Union européenne ?

M. Jean Faure. - La Russie a effectivement soutenu la Serbie dans son opposition à la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo, par solidarité slave et orthodoxe, et s'était fortement opposée à l'intervention de l'OTAN, sans autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies. Toutefois, depuis l'arrivée au pouvoir à Belgrade du président Boris Tadic et d'une coalition pro-européenne, la Russie a déclaré à plusieurs reprises qu'elle ne se montrerait pas plus serbe que les Serbes en ce qui concerne le dialogue entre Belgrade et Pristina.

Comme nous avons pu le mesurer lors de notre déplacement, les Etats-Unis continuent d'exercer une forte influence au Kosovo et les kosovars d'origine albanaise restent très reconnaissants aux américains pour leur soutien à l'indépendance de leur pays. Il semblerait ainsi que la nouvelle présidente de la République ait été fortement soutenue par les Etats-Unis. Aux côtés des nombreux drapeaux albanais, et plus rarement kosovars, on voit d'ailleurs beaucoup de drapeaux américains au Kosovo, et moins de drapeaux européens.

Comme l'illustre la place qu'elle occupe au sein de la KFOR ou en matière économique, la Turquie est également très présente au Kosovo.

Si de nombreuses mosquées ont été construites ces dernières années, sans doute grâce à des financements en provenance d'Arabie saoudite et des pays du Golfe, le Kosovo connaît toutefois un Islam très modéré. La plupart des mosquées restent vides et on rencontre peu de femmes voilées.

Enfin, l'Union européenne est présente, notamment avec EULEX, mais son influence est entravée par la non reconnaissance par cinq des vingt-sept Etats membres de l'indépendance du Kosovo et par l'absence d'une forte volonté politique.

M. Didier Boulaud. - Je rappelle que le député suisse Dick Marty s'était fortement opposé à l'intervention de l'OTAN et à l'indépendance du Kosovo.

Alors que l'Union européenne vient d'apporter une aide financière très importante à la Grèce, je regrette que les responsables européens n'aient pas dans le même temps fait pression sur les autorités de ce pays pour qu'elles fassent preuve d'une plus grande ouverture concernant la reconnaissance du nom de la Macédoine ou l'indépendance du Kosovo. Ainsi, l'attitude de la Grèce à l'égard de la Macédoine est incompréhensible.

Il serait parfois utile que l'Union européenne fasse de la politique.

M. Josselin de Rohan. - Les Balkans ont toujours constitué le terrain privilégié d'une lutte d'influence entre les grandes puissances, notamment au XIXe siècle ou au début du XXe siècle, notamment entre l'Empire ottoman, la Russie, l'Autriche et l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France.

Ces influences sont toujours présentes aujourd'hui. La « plume » de Marti Athisaari a ainsi été le secrétaire général du ministère des affaires étrangères d'Autriche. Or, l'Autriche comme l'Allemagne ont toujours encouragé les aspirations à l'indépendance du Kosovo.

La position des cinq pays membres de l'Union européenne opposés à l'indépendance du Kosovo s'explique par des arrières-pensées, notamment par la crainte d'un précédent qui pourrait encourager les aspirations séparatistes de certaines régions, comme le Pays basque ou la Catalogne pour l'Espagne, la partie Nord de l'île pour Chypre et la Grèce ou encore les minorités hongroises pour la Roumanie et la Slovaquie.

Or, il est indispensable d'encourager la coopération régionale et la réconciliation, car l'Union européenne ne peut se permettre d'importer en son sein des conflits territoriaux, à la lumière du précédent chypriote.

Il est donc indispensable d'encourager une normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo. Le Kosovo est désormais un Etat indépendant et la Serbie doit accepter de faire le deuil du Kosovo car il serait illusoire de vouloir rétablir sa souveraineté sur ce territoire. Ainsi, il n'est pas acceptable que Belgrade continue de financer les structures parallèles du Nord du Kosovo et l'Union européenne devrait se montrer ferme sur ce point.

La perspective de rapprochement à l'Union européenne devrait donc constituer un levier pour inciter les pays des Balkans occidentaux à mettre un terme à leurs différends et à engager une réelle coopération régionale. Les nationalismes, qui ont produit tant de haines et de conflits, doivent aujourd'hui être relégués aux oubliettes. Seule la perspective du rapprochement avec l'Union européenne permettra réellement d'établir la paix, la sécurité et la stabilité et de favoriser le développement économique de cette région. L'Union européenne est donc la plus à même de jouer un rôle au Kosovo et il est donc souhaitable que les autres organisations internationales lui passent le relais.

M. Joseph Kergueris. - L'Union européenne devrait aussi faire preuve d'une plus forte volonté politique au Kosovo et dans les Balkans occidentaux, notamment en mettant un terme à ses divisions internes, afin de ne pas faire de ce pays et de cette région, une source de tensions et de déséquilibre, qui pourrait menacer la paix et la stabilité.

Echange de vues avec des parlementaires israéliens

Puis la commission procède à un échange de vues avec une délégation de parlementaires israéliens, conduite par M. Shaul Mofaz, président de la commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset (Kadima), et composée de MM. Ronnie Bar-On (Kadima), Zeev Bielski (Kadima), Moshe Mutz Matalon (Ysrael Beitenu), Mme Einat Wilf (Haatsma'ut), députés, M. Shmuel Letko, directeur de la commission des affaires étrangères et de la défense, et M. Daniel Halevy-Goetschel, ministre conseiller aux affaires politiques.

M. Josselin de Rohan, président - Nous avons le plaisir d'accueillir une délégation de la commission des affaires étrangères et de la défense de la Knesset. Soyez les bienvenus au Sénat.

Je rappelle à nos collègues qu'après une brillante carrière militaire qui vous a conduit jusqu'au poste de chef d'état-major de l'armée israélienne, vous avez été nommé ministre de la défense en 2002. Vous appartenez au parti Kadima.

Afin d'entrer rapidement dans le vif du sujet et je vous propose de commencer nos échanges autour de deux sujets fondamentaux : le processus de paix et les mouvements dans les pays arabes. Ces deux sujets sont du reste liés tant il est évident qu'à l'heure du « printemps arabe », le statu quo est de moins en moins tenable.

La récente initiative prise par notre diplomatie pour relancer le processus de paix s'inscrit dans le contexte d'une éventuelle reconnaissance d'un État palestinien par l'assemblée générale de l'ONU. Nous sommes persuadés qu'un vote en septembre serait l'occasion d'un mélodrame dont les radicaux dicteraient les termes. Personne n'en sortirait grandi : l'Union Européenne étalerait ses divisions, les Etats-Unis et Israël leur isolement, les Palestiniens leur fuite dans la rhétorique et les Nations unies leur impuissance à peser sur la réalité du conflit. Et rien de concret n'en sortirait, chaque partie revenant à son ornière, Israël à son obsession obsidionale et les Palestiniens à leur position de victimes.

Revenir à la table des négociations est donc indispensable.

La France a pris une initiative sur la base de paramètres reprenant ceux présentés par le Président Obama. Je les rappelle brièvement : une frontière fondée sur les lignes de 1967 avec des échanges agréés de territoires et des arrangements de sécurité garantissant tant la sécurité d'Israël que la souveraineté du futur Etat palestinien.

D'autres principes prennent pleinement en compte les préoccupations d'Israël (renonciation à la violence, reconnaissance mutuelle, deux Etats pour deux peuples, fin de toutes les revendications) et des Palestiniens (pas d'actions unilatérales, référence à la colonisation, et mécanisme de suivi international des négociations).

Les questions les plus délicates du statut final (Jérusalem et les réfugiés) auraient vocation à être traitées dans un second temps, l'ensemble de la négociation devant avoir lieu dans un délai d'une année.

Soyons clairs, cette initiative constitue l'une des dernières chances, sinon la dernière, pour éviter la prolongation du blocage actuel, laquelle aboutirait immanquablement à nous placer face à des choix difficiles aux Nations unies en septembre. Choix dont le président de la République a indiqué que nous les assumerions le moment venu.

Le second sujet que je vous propose d'aborder porte sur les «printemps arabes ».

Comme vous le savez, notre pays et notre diplomatie sont particulièrement engagés dans le suivi de mouvements qui sont sans doute l'équivalent de ceux qu'ont connu les pays d'Europe centrale et orientale après la chute du mur de Berlin.

Je suis persuadé que les régimes qui vont survivre à ces les événements seront ceux qui auront su engager les réformes que les peuples réclament. Israël est concerné au premier chef par ce mouvement ne serait-ce que parce qu'ils ont profondément modifié l'image de l'homme arabe dans le monde. Les régimes arabes ne sont pas systématiquement condamnés à la dictature et au sous-développement. La seconde conséquence est que les opinions publiques arabes seront sans doute plus exigeantes vis-à-vis de leurs gouvernements quant à la résolution de la question palestinienne. Les changements en cours pourraient également avoir une incidence significative sur les soutiens qui étaient jusqu'à présent apportés au Hezbollah et au Hamas notamment par la Syrie et l'Iran.

Nous sommes donc particulièrement intéressés à vous entendre sur ces questions. Je vous passe immédiatement la parole.

M. Shaul Mofaz, président de la commission des affaires étrangères et de la défense - Les transformations actuelles des régimes politiques au Maghreb et au Moyen-Orient très rapides, avec un effet domino et sans limites territoriales ou géopolitiques, sont parmi les événements les plus importants des soixante dernières années. Ces événements peuvent constituer une chance pour la démocratie et le développement économique de la région, mais également un danger si la situation venait à se dégrader au profit de forces extrémistes. Je pense en particulier aux frères musulmans.

Cette situation nouvelle impose aux pouvoirs publics israéliens de rester en veille, de s'assurer que les accords de paix avec l'Égypte et la Jordanie soient bien maintenus et de faire avancer un projet d'accord de paix avec les Palestiniens. Ces changements tectoniques dans la région vont avoir un effet sur le conflit. Ils auront un impact sur la politique israélienne. J'estime que le gouvernement israélien doit prendre des initiatives pour faire avancer le processus de paix en prenant des garanties en matière de sécurité, sans doute plus importantes qu'auparavant, afin de pouvoir faire face à une situation marquée par de nombreuses incertitudes.

Ces changements ont-ils eu des conséquences sur les positions palestiniennes ? Ils ont sans doute favorisé l'apparent rapprochement entre le Hamas et le Fatah. Cette réconciliation ne semble cependant qu'un rapprochement de façade destiné à montrer à la communauté internationale un front uni.

Je pense personnellement que l'État d'Israël doit déclarer qu'il est prêt à la négociation si les Palestiniens acceptent les conditions fixées par le Quartet. Nous estimons que la question de la création d'un État palestinien ne doit pas être traitée de façon unilatérale. Nous croyons que la création de cet État de façon unilatérale aura des effets néfastes pour les Palestiniens eux-mêmes. Les accords d'Oslo de 1993, ainsi que l'ensemble des négociations engagées depuis, dont l'accord intérimaire de 1995, partent du principe qu'un État palestinien ne pourra voir le jour qu'après négociations avec l'État d'Israël et un accord.

Les positions des présidents Obama et Sarkozy sont justes. Le parti Kadima croit à la possibilité d'un compromis territorial tout en veillant à la sécurité d'Israël.

La position française à l'égard du conflit israélo-palestinien et vis-à-vis de l'Iran est appréciée en Israël. La fermeté de la France dans le dossier iranien constitue un point important. Nous devons être prudents à l'égard de l'évolution des armements iraniens dont les essais balistiques montrent que les missiles pourraient aussi bien toucher l'État d'Israël que des capitales européennes. Il faut être conscient que l'Iran se rapproche très vite de la capacité nucléaire.

Le processus avec les Palestiniens est très important. Dans ce contexte actuel, Israël doit prendre des initiatives d'ici septembre sur la base du respect de l'ensemble des conditions fixées par le Quartet, même si la situation dans le monde arabe est très instable. Une déclaration unilatérale constituerait un vrai danger.

Il n'y aura pas pour nous de « printemps arabe » tant que des autocrates tirent sur leur population. La jeunesse, les peuples ont fait tomber des anciens pouvoirs sans avoir encore mis en place de nouveaux pouvoirs stables. L'Egypte et la Syrie vont avoir à prendre des décisions très graves. Ces périodes transitoires sont très dangereuses. J'espère néanmoins que ces changements apporteront à nos régions de bonnes nouvelles. Après la Syrie, d'autres pays connaîtront encore des changements.

M. Ronnie Bar-On - Les changements dans le monde arabe sont une bonne nouvelle à long terme, mais, à court terme, un facteur d'inquiétude. Lorsque la révolution des officiers a fait tomber le régime du roi Farouk en Égypte, en 1952, une période de quatre ans d'instabilité s'est ouverte. Il faut s'attendre à ce que le « printemps arabe » ouvre une période d'incertitude et d'instabilité.

En Égypte le problème n'est pas seulement politique, il s'agit avant tout d'un problème économique. La population égyptienne rassemble 85 millions d'habitants, dont 50 % ont moins de 32 ans. 35 % de ces jeunes n'ont pas d'emplois, et ceux qui travaillent vivent avec 1,5 à 2 dollars par jour. Les recettes du tourisme ainsi que les transferts des travailleurs égyptiens dans les pays du Maghreb, de Libye en particulier, sont en chute libre. La situation économique et sociale est donc préoccupante et ne se résoudra pas seule.

L'éventuelle création de façon unilatérale d'un État, en septembre à l'ONU, n'aidera pas les Palestiniens. Une proclamation par l'ONU n'a aucune portée. C'est le Conseil de sécurité qui décide. Pourtant, si cela arrive, cela portera tort à Israël. Quelle serait la validité morale de cette reconnaissance ? J'espère que la France adoptera une position responsable en septembre. La France joue en effet un rôle de leader dans ce domaine. Il convient d'insister sur le respect scrupuleux de l'ensemble des conditions du Quartet. Le nouveau gouvernement palestinien peut donner l'apparence d'une réconciliation entre le Hamas et le Fatah, mais il faudra veiller à ce que l'ensemble de ses composantes accepte les conditions du Quartet, qui sont les conditions d'un véritable dialogue.

M. Moshe Mutz Matalon - La France a contribué, dans les siècles précédents, à façonner les institutions démocratiques telles qu'elles sont pratiquées dans le monde. De ce fait, les Français sont bien placés pour savoir combien la démocratie est à la fois une question d'institutions et de pratiques, de règles et de culture. Ces pratiques et cette culture seront longues à se mettre en place dans les pays arabes. De ce fait, le processus en cours dans les pays arabes sera long.

De même, la réconciliation entre les Israéliens et les Palestiniens sera un processus de long terme, fondé sur une compréhension mutuelle. Pour cela, il faut éduquer les peuples et les jeunes, faire en sorte que les écoles et les universités enseignent une histoire qui puisse être comprise et admise par tous.

Cela ne se fera pas en un jour. Sans doute faut-il tendre vers une démarche progressive et prudente qui puisse, étape par étape, conduire à un accord global.

Le gouvernement israélien a invité les Palestiniens à la table des négociations -il a gelé pendant 10 mois la colonisation- sans que viennent les Palestiniens.

M. Zeev Bielski - Je souscris à ce que mes collègues ont exprimé sur le « printemps arabe » et sur le conflit israélo-palestiniens. Je voudrais évoquer la situation particulière de Gilad Shalit, emprisonné depuis cinq ans. Ce garçon est privé de sa liberté et de ses droits les plus fondamentaux depuis des années sans que les gens qui le détiennent ne soient véritablement inquiétés. Je souhaite que toutes les personnes, et notamment les personnes qui ont des enfants, puissent mesurer la tragédie qu'endurent les parents de Gilad Shalit. Ces derniers ont quitté leur domicile et vivent actuellement sur le trottoir devant les bureaux du Premier ministre. Je souhaite, pour eux et pour leurs enfants, qu'il soit libéré le plus rapidement possible.

Mme Einat Wilf - Je souscris également à tout ce qui vient d'être dit. Je voudrais remercier le président de votre commission de nous recevoir et souligner combien la position de la France est importante pour Israël et pour les nombreux francophiles dont je fais partie.

S'agissant du « printemps arabe », je voudrais souligner qu'il constitue un véritable espoir pour la paix dans la région. Nous étions, nous Israéliens, fiers de posséder la seule démocratie de la région, mais nous serions heureux que de nombreux pays nous rejoignent. Notre objectif est d'être la meilleure démocratie parmi d'autres.

Ce qui est en jeu dans les bouleversements actuels n'est pas seulement de confrontation entre les valeurs démocratiques et une forme de fondamentalisme religieux, entre un Israël démocratique et l'extrémisme, ce sont également des antagonismes identitaires tribaux et régionaux dont les origines sont bien antérieures à la détermination des frontières issues de la Première Guerre mondiale. De ce point de vue, il faut souligner la très forte cohérence d'Israël qui constitue une communauté politique forte malgré son hétérogénéité.

J'ai été toute ma vie engagée à gauche, partisane de la paix. J'ai toujours pensé que, le jour où les Palestiniens auraient un Etat, ils auraient la possibilité de signer un accord de paix, ils le feraient. On se doit de constater qu'ils ne sont pas toujours prêts à faire les sacrifices nécessaires. À la création de l'État d'Israël, les sionistes affirmaient qu'ils se contenteraient d'un État de la taille d'un mouchoir, pourvu que ce soit l'État d'Israël. Ils envisageaient la partition. Or je ne trouve pas chez les Palestiniens la même hauteur de vue. Pour avoir la paix, les Palestiniens doivent faire des concessions. Ils doivent admettre le droit d'Israël à avoir un Etat souverain.

M. Josselin de Rohan - La diversité des points de vue que vous venez d'exprimer souligne qu'Israël est une vraie démocratie.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga - En effet, de nombreux aspects de la politique israélienne viennent d'être abordés. Je vais revenir sur certains d'entre eux. Des négociations préalables ont été évoquées comme indispensables à toute reconnaissance par Israël d'un Etat palestinien. Je m'interroge sur les points qui pourraient être évoqués lors de ces éventuelles négociations, puisque les Palestiniens ont successivement cédé à toutes les exigences israéliennes depuis l'accord de paix conclu à Oslo en 1993. La Cisjordanie a été démembrée par les colonies et les camps militaires. Que peuvent-ils céder de plus que ce qu'on leur a déjà pris ? Par ailleurs, j'observe que l'Etat d'Israël lui-même ne respecte pas les conditions posées par le Quartet : c'est notamment le cas de l'édification du mur de séparation, des conditions de vie imposées aux Palestiniens vivant dans la zone C, et la continuelle extension des colonies de peuplement en territoires occupés. Certes, le Hamas ne veut pas reconnaître l'Etat d'Israël, mais, au sein même de cet Etat, existent des extrémistes aussi radicaux dans leurs points de vue que le Hamas. Je pense notamment aux colons établis à Hébron et dans sa région. Entre ces deux extrémismes, n'y a-t-il pas place pour une discussion entre modérés des deux camps ? Il a été dit que la proclamation à l'ONU d'un Etat palestinien ne rapportera rien : je vous demande à laquelle des deux parties en présence cette déclaration peut s'appliquer. C'est tout le sens de la résolution qui est proposée au Sénat et que j'ai signée. Enfin, s'agissant du cas de Gilad Shalit, j'ai rencontré son père et j'ai plaidé sa cause auprès d'un responsable du Hamas à Gaza. Celui-ci m'a répondu que des milliers de prisonniers palestiniens ne peuvent plus être visités par leur famille du fait du blocus depuis plusieurs années.

M. Shaul Mofaz - Vos positions me semblent peu équilibrées, et certaines d'entre elles doivent être totalement récusées.

Madame Cerisier-ben Guiga - Mes positions sont tout simplement anti-colonialistes.

Mme Einat Wilf - Israël n'est pas colonialiste, sa terre est notre maison.

M. Shaul Mofaz - Il est incontestable qu'Israël est la démocratie la plus libre au sein du Moyen-Orient, et la France elle-même considère comme terroristes certaines organisations que vous venez de soutenir dans vos propos. Je vous rappelle que 40 % du territoire de Cisjordanie est aux mains des Palestiniens. En Judée et Samarie, chacune des trois zones A, B et C est gérée de façon différenciée, mais, au total, moins de 10 % du territoire est occupé par Israël. C'est sur ce territoire que portera la négociation. Enfin, la majorité des partis politiques israéliens admet la plupart des conditions posées par le Quartet. La reconnaissance d'un Etat palestinien serait négative et pèserait sur la possibilité d'un accord à l'avenir.

M. Ronnie Bar-On - Votre comparaison entre le Hamas et les partis extrémistes israéliens et votre exemple d'actes isolés à Hébron sont totalement inacceptables ; en effet, le Hamas s'est emparé par la force de Gaza alors que la Knesset compte onze de ses membres qui sont arabes : c'est la démonstration que notre pays est une démocratie forte, qui n'a pas d'égal dans la région. Dans aucun pays voisin une minorité juive ne pourrait s'exprimer comme la minorité arabe à la Knesset. Le Hamas n'est pas un parti élu démocratiquement. C'est une organisation terroriste. Nos partis sont élus démocratiquement. Je rappelle qu'il y a seulement six ans, le Gouvernement d'Ariel Sharon a évacué les 9 000 habitants israéliens de Gaza et, qu'en échange de ce sacrifice, les Israéliens n'ont obtenu que 8 000 tirs de mortier visant, non des cibles militaires, mais des populations civiles, dont des enfants. Israël est un Etat de droit : tout prisonnier est incarcéré après avoir bénéficié d'un procès, ce qui constitue une grande différence avec le cas de Gilad Shalit. J'ai été personnellement juge et je peux vous affirmer que nous prenons un soin extrême à ne pas envoyer en prison des personnes non coupables. Nous n'empêchons pas les prisonniers issus du Hamas de recevoir la visite de leur famille. C'est la position du Hamas qui a obligé Israël à instaurer le blocus de Gaza. Enfin, la reconnaissance d'un Etat est soumise à des règles internationales, et ce n'est pas l'assemblée générale, mais le Conseil de sécurité de l'ONU qui peut y procéder. Une reconnaissance aura pour effet de permettre à certains, en Israël, de ne pas respecter les accords et le processus. Nous sommes ouverts à des compromis pour l'établissement d'un Etat palestinien aux côtés d'Israël, ce qui n'était pas la position initiale de la droite à laquelle j'appartiens, mais il ne doit pas constituer une menace pour notre patrie, et je tiens à souligner qu'il n'existe qu'un seul Etat juif dans le monde, à la différence des Etats arabes ou musulmans qui sont nombreux. Je vous rappelle que c'est pour nous une question de vie ou de mort. A certains endroits, Israël n'a que 16 km de large.

M. Zeev Bielski - Je tiens à rappeler que, à la différence de la situation dramatique dans laquelle se trouve Gilad Shalit, la Cour suprême d'Israël a reconnu des droits de visite aux enfants de moins de 6 ans des prisonniers palestiniens, de manière à ce qu'ils puissent embrasser leurs parents. Ce n'est pas le cas pour la mère de Gilad Shalit !

Mme Einat Wilf - Vous n'aidez pas les Palestiniens en traitant Israël de colonialiste, car cela les ancre dans la conviction que le sionisme serait appelé à disparaître, comme ont disparu, dans les années 60, les colonies dépendant des Etats européens. Or le peuple juif est chez lui en Israël. Si les Palestiniens n'ont pas d'Etat, c'est parce qu'ils attendent toujours la disparition d'Israël. C'est une réalité que les Palestiniens devraient reconnaître au plus vite, ce qui leur permettrait d'adopter une attitude adaptée à la situation.

M. Moshe Mutz Matalon - Madame Cerisier-ben Guiga, reconnaissez-vous l'Etat d'Israël ? Avez-vous une position sur le droit au retour ? Avez-vous entendu le Premier ministre israélien déclarant récemment le droit des Palestiniens à avoir un Etat ? On ne peut comparer le sort de Gilad Shalit à des prisonniers palestiniens qui peuvent suivre les cours de l'université et qui ont la télévision.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga - Dissipons tout de suite un malentendu : vous m'attribuez des propos que je n'ai pas tenus ; en effet, j'ai cité les paroles d'un responsable du Hamas, mais ne les ai pas reprises à mon compte. Par ailleurs, j'approuve totalement les résolutions de l'ONU qui ont établi l'Etat d'Israël, qui devrait avoir des frontières reconnues par tous, ce qui suppose une négociation avec les Palestiniens.

Mme Catherine Tasca - Nous ne mettons pas en question le droit du peuple israélien à avoir un Etat sûr, et sa situation ne saurait être comparée avec le phénomène colonial évoqué. En revanche, l'occupation croissante de terres palestiniennes et la construction de logements sont des phénomènes mal compris en Europe. Leur progression continuelle, notamment, apparaît en contradiction avec le geste politique qu'a constitué le retrait de Gaza : quel est votre point de vue sur cette question ?

M. Shaul Mofaz - Les opinions sont diverses en Israël et au sein des partis politiques, comme dans les pays européens. Les principaux blocs d'habitations qui occupent 8 à 10 % du territoire cisjordanien, et regroupent 250 000 de nos compatriotes, ne seront abandonnés par aucun gouvernement de notre pays. En revanche, certaines agglomérations et des implantations isolées pourraient être échangées dans le cadre d'une négociation territoriale avec les Palestiniens. Il y aura nécessairement des compromis dans ce domaine, les points de vue existant au sein de la commission que je préside sont divers.

M. Zeev Bielski - Des échanges territoriaux de cette nature sont effectivement envisagés, mais il faudra du courage pour venir à la table des négociations et pour y procéder. Je souhaite de tout coeur que mes petits-enfants puissent enfin vivre dans une zone de paix grâce à des décisions inspirées par ce courage, mais il y a peu de gens qui en sont capables. Nous avons déjà conclu des accords de paix avec l'Egypte et la Jordanie.

M. Ronnie Bar-On - S'agissant des blocs d'habitation, il existe un accord tacite entre les parties depuis la Lettre du Président Bush de 2004. Les responsables palestiniens sont informés de ces possibles concessions, et approuvent d'éventuels échanges territoriaux. Je rappelle qu'Ariel Sharon a créé le parti Kadima pour avoir la base politique nécessaire à l'évacuation de Gaza. Ayant été son ministre des finances, j'ai eu des échanges fréquents avec Salam Fayyad, lui-même ministre des finances puis Premier ministre de l'autorité palestinienne. Je souligne que 85 % des points de contrôle israéliens ont été démantelés ces dernières années, et que les territoires palestiniens ont bénéficié d'une croissance annuelle de 12 % grâce à l'économie libre que nous y avons suscitée. 80 % des membres de la classe politique israélienne sont favorables à de futurs compromis, et Salam Fayyad, tout comme Abou Mazen le sont également. Mais on ne peut se suicider et faire des concessions à ceux qui veulent jeter Israël à la mer.

M. Josselin de Rohan, président - L'évacuation des colons de Gaza a donné lieu à des scènes très dures. Comment demander à des Israéliens établis en Cisjordanie depuis près de deux générations de quitter les territoires où ils ont vécu ? Ne craint-on pas les mêmes scènes de violence ? Le mieux ne serait-il pas d'éviter la création de telles implantations ?

M. Ronnie Bar-On - Nous avons édicté des règles pour prévenir les implantations sauvages, mais s'agissant des blocs d'habitation visés par la Lettre de 2004, nous devons tenir compte de la croissance démographique naturelle des implantations déjà réalisées. Je rappelle que le Premier ministre israélien vient de déclarer, devant le Congrès américain, qu'il était prêt à des décisions douloureuses pour parvenir à la paix, au nombre desquelles le départ des colons installés dans des territoires qui seraient échangés. Les colons auront à faire un choix : rester ou partir. Dès que les Palestiniens seront prêts aux mêmes décisions douloureuses et que la communauté internationale assurera Israël que ce n'est pas un suicide, nous discuterons. Je crois que nous allons réussir mais il faut le faire de manière précautionneuse.

M. Shaul Mofaz - Votre question témoigne de beaucoup de bon sens. Pourquoi s'implanter quand on sait qu'on en devra partir ? J'estime que le gel de neuf mois de toute extension en Cisjordanie exigé par le Président Obama a constitué une erreur stratégique, car il s'est inscrit dans ces pré-conditions qui renforcent le refus palestinien de négocier. Pour ma part, j'ai proposé, en 2009, un plan de paix prévoyant la création d'un Etat palestinien dans des frontières provisoires, ce qui renverrait à un stade ultérieur la discussion sur les problèmes subsistants. La paix réclame la sécurité mais, dans les zones qu'il faudra rendre aux Palestiniens, il convient d'observer un arrêt total des constructions.

M. Josselin de Rohan, président - Je vous remercie pour la franchise de vos propos. Quelles que soient les orientations politiques qui se sont exprimées, soyez assurés que nous voulons des frontières sûres et reconnues pour Israël. Nous souhaitons tous qu'Israël vive en paix et, selon la phrase du prophète Isaïe : « Que les épées soient transformées en charrues ».

Mercredi 29 juin 2011

- Co-présidence de M. Josselin de Rohan, président, et de M. Pierre-Bernard Reymond, vice-président -

Priorités de la présidence polonaise de l'Union européenne - Audition de S. Exc. M. Tomasz Orlowski, ambassadeur de Pologne en France

Lors d'une première séance tenue dans la matinée, la commission entend S. Exc. Tomasz Orlowski, ambassadeur de Pologne en France, sur les priorités de la présidence polonaise de l'Union européenne (audition conjointe avec la commission des affaires européennes).

M. Josselin de Rohan, président - Avec le vice-président de la commission des affaires européennes, notre collègue Pierre-Bernard Reymond, nous sommes très heureux, Monsieur l'ambassadeur, de vous accueillir aujourd'hui au Sénat, pour cette audition conjointe de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de la commission des affaires européennes, consacrée aux priorités de la présidence polonaise de l'Union européenne.

Je voudrais également saluer la présence parmi nous du président du groupe d'amitié France Pologne du Sénat, notre collègue Yann Gaillard, à qui l'on doit notamment l'organisation, pendant l'été, dans le jardin du Luxembourg, de concerts de Chopin à l'occasion du bicentenaire de sa naissance.

Votre audition, qui renoue avec une ancienne tradition, vient à point nommé, car c'est à partir du 1er juillet, soit dans deux jours, que débutera la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne, qui s'achèvera à la fin de l'année. C'est la première fois que la Pologne exercera la présidence semestrielle du Conseil, depuis son adhésion à l'Union européenne en mai 2004. Or, si la présidence semestrielle du Conseil a perdu certaines de ses prérogatives, depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne et la mise en place de la présidence stable du Conseil européen, elle demeure néanmoins un acteur essentiel du fonctionnement de l'Union européenne, notamment par sa capacité à donner les impulsions nécessaires et à faciliter les compromis au sein du Conseil.

Nous sommes donc très désireux de vous entendre nous exposer les priorités de la présidence polonaise.

Parmi ces priorités figure notamment le renforcement de la politique de sécurité et de défense commune, à laquelle la France attache une grande importance, mais qui n'a guère progressé ces dernières années. Quelles sont les avancées concrètes qui pourraient être réalisées par la présidence polonaise sur ce sujet, alors que la plupart des pays européens ont réduit la part de leur budget consacrée à la défense ?

Nous aimerions également vous entendre au sujet de l'amélioration des relations avec la Russie. Vous avez co-signé une tribune remarquée dans le journal Le Monde avec votre homonyme, l'ambassadeur de Russie en France, où vous avez comparé la réconciliation polono-russe, après la tragédie de Smolensk, à la réconciliation franco-allemande. Pensez vous que ce rapprochement permettra réellement de renforcer les liens entre l'Union européenne et la Russie et que pensez vous de la situation de ce pays ?

Quel est votre sentiment à propos du « Partenariat oriental » et de l'évolution de vos voisins, comme l'Ukraine et la Biélorussie, ou d'autres pays, comme la Géorgie ou la Moldavie ?

Enfin, alors que nous célébrons cette année le vingtième anniversaire du « Triangle de Weimar », qui réunit périodiquement la France, l'Allemagne et la Pologne, que pensez vous du rôle de ce triangle et comment pourrait-il jouer un rôle plus important au sein de l'Union européenne ?

Voila plusieurs questions, mais je suis certain que Pierre-Bernard Reymond et d'autres collègues auront certainement d'autres questions à vous poser à l'issue de votre exposé.

Son Exc. M. Tomasz Orlowski, ambassadeur de la République de Pologne en France. - C'est un très grand honneur pour moi de pouvoir présenter devant vos deux commissions les priorités de la présidence polonaise de l'Union européenne et je voulais donc vous remercier pour votre invitation.

Avant d'évoquer ces priorités et de répondre à vos questions, je voudrais vous dire la très grande satisfaction de mon pays, à la veille de sa présidence du Conseil de l'Union européenne, pour la nomination d'une grande figure européenne, Mme Christine Lagarde, à la direction générale du Fonds monétaire international. La nomination d'une femme politique française, ancienne ministre du gouvernement français et d'une personnalité européenne de premier plan à la tête du FMI montre, en effet, que l'Europe est visible et qu'elle a un rôle essentiel à jouer sur la scène internationale.

A partir du 1er juillet, la Pologne exercera, pour la première fois depuis son adhésion à l'Union européenne, le 1er mai 2004, la présidence du Conseil de l'Union européenne.

Cela représente un moment particulier, car pour les Polonais, la perspective de l'adhésion à l'Union européenne était intimement liée à la volonté de retrouver leur place au sein de l'Europe, après la chute du communisme en 1989.

Forte de son expérience, qu'elle souhaite partager avec les autres Etats membres et partenaires, la Pologne souhaite donc placer sa présidence de l'Union européenne sous les auspices de deux mots d'ordre : la solidarité, qui est le nom du mouvement ayant permis de renverser le régime communiste, et l'optimisme, qui a permis de rendre possible ce qui paraissait aux yeux de beaucoup comme impossible.

Notre sentiment est qu'aujourd'hui, face à la crise, l'Union européenne a besoin à la fois de solidarité et d'optimisme, et que les deux se complètent mutuellement.

L'Union européenne a besoin de solidarité. Elle a besoin de solidarité à l'intérieur, entre ses Etats membres, entre les anciens et les nouveaux, entre les pays du Nord et du Sud, entre les régions riches et les régions pauvres, entre les villes et le monde rural. Elle doit aussi se montrer solidaire avec ses voisins du Sud ou de l'Est, et, plus largement, au niveau mondial. A cet égard, le fait que la présidence polonaise de l'Union européenne coïncide avec la présidence française du G8 et du G20 représente une réelle opportunité et nos gouvernements ont d'ores et déjà commencé à travailler ensemble et à se concerter étroitement.

Mais nous avons aussi besoin d'optimisme, car l'Europe connaît aujourd'hui un certain ralentissement, un manque de volonté, une absence d'enthousiasme. Or, seuls l'optimisme et une forte volonté politique seraient en mesure de relancer aujourd'hui le projet européen. Face aux pessimistes, nous voulons faire preuve d'optimisme. Nous pensons que l'Europe représente une réelle opportunité face à la crise économique et financière mondiale et qu'elle peut apporter une véritable plus-value.

Notre présidence se veut modeste et utile. Les priorités de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne s'articulent autour de trois grands thèmes : la croissance économique, la sécurité et l'ouverture.

Ces trois priorités sont complémentaires. Il ne peut y avoir de croissance économique sans sécurité et sans ouverture au reste du monde, on ne peut s'ouvrir vers l'extérieur sans croissance et sans sécurité, et la sécurité dépend aussi de la croissance économique et des relations avec l'extérieur.

La première priorité porte sur l'intégration européenne en tant que source de croissance économique. Face à une situation économique et budgétaire très difficile, nous sommes convaincus que l'Union européenne, qui représente le plus grand marché et la première puissance commerciale, pourrait jouer un rôle de levier pour stimuler la croissance économique en Europe. Il nous semble en effet qu'une action au niveau européen peut avoir des effets d'économie d'échelle par rapport à des actions nationales.

Il nous faut tout d'abord remettre de l'ordre dans nos finances publiques, car c'est la condition de la confiance. L'Union européenne a tiré les conséquences de la crise financière : de nouveaux modes de gouvernance économique ont été mis en place, ainsi que de nouveaux outils, comme le mécanisme européen de stabilité, qui vise à éviter une éventuelle répétition de ces crises.

Nous pensons cependant qu'il faudrait maintenant passer à l'étape suivante et élaborer un nouveau modèle de croissance, qui permettrait à l'Union européenne de bénéficier dans les prochaines décennies d'une croissance économique suffisante pour assurer le bien-être de ses citoyens. Si l'Union européenne veut rester compétitive à l'échelle mondiale, elle ne peut pas se contenter de réformer ses finances publiques et de limiter les déficits budgétaires, mais elle doit impérativement engager des actions en faveur de la croissance.

L'achèvement du marché unique permettrait ainsi de réaliser des gains importants en termes de croissance économique, évalués jusqu'à 3 ou 4 % du PIB selon le rapport Monti.

Afin d'achever le marché unique, la Pologne souhaite, avec la Commission européenne, mettre l'accent, par exemple, sur la levée des obstacles au commerce électronique intra-communautaire, en supprimant les barrières nationales, techniques, administratives, juridiques ou financières, qui empêchent les opérations commerciales, comme les achats sur Internet entre les Etats membres.

La levée de ces obstacles, qui faciliterait la vie quotidienne des 500 millions de citoyens européens, aurait notamment un impact important pour les petites et moyennes entreprises.

La deuxième priorité concerne la sécurité. Même si la dimension militaire ne représente qu'un des aspects de la sécurité, je commencerai par ce sujet, qui nous tient particulièrement à coeur, à nous Polonais, comme à vous Français.

Quelles sont les raisons qui expliquent l'importance qu'attache la Pologne à l'Europe de la défense ? Je distinguerai trois raisons principales.

Tout d'abord, nous assistons au commencement d'un repli stratégique des Etats-Unis du continent européen, qui fait que l'Europe devra être en mesure d'assurer de plus en plus sa défense dans le futur.

Ensuite, dans un contexte marqué par une réduction sensible des budgets de la défense en raison de la crise, à l'exception notable de la Pologne, il est évident que ces réductions budgétaires devraient entraîner une coopération et des mutualisations accrues au niveau européen afin d'éviter les doubles emplois.

Comment expliquer, en effet, le nombre très élevé de projets industriels d'armement menés par les Etats membres et qui sont en concurrence ? Nous considérons qu'il serait souhaitable d'identifier quelques grands projets industriels en matière d'armement qui devraient être menés en commun et qui pourraient faire avancer la coopération industrielle en matière de défense au niveau européen.

La présidence polonaise souhaite donc travailler avec l'agence européenne de défense pour identifier certains projets présentés par des groupes d'Etats membres, procéder à une sélection d'ici la fin de l'année, et dégager quelques projets prioritaires au niveau européen.

Enfin, alors que j'entends encore souvent dire en France que la Pologne ne voit pas la politique de sécurité et de défense en dehors des Etats-Unis et de l'OTAN, je dois vous dire que l'évolution majeure de l'attitude de la Pologne à l'égard de l'Europe de la défense, ces cinq dernières années, a été facilitée par la décision courageuse du Président de la République française du retour de la France au sein du commandement intégré et des structures de l'OTAN. En effet, cette réintégration pleine et entière de la France au sein de l'OTAN a permis de lever le doute sur l'ambiguïté de la position française concernant les objectifs de la défense européenne, souvent perçue comme étant dirigée contre l'OTAN.

Les ministres des affaires étrangères et de la défense des pays du triangle de Weimar, c'est-à-dire la France, l'Allemagne et la Pologne, ont écrit une lettre à la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Catherine Ashton, afin de lui proposer une relance de la politique de sécurité et de défense commune, autour de quatre thèmes : le renforcement des capacités de planification et de conduite des opérations, le développement capacitaire, le développement des groupements tactiques et l'approfondissement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN. Cette lettre, dont nous attendons la réponse, constitue la « feuille de route » de la présidence polonaise en matière de politique de sécurité et de défense commune. A cet égard, le triangle de Weimar représente le meilleur cadre pour le renforcement de l'Europe de la défense.

La Pologne figure parmi les pays qui ont une forte volonté de renforcer la politique de sécurité et de défense et qui consacrent une part importante de leur budget à la défense, puisque la part du budget consacré à la défense se situe en Pologne à 1,95 % du PIB, soit à un niveau proche du seuil de 2 % recommandé par l'OTAN, ce qui représente une exception en Europe, avec le Royaume-Uni, la France et, encore jusqu'à présent, la Grèce.

Toutefois, il ne faut pas s'attendre, dans ce domaine, à des miracles sous la présidence polonaise. En effet, les premières consultations que nous avons menées avec les différents Etats membres, ces trois derniers mois, montrent qu'il n'existe pas aujourd'hui de volonté unanime d'avancer en matière de défense européenne.

Ainsi, le ministre polonais des affaires étrangères voulait aller très loin dans ce domaine et mettre en place la « coopération structurée permanente » prévue par le traité de Lisbonne, qui permet aux Etats qui le souhaitent et qui répondent à certains critères, d'aller plus loin en matière de défense, mais nous avons dû finalement y renoncer dans l'immédiat devant les fortes réticences de plusieurs pays membres. Ceux-ci veulent d'abord voir ce que l'on peut faire à vingt-sept avant d'envisager une coopération limitée à un groupe d'Etat. Sous présidence polonaise, plusieurs séminaires thématiques devraient être organisés et élaborer une série de recommandations.

Parmi les priorités de la présidence polonaise, en matière de défense, figure le renforcement des capacités de planification et de conduite des opérations, et notamment l'amélioration de la gestion civile des crises, à la lumière de l'expérience de la crise libyenne, qui pourrait peut-être donner lieu à une mission humanitaire européenne, après la phase militaire de l'opération de l'OTAN.

Nous soutenons aussi l'idée d'un quartier général européen, mais comme vous le savez, cette proposition se heurte toujours à de fortes oppositions de certains Etats membres.

Nous souhaiterions également développer les groupements tactiques, sur le modèle du groupement tactique des pays du triangle de Weimar, afin qu'ils puissent servir de réserve opérationnelle pour les interventions de l'Union européenne. 

En matière de politique étrangère, et en particulier les relations avec la Russie, je vous remercie, Monsieur le Président, d'avoir mentionné la tribune conjointe que j'ai co-signée avec mon ami, l'ambassadeur de Russie en France, et qui n'est que le reflet de la position de nos deux pays.

Aujourd'hui, la Pologne, rassurée par sa position en Europe, apaisée dans sa politique intérieure et extérieure, est désireuse de renforcer ses relations avec la Russie. Et, nous savons que, malgré les difficultés qui subsistent, cette volonté est également partagée par la Russie. Cette volonté de renforcer la coopération entre l'Europe et la Russie, face à des défis communs, nécessite un certain temps de maturation, mais constitue une nécessité, car l'Europe et la Russie ne peuvent pas être considérées comme des adversaires, mais comme des partenaires l'une de l'autre, dont la coopération a vocation à se renforcer à l'avenir.

Pour la Pologne, ce rapprochement avec la Russie représente un choix stratégique et, dans le même temps, un défi comparable à la réconciliation franco-allemande. Toutefois, il est indispensable, car il permettra de renforcer à la fois la sécurité de la Pologne et sa position au sein de l'Union européenne.

Le fait que la Russie soit entrée dans une période électorale, avec l'approche des élections législatives de décembre et des élections présidentielles de 2012, ne facilite pas les choses, et il ne faut pas s'attendre à des avancées spectaculaires sous notre présidence, mais la Pologne s'efforcera d'encourager le renforcement des relations entre l'Union européenne et la Russie sur le long terme.

Le Président de la République de Pologne, Bronislaw Komorowski, a déclaré récemment que la Russie devrait, à l'avenir, avoir la même place, pour la Pologne, que l'Allemagne, et que la Russie occupe déjà une place comparable à la France en Pologne, notamment sur le plan économique.

Je voudrais également dire un mot du partenariat oriental. Ce n'est pas un exercice anti-russe puisque nous nous efforçons, dans le même temps, de renforcer les relations entre l'Union européenne et la Russie. A l'image de ce que la France a proposé pour les pays de la rive Sud de la Méditerranée, la Pologne souhaite mettre en place un processus pour favoriser les échanges entre l'Union européenne et ses voisins orientaux, afin de soutenir la croissance, la transition interne de ces pays et leur développement. Nous voulons aussi développer la coopération régionale, mais aussi la diffusion des valeurs européennes. Il n'y a donc pas de différence, dans notre esprit, entre la politique de voisinage au Sud et à l'Est, mais une politique unique de voisinage, qui s'efforce de favoriser la paix et la stabilité aux frontières de l'Union européenne.

En conclusion, je voudrais dire que la Pologne fonde beaucoup d'espoirs sur le triangle de Weimar. Nous sommes convaincus que le triangle de Weimar constitue une réponse à un certain manque de volonté politique et à l'affaiblissement de la construction européenne. Dans l'Europe à douze ou à quinze, le couple franco-allemand jouait le rôle de moteur de la construction européenne. Aujourd'hui, dans l'Europe élargie, le moteur franco-allemand semble insuffisant pour permettre à l'Union européenne d'avancer et il semble manquer un troisième rouage à ce moteur, qui pourrait être la Pologne. Telle est en tout cas la volonté de la Pologne.

M. Pierre Bernard-Reymond - Comment la Pologne aborde-t-elle la négociation sur le cadre financier 2014-2020 ? Quelle importance respective apportez-vous aux budgets de la PAC et à celui de la cohésion ? Que pensez-vous du rabais britannique ? Etes-vous favorable à un budget qui représente 1 % du PIB européen ?

La crise financière a sans doute affaibli l'enthousiasme de la Pologne quant à son adhésion à l'euro. La monnaie polonaise s'est dévaluée assez sensiblement pendant cette crise, et cela n'est certainement pas étranger aux bonnes performances de l'économie polonaise. Mais la Pologne a aussi montré une solidarité remarquable, à la fois dans le sauvetage la Grèce et dans sa participation au pacte de l'euro-plus. Quelle est votre position s'agissant de l'euro ?

Les contreparties du deuxième plan d'aide à la Grèce comportent notamment l'obligation d'un certain nombre de dénationalisations. J'espère que beaucoup d'entreprises européennes pourront se porter candidates, et que la Grèce ne deviendra pas, à cette occasion, une péninsule chinoise en Europe, comme la vente du port du Pirée pourrait nous le laisser craindre

M. Tomasz Orlowski - Nous allons présider durant la période où le débat sur les perspectives financières va s'ouvrir. La Commission va présenter ses propositions de cadre pluriannuel demain dans la matinée. Elles devront être acceptées par le Parlement européen. Ensuite on passera à des arbitrages entre les pays membres. Les débats entre les chefs d'État et de gouvernement n'auront donc sans doute pas lieu pendant la présidence polonaise, mais plutôt l'année prochaine.

Mais nous avons proposé d'organiser à l'automne un séminaire pour examiner les contours des volontés de pays membres, et voir comment il est possible de concevoir un budget qui ne serait pas uniquement d'économie et de rigueur, mais qui serait tout de même porteur de solidarité et d'ambition. Pour cela il faut considérer que les restrictions dans les budgets nationaux ne doivent pas nécessairement impliquer des coupes identiques dans les budgets communs. Mais il faut bien sûr tenir compte de la charge pour les pays, qui ne peut être augmentée. Nous pensons que l'idée émanant de la France et de l'Allemagne d'avoir un budget basé sur le principe de 1 % du PIB est un point de départ, qui permettrait de garder une certaine ambition, et de donner des moyens pour que l'Europe puisse préparer des échéances telles que la réforme de la PAC ou le projet Europe 2020 pour la compétitivité de l'économie européenne sur le plan global. Nous pensons que la PAC et la politique de cohésion ne sont pas contradictoires, qu'on peut dégager un compromis entre la France et la Pologne qui corresponde à nos besoins, qui sont compatibles. L'essentiel est la solidarité. Sans solidarité, c'est-à-dire sans transferts, il n'y a plus d'Europe.

C'est pourquoi nous remettons en question le rabais britannique. Pour nous, il est inacceptable à long terme. Vous ignorez peut-être que la Pologne est le 4ème contributeur du rabais britannique. C'est une question sur laquelle la France et la Pologne peuvent se retrouver.

La Pologne, par le traité d'adhésion, a accepté de se doter de l'euro. Nous n'avons pas de dérogation. Pour nous, la question de l'entrée dans l'euro est donc déjà tranchée. Le problème est : quand ? En 2007, le gouvernement avait fixé la date de 2011, mais la crise financière a fragilisé les finances publiques polonaises, nous empêchant d'atteindre les critères de convergence. Nous adopterons donc l'euro au moment où les conditions seront remplies, aussi bien pour l'Europe que pour nous. Nous examinerons en effet la situation des marchés financiers européens pour décider du moment opportun.

M. Didier Boulaud - Depuis quelques années, la Pologne a marqué son intérêt pour la défense européenne. On a vu revenir des unités polonaises dans différentes opérations, et je considère que c'est très positif. Mais, en ce qui concerne votre appréciation sur le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, je ne la partage pas, au vu des retombées pour notre pays. Nous savons que les autres pays se sont réjouis de notre retour dans le commandement intégré, car ils suspectaient la France de vouloir opposer une sorte de caucus européen aux américains. Tel n'a jamais été le cas. Nous avons toujours marqué notre solidarité à l'égard de l'Alliance atlantique, sur le plan budgétaire et dans le cadre des interventions. Les militaires français ont toujours été au rendez-vous. Une suspicion illégitime a été entretenue à l'égard de la France. Mais maintenant, je pense qu'il sera difficile de revenir sur notre retour dans le commandement intégré, quel que soit le résultat des prochaines élections.

J'ai noté l'importance que vous accordez au « trimoteur » Allemagne-France-Pologne. Comment ressentez vous l'accord franco-britannique en matière de défense ? Comment percevez-vous la mise ne place d'un bimoteur au cotés du trimoteur ? Est-ce qu'il n'aurait pas été plus utile, selon vous, d'avoir tout de suite un quadrimoteur ?

M. Tomasz Orlowski - Nous connaissons les raisons qui ont poussé la France à se rapprocher du Royaume-Uni, et nous pensons que c'est une décision légitime, qui est de nature à pouvoir aussi contribuer au projet européen.

L'accord franco-britannique n'est pas contradictoire avec le triangle de Weimar, mais l'étendue de ce dernier est beaucoup plus vaste. Nous en avons parlé comme d'une enceinte de concertation qui doit aller bien au-delà de la politique européenne de défense. Le rapprochement franco-britannique concerne, quant à lui, des domaines bien précis, et est fondé sur des conditions objectives pour les partenaires, comme le fait d'avoir un siège permanent au Conseil de sécurité, de disposer de forces indépendantes de dissuasion nucléaire, et d'avoir des intérêts géostratégiques complémentaires. Mais on peut aussi penser que cet accord permettra de faire avancer l'Europe de la défense. Il n'est en effet pas dit que celle-ci doit naître d'un seul projet. Nous pouvons concevoir que plusieurs projets auront un jour la masse critique qui permettra à l'Europe d'avancer. Prenez l'exemple de l'Eurocorps, dont la Pologne est devenue le 7ème pays depuis 4 ans. La coopération franco-britannique, une fois renforcée et structurée, pourrait travailler avec d'autres pays au sein de l'Union dans l'accomplissement de missions confiées par l'UE.

Je ne pense pas que l'on puisse envisager un quadrimoteur. En revanche, si nous avançons dans la cadre de Weimar, il nous faudra consulter nos amis britanniques pour savoir jusqu'où ils sont prêts à nous suivre.

M. Robert del Picchia - Deux questions se posent aujourd'hui autour de Schengen. D'une part, le Conseil doit se prononcer sur une date éventuelle d'entrée de la Roumanie et de la Bulgarie. Il y a des réticences dans certains pays. La Commission doit faire des propositions qui ne manqueront pas de susciter une discussion au sein de l'Assemblée nationale et du Sénat.

D'autre part, se pose la question de l'éventuelle modification des accords de Schengen, avec les contrôles ponctuels aux frontières intérieures. Certains les critiquent mais d'autres les appliquent. On l'a vu entre la France et l'Italie.

Ces deux questions seront soulevées pendant votre présidence. Comment comptez-vous les gérer, sachant que la présidence suivante sera celle du Danemark, dont la position vis-à-vis de Schengen est bien connue ?

M. Tomasz Orlowski - La formulation qui a été adoptée par le dernier Conseil européen nous convient amplement. Notre conviction première est que Schengen représente la réalisation de la libre circulation des personnes. Pour un pays qui a connu, il y a encore vingt ans, des frontières qui délimitaient le monde communiste, la libre circulation est une valeur très importante. Pour vous, elle s'est pour ainsi dire banalisée, comme pour mes enfants. Il faut comprendre notre vécu, nous sommes tous sensibles au fait que l'Europe sans frontière est un privilège. Tel est notre point de départ. Aucun amendement du code de Schengen ne doit entrainer la diminution de cette liberté si importante.

Mais on peut apporter des amendements à Schengen qui ne touchent pas à la libre circulation, en créant des conditions qui permettront d'aider les pays défaillants dans le contrôle des frontières. De telles mesures ne remettent pas en cause la libre circulation, mais ciblent les pays qui, pour des raisons objectives, ou subjectives, et c'est là le problème, ne sont pas en mesure d'assurer le contrôle de la frontière extérieure.

Nous avons deux cas de figure : le pays submergé, comme l'Italie, mais aussi le pays qui ne remplit pas ses engagements. Pour ce cas, il faudrait peut-être penser à un système, difficile à mettre en place, de sanctions. Mais, aujourd'hui, la question est surtout l'assistance aux pays qui ne sont pas en mesure de contrôler leurs frontières. Je souhaite ajouter que la Pologne est pays hôte de l'agence Frontex, et que notre ministère de l'intérieur l'aide au quotidien. Elle a sûrement trop peu de capacités par rapport à ses missions. Nous sommes donc satisfaits de son renforcement. Nous avons la conviction que Schengen doit être plus rigoureux avec les pays qui ne sont pas en mesure de remplir leurs obligations.

Et il ne s'agit pas uniquement de la Roumanie et de Bulgarie, qui sont otages de la situation, et vivent le retardement de leur entrée comme une atteinte à leur prestige national. D'ailleurs les pays les plus critiques commencent à s'apercevoir que ces pays ne sont pas seuls en cause, et paient aussi pour les insuffisances des autres.

M. Jacques Blanc - Nous sommes tous interpellés par le dossier de l'euro-Méditerranée. Les événements de Libye et le printemps arabe devraient consolider une volonté euro-méditerranéenne. Peut-être faut-il l'équivalent d'un plan Marshall pour accompagner le mouvement vers la démocratie, par le nécessaire développement économique.

La Pologne envisage-t-elle l'ouverture de nouveaux chapitres de négociation avec la Turquie ?

Au sujet de la politique régionale et de la cohésion, quelle est la position de la Pologne sur les régions intermédiaires, pour une vraie politique de cohésion qui bénéficie à l'ensemble des régions, même si elles ne sont pas en dessous du seuil ? Dans ce domaine, est-ce que la Pologne soutient une politique européenne de la montagne ? Quelle sera la position de la Pologne au sujet de l'avenir de la PAC, qui préoccupe énormément les régions françaises ?

M. Tomasz Orlowski - Nous voulons affirmer tout notre engagement en faveur de la Méditerranée. La Pologne souhaite aider à la transformation de la société civile. Nous aidons particulièrement la Tunisie. C'est un pays dont la taille convient à la Pologne, il est plus développé sur le plan des droits de l'homme et de la femme. Nous souhaitons avant tout y favoriser ce qu'on appelle la « deep democracy ». Lors de la transition démocratique à l'Est, très souvent on aidait les pays à rédiger leur Constitution, leurs lois électorales. Nous voulons davantage faire comprendre aux populations ce que signifie participer à la vie démocratique. C'est une expérience que nous avons acquise durant les 20 dernières années. Pour vous, c'est de l'histoire ancienne, vous y êtes habitués. Pour nous, c'est une expérience que nous avons vécue personnellement. Nous avons soumis l'idée, qui a été acceptée par le Conseil, d'une fondation européenne pour la démocratie. Elle sera un instrument pour favoriser l'émergence de la société civile dans les pays du Maghreb.

Un plan Marshall relève davantage du G8, cadre plus approprié pour créer ce genre d'investissements massifs en faveur de l'économie des pays en question. Il ne devra pas se limiter uniquement aux transferts financiers, mais favoriser aussi les 3 M : mobilité, marché et médiation. Sommes-nous prêts à ouvrir notre marché agricole à des produits venant du monde méditerranéen ? Il faut sans doute un plan Marshall, mais il faut aussi et surtout l'ouverture des marchés, et il faut faciliter la transition démocratique, pour que l'aide ne finisse pas dans les poches des catégories dont les membres sont aujourd'hui jugés pour corruption.

Nous souhaitons ouvrir le chapitre de la concurrence dans le cadre des négociations d'adhésion avec la Turquie. Nous avons pour cela le soutien de la France.

En ce qui concerne le statut des régions intermédiaires, nous regardons cette idée avec intérêt. Elle pourra rendre la politique de cohésion plus importante pour la Communauté entière, et lui assurer ainsi un plus large soutien. Mais le débat n'est pas encore assez avancé pour que nous disions si nous soutenons ou non.

Notre vision de la PAC est simple. Il faut favoriser l'intégration de l'agriculture européenne dans les marchés mondiaux, mais ne pas oublier les régions et les producteurs marginalisés. L'aspect environnemental, l'aménagement du territoire, et aussi l'aspect social sont des éléments de la réforme de la PAC. Nous ne voulons pas d'une politique orientée uniquement vers la production, et pas assez sur une reconnaissance du rôle civilisateur des agriculteurs dans leur région.

Mission en Afghanistan - Communication

Lors d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission entend une communication de MM. Josselin de Rohan, Jacques Berthou et Mme Michèle Demessine sur le déplacement d'une délégation de la commission en Afghanistan du 20 au 24 juin 2011.

M. Josselin de Rohan, président - Nous nous sommes rendus en Afghanistan avec Jacques Berthou et Michelle Demessine, du 20 au 24 juin dernier. L'objectif principal de notre déplacement était d'évaluer le processus de transition. Le 23 juin, le Président Obama a annoncé, comme il s'y était engagé, le début de retrait des troupes américaines envoyées en renfort, le « surge », il y a un peu plus d'un an. Le gouvernement français a, à la suite de cette annonce, indiqué également un début de désengagement militaire. La transition devant permettre, à terme, le désengagement par transfert des responsabilités aux autorités afghanes. Notre mission était particulièrement opportune.

Notre mission a été extrêmement complète et dense. Je tiens du reste à en remercier notre ambassadeur, M. Bernard Bajolet, ainsi que notre attaché militaire, le colonel Eric Fournier, pour la parfaite organisation de cette mission.

Elle nous a permis, durant les deux premiers jours, de rencontrer les responsables militaires et les troupes françaises et de nous déplacer sur le terrain, sur les FOB de Nijrab et de Tora. Nous avons également pu échanger avec les troupes de l'armée afghane qui sont associées aux troupes de la coalition occidentale, rassemblées dans la FIAS, à l'entraînement ou sur le terrain.

Les deux jours suivants ont été consacrés à des entretiens politiques à Kaboul. Nous avons ainsi rencontré le ministre des affaires étrangères, M. Zalmay Rassoul, et celui de la défense, le général Rahim Wardak. Nous avons également eu des entretiens très libres avec les commissions du Parlement bicaméral afghan. Enfin, nous nous sommes entretenus avec les responsables de la FIAS, notamment le général Gilles Fugier, le général David Rodriguez ainsi qu'avec le Haut représentant civil de l'OTAN, M. Simon Gass.

Je voudrais tirer les principaux enseignements de cette mission que nous pouvons articuler autour des quatre points suivants :

- la présence de la communauté internationale en Afghanistan, et, au sein de celle-ci, la participation française, est, et demeure, parfaitement justifiée. De ce point de vue, l'élimination d'Oussama ben Laden, si elle constitue un gain psychologique n'a pas véritablement d'impact sur le rapport de forces, même si le djihadisme international reste présent ;

- l'ensemble de nos interlocuteurs politiques ont particulièrement insisté sur la nécessité de ne pas procéder à un retrait précipité des troupes de la coalition occidentale, mais d'accompagner, selon le plan prévu par le sommet de l'OTAN à Lisbonne, le processus de transition, c'est-à-dire jusqu'en 2014 ;

- le processus de transition comporte des éléments positifs et d'autres qui le sont moins. Parmi les éléments positifs, nous avons été particulièrement frappés par les progrès remarquables accomplis par les Forces nationales de sécurité afghanes (FNSA), Armée comme Police. Par contre, en dépit d'une tendance positive, mais aussi parfois de reculs préoccupants, d'importants progrès sont encore à faire en matière de gouvernance, de lutte contre la corruption, de justice. De même, des interrogations se font jour sur le processus de réconciliation-réintégration ;

- enfin, le devenir de l'Afghanistan dépend aussi des relations régionales et, pour l'essentiel, de la politique du Pakistan et de l'évolution de ce pays ;

Je vais revenir sur chacun de ces points, mais je voudrais au préalable vous donner une rapide estimation de la situation sécuritaire en Afghanistan aujourd'hui, telle que nous avons pu la percevoir.

Le « surge » décidé par le président Obama et l'application de la stratégie de contre-insurrection (COIN), avec les grandes offensives qui ont été menées dans le Sud et l'Ouest, la persistance de l'action menée à l'est, en particulier par les forces françaises en Surobi et Kapisa, ont fait perdre à l'insurrection la capacité d'affrontement direct dont elle disposait en 2010. Par ailleurs, l'action des forces spéciales sur les dirigeants et l'utilisation des drones armés ont considérablement impacté les dirigeants de l'insurrection. L'efficacité de cette action se mesure au changement de stratégie des insurgés dont l'action se concentre sur les IED et les attentats, avec la multiplication des attentats suicides. Il faut du reste rappeler que l'essentiel des pertes civiles est dû à l'action des insurgés, même si les pertes collatérales sont encore trop nombreuses.

Comme le montre la diapositive qui vous est projetée, la stratégie de l'Alliance consiste à élargir progressivement les poches de sécurité, et à les relier les unes aux autres dans la zone dite le « ring » qui entoure le centre de l'Afghanistan et où est concentré l'essentiel de la population. Il s'agit également de sécuriser les axes de communication et de commercialisation ainsi que les zones de production. L'objectif est de protéger la population, de lui donner les conditions sécuritaires du développement et de repousser les insurgés dans les zones inhabitées ou non productives. C'est une stratégie globale qui consiste à installer les éléments constitutifs d'un Etat de droit : autorités légales, police, justice....

La question fondamentale qui se pose est de savoir si, comme nous l'avons connu en Algérie, la victoire militaire que revendique le commandement ne s'accompagne pas d'une défaite politique. En d'autres termes, un colonel de l'armée américaine, Dan Williams, résumait la guerre en Afghanistan en disant : « victoires tactiques, impasse stratégique ». La difficulté de la stratégie de contre-insurrection, qu'ont du reste souligné nos collègues britanniques de la chambre des Communes dans un rapport récent de février 2011, serait l'incapacité de trouver une autorité afghane crédible pour occuper l'espace créé par les succès tactiques de la FIAS. De ce point de vue, l'action française en Surobi et Kapisa constituerait plutôt un contre-exemple, puisque des autorités locales, police, justice, ont pu être implantées, et les axes sécurisés, tandis que des actions de développement (électrification, eau...) étaient entreprises grâce à l'action combinée de trois acteurs : le pôle de stabilité français, les actions civilo-militaires (CIMIC) et les projets mis en oeuvre par la Provincial reconstruction team (PRT) américaine.

Face à ces interrogations, nous avons pu constater la confiance des responsables militaires de la FIAS, comme le général Rodriguez ou le général Gilles Fugier, mais aussi du général Maurin, commandant de la Task Force La Fayette (TFLF), et de son état-major, ou encore du ministre de la défense, le général Wardak. Il n'en demeure pas moins, comme le reconnaissait ce dernier, que le niveau des affrontements a progressé mécaniquement de 20 à 30 % du fait de l'intensification des opérations, dans le cadre du Surge qui a permis de lancer des opérations dans des zones précédemment sous contrôle des insurgés. Les généraux américains constatent qu'alors qu'en 2010 les insurgés avaient l'initiative, aujourd'hui leur situation s'est considérablement dégradée et que le rapport de forces s'est inversé. Quoi qu'il en soit, face à la forte cohérence de la stratégie militaire, nous ne pouvons que constater la résilience de l'insurrection. Il y a, de plus, un aspect où les insurgés excellent, c'est la communication dont ils font une arme redoutable. De ce point de vue, je crois que la nôtre est perfectible. La situation est également fragile de fait de la lassitude des opinions publiques occidentales, mais aussi afghanes, et du contexte électoral que nous connaissons. Enfin, il est vrai que le redressement de nos finances publiques est également une question d'indépendance et de sécurité nationales. C'est dans ce contexte complexe et difficile à appréhender dans toutes ses multiples facettes que s'est inscrite notre mission.

J'en viens à présent au premier point de mon intervention sur la persistance des raisons qui nous ont conduits à intervenir en Afghanistan.

1 - Les raisons qui ont conduit à l'intervention occidentale en 2001 sont toujours valables.

L'intervention américaine, puis de l'OTAN, en Afghanistan, à partir de 2001, à été naturellement déclenchée par les attentats du 11 septembre et la volonté de faire en sorte que ce pays ne soit plus une base pour le terrorisme international et pour Al Qaeda. S'il est exact qu'Al Qaeda a dominé le gouvernement taliban de l'époque, qu'il finançait, ce mouvement était déjà considérablement affaibli au moment de l'élimination d'Oussama ben Laden. Cet événement n'apporte pas de fait nouveau aux raisons de notre engagement. Il est néanmoins une vraie victoire psychologique sur les talibans. En revanche, d'autres mouvements très radicaux s'inscrivant dans le jihad global et ayant pour certains une capacité de projection en Europe et aux Etats-Unis ont pris le relais, qu'il s'agisse de mouvements pakistanais (LET - Lashkar-e-Toiba, TTP - Tehrik-e-Taliban, etc) ou de mouvements turcophones (MOI - Mouvement islamique d'Ouzbékistan ou UJI - Union du jihad islamique) présents dans le nord de l'Afghanistan, notamment.

Quels sont nos objectifs en Afghanistan ? Ils me paraissent extrêmement clairs et clairement affichés. J'en vois trois principaux :


· en premier lieu, éviter que ce pays ne redevienne une base pour le terrorisme international. Outre l'importance grandissante des mouvements que je viens de citer, une menace extrêmement sérieuse provient des jihadistes originaires d'Europe, présents dans les zones tribales des FATA (Federally administered tribal areas) au Pakistan. Le risque de voir l'équivalent des FATA en Afghanistan doublerait le risque actuel. Mais surtout qu'il ne soit pas un foyer d'instabilité régional et mondial. La déclaration du Sommet de Lisbonne, en novembre 2010, établit un lien clair entre la sécurité future de l'Alliance et la sécurité future de l'Afghanistan. L'insécurité et l'instabilité de l'Afghanistan impactent la sécurité en France. C'est la principale justification de notre intervention aux côtés de nos alliés.

- en deuxième lieu, contribuer à l'établissement d'un Afghanistan souverain, indépendant, démocratique, sûr et stable.

- enfin, stabiliser le Pakistan et faire en sorte qu'il ne soit pas un facteur de déstabilisation.

Quelle est notre stratégie pour atteindre ces objectifs ? Depuis la réunion de l'OTAN à Bucarest en 2008, cette stratégie porte un nom : l'Afghanisation. Elle s'inscrit dans un processus : la transition. C'est une stratégie globale qui consiste à aider les Afghans à prendre progressivement en charge leur propre sécurité et à construire un État. C'est indiscutablement aussi une stratégie de sortie, ce qui ne signifie nullement un abandon, puisque l'OTAN et les puissances occidentales s'inscrivent dans un partenariat de long terme avec l'Afghanistan, établi à Lisbonne. De même, les Américains tout comme l'OTAN sont en train de négocier un partenariat stratégique dont l'existence est importante pour montrer aux insurgés la pérennité de l'engagement de la communauté internationale et donc la vanité de leurs efforts.

Cette stratégie globale s'inscrit dans une analyse d'ensemble au sein de laquelle l'action militaire est l'un des éléments mais non le seul. Nous avons été intéressés par le fait que la FIAS, tout comme l'armée américaine, distingue 4 ennemis de l'Afghanistan :

- l'insurrection,

- la faible gouvernance,

- les réseaux criminels,

- les mauvaises pratiques internationales.

Pour la mise en oeuvre de cette stratégie, nous nous sommes fixé une date à Lisbonne : « À l'horizon fin 2014, les forces afghanes endosseront pleinement la responsabilité de la sécurité dans l'ensemble de l'Afghanistan ». La décision de l'OTAN indique de la manière la plus expresse que « la transition sera soumise au respect de conditions, pas d'un calendrier, et qu'elle n'équivaudra pas à un retrait des troupes de la FIAS. »

2 - Deuxième point : le processus de transition est amorcé sur le terrain

Première remarque liminaire sur les principaux acteurs de la transition : nos quatre mille hommes.

Pour assurer leur mission nous avons pu constater que nos troupes sont bien équipées et particulièrement motivées en dépit des pertes douloureuses qu'elles subissent. Il y a un réel changement par rapport à ce que nous avions pu constater lors de nos précédentes missions. En particulier l'arrivée sur le théâtre des hélicoptères Tigre, du Rafale, du VBCI, la modernisation des VAB, en particulier avec les tourelleaux téléopérés, le canon César, l'équipement individuel du fantassin, les progrès en matière de numérisation du champ de bataille ....contribuent puissamment à l'efficacité de nos actions. Il faut également souligner les prodiges qu'effectuent les équipes de maintenance et de MCO. A cet égard, il faut saluer les performances du bataillon logistique, le BATLOG que nous avons visité au camp de Warehouse.

Il reste certes des améliorations à apporter, notamment en matière de drones et d'hélicoptères lourds, mais, globalement parlant, les matériels mis à disposition de nos hommes sont de premier ordre. Nous avons pu une nouvelle fois constater la tenue et le moral de nos troupes, à tous les niveaux, qui font honneur à la France. Comme le disait le général Maurin, commandant le la Task Force Lafayette, nos troupes sont à l'image de la France. C'est une vérité que nous ne soulignons pas assez.

S'agissant de la transition, je vous rappelle que le processus d'élection des provinces ou des districts est amorcé au niveau local. Après avoir été avalisée par l'OTAN, la décision finale de transfert des responsabilités relève de la présidence afghane. Le président Karzaï a arrêté en mars la liste des premières provinces qui feront l'objet de la transition.

Le processus de transition était prévu initialement en quatre tranches, très récemment passées à six sur un rythme de deux par an : deux en 2011, deux en 2012 et deux en 2013, toutes les troupes combattantes étant théoriquement parties fin 2014.

Il est important de comprendre que la transition est un processus qui s'inscrit dans le temps (18 à 24 mois) et qu'elle s'organise en quatre phases dont le déroulé permet un transfert progressif des responsabilités en matière de sécurité aux FNSA et un retrait des troupes de la coalition :

- Phase 1: maintien de toutes nos capacités en appui des FNSA

- Phase 2 : maintien d'une force de réaction rapide et d'appuis

- Phase 3 : maintien d'appuis

- Phase 4 : conseil

Dans la zone sous responsabilité française, nous estimons que la Surobi pourra être inscrite en tranche 2 pour un début du processus d'ici la fin 2011 (phase 1) et donc une phase 2 vers mars 2012. Nous avons pu constater sur place que ce processus est possible. L'une des missions de la relève qui vient d'arriver, armée par le 152ème régiment d'infanterie de Colmar, que nous avions rencontré à l'entrainement à Canjuers, sera de terminer la pacification de la vallée d'Uzbeen.

Pour la province de Kapisa, où les conditions de la transition ne sont pas encore réunies, nous visons une annonce dans la troisième ou la quatrième tranche, pour un début du processus en juillet ou en fin 2012. Ce qui achèverait notre mission dans cette province un an ou un an et demi plus tard.

Nous nous inscrivons donc bien dans le calendrier décidé par l'OTAN à Lisbonne puisque, si ce processus n'est pas retardé, cela nous conduit à terminer la transition en zone française courant 2014.

Afin de tenir ces délais sans perte de cohérence, il faudrait redéployer  les troupes libérées de Surobi en Kapisa. Ce schéma n'exclut pas des retraits limités dont les termes ont précisément été énoncés par le Président de la République. Si toutefois le chiffre d'un retrait portant sur 1 000 hommes était confirmé, il me semble qu'il serait de nature à modifier profondément les conditions de notre intervention.

L'audition qui suivra, du ministre de la défense, permettra d'en clarifier les termes. Je vous rappelle néanmoins le contenu du communiqué de l'Elysée :

- le processus de transition des responsabilités de sécurité au profit des autorités afghanes se poursuivra jusqu'en 2014, conformément aux objectifs de Lisbonne ;

- la France reste pleinement engagée avec ses alliés aux côtés du peuple afghan pour mener à son terme le processus de transition ;

- compte tenu des progrès enregistrés, elle engagera un retrait progressif de renforts envoyés en Afghanistan, de manière proportionnelle et dans un calendrier comparable au retrait des renforts américains. Ce retrait se fera en concertation avec nos alliés et avec les autorités afghanes.

Disons les choses clairement, si l'on doit faire le même travail avec moins d'effectifs cela risque de se traduire que par un allongement des délais de pacification et de stabilisation en Kapisa et par une augmentation des risques pris par nos troupes. Cette augmentation des risques résulte du fait que la perte de cohérence est plus que proportionnelle à la baisse des effectifs. Ainsi un retrait de 25 % peut il avoir un impact très supérieur sur le niveau opérationnel.

Pour terminer sur ce point, l'ensemble de nos interlocuteurs afghans, civils ou militaires, ont particulièrement insisté sur le fait qu'un retrait brusque des troupes de la coalition internationale était impérativement à éviter car il remettrait en cause l'ensemble du processus et ne profiterait qu'aux insurgés. Tous ont souligné que, si des progrès remarquables ont été faits par les forces de sécurité afghanes, la montée en puissance de celles-ci, pour prendre le relais de la sécurité sur le terrain, ne pouvait pas être accélérée. L'idée selon laquelle le retrait des troupes de la coalition serait compensé et, au-delà, par des troupes de l'ANA, est extrêmement optimiste aujourd'hui. Il convient donc, selon nos interlocuteurs afghans unanimes, de s'en tenir strictement au calendrier de Lisbonne.

2 - Points forts et points faibles du processus de transition

A - la montée en puissance des forces de sécurité afghanes (FNSA)

Le principal point fort du processus de transition c'est l'indéniable montée en puissance des forces nationales de sécurité afghanes, élément central de l'afghanisation.

C'est sans doute le grand succès de la FIAS. Par rapport à la mission que nous avions effectuée fin 2009, les progrès sont spectaculaires et tout à fait encourageants. Ils sont, bien évidemment la condition sine qua non de la transition.

L'objectif à attendre pour octobre 2011 est de 305 600 hommes pour l'ensemble des forces de sécurité dont 171 600 pour l'Armée nationale afghane (ANA) et 134 000 pour la police nationale (ANP).

La devise qui préside à cette formation est « Shohna ba Shohna », c'est-à-dire « épaule contre épaule ». Elle décrit bien l'état d'esprit de cette coopération. Notre délégation a pu s'entretenir avec les responsables français du programme EPIDOTE et assister au Kabul Military Training Camp (KMLT) à des séances de formation et à des exercices de l'ANA. Ces démonstrations nous ont permis de constater non seulement la qualité et l'efficacité de la formation mais aussi la motivation des hommes et la confiance entre formateurs et formés.

A Nijrab comme à Tora, les unités françaises passent progressivement du système des OMLT (Operational Mentor and Liaison Team), ce qui signifie, en français, Equipe de Liaison et de Tutorat Opérationnel, où des militaires français suivent des unités afghanes pour les conseiller, à un véritable partenariat où toutes les opérations sont faites en commun et de plus en plus dirigées avec les militaires afghans au sein de véritables binômes.

C'est ainsi que s'effectue un travail d'état-major au niveau des deux brigades et que les groupements tactiques sont binômés avec leurs homologues afghans (kandaks). Au niveau des compagnies afghanes, elles sont soit binômées avec une compagnie française, soit conseillées par une équipe française (OMLT).

L'objectif de la mission est de passer par quatre étapes qui vont de la formation en passant par le conseil, qui requiert toujours une assistance, au « mentoring » où celle-ci est considérablement allégée pour aboutir au « monitoring » sans assistance.

Ce sont les Etats-Unis qui supportent la principale responsabilité de la formation (opération NTM-A) en soulignant, à juste titre, que si la quantité est importante, la qualité est impérative. Un effort particulier est fait dans trois domaines : la formation des officiers, l'alphabétisation et la précision des tirs.

En matière d'équipement, 7,7 milliards de dollars ont été consacrés depuis 2009 et une enveloppe supplémentaire de 4,9 milliards est prévue. Le coût global de la mission NTM-A est de 1,4 milliard de dollars par mois, ce qui est relativement peu rapporté aux 110 milliards qui sont dépensés chaque année pour l'Afghanistan. Dans la période de post-transition, on estime que les besoins de fonctionnement se monteront à 8 milliards de dollars par an. Se posera donc la question de la soutenabilité financière à long terme.

Bien que cette mission de formation soit indéniablement une réussite, des progrès sont encore à faire, notamment sur les questions de planification des opérations, de gestion des appuis ou encore de logistique, qui justifient la poursuite de l'effort entrepris. Une aide sera toujours nécessaire, en particulier pour ce qui concerne l'appui aérien et l'appui feu, ou encore en matière de partage du renseignement.

Il faut également souligner la persistance d'un taux d'attrition trop élevé, estimé à 2,7 % dont le maintien à ce niveau pourrait mettre en péril les objectifs de progression quantitatifs des FNSA. Enfin, dernière difficulté : la composition ethnique de ces forces. L'objectif est d'avoir une armée interethnique, mais les pesanteurs et l'histoire rendent cet objectif difficile à atteindre.

Dans ce domaine de la formation, la France, avec l'opération EPIDOTE de formation des officiers et des formateurs, obtient des résultats remarquables qu'il convient de saluer.

Une des questions qui se posera, à terme, sera la transformation de cette armée de contre-insurrection en une armée de défense nationale au format plus resserré, adapté aux menaces du nouvel Etat. Mais nous n'en sommes pas encore là ! J'observe que l'aboutissement du processus de réconciliation devrait avoir des conséquences positives puisqu'il permettrait non seulement de s'assurer de la cohésion des forces de sécurité et de leur loyauté mais aussi de limiter, voire de supprimer l'attrition.

De même, nous avons pu constater le travail remarquable fait par nos gendarmes au sein des POMLT (Police Operational Mentor and Liaison Team).

Jean Faure, notre rapporteur Gendarmerie, et Jacques Gautier s'étaient rendus sur place l'année dernière et nous avaient fait un rapport circonstancié sur l'action de nos gendarmes. Deux écoles de police sous responsabilité de la Gendarmerie sont en place à Mazar et à Wardak. Pour cette dernière dans des conditions de sécurité précaires sur lesquelles nous avons attiré l'attention du général Rodriguez.

Le développement de la police est une condition essentielle de la sécurisation. Elle s'accompagne d'un changement d'image et de comportement de la police afghane auprès de la population. Beaucoup reste encore à faire, en particulier pour lutter contre la corruption et le racket auxquels se livrent certains policiers.

Une initiative extrêmement intéressante a été prise depuis août 2010 : la création d'une police de proximité, l'ALP (Afghan local police).

Recrutés au niveau local avec l'accord des « barbes blanches », ces policiers sont des habitants des villages dont ils assurent la sécurité et l'autodéfense. Ils s'inscrivent néanmoins dans une chaîne de commandement du ministère de l'intérieur représenté par le chef de la police du district. Ils n'ont pas de pouvoirs de police judiciaire. Ce sont des auxiliaires de sécurité de la police nationale. Il existe aujourd'hui 14 districts de l'ALP qui comptent 2 800 « policiers locaux ». L'objectif est de 10 000. Cette police de proximité est particulièrement efficace pour défendre les intérêts de la population au plus bas niveau de proximité. Les talibans ont bien identifié que cette nouvelle structure constituait une menace pour eux et ils l'attaquent.

Un des points importants que nous avons pu relever lors de notre mission sont les progrès indispensables faits en matière de coordination. La coordination entre tous les acteurs de la sécurité (ANA, ANP, ALP) est assurée par des OCC (operational coordination center) aux différents niveaux administratifs : régional, provincial et de district. Notre action vise à encourager la coordination et le dialogue entre les différents acteurs de la sécurité.

La conclusion que nous pouvons tirer est que la montée en puissance des forces de sécurité afghanes est une réalité. Ce succès rend la transition crédible mais les aspects sécuritaires de ce processus global ne sont pas les seuls à prendre en compte.

Les progrès trop lents en matière de gouvernance et de lutte contre la corruption menacent la bonne fin du processus.

B - des progrès trop lents en matière de gouvernance

La gouvernance est un aspect particulièrement important pour s'assurer du caractère durable des transferts et donc de la pérennité des efforts que nous consentons. La construction d'un État en Afghanistan est un véritable défi puisque, historiquement parlant, il n'a jamais connu d'autorité centrale. La première perception de l'autorité par les afghans, et je dirais la plus importante, est au niveau local, d'où l'importance de la coopération aux niveaux décentralisés.

La constitution afghane adoptée par la Loya Jirga constitutionnelle est sans doute trop centralisatrice. Une étape de déconcentration, plus qu'une décentralisation, qui serait peut être encore prématurée, devrait être étudiée. Il me paraît en tout cas évident qu'il faut développer les niveaux locaux d'autorité et de décision même si cette direction ne convient pas aux responsables politiques actuels désireux, au contraire, d'exercer un pouvoir très centralisé et de plus en plus personnel.

a - la tentation du coup d'Etat institutionnel rampant

Après une élection présidentielle très contestable puisqu'elle n'a pas connu de second tour alors que le président Karzaï était en ballotage, les élections législatives ont été entachées par des fraudes et de très nombreuses contestations. La commission des plaintes électorales, dont il faut souligner la fermeté, a ainsi invalidé 10 % des élus dont des proches du président. Ce dernier a institué, en représailles, un tribunal spécial, composé de cinq juges, chargé d'enquêter sur les conclusions de la commission électorale indépendante et de la commission des plaintes. De même, le procureur général, proche du président, a diligenté des enquêtes pour fraude et abus de pouvoir contre les membres de ces deux commissions. Il s'agit bien évidemment de tentatives du président Karzai pour modifier le résultat des élections qui ne lui convient pas. Comme l'a indiqué récemment M. Staffan de Mistura devant notre commission, le président Karzaï a longtemps refusé de venir inaugurer la nouvelle assemblée législative. Cette assemblée, la Wolesi Jirga, a connu une modification importante de sa représentation ethnique, avec une baisse très significative du nombre des parlementaires d'origine pachtoune du fait des invalidations et du faible taux de participation en raison des conditions de sécurité dans le Sud pachtoun. Ceci est naturellement à l'origine des fortes tensions entre le président et l'assemblée. Selon les experts, une réforme du système électoral est impérative pour établir un véritable pluralisme politique en Afghanistan et permettre la structuration de la vie politique à travers des partis. C'était l'une des ambitions du Dr Abdullah Abdullah, que nous avons auditionné cette année, qui n'a pas réussi une percée électorale.

Le conflit entre le Parlement et le président est ouvert, comme nous avons pu le constater lors des entretiens que nous avons eus avec les commissions parlementaires.

Si l'on ajoute aux tentatives du président Karzaï, pour contester le résultat des élections, sa volonté de contourner le Parlement en convoquant une Loya Jirga pour entériner le projet de partenariat avec les États-Unis, on se trouve en présence d'une véritable tentative de coup d'Etat constitutionnel. De son côté, la Wolesi tarde à donner son aval à la composition du gouvernement.

Lors de notre visite au Parlement, nos interlocuteurs ont également souligné la qualité et l'importance de la coopération menée avec nos assemblées et, en particulier, avec le Sénat. La poursuite de cette coopération est tout à fait souhaitable.

b - la persistance du fléau de la corruption

Second point faible du processus de transition, nous ne pouvons que déplorer vivement le manque de volonté politique du gouvernement afghan et du président Karzaï lui-même pour lutter contre la corruption. Ce mal endémique s'inscrit dans l'histoire et dans les moeurs, mais quand on sait que la montée en puissance du réseau Haqqani et des talibans s'est faite en partie en exploitant le ressentiment de la population face à une attitude du gouvernement central considérée à juste titre comme prédatrice, on comprend l'importance de la lutte contre la corruption. Nos alliés et nous-mêmes devons faire pression sur le président Karzaï pour que des progrès significatifs interviennent dans ce domaine.

Selon l'assemblée parlementaire de l'OTAN, on estime que près de 2,5 milliards de dollars de pots-de-vin ont été versés en Afghanistan sur une période d'un an, ce qui représente environ un quart du PIB du pays. Quoi qu'il en soit, les sommes sont très importantes, comme en témoigne l'affaire de la Kaboul Bank, dont les deux principaux actionnaires sont un frère du président Karzaï et un frère du vice-président, le maréchal Fahim, qui laisse un trou de 900 millions de dollars. La corruption est un phénomène généralisé en Afghanistan qui touche toutes les couches de la société jusqu'au plus haut niveau.

La corruption profite aux talibans qui peuvent à juste titre souligner la perte de légitimité d'une administration et d'un gouvernement prédateur pour son propre peuple. Elle favorise le développement des réseaux maffieux.

Avec la réforme du système judiciaire, dont l'inexistence profite également aux talibans, il n'y aura pas d'avancées en matière d'Etat de droit sans une lutte efficace contre la corruption. En matière judiciaire, la justice traditionnelle permet, sur le terrain, de résoudre de très nombreuses affaires en matière de droit de la famille, de propriété de la terre, de partage de l'eau. On estime que cette justice traditionnelle, dite « justice des talibans », traite 80 % de l'ensemble des affaires judiciaires, au civil comme au pénal. Il est impératif de mettre sur pied une justice indépendante et impartiale sans pour autant « casser » l'exercice de la justice traditionnelle, mais en l'incorporant dans un système original propre à l'Afghanistan.

A ce propos, il convient de signaler une des opérations menées par le Pôle Stabilité, qui consiste dans le financement d'un projet mettant en lien les systèmes de justice (officiel/traditionnel) dans les trois districts de Nijrab, Tagab et Surobi . Nous consacrons 500 000€ à ce projet.

Il existe néanmoins, depuis 2008, une Haute autorité de contrôle de la lutte contre la corruption, ainsi qu'une Cellule spéciale sur les infractions majeures (MCTF) et une Unité spéciale d'enquête (SIU) qui manifestent une certaine indépendance envers les responsables politiques qui cherchent naturellement à les discréditer. La communauté internationale doit les protéger et les encourager.

Comme en matière de drogue, la question qui se pose pour la communauté internationale est de savoir comment, et surtout jusqu'où nous pouvons aller dans la pression sur le président Karzaï et les autorités politiques. Comme l'indiquait notre collègue portugais Vitalino Canas, dans un récent rapport parlementaire de l'OTAN : « Bien qu'il ne soit pas réaliste d'espérer une totale éradication de la corruption dans ce pays, la vraie réussite serait de la ramener à un niveau où elle ne permettrait plus de financer l'insurrection ».

c - un processus incertain de réconciliation-réintégration

La transition ne peut connaître le succès si, en parallèle, une réconciliation entre les Afghans n'intervient pas. Il me paraît évident, comme le soulignent nos amis allemands, qu'il n'y aura pas de victoire militaire sans solution politique, comme il n'y aura pas de réintégration réussie sans réconciliation véritable. Lors de la conférence de Kaboul nous avons fixé des conditions à cette réintégration : la renonciation à la violence, le rejet du terrorisme et la reconnaissance du cadre constitutionnel, le respect des droits de l'homme, notamment le droit des femmes, l'absence de liens avec à Al Qaïda. Il faut impérativement veiller au respect de ces conditions. Il existe un acquis à respecter. Dans le cas contraire, ce seraient dix ans d'efforts qui seraient anéantis.

Nous avons pu constater qu'un certain nombre de pays, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne par exemple, tout comme le gouvernement afghan où l'ONU, sont en pourparlers plus ou moins officiels avec des groupes talibans et des responsables insurgés. La difficulté principale étant, du reste, de vérifier la représentativité des interlocuteurs qui se présentent.

Il existe un Haut conseil pour la paix (HCP), institué en octobre 2010 afin de faciliter les contacts avec la rébellion.

Si la réconciliation et le dialogue sont incontournables, on peut s'interroger sur les difficultés d'identifier, de contacter et d'entamer des négociations avec des responsables insurgés que, par ailleurs, les forces spéciales s'évertuent chaque nuit à éliminer.

Enfin, comme nous l'ont confirmé l'ensemble de nos interlocuteurs, l'attitude du Pakistan est fondamentale pour la réussite du processus de réconciliation. Or, rien ne permet d'affirmer que le double jeu pakistanais va cesser. Le refroidissement certain des relations avec les États-Unis après l'élimination d'Oussama ben Laden, ressentie comme une humiliation nationale par l'armée et les services secrets, ne permet pas un optimisme excessif. Par ailleurs, la perspective du retrait des forces de la coalition internationale devrait plutôt inciter le Pakistan, tout comme les talibans, à mettre en pratique le dicton selon lequel : « vous avez la montre, nous avons le temps ».

S'agissant de la réintégration, un programme a récemment été mis en place en ayant recours à des incitations financières que les puissances occidentales financent par un fonds fiduciaire. Il est important de comprendre que le programme de réintégration est fondé sur une idée de s'occuper non des insurgés mais des projets de développement des communautés qui acceptent de réintégrer des insurgés. Les chiffres qui nous ont été cités portent sur la réintégration de 1 850 personnes, et d'un stock équivalent en cours de traitement. Si ces chiffres sont avérés et si l'estimation de la rébellion à 30 000 hommes l'est également, ce processus serait encourageant.

d - le cas du Pakistan

Un Afghanistan stable ne peut exister sans un Pakistan stable. La solution de la question afghane passe par un indiscutable renforcement du dialogue régional. C'était déjà la conclusion de notre précédent rapport d'information. Nous ne pouvons qu'être préoccupés par la fragilité du gouvernement pakistanais, par la montée en puissance de l'extrémisme islamiste et par l'ambiguïté -tout le monde aura compris que c'est un euphémisme- de l'armée pakistanaise et de ses services de renseignement vis-à-vis des talibans et, en particulier, du réseau Haqqani. Afin d'amener le Pakistan à ne plus soutenir des mouvements armés qui luttent contre les forces de la coalition, il faudrait que nous renforcions le dialogue franco-pakistanais sur l'Afghanistan en y associant le Royaume Uni, les Etats-Unis, des dirigeants politiques, les chefs de l'armée et des services secrets. Mais il faut aussi rassurer le Pakistan et l'intégrer pleinement dans le jeu régional. Comme le suggère M. de Mistura dans une analyse très fine devant notre commission : « En réalité, l'affaire Ben Laden montre que ce pays joue sur deux tableaux. J'estime nécessaire de lui offrir des contreparties politiques effectives en Afghanistan, car les Pakistanais ne croient ni aux garanties internationales, ni aux accords écrits. La condition à poser ? Qu'ils cessent de jouer à la politique du pire. La volonté commune de 47 pays de retirer leurs soldats dans la dignité offre au Pakistan une vraie carte à jouer. L'histoire de Ben Laden a provoqué un réveil. Les Américains veulent en parler avec les Pakistanais. Mais il ne faut pas seulement leur dire qu'on a compris leur jeu : il faut aussi se mettre à leur place, comme toujours en politique : ils n'ont aucune raison d'abattre leur dernière carte sans contrepartie.

Aucune solution n'est envisageable en Afghanistan sans le Pakistan. On peut le regretter, non l'ignorer. »

Mais cela n'exonère pas les autres puissances régionales de contribuer, elles aussi, à la stabilité de la zone et à la lutte contre l'islamisme radical. Les pays voisins de l'Afghanistan ont une responsabilité majeure et nous ne pouvons nous satisfaire de la non-implication de pays comme l'Inde, la Chine, les Républiques d'Asie centrale et, bien sûr, de l'Iran. Il faut qu'il soit clair que 2014 est une date qui oblige ces pays à s'impliquer dans le dossier et à veiller à ce que l'Afghanistan ne soit pas un foyer de troubles permanents, ceci est dans leur intérêt bien compris.

La France, comme les autres pays membres de la coalition, s'inscrivent dans ce contexte de transition, qui aboutira, nous l'espérons, à la transformation de notre engagement, au-delà de 2014, vers des missions d'assistance civile. Mais ne nous faisons pas d'illusions, même si la transition est une réussite, notre engagement est un engagement de long terme qui supposera une présence résiduelle de la coalition au-delà de 2014 et la poursuite du soutien économique et financier du pays. Cela est du reste très clairement énoncé par le Président de la République quand il indique que la France restera en Afghanistan, aux côtés de ses alliés, aussi longtemps qu'il le faudra.

C'est tout l'objet de la négociation de partenariat stratégique avec les Etats-Unis et avec l'OTAN qui, contrairement à ce qui se prépare, ne doit pas attendre le résultat des négociations bilatérales Etats-Unis-Afghanistan pour commencer à négocier son rôle et sa place dans le futur de ce pays. C'est aussi tout l'enjeu sur le rôle que doit jouer une Europe trop peu présente et trop peu visible en dépit du talent et des efforts du représentant spécial de l'Union européenne, M. Vygaudas Usacka, ancien ministre des AE de Lituanie, que nous avons rencontré et qui a donné davantage de visibilité et de cohérence à la présence européenne. C'est, enfin, un enjeu pour notre coopération bilatérale pour laquelle, comme d'habitude, nous avons beaucoup d'ambition mais peu de moyens.

En guise de conclusion, il me paraît fondamental que les efforts et les sacrifices consentis par notre pays et nos soldats, qui paient le prix du sang, ne soient pas remis en question par les interrogations et les pressions, pourtant légitimes, de nos opinions publiques. Il ne s'agit pas de faire un bilan de notre action, que je juge pour ma part très positive, comme, du reste, l'ensemble de nos interlocuteurs afghans. A un moment où des négociations sont en cours avec les insurgés, ou tout au moins une partie d'entre eux, à un moment où le pouvoir afghan semble tenté par certaines remises en causes, par des compromis permettant, selon eux, une meilleure réintégration ou une réconciliation plus aisée, il nous faut être très fermes pour préserver les acquis des 10 dernières années en matière d'Etat de droit, de défense des droits de l'homme et de la femme afghane, et de démocratie.

Mme Michelle Demessine - Je partage très largement les analyses et les conclusions du président de Rohan, même si je serai un peu moins optimiste. Nous avons eu une mission très complète et très intense au cours de laquelle tous les sujets ont été abordés sans tabous, que ce soit par les civils ou les militaires.

La première chose que j'ai pu constater c'est l'aggravation des conditions de sécurité. Les incidents en Afghanistan ont progressé de 30 % par rapport à 2010. La situation est tendue, même à Kaboul. Les pertes subies par nos troupes en témoignent et je tiens, à ce sujet, à saluer leur courage et la qualité de leur préparation, ce qui n'exclut pas de percevoir un sentiment d'inquiétude.

Deuxième constatation, depuis ma précédente visite, en accompagnant le président du Sénat, je constate un changement de stratégie. Tout a été recentré sur la formation des forces de sécurité afghanes, alors que nous attendons aussi des progrès significatifs en matière de gouvernance, de lutte contre la corruption et le trafic de drogue. Beaucoup d'interrogations demeurent sur la montée en puissance de l'ANA, hors de son spectaculaire bond quantitatif, puisque les effectifs ont progressé de 90.000 hommes en un an. Il existe aussi un problème d'attrition et, visiblement, les questions d'équilibre ethnique persistent. La police et l'ANA ne s'entendent pas et il y a encore, me semble t-il, beaucoup de problèmes de corruption.

Troisième constatation : le rôle central que joue le Pakistan, évoqué par tous nos interlocuteurs. L'ensemble des opérations des insurgés sont dirigées de ce pays et les responsables de la FIAS ont même précisé l'utilisation de certaines usines d'engrais dont les composants sont utilisés pour la fabrication des IED.

S'agissant des discussions qui existent avec les insurgés dans la cadre de la réconciliation, cela reste très embryonnaire et sans grande consistance. La réintégration est par contre un processus plus prometteur. Dans ces contacts, il est vital de ne compromettre en rien les acquis sur les droits de l'homme, singulièrement des femmes, l'éducation etc...

La poursuite du processus après 2014 suscite bien des interrogations. L'impression que j'ai est que seuls existent les Américains et le gouvernement afghan. Dans les négociations sur ce que doit être la coopération après 2014, l'OTAN est absente. Notre position pour l'après 2014 sera un grand sujet de débat.

M. Jacques Berthou - Je reviens d'Afghanistan avec une impression très favorable sur la compétence et la formation de nos soldats, mais aussi avec la certitude qu'il est de notre devoir de bien les épauler, que la Nation reconnaisse leurs efforts comme le Parlement le fait. En dépit de progrès encore à réaliser en matière de drones et d'aéromobilité, les forces françaises sont très bien équipées. En particulier le dispositif de guerre électronique est extrêmement intéressant.

L'après 2014 suscite évidemment beaucoup d'inquiétudes. Si les Etats-Unis négocient un partenariat stratégique avec le gouvernement afghan, qu'en est-il de l'OTAN et quelle place la France aura-t-elle dans le dispositif ?

De nos entretiens parlementaires je retiens un souhait que la France soit plus active et plus présente en matière de coopération et que nous répondions plus aux appels d'offres, que nous investissions plus dans ce pays.

Enfin, dernière forte interrogation : quelle est la capacité réelle du gouvernement afghan à gouverner ?

M. Christian Cambon - Je félicite les missionnaires pour la qualité de ce rapport. En tant que rapporteur sur les questions de développement, je souhaiterais connaître les attentes en matière de coopération, de santé en particulier.

M. Josselin de Rohan, président - Sur ce point, les questions de coopération, pourtant fondamentales, n'étaient pas l'objectif de notre mission. Nous n'avons pas rencontré l'ONU -en dehors de l'audition de M. de Mistura- pas plus que les ONG ou l'Union européenne. Toutefois, j'ai évoqué tout à l'heure l'action de développement que nous menons en Kapisa et Surobi à travers les projets mis en oeuvre par le pôle de stabilité, la coopération civilo-militaire et la PRT américaine dans cette zone. Ces aspects seront développés dans notre rapport écrit, en particulier pour les réalisations en matière d'électrification, d'agriculture ou d'irrigation.

Dans le domaine de la santé, l'hôpital militaire de Warehouse, que nous avons visité, traite un certain nombre de cas de grands blessés civils ou militaires, mais il n'est qu'un hôpital de transit, certes extrêmement bien équipé et servi, mais qui ne dispose pas d'un grand nombre de lits. Il travaille en liaison avec l'hôpital militaire afghan de Kaboul qui dispose d'une capacité de 400 lits.

Il faut citer également la remarquable réalisation de l'hôpital mère-enfant de Kaboul. D'une manière générale il est à mettre à l'actif de l'action internationale la création d'infrastructures de santé qui n'existaient pas auparavant.

M. Jean-Pierre Bel - Je veux également souligner l'importance du lien Armée-Nation. Avec le ministre de la défense, j'ai assisté à l'hommage de la Nation aux soldats, notamment à Florian MORILLON du 1er régiment de chasseurs parachutistes (1er RCP) de Pamiers. Les questions qui sont posées témoignent d'un besoin de mieux repréciser les objectifs de notre engagement. Nos soldats sont bien préparés et fiers d'aller en Afghanistan. Rien ne serait pire qu'un départ dans la précipitation.

M. Josselin de Rohan, président - Vous avez parfaitement raison. Vis-à-vis de nos soldats et de leurs familles ce serait indigne. Le Sénat s'associe pleinement aux sacrifices de nos militaires et une minute de silence a été observée hier au début de la séance.

Afghanistan - Audition de M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants

Enfin la commission auditionne M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants, sur l'Afghanistan.

M. Josselin de Rohan, président - Avec nos collègues Jacques Berthou et Michelle Demessine, nous revenons d'Afghanistan où notre mission avait comme objectif principal d'évaluer le processus de transition. Nous avons pu constater avec admiration le courage, l'endurance et le professionnalisme de nos troupes sur place. Nous avons participé à la cérémonie militaire et rendu un hommage au soldat Florian Morillon à Nijrab.

Notre mission s'est déroulée concomitamment à l'annonce, par le Président Obama, du retrait des 33 000 hommes du « surge » en deux étapes. Les autorités françaises ont également annoncé une réduction de nos effectifs sur place. L'objet de cette audition est de vous demander des éclaircissements sur cette annonce et sur la stratégie qui sera menée.

Nous avons compris, sur le terrain, que si nous retirions nos troupes de Surobi, du fait de la transition, il était plus ou moins entendu qu'elles seraient réaffectées en Kapisa afin d'appuyer les troupes qui y opèrent et de réduire la durée des opérations qui permettront, à terme, le transfert de la responsabilité en matière de sécurité aux troupes afghanes dans cette province. Ce dispositif général avait l'aval de la FIAS. Il a néanmoins fallu convaincre les Etats-Unis que les conditions de sécurité en Surobi permettaient de l'inscrire dans la tranche de la transition sans pour autant affecter nos capacités en Kapisa.

Comment le dispositif français va-t-il être affecté ? Ces réductions porteront-elles sur le soutien, sur l'opérationnel ? Il est bien évidemment fondamental que ce retrait n'affecte en rien la sécurité de nos troupes.

La seconde chose que je voudrais souligner est que la stratégie internationale vise à substituer en 2014 l'intervention actuelle par un partenariat de long terme. Celui-ci est en cours de négociation entre le gouvernement afghan et les Etats-Unis. Nous sommes préoccupés par la négociation du partenariat qui devrait exister également à l'OTAN, puisque le représentant civil de l'Alliance, Sir Simon Gass, nous a clairement indiqué qu'il attendait la conclusion des négociations entre les Etats-Unis et l'Afghanistan pour savoir quoi faire. La France et le Royaume-Uni, contributeurs importants de la coalition internationale, peuvent-ils accepter cela ? Ne peut-on prendre une initiative pour ne pas laisser s'imposer les conditions résiduelles du partenariat des Etats-Unis avec ce pays ? Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur la façon dont vous envisagez le rôle de la France en Afghanistan après 2014 ?

M. Gérard longuet, ministre de la défense les anciens combattants - Je voudrais tout d'abord souligner l'effort particulier de votre commission pour aller sur place et écouter les différents acteurs en Afghanistan. Votre action témoigne de l'utilité et de l'efficacité de la démarche parlementaire.

La situation en Afghanistan a évolué sous deux angles principaux.

La pression militaire sur le terrain s'était d'abord beaucoup accentuée. Je vous rappelle qu'après le sommet de l'OTAN, à Bucarest, en 2008, la France a décidé d'augmenter les effectifs de ses troupes. Nous sommes ainsi passés d'environ 1 500 hommes, sur la période 2002-2005, à 2 000 hommes en 2007 et, après Bucarest, à une progression qui nous amène aujourd'hui à un effectif de 4 000 hommes. Les Etats-Unis ont procédé, de leur côté, au «surge », en décembre 2009, en affectant 33 000 soldats supplémentaires aux effectifs de la coalition internationale, dans le cadre de la FIAS, les portant ainsi à plus de 100 000 hommes. Je vous rappelle que ces effectifs s'ajoutent à l'opération strictement américaine, « enduring freedom », qui compte plus de 15 000 hommes. En 2008, nous faisions face à une situation critique pour le gouvernement Karzaï dont nous pouvions craindre l'affaiblissement alors qu'il faisait face à de grandes difficultés. Ce sont celles-ci qui ont conduit la coalition internationale à accentuer son effort.

Le 22 juin, le Président Obama a annoncé un retrait de ces 33 000 hommes en deux phases : 10 000 en 2011 et 23 000 en 2012, et ces retraits ont été rendus possibles par les succès militaires remportés sur le terrain.

Le deuxième facteur de changement tient aux relations entre l'Afghanistan et ses voisins, et notamment le Pakistan. Ce changement de nature résulte des conditions de la disparition d'Oussama Ben Laden.

Je rappelle que l'armée nationale afghane (ANA) atteindra 305 600 hommes en octobre prochain, dont 170 600 soldats et 135 000 policiers. Au sommet de Lisbonne, en novembre 2010, l'OTAN a indiqué que le processus de transition pourrait s'achever en 2014. S'agissant des responsabilités de notre pays en Afghanistan, nous avons créé les conditions qui permettent d'envisager la transition du district de Surobi et le transfert de sa sécurité aux forces de sécurité afghanes à partir de 2011. Cette transition s'effectuera en parallèle à la montée en puissance du Kandak afghan dont les effectifs devraient atteindre 4 200 hommes.

Après la décision du Président Obama, le communiqué publié par l'Élysée fait état d'un retrait progressif de renforts envoyés par notre pays à partir de 2008, c'est-à-dire potentiellement sur les 1 000 hommes supplémentaires qui ont été déployés après le sommet de Bucarest. Le communiqué précise que ces retraits se feront en étroite concertation avec nos alliés et avec les autorités afghanes. Vous comprendrez que, pour des raisons de sécurité évidentes, on ne puisse donner aujourd'hui ni le calendrier, ni les effectifs qui seront concernés.

Nous avons environ 2 400 hommes déployés en Kapisa et Surobi, qui effectuent un travail remarquable, par nature précaire. Il est évident que tout signal d'un retrait serait un facteur aggravant sur la sécurité locale. Sur les 4 000 hommes dont nous disposons en Afghanistan, un certain nombre se sont engagés dans des opérations de stabilité et de développement. Nos objectifs et la direction de notre action sont clairs : il s'agit de passer la main en Surobi. En Kapisa, le processus n'est pas achevé et la situation peut évoluer rapidement pour des raisons extérieures à l'Afghanistan. Je constate, en particulier, que les talibans sont sur la défensive et que leurs forces sont en déclin en 2011 par rapport à 2010, y compris en Kapisa, où les affrontements directs ont diminué d'environ 25 %, même si le nombre des IED a progressé. Le second facteur extérieur est qu'à la suite de l'élimination de Ben Laden, les pressions s'exercent sur le Pakistan pour qu'il clarifie sa position. Au travers des échanges croisés entre les autorités pakistanaises et afghanes, nous comprenons que la situation évolue. Pour nous, l'important est de ne pas se précipiter et de ne pas prendre de risques qui pourraient menacer l'excellent travail effectué par nos militaires.

Quelle sera la situation après 2014 ? J'observe que le conflit entre l'Inde et le Pakistan existera toujours, pour des raisons qui dépassent largement la question du Cachemire. Le point positif est qu'il me semble que les doubles jeux sont aujourd'hui plus difficiles. Et nous avons un devoir de coopération avec les pays de la région, dans la mesure où ils démontrent une attitude constructive. Toutefois, il est évident que la France n'est pas la clé de voûte de la coalition et qu'elle ne peut, du reste, l'être.

M. Didier Boulaud - Je tiens à rendre, à mon tour, hommage à nos soldats et nous nous réjouissons également de la libération de nos deux compatriotes journalistes.

Monsieur le ministre, la conclusion que je tire de vos propos est que la France s'est adaptée au calendrier américain. Nous aurions souhaité une décision en amont et, depuis longtemps, s'agissant de la diminution de nos troupes en Afghanistan. Que constatons-nous sur le terrain, où je me suis rendu il y a une dizaine de jours avec l'assemblée parlementaire de l'OTAN : les Américains décident et on exécute. Nous sommes à leur remorque, alors que, politiquement parlant, il eut été préférable d'anticiper. La décision française a-t-elle été discutée avec nos partenaires européens ? Y a-t-il une coordination européenne ?

Vos propos rejoignent les analyses du général Bentegeat, qui déclarait récemment devant l'IHEDN que les motivations de notre intervention en 2002 -éliminer le sanctuaire terroriste afghan- étaient aujourd'hui caduques, car le foyer de ce terrorisme s'est déplacé au Pakistan. Selon lui, le problème n'est pas de partir à moitié ou de rester à moitié mais de sauver la face.

Sur la montée en puissance de nos effectifs, la décision relève entièrement du Président Sarkozy, puisque nous avons constaté que les effectifs ont été portés à 1 600, peu après l'élection présidentielle de 2007, et multipliés par deux un an plus tard pour atteindre aujourd'hui 4 000 hommes.

Sur le dialogue avec les talibans, je voudrais donc vous demander si la France est associée. Savons-nous ce qui se passe ?

S'agissant de la diminution de nos troupes, on peut certainement trouver les quelques centaines d'hommes sans pour autant déstabiliser nos troupes en Kapisa et Surobi. Il existe un vrai besoin de transfert de ces troupes combattantes sur les actions de formation. C'est du reste ce qu'ont prévu de faire nos alliés canadiens.

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants - Nous entretenons bien évidemment un échange permanent avec nos alliés européens et au sein de l'OTAN. Ce débat se tient en particulier à chaque réunion des ministres de la défense de l'OTAN que préside le secrétaire général, M. Rasmussen, et auxquelles participe le général Petraeus.

L'Allemagne, qui est notre principal partenaire en Europe, a annoncé son retrait d'Afghanistan dès 2011 et de l'ensemble de ses troupes combattantes en 2014. Le Canada retirera ses troupes combattantes au 1er juillet 2011. Le Danemark effectuera un retrait progressif de ses 750 à 650 hommes. Les Pays-Bas ont retiré leurs forces combattantes depuis 2010 et la Belgique envisage de réduire de 50 % ses effectifs, tandis que la Slovénie a annoncé un retrait total.

Vous avez parfaitement raison de souligner l'importance de basculer vers la formation, tout simplement parce que, en formant les policiers et des soldats afghans, on aide à construire un État, ce qui n'est pas le cas quand on fait le travail à leur place. Mettre l'accent sur la formation c'est bâtir dans la durée.

S'agissant de l'amorce de négociation et la participation au débat politique, notre pays a ses propres filières au travers de l'action de notre ambassadeur, M. Bernard Bajolet. Je ne crois pas que les Etats-Unis attendent de notre pays qu'il donne son avis sur l'évolution de la démocratie afghane.

M. Jean Faure - Le principe fondamental est naturellement que les peuples doivent déterminer leur propre destin et avoir la liberté de s'administrer par eux-mêmes. Il me semble que la situation actuelle est en contradiction avec ce principe. Nous donnons l'impression de suivre les Etats-Unis, qui agissent en gendarme du monde et imposent leur propre conception de la démocratie. Après l'élimination d'Oussama Ben Laden, ne convient-il pas de revenir à nos valeurs, de centrer l'attraction sur la formation et d'organiser notre retraite ?

M. Gérard Longuet, ministre de la défense des anciens combattants - Personne ne conteste le bien-fondé de notre décision d'accompagner les Etats-Unis en 2001, même si nous pouvons regretter que la période de 2001 à 2008 n'ait pas été mise à profit et qu'on se soit retrouvés avec un risque de retour des talibans et l'effondrement du gouvernement Karzaï de l'époque. Ces risques nous ont conduits à réagir à la réunion de Bucarest en décidant d'augmenter les effectifs des troupes de la coalition occidentale.

Cette stratégie a porté ses fruits puisque nous constatons aujourd'hui l'émergence d'un État et la marginalisation des talibans qui sont sur la défensive. De plus, l'évolution des relations entre le Pakistan et l'Afghanistan est positive. La situation est aujourd'hui favorable.

M. Jacques Berthou - Tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés ont souligné l'influence considérable du Pakistan sur le jeu afghan. Toute solution devra passer par le Pakistan. Or je constate aujourd'hui que les relations entre les Etats-Unis et le Pakistan traversent une crise à la suite de l'élimination d'Oussama ben Laden. La diplomatie française ne pourrait-elle prendre une initiative et jouer un rôle de facilitateur ?

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et les anciens combattants - Sur cette question, qui ne relève pas de mes compétences, je ne peux que vous renvoyer au ministre d'État, ministre des affaires étrangères et européennes.

M. Christian Cambon - Si l'on doit se féliciter de l'amélioration des équipements militaires au profit des troupes en Afghanistan, nous constatons également que l'opinion publique française réagit mal aux pertes en vies humaines. Quels enseignements tire-t-on de ces pertes pour modifier la tactique ou la stratégie et les prévenir ?

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et les anciens combattants - Chaque incident fait l'objet d'une enquête de l'état-major, avec un examen extrêmement attentif des circonstances, afin que nous puissions progresser dans la prévention et la sécurité de nos troupes. Des progrès très importants ont été faits dans le domaine des matériels, et en particulier dans celui du déminage et des contre-mesures électromagnétiques. Mais également, le taux de décès par balles, rapporté au nombre de blessés, a été divisé par trois en 10 ans. Je rends ici hommage aux performances de notre Service de Santé ; les pertes sont en effet limitées par cette spécificité de l'armée française, qui est la médicalisation de l'avant.

M. Josselin de Rohan, président - Monsieur le ministre, je vais vous remercier d'avoir répondu une fois de plus rapidement à notre demande d'audition. Je voudrais vous dire quelque chose, ce sera probablement l'une des dernières occasions que j'aurai de le faire.

Si vous sollicitez des soldats français, ils se battront, parce qu'ils sont très bien formés, ils sont courageux et qu'ils ont le sens de la mission et c'est ce que nous avons pu encore vérifier.

Mais ils ont le droit de savoir où on les mène et on n'a pas le droit de leur raconter des histoires. Si vous leur dites : Oussama Ben Laden est mort, on n'a plus rien à faire ici, alors il faut les ramener tout de suite. Parce que, effectivement, il est mort. Al-Qaïda n'a plus l'influence considérable en Afghanistan qu'il a eue dans le passé. Les Américains ont les moyens de retrouver, avec des drones, sans exposer beaucoup de monde, les chefs d'Al-Qaïda délocalisés au Pakistan ou ailleurs. Malheureusement nous ne pouvons pas en faire autant puisqu'ils ont des moyens que nous n'avons pas.

Nous sommes présents en Afghanistan parce que nous voulons construire un Etat afghan capable d'assurer la souveraineté et l'indépendance de ce pays, éviter qu'il devienne un Etat narcotrafiquant, parce qu'il a tous les moyens d'être l'Etat le plus narcotrafiquant de la planète en raison de l'ampleur de la culture et du trafic de drogue, et qu'il est encore loin de ne pas être un abri pour les fondamentalistes, parce qu'il y a quand même un certain nombre de talibans extrêmement nocifs, comme le groupe Haqqani ou comme le groupe du Mollah Omar qui sévissent en Afghanistan. Alors je crois que c'est un peu court de dire aux gens : « écoutez, tout simplement Ben Laden étant parti, vous restez là quand même ». Non ils restent là pour autre chose. Il faut bien expliquer pourquoi.

Et puis, si on retire les troupes, je vous le répète, il faut le faire de manière telle que cela n'affecte pas la sécurité de nos soldats. Parce que, là, il y aura des comptes à rendre si tel est le cas. Dans l'expression publique, il faut prendre les précautions qu'il faut, de nature à ne pas donner le sentiment à des gens qui se sont fait « trouer la peau », passez-moi l'expression, que ça n'a servi à rien. J'ai entendu certaines déclarations qui permettent d'en douter. Et ce que je vous demande, c'est de bien prendre cela en compte, parce que nous avons vu des soldats là-bas qui sont très soucieux de savoir ce que leurs compatriotes, qui sont en France, pensent de leur combat et de ce qu'ils font. Ils ressentent très durement le sentiment qu'au fond c'est une guerre lointaine, c'est une guerre un peu morte, c'est une guerre qui est menée par des professionnels et sans lien avec l'opinion française.

Alors je crois qu'il faut être extrêmement prudent. Il ne s'agit pas seulement d'aller, les uns et les autres, rendre hommage à des soldats qui ont été tués, il faut aussi faire comprendre que nous comprenons le sens de leur combat et que nous sommes solidaires de l'action qu'ils mènent là-bas et que nous savons ce qu'ils font. Si nous ne faisons pas ça, il faut arrêter ça tout de suite, et les rapatrier, parce que nous n'avons pas le droit de les exposer plus longtemps pour quelque chose que le peuple français ne comprendrait pas ou ne veut pas comprendre et qui n'a pas le soutien de ses chefs.

Je crois que là-dessus c'est moralement très important.