Mardi 1er mars 2016

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 18 h 05

Protection de la Nation - Audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, et M. Christian Vigouroux, président de la section de l'intérieur du Conseil d'État

La commission procède à des auditions sur le projet de loi constitutionnelle n° 395 (2015-2016), adoptée par l'Assemblée nationale, de protection de la Nation.

Elle entend tout d'abord M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, et M. Christian Vigouroux, président de la section de l'intérieur du Conseil d'État.

M. Philippe Bas, président. - Avec M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, et M. Christian Vigouroux, président de la section de l'intérieur du Conseil d'État, nous inaugurons la série d'auditions consacrées au projet de loi constitutionnelle de protection de la nation. Certes, nous ne leur demanderons pas de se prononcer sur la rédaction retenue par l'Assemblée nationale, même si elle diffère beaucoup de celle du Gouvernement, car il n'appartient pas au Conseil d'État de rendre un avis sur un texte adopté par une assemblée parlementaire. Du reste, pour un projet de loi constitutionnelle, le Sénat a les mêmes pouvoirs que l'Assemblée nationale, et le texte, une fois voté conforme par les deux chambres, doit être adopté en Congrès, à la majorité des trois cinquièmes - ou par référendum.

Quelle est la position du Conseil d'État sur le texte de cette révision constitutionnelle ?

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État. - Il est inusité pour moi d'évoquer un avis du Conseil d'État, non pas devant la première assemblée saisie, mais devant la seconde à se pencher sur le texte. En l'espèce, le Conseil d'État a émis un avis sur la déchéance de la nationalité française et sur la constitutionnalisation de l'état d'urgence, qui font chacune l'objet de l'un des deux articles du projet de loi constitutionnelle.

Il a estimé que le principe de la déchéance de la nationalité française pour des binationaux condamnés pour des faits de terrorisme devait être inscrit dans la Constitution, eu égard au risque d'inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire. Le Conseil constitutionnel a été saisi à deux reprises d'un dispositif de déchéance de la nationalité française pour des binationaux ayant acquis la nationalité française et condamnés pour des faits de terrorisme. Il a considéré qu'au regard de la procédure de déchéance de la nationalité française, la circonstance que l'intéressé soit né français ou ait acquis la nationalité française ne constituait pas une distinction pertinente. Dès lors, on ne pouvait déchoir de la nationalité française que des personnes l'ayant acquise depuis peu. Ouvrir la déchéance à l'ensemble des binationaux crée un risque, non pas au regard du principe d'égalité, puisque ceux-ci, ne risquant pas de devenir apatrides, ne sont pas dans la même situation que les personnes n'ayant que la nationalité française, et que les personnes nées françaises y seraient traitées exactement comme celles ayant acquis cette nationalité, mais parce que cela pourrait heurter un principe fondamental reconnu par les lois de la République qui interdirait de priver les personnes nées françaises de leur nationalité. Un tel principe fondamental n'a pas été consacré à ce jour, mais nous avons cru devoir signaler ce risque au Gouvernement et au Parlement.

La nationalité française est, dès la naissance, un élément constitutif de la personne, et confère à son titulaire des droits fondamentaux. L'en priver par une loi ordinaire pourrait être considéré comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits, ce qui serait donc inconstitutionnel, notamment au regard de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Nous avons donc conclu qu'une révision constitutionnelle était souhaitable, pour des raisons de sécurité juridique, si le Gouvernement souhaitait mettre en oeuvre une procédure de déchéance de nationalité. Cela dit, celle-ci n'est contraire à aucun engagement international de la France, non plus qu'au droit de l'Union européenne. Pour autant, certaines précautions doivent être prises. En effet, la déchéance de la nationalité française prive la personne considérée de la citoyenneté européenne. Nous devons donc faire référence au droit de l'Union européenne. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'est déjà prononcée sur des règles nationales prises en la matière et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pourrait être amenée à contrôler les mesures individuelles. De ce point de vue, le retrait de la qualité de citoyen de l'Union européenne devra répondre à un motif d'intérêt général et respecter le principe de proportionnalité - ce qui sera le cas s'il résulte d'une condamnation pour des crimes portant une atteinte grave à la vie de la Nation. L'expulsion du territoire national qui résulterait de la déchéance pourrait être considérée comme une atteinte excessive à sa vie privée ou familiale, protégée par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. En résumé, il n'y a pas d'obstacle de principe du point de vue du droit européen, sous réserve de faire valoir des motifs suffisamment graves.

M. Philippe Bas, président. - Merci pour cet exposé très clair. J'en retiens que le Conseil d'État n'a pas identifié de principe fondamental reconnu par les lois de la République s'opposant à la déchéance de nationalité pour des citoyens nés français et qu'il n'existe pas d'obstacle de principe issu des conventions européennes, à la condition d'un motif grave
- vous n'avez pas parlé de délit mais de crime. Le Conseil d'État s'est-il interrogé sur la possibilité d'étendre la déchéance à des personnes qu'elle rendrait apatrides ?

M. Jacques Mézard. - Quelle est votre position sur l'introduction des délits dans ces dispositions ? Peuvent-ils constituer un motif assez grave ? Par ailleurs, M. Badinter a estimé qu'une révision constitutionnelle n'est point nécessaire et qu'une modification des articles 23 à 25 du code civil suffirait. Qu'en pensez-vous ?

M. Alain Vasselle. - L'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme peut-il interdire d'expulser un binational ? Que risquerait la France à le faire ?

M. Hugues Portelli. - L'article 16 de la Déclaration de 1789 figurait dans la Constitution de 1791, avant d'être, longtemps après, ressuscité par le Conseil constitutionnel... Il n'a pas à l'époque empêché la déchéance de nationalité, même si celle-ci n'était pas distinguée de la dégradation civique. Ce qui ne fut pas un problème pour le constituant de 1791 le serait-il pour celui de 1958 ?

M. Jean-Pierre Sueur. - Je salue l'évolution de nos moeurs politiques : il n'y a pas si longtemps, nous ne pouvions disposer des avis du Conseil d'État lorsque nous débattions d'un texte... Et voilà que le vice-président du Conseil d'État et le président de la section de l'intérieur du Conseil d'État viennent s'exprimer devant notre commission des lois ! Je m'en réjouis.

M. Michel Mercier. - La réforme de 2008 a du bon !

M. Jean-Pierre Sueur. - Quelles conséquences tirer du fait que l'apatridie serait contraire à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Autre interrogation, si une disposition similaire était mise en oeuvre dans un autre pays, que se passerait-il ?

M. Pierre-Yves Collombat. - Si un autre pays choisit d'appliquer la déchéance de nationalité à l'un de ses ressortissants, condamné pour terrorisme, qui aurait aussi la nationalité française, la France devra-t-elle accueillir cette personne ?

M. Alain Richard. - Le Conseil d'État me semble anticiper une décision que pourrait prendre le Conseil constitutionnel à propos d'une loi ordinaire, ou un jugement de la CJUE ou de la CEDH. Mais y a-t-il vraiment un risque que le Conseil constitutionnel consacre l'existence d'un tel principe fondamental reconnu par les lois de la République ? Il faudrait pour cela que la législation ait été constante, et qu'un droit fondamental soit mis en cause. La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les articles du code civil en question semble indiquer que le risque est faible...

Rien ne s'oppose, dans nos engagements internationaux, à ce que nous puissions déchoir de leur nationalité des personnes condamnées qui ne seraient pas binationales. La convention de 1961 de l'ONU prévoit expressément ce cas de figure pour les motifs dont nous parlons ici. Et l'effet sur la citoyenneté européenne de la personne concernée serait-il bien réel ? Celle-ci n'est définie que de manière superficielle et ne comporte que des attributs limités.

Faut-il inclure ces dispositions concernant la déchéance de nationalité dans l'article 34 de la Constitution comme une habilitation du législateur à légiférer ? Pour l'heure, le texte les insère sous le tiret relatif à la nationalité et non dans celui qui porte sur la légalité des délits et des peines. Du coup, la décision de retirer la nationalité serait administrative, au lieu d'être prise par un juge. Qu'en pensez-vous ?

M. Philippe Bas, président. - S'il y a un principe fondamental reconnu par les lois de la République s'opposant à la déchéance de nationalité pour des citoyens nés français, ou si celle-ci est contraire à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, une révision constitutionnelle est nécessaire. Mais les révisions précédentes ont-elles modifié de telles normes ? Nous nous gardons bien de toucher aux textes fondateurs - la Déclaration des droits de l'homme n'a jamais été révisée ! - dont la valeur est supérieure à celles des constitutions successives. Le problème de conventionalité soulevé par le Conseil d'État n'est pas à négliger : la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne saurait être mise en échec par une disposition constitutionnelle nationale.

M. François Zocchetto. - Vous partez du constat que la situation des binationaux est différente de celle des personnes n'ayant que la nationalité française. Comment la reconnaissance de cette différence peut-elle être compatible avec le principe d'égalité, dès lors qu'elle justifie une différence de traitement ? Il n'y a dès lors pas égalité entre les Français sur ce point !

M. René Vandierendonck. - Oui, l'extension aux délits doit être empêchée. Longtemps maire de Roubaix, j'ai été membre, avec Marceau Long, du Haut Conseil à l'intégration. Tout le monde comprendrait que la loi pénale prévoie une déchéance civique. Faire remonter cet interdit au niveau constitutionnel, par peur des recours, aura des conséquences en cascade. Déjà, l'Algérie révise sa propre constitution afin d'interdire aux binationaux l'accès à la fonction publique ou aux mandats électifs. Le Conseil d'État a tracé une ligne juridique claire et renvoyé le Gouvernement à ses responsabilités. Mais M. Badinter a dit qu'une loi suffisait, et il me semble que cela respecterait mieux la volonté du constituant de 1958, qui n'a pas fait par hasard de l'article 34 un bloc relatif à la nationalité.

M. Michel Mercier. - Les révisions constitutionnelles se multiplient. Voilà au moins la dixième à laquelle je participe depuis que je suis parlementaire ! Cela ne change-t-il pas l'esprit de la Constitution de 1958 ? Celle-ci organisait un parlementarisme rationalisé en délimitant un partage des domaines entre la loi et le règlement, sans fixer elle-même de règles de fond - hormis peut-être en matière de finances publiques. La novation qui nous est proposée restreint la liberté du législateur.

M. Jean-Yves Leconte. - L'article 2 semble n'être qu'une habilitation donnée au législateur. Les principes constitutionnels et les garanties seront-ils conservés ? L'Assemblée nationale ayant ajouté les délits, quelle sera la marge de manoeuvre d'une loi ordinaire portant sur la déchéance de nationalité ?

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État. - Pour donner son avis sur un projet de loi, le Conseil d'État analyse la totalité de la jurisprudence, européenne et nationale, déjà cristallisée. Mais il ne s'arrête pas là. Le droit doit être considéré comme un instrument vivant et évolutif, et nous devons nous montrer capables d'anticipation. La jurisprudence évolue chaque jour ! Si le principe fondamental reconnu par les lois de la République que j'ai évoqué n'est pas aujourd'hui consacré, il est fort possible qu'il le soit, à l'avenir, par le Conseil constitutionnel car, hors une loi d'avril 1848, notre législation de comporte aucune disposition permettant de déchoir de sa nationalité française une personne née française. C'est ce risque que nous avons souligné, tout en déclarant conformes au principe d'égalité les dispositions proposées.

De même, on peut déduire de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen une interdiction de déchoir de sa nationalité française une personne née française, car cela lui ferait perdre des attributs essentiels de son identité. Certes, pendant la Révolution française, cet article n'a pas empêché de prononcer des dégradations civiques. La Constitution de 1791, cependant, n'était pas républicaine mais monarchique ! Surtout, le droit constitutionnel tel que nous le pratiquons depuis 1958 est un droit vivant, et la démarche des juges constitutionnels est tout sauf originaliste. La doctrine du juge Scalia de la Cour suprême américaine, récemment décédé, ne fait école ni en Europe ni en France...

Notre analyse nous a conduits à circonscrire les motifs pour lesquels la déchéance de nationalité pouvait être prononcée. Nous avons retenu les crimes graves, quand les questions du Gouvernement évoquaient aussi les délits. Cette restriction nous semble nécessaire pour respecter le principe de proportionnalité, notamment au regard du droit européen.

Dans la question qui nous était posée, l'apatridie était exclue. Ce problème est donc absent de notre avis. La convention de l'ONU de 1961 a pour finalité d'éviter les situations d'apatridie et la convention du Conseil de l'Europe de 1997 les exclut absolument. Je rappelle cependant que, si la France a signé ces textes, elle ne les a pas ratifiés.

Faut-il une révision constitutionnelle ? Ce n'est pas nécessaire au regard du principe d'égalité. Mais le Conseil d'État a considéré qu'il y aurait un risque suffisamment sérieux à s'en dispenser.

L'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme non plus que son article 3 n'ont d'effet direct empêchant la déchéance de nationalité. Mais ils imposent que l'éloignement du territoire, qui en est la conséquence, soit effectué dans le respect de certains principes : on ne peut pas exposer une personne à des risques de traitements inhumains ou dégradants, ou porter une atteinte excessive à sa vie privée ou familiale.

Le risque constitutionnel existe, même s'il ne peut être démontré avec certitude. Il y a aussi un risque conventionnel au regard du droit de l'Union européenne si le motif de la déchéance n'est pas suffisamment grave.

Il y a dans le droit français une différence très claire entre les binationaux et les personnes qui n'ont que la nationalité française, car leur situation n'est pas la même face à une mesure de déchéance.

Je me garderai bien d'établir une relation de cause à effet entre les débats au Parlement français et l'évolution de la législation algérienne, qui répond à sa logique propre.

Certes, les révisions constitutionnelles se multiplient. C'est aussi que notre loi fondamentale ne se contente plus de proclamer des principes et des droits mais les protège effectivement, ce qui rend parfois nécessaire de surmonter des verrous constitutionnels. Sans doute, on ne déroge pas expressément à la Déclaration des droits de 1789 ou au Préambule de 1946. Mais la création d'un article 53-1, par exemple, pour permettre l'application de la convention de Schengen ne déroge-t-elle pas implicitement à ce Préambule ? L'introduction dans la Constitution de l'accord de Nouméa, ou du principe de parité, n'est-elle pas un moyen de déroger à la Déclaration de 1789 ? C'est ce que le doyen Vedel appelait le « lit de justice constitutionnel », qui permet de faire évoluer le cadre constitutionnel au nom d'objectifs auxquels le constituant est attaché.

M. Philippe Bas, président. - Il y a néanmoins peu de cas de révisions préventives de la Constitution. À chaque fois, la révision a été faite parce que le Conseil constitutionnel faisait obstacle à une loi...

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État. - Certaines révisions sont préventives, mais certes consécutives à une décision du Conseil constitutionnel - je songe à la nécessité de modifier notre texte fondamental pour assurer la conformité aux traités...

Le texte du Gouvernement ajoutait un article 3-1 à la Constitution. Nous avons estimé que ces dispositions n'avaient pas leur place dans un titre sur la souveraineté et qu'il valait mieux les insérer dans l'article 34, qui est un article de compétences. Il est vrai que cela reviendrait à y inscrire une habilitation pour le législateur.

M. Christian Vigouroux, président de la section de l'intérieur du Conseil d'État. - L'article 25 du code civil pouvait-il suffire ? Il dispose que « l'individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d'État, être déchu de la nationalité française ». Il suffirait donc, en apparence, d'en supprimer les mots « qui a acquis la qualité de Français ». Mais les problèmes évoqués par M. le vice-président demeureraient. La suspicion spécifique contre les Français d'acquisition remonte à la première guerre mondiale. D'où la limitation de l'article 25 à cette catégorie. Même si les conventions de 1961 et de 1997 qui excluent l'apatridie - hors cas de fraude - n'ont pas été ratifiées, elles doivent être respectées. Du reste, l'arrêt Beghal a été pris au visa des articles 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, et sa rédaction témoigne que le Conseil d'État s'est enquis de la situation de l'intéressé au regard de la nationalité algérienne.

M. Pierre-Yves Collombat. - Aurions-nous l'obligation d'accueillir un binational déchu de son autre nationalité ?

M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État. - Oui, dans ce cas, la France a l'obligation d'accueillir et de protéger cette personne - comme tous ses ressortissants. Si deux États souhaitent appliquer la déchéance de nationalité à une même personne, qui serait donc binationale, celui qui entamerait la procédure après l'autre devrait nécessairement y renoncer.

M. Philippe Bas, président. - Merci.

Protection de la Nation - Audition de M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation

La commission entend ensuite M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation.

M. Philippe Bas, président. - Monsieur le premier président, nous souhaitions vous entendre, avant de délibérer sur le projet de loi constitutionnelle, sur la protection des libertés individuelles, puisque le texte constitutionnalise l'état d'urgence, et sur la déchéance de nationalité, au coeur des attributs de la citoyenneté et de l'identité.

Cet échange utile ne vous amènera pas sur le terrain de la discussion du projet de loi constitutionnelle - vous êtes soucieux de la séparation des pouvoirs, nous aussi.

M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation. - Je suis honoré de votre invitation. Je ne me prononcerai bien sûr pas sur l'opportunité d'inscrire dans la Constitution l'état d'urgence et la déchéance de nationalité, qui ne justifie pas l'expression publique du premier président de la Cour de cassation.

En revanche, il me revient d'aborder les incidences d'ordre juridictionnel de l'article 1er du projet de loi constitutionnelle dans le contexte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, celle-ci, si le pouvoir constituant l'approuve, continuera de s'imposer au législateur ordinaire appelé à fixer les mesures de police administrative pouvant être prises pendant l'état d'urgence. À cet égard, la conférence des premiers présidents des cours judiciaires, réunie le 1er février à la Cour de cassation, a constaté l'affaiblissement du rôle constitutionnel de l'autorité judiciaire en tant que gardienne de la liberté individuelle et a émis le voeu que le constituant la reconnaisse effectivement comme le garant de cette liberté dans toutes ses composantes, au-delà de la seule protection contre la détention arbitraire.

En 1958, deux textes s'appuient et s'éclairent réciproquement : la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, signée par le Général de Gaulle, qui encadre la rédaction de la nouvelle Constitution selon, notamment, le principe suivant : « L'autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d'assurer le respect des libertés essentielles telles qu'elles sont définies par le Préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l'homme à laquelle il se réfère » ; la Constitution du 4 octobre 1958, qui applique cette prescription en affirmant dès ses premiers mots sa conformité à la loi constitutionnelle du 3 juin, proclame à l'article 64 l'indépendance de la magistrature et, à l'article 66, fait de l'autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle.

L'étude des travaux préparatoires de l'été 1958 montre que l'attribution de la garde des libertés à l'autorité judiciaire par la loi du 3 juin 1958 n'est pas discutée. La rédaction tendant à inclure les juridictions administratives dans l'autorité judiciaire n'est pas retenue, et Michel Debré résume : « La magistrature de droit commun est celle dont la Constitution doit se préoccuper car c'est elle qui assure le règlement des litiges, en particulier et fondamentalement la procédure pénale ».

La garde de la liberté individuelle, au sens pluriel que lui donne la loi du 3 juin, est donc finalement confiée à l'ordre judiciaire seul. Le Général de Gaulle le confirme dans son discours de présentation du projet de Constitution, le 4 septembre, place de la République, indiquant qu'il a été fait en sorte que « l'autorité judiciaire soit assurée d'indépendance et puisse ainsi rester la garante des libertés de chacun ». Il traduit exactement le lien entre l'indépendance du juge et les libertés plurielles confiées à sa garde.

Pendant quarante ans, le Conseil constitutionnel n'a pas touché à cette architecture. Il a rattaché à la liberté individuelle celle d'aller et venir, l'intimité de la vie privée, l'inviolabilité du domicile et la liberté du mariage.

À partir de 1998, adoptant la démarche d'un arrêt précurseur du Conseil d'État de 1987, le Conseil constitutionnel tire conséquence du singulier dans l'expression « liberté individuelle », opérant une subtile distinction entre la protection contre la détention arbitraire, exclusivement rattachée à l'article 66 de la Constitution et au monopole de l'autorité judiciaire, et les autres composantes de la liberté individuelle, reliées à la seule Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et détachées du monopole judiciaire. Pourtant, précisément, la loi constitutionnelle du 3 juin reliait expressément la Déclaration des droits de l'homme à la compétence judiciaire.

Dans sa décision du 19 février 2016 relative aux perquisitions administratives, le Conseil constitutionnel énonce que ces mesures « n'ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire ». On constate le repli par rapport à l'intention du constituant de 1958. À l'occasion de l'adoption de la loi sur l'état d'urgence, cette interprétation a permis que les mesures de perquisitions de jour et de nuit, d'assignations à résidence et d'astreintes à domicile soient soumises au contrôle du seul juge administratif.

Au-delà de l'état d'urgence, on s'interroge sur la portée de la décision du 19 février dernier. Ne comporte-t-elle pas en germe la compétence du juge administratif pour autoriser une saisie non pénale, au cours d'une perquisition elle-même non subordonnée à autorisation judiciaire préalable ? Cela pourrait remettre en cause toute la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel, qui avait consacré la compétence judiciaire pour autoriser des saisies à la demande d'autorités administratives, en raison du caractère intrusif de ces mesures...

Mon propos n'est pas de critiquer l'ordre administratif en tant que défenseur des libertés. Ce débat existe, en raison du double rôle du juge administratif dans l'organisation de l'État, conseil et juge, et de la finalité de sa mission orientée vers la primauté de l'intérêt général. Ce n'est pas mon débat. Le Conseil d'État a risqué courageusement son existence en 1962 en rendant l'arrêt Canal...

M. René Vandierendonck. - Il est bienvenu de le dire !

M. Bertrand Louvel. - Néanmoins, je soutiens la reconstitution d'un bloc de compétence en matière de liberté individuelle, entre les mains du juge judiciaire.

La première raison tient à la cohérence constitutionnelle. La volonté du constituant de 1958 était parfaitement nette. L'indépendance du juge judiciaire lui est constitutionnellement reconnue pour assurer la garde des libertés. C'est cette fonction qui légitime son indépendance. Il n'est pas question à ce jour de limiter l'indépendance de l'autorité judiciaire, bien au contraire. Les projets constitutionnels vont dans le sens du renforcement de cette indépendance - je songe aux dispositions concernant le Conseil supérieur de la magistrature. Et c'est un mouvement général en Europe. Mais ne distancie-t-on pas l'autorité judiciaire de son assise, de sa spécificité, pour la rapprocher du profil d'une autorité administrative indépendante - ce que suggère la jurisprudence du Conseil d'État concernant le contrôle des actes du Conseil supérieur de la magistrature ?

Le système juridictionnel français a profondément évolué au regard de ce qu'envisageait le constituant de 1958. Le juge constitutionnel est devenu le défenseur en première ligne des droits fondamentaux garantis par la Constitution. C'est lui qui définit le contenu des droits fondamentaux et qui contrôle la conformité des lois à ce contenu, et la question prioritaire de constitutionnalité est venue consacrer sa légitimité dans ce domaine.

En ce qui concerne la protection juridictionnelle des droits individuels dans les affaires particulières, l'opportunité d'effectuer un choix clarificateur s'offre au pouvoir constituant à l'occasion de la réforme constitutionnelle en cours : soit ratifier l'évolution jurisprudentielle qui partage la garde de la liberté individuelle entre deux ordres juridictionnels, soit revenir aux sources de la Vème République.

La deuxième raison tient à la logique de l'état d'urgence. Le juge judiciaire est garant des libertés en période de paix civile. La période de crise justifie une législation spéciale afin que les services administratifs agissent plus rapidement dans leur lutte contre les menaces qui pèsent sur l'ordre public. Or, c'est précisément quand la vigilance du juge naturel des libertés doit être particulièrement en éveil que l'on s'affranchit de son contrôle ! Ne se produit-il pas ici une rupture de logique ? L'intervention du juge judiciaire dans le mécanisme de l'état d'urgence est juridiquement compatible avec les pouvoirs d'action d'office imposés par les circonstances. On comprend que la loi, conformément à la possibilité ouverte par l'article 66 de la Constitution, déroge au régime ordinaire de l'autorisation judiciaire a priori. Cela ne justifie pas pour autant que le contrôle du juge judiciaire sur cette action ne puisse s'exercer a posteriori avec toute sa vigilance. Le juge judiciaire en a la pratique, à travers les multiples techniques restrictives des libertés que comportent le droit pénal et la procédure pénale, mais aussi à travers le référé civil. Ce sont ce savoir-faire et cette expérience éprouvée dont il n'est pas logique de se priver au moment même où l'on en a le plus besoin.

La troisième raison de la constitution d'un bloc de compétence judiciaire en matière de libertés tient aux difficultés juridiques qui résulteront de la double compétence juridictionnelle, dans les hypothèses où la phase administrative des mesures de l'état d'urgence évoluera en phase judiciaire, en cas de mise en évidence d'un crime ou d'un délit commis ou en préparation.

Beaucoup de renseignements peuvent être traités dès l'origine sur un plan administratif ou judiciaire, grâce au champ large de certaines infractions, comme l'association de malfaiteurs ou l'apologie du terrorisme, mais le traitement judiciaire devient incontournable à partir d'un certain degré d'indices ou de soupçons. Nous sommes alors en présence d'une succession d'actes relevant de la police administrative et donc normalement du contrôle du juge administratif, puis de la police judiciaire, relevant du juge judiciaire. Ce dernier devient-il alors compétent pour apprécier la régularité de l'ensemble, y compris la phase administrative ? Peut-il utiliser dans la procédure judiciaire des éléments recueillis dans la phase administrative ? A-t-il compétence pour réparer les dommages causés au cours de la perquisition administrative ? Ou bien chaque juge dans chacun des deux ordres conserve-t-il sa compétence et son exclusivité au nom de la séparation des pouvoirs ? En l'état, la loi et la jurisprudence entretiennent sur le sujet un débat très complexe.

Comme de nombreuses situations sont susceptibles d'être concernées par cette problématique, la constitution d'un bloc de compétence, selon une technique législative désormais habituelle, résoudrait aisément la difficulté. Cela a été le cas pour la rétention des étrangers. Les difficultés pratiques considérables connues pendant des années ont été résolues par la désignation d'un juge unique. Pourquoi ne pas en décider ainsi pour l'état d'urgence ?

La quatrième raison, qui n'est pas la moindre, tient à la lisibilité, à la simplification du dispositif juridictionnel pour nos concitoyens. La justice est rendue au nom du peuple français. Son fonctionnement doit donc lui être accessible, intellectuellement aussi bien que matériellement. Nous répondons, juges et législateurs, de la clarté du droit et des procédures. La délibération des premiers présidents que j'évoquais a attiré l'attention sur la complexité de notre organisation juridictionnelle pour nos concitoyens. L'idée qu'il puisse y avoir dualité de juges pour intervenir dans le contrôle de perquisitions ou de saisies introduit dans l'opinion publique des interrogations légitimes, qu'un bloc de compétence dissiperait. Comment comprendre qu'il existe deux ordres juridictionnels distincts pour remplir la même fonction de protecteur des libertés, avec les mêmes garanties d'indépendance et d'impartialité ? Tout esprit rationnel est fondé à s'interroger. La confusion des genres et des rôles ne peut qu'interroger la permanence de ce système dualiste.

Je suis favorable à un retour à la logique institutionnelle d'origine de la Vème République et à ce que le concept de liberté individuelle de l'article 66 de la Constitution soit précisé, de façon à éclairer la compétence du juge qui sera appelé à intervenir pour l'application du nouvel article 36-1 relatif à l'état d'urgence.

M. Philippe Bas, président. - Le rôle de l'administration d'agir et de juger est enraciné dans notre tradition depuis la Révolution française. Il ne date pas de la Vème République. La décision d'un préfet est examinée par la juridiction administrative alors même qu'elle peut avoir un impact sur l'exercice des libertés.

Cette réflexion ne prive pas pour autant d'intérêt votre idée d'encourager à une évolution. Le Sénat se reconnaît une vocation d'institution protectrice des libertés individuelles. Nous avons toujours, et encore tout récemment, à l'occasion de la loi sur le renseignement ou de la prorogation de l'état d'urgence, veillé à préserver l'intervention du juge judiciaire, et même son monopole. Aller plus loin suscitera nécessairement le débat entre nous.

M. René Vandierendonck. - Je suis très sensible à votre présence ici et à la clarté, j'ose même dire la force tranquille, de votre exposé.

Sénateur depuis très peu de temps, j'ai un simple commentaire à formuler : si l'on parlait de défense nationale, tous les dignitaires du Sénat batailleraient en faveur d'un investissement pluriannuel qui la renforce. L'autorité judiciaire manque de capacité à mobiliser de tels investissements.

Ayons un objectif pragmatique et essayons de nous aligner sur le standard européen. La sécurisation du statut du parquet n'a jamais passé l'obstacle de la révision constitutionnelle. Étrange ! Il serait à mon sens prioritaire de régler cette question.

Je suis en revanche moins en accord avec vous quant à un retour à la plénitude de compétence du juge judiciaire sur les libertés individuelles.

M. Alain Richard. - Le propos du premier président de la Cour de cassation, public et ouvert à la mémoire, marquera. Il me paraît aller loin dans la remise en cause de notre ordre juridique. La loi de 1790 a consacré la séparation de l'administratif et du judiciaire. Monsieur le premier président, si l'on suit votre raisonnement, énoncé avec talent, il faudra fixer une autre limite... Vous ne dites pas laquelle.

Les fondements de votre prise de position sont fragiles. Vous présentez la rédaction de l'article 66 comme un accident, une inadvertance, en feignant de considérer que le pouvoir constituant était l'Assemblée nationale quand elle a voté la loi de délégation des pouvoirs constituants - dans l'ambiance que chacun a en mémoire... Les libertés individuelles sont certes mentionnées dans la loi d'habilitation, mais tirer de trois mots de cette loi une volonté du pouvoir constituant est fragile en droit. La rédaction de l'article 66, finalement au singulier - « la liberté individuelle » -, ne doit rien au hasard.

Vous englobez plusieurs concepts différents : la liberté individuelle, celle d'aller et venir et ses compléments ; les libertés publiques, consubstantielles à l'existence du juge administratif ; et la protection des droits - droit à un procès équitable par exemple.

Soulever à nouveau ce débat est judicieux. Le Conseil constitutionnel a dressé une limite entre les mesures privatives de liberté, compétence de l'autorité judiciaire, et les mesures restrictives de liberté, relevant des libertés publiques, donc du pouvoir de la police et de l'administration, sous le contrôle du juge administratif. Il ne s'agit pas d'une spécificité française. Cela se retrouve dans un grand nombre de pays d'Europe, et ailleurs.

Quelles sont les conséquences ultimes de votre raisonnement ? Quels actes doivent être soustraits du pouvoir du juge administratif ? Où se situerait la nouvelle limite ? Le raisonnement que vous défendez est extensible à tous les actes de police administrative.

M. Jacques Mézard. - Je ne tire pas de votre propos, monsieur le premier président, les mêmes conclusions que M. Richard. Je ne suis ni conseiller d'État, je n'ai jamais cherché à l'être, ni magistrat judiciaire. Votre exposé a le mérite de poser des questions fondamentales. Le Sénat, défenseur des libertés, est témoin d'évolutions législatives qui posent de plus en plus problème. Je l'ai évoqué lors de l'examen de la loi relative au renseignement.

Il existera toujours des débats sur l'interprétation de la Constitution de 1958. Mais la réalité est que, après la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, pratiquement rien n'a bougé pendant quarante ans. On peut donc penser que certaines interprétations récentes ne sont pas conformes à l'esprit initial des constituants.

Personne ne remet en cause la séparation des pouvoirs. Mais le législateur adopte des projets de loi gouvernementaux qui donnent au juge administratif le contrôle essentiel des libertés individuelles : cela pose un problème de fond. On constate en outre une complexification évidente, qui est une mauvaise chose. Il est temps de mettre fin à cette évolution ou, au moins, de ne pas persévérer dans cette voie. Les dispositions proposées par le Gouvernement devraient poser question à ceux qui, dans les années 2010, jugeaient scandaleuse une rétention de quatre heures... S'ils ont oublié leurs propos de l'époque, je me ferai un plaisir de les leur rappeler dans le débat public.

M. Jean-Yves Leconte. - L'énonciation de principes généraux était beaucoup plus simple en 1958, sans contrôle de constitutionnalité systématique. Maintenant, la promulgation de la loi ne signe pas la fin du contrôle de constitutionnalité. N'est-ce pas ce qui explique le glissement de l'interprétation du Conseil constitutionnel concernant l'article 66 ?

La rédaction actuelle de l'article 2 du projet de loi de révision constitutionnelle autorise-t-elle à considérer la déchéance de nationalité comme une peine complémentaire, et non comme une décision administrative ? Pose-t-elle des difficultés quant au respect des conventions et du droit européen ?

M. Michel Mercier. - Je mesure le péril à entrer dans cette discussion passionnante. Elle sera plus pertinente lors de la discussion du projet de loi réformant la procédure pénale.

Monsieur le premier président, vous avez rappelé le glorieux arrêt Canal du Conseil d'État. Vous auriez aussi pu citer le premier président Touffait, qui a admonesté et chassé du palais ceux qui n'avaient rien à y faire, pour garantir l'indépendance de la justice judiciaire. Actuellement, la distinction entre l'administratif et le judiciaire n'est pas aussi tranchée qu'on le dit. L'article 111-5 du code pénal autorise le juge pénal à se prononcer sur la légalité de mesures prises dans le cadre d'une opération administrative. Le juge judiciaire n'a pas défense absolue de se préoccuper de mesures administratives.

Le considérant de la dernière décision du Conseil constitutionnel relatif aux saisies montre une évolution. À nous de voir quelles garanties mettre en place pour que ces saisies soient légales.

Il restera deux ordres de juridiction, et tant mieux pour les libertés, si chacun joue son rôle. L'article 66, c'est l'habeas corpus. Je suis sensible à l'argumentation de notre collègue Alain Richard, mais il a fait attention à ne pas évoquer les travaux préparatoires, qui expliquent la volonté du constituant et montrent une interprétation de l'article 66 plus large qu'actuellement. C'est à nous, constituant, de fixer les règles, y compris dans la loi de procédure pénale. La liberté individuelle est déjà un champ assez large. Sans révolution, le Parlement doit parler et dire les choses. Les juges judiciaires prennent rarement la parole. Quand ils le font, on ne peut pas ne pas l'entendre. Au constituant de trancher. S'il laisse subsister le flou, il s'en remet au Conseil constitutionnel.

La rétention de quatre heures est-elle une mesure privative de liberté, une peine ou une mesure anodine ? Les temps changent et il est normal d'évoluer, mais les mesures doivent être qualifiées.

Monsieur le premier président, votre exposé était passionnant, mais vous n'avez rien proposé comme mesure précise à laquelle nous puissions répondre.

M. Jean-Pierre Sueur. - À Orléans, où j'habite, un attentat a été déjoué, deux personnes interpellées. Des autorités administratives, la presse, et d'autres, en ont conclu que l'état d'urgence était très utile. Or ces interpellations sont dues à une enquête longue et minutieuse du parquet anti-terroriste, qui n'a rien à voir avec l'état d'urgence. Je le dis pour répondre à ceux qui pensent que l'état d'urgence serait l'alpha et l'omega.

J'ai beaucoup d'intérêt intellectuel pour votre discours, mais une question reste posée : si vous souhaitez changer la répartition entre judiciaire et administratif, il faut dire où et comment situer la limite.

M. Philippe Bas, président. - Nos collègues délivrent leurs convictions argumentées, menant à une question sous-jacente : puisque vous prenez une position publique, de quelle manière suggérez-vous de redécouper les compétences ?

M. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation. - Une anecdote : un mot du projet de loi constitutionnelle de juin 1958 n'a pas franchi la barrière de la commission des lois de l'Assemblée nationale de l'époque, celui de « pouvoir » judiciaire. M. Teitgen s'y était opposé, dénonçant le risque de gouvernement des juges, qui se seraient saisis du contrôle de constitutionnalité. Avec le terme « autorité », les députés ont maintenu le rôle de gardien des libertés.

Quelle proposition faisons-nous ? Ma réponse est simple : ajouter trois « s » supplémentaires au deuxième alinéa de l'article 66 pour écrire « les libertés individuelles ». Vous rétabliriez l'esprit de 1958 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel pendant quarante ans, en restaurant la liberté individuelle dans toutes ses composantes : le droit de ne pas être détenu arbitrairement, le secret de la correspondance, l'inviolabilité du domicile et la liberté d'aller et de venir. Ce sont les libertés qu'un individu peut exercer seul, sans rapport à la société, à la différence des libertés collectives, exercées ensemble, liberté d'expression, de culte, de réunion ou de manifestation.

Je n'ai nullement demandé une remise en cause de la séparation des pouvoirs, mais la création d'un bloc de compétence au profit du juge le plus qualifié pour cela, comme pour le droit des étrangers.

M. Philippe Bas, président. - Merci de la clarté et de la fermeté de votre exposé stimulant.

La réunion est levée à 20 h 25

Mercredi 2 mars 2016

- Présidence de M. Philippe Bas, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30

Modernisation des règles applicables à l'élection présidentielle - Désignation des candidats pour faire partie de la commission mixte paritaire

MM. Philippe Bas, Christophe Béchu, Hugues Portelli, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Alain Anziani, Jean-Pierre Sueur et Mme Cécile Cukierman sont désignés en qualité de membres titulaires et M. Pierre-Yves Collombat, Mmes Jacky Deromedi, Catherine Di Folco, Sophie Joissains M. Jean-Yves Leconte, Mmes Catherine Tasca, Catherine Troendlé sont désignés en qualité de membres suppléants.

Information de l'administration par l'institution judiciaire et protection des mineurs - Désignation des candidats pour faire partie de la commission mixte paritaire

MM. Philippe Bas, François Zocchetto, Mmes Catherine Troendlé, Jacky Deromedi, M. Jacques Bigot, Mmes Catherine Tasca et Cécile Cukierman sont désignés en qualité de membres titulaires et MM. Pierre-Yves Collombat, Yves Détraigne, Christophe-André Frassa, Jean-Yves Leconte, Alain Marc, François Pillet et Jean-Pierre Sueur sont désignés en qualité de membres suppléants.

Déontologie, droits et obligations des fonctionnaires - Désignation des candidats pour faire partie de la commission mixte paritaire

MM. Philippe Bas, Alain Vasselle, Mmes Catherine Di Folco, Jacqueline Gourault, MM. René Vandierendonck, Alain Richard, Christian Favier sont désignés en qualité de membres titulaires et MM. François Bonhomme, Pierre-Yves Collombat, Michel Delebarre, Yves Détraigne, Christophe-André Frassa, Hugues Portelli, Simon Sutour sont désignés en qualité de membres suppléants.

Groupe de travail commun sur la question du préjudice écologique dans le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages - Désignation d'un membre

M. Philippe Bas, président. - Nous devons désigner un représentant de notre commission au sein du groupe de travail commun avec la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable sur la question du préjudice écologique dans le projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. M. Alain Anziani ayant été rapporteur de la proposition de loi visant à inscrire la notion de préjudice écologique dans le code civil, je vous propose de le désigner comme notre représentant.

Il en est ainsi décidé.

Organisme extraparlementaire - Désignation de candidats

La commission désigne M. Pierre Frogier pour siéger comme membre titulaire et M. Thani Mohamed Soilihi pour siéger comme membre suppléant au sein du Conseil national de la mer et des littoraux.

Prévention et lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs - Examen des amendements au texte de la commission mixte paritaire

La commission examine les amendements sur le texte de la commission mixte paritaire n° 382 (2015-2016) relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs.

M. François Bonhomme, rapporteur. - Les trois amendements déposés par le Gouvernement sont de coordination ou de cohérence. J'émets donc un avis favorable.

Article 6 bis

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 3.

Article 6 ter

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 2 rectifié.

Article 15

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 1.

La commission donne les avis suivants sur les amendements de séance :

Auteur

Avis de la commission

Article 6 bis
Obligation pour les personnes voyageant en fraude de pouvoir justifier de leur identité et possibilité pour les entreprises de transport routier, ferroviaire ou guidé de subordonner le voyage de leurs passagers à la détention d'un titre de transport nominatif

Le Gouvernement

3

Favorable

Article 6 ter
Conventions entre le représentant de l'État dans le département et les autorités organisatrices de transports collectifs terrestres et leurs exploitants

Le Gouvernement

2 rect.

Favorable

Article 15
Application outre-mer des dispositions modifiées du code de la sécurité intérieure

Le Gouvernement

1

Favorable

Permettre le maintien des communes associées en cas de création d'une commune nouvelle - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. François Grosdidier et le texte qu'elle propose pour la proposition de loi n° 181 (2015-2016) présentée par M. Bruno Sido et plusieurs de ses collègues, tendant à permettre le maintien des communes associées en cas de création d'une commune nouvelle.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Cette proposition de loi, déposée par M. Bruno Sido, comble un vide. Il s'agit du maintien des communes associées résultant des fusions opérées selon la loi Marcellin au sein des communes nouvelles instituées par une loi du 16 décembre 2010 pour réformer le régime des fusions des communes : si l'on prévoit un statut de communes déléguées pour les communes qui fusionnent, rien n'est prévu pour les anciennes communes associées, obligées de se fondre dans la commune déléguée reprenant le nom et les limites de l'ancienne « commune Marcellin » au sein de la commune nouvelle. S'agissant souvent de communes très éparpillées, sur des territoires vastes et parfois accidentés, il est paradoxal de les priver d'un mode d'organisation dont elles bénéficient depuis des décennies - et que l'on met en place pour d'autres dans le cadre des communes nouvelles !

Le droit actuel permet le maintien de ces communes associées type Marcellin, qui ne sont plus des sections électorales, supprimées en 2013 dans les communes de moins de 20 000 habitants. Elles conservent un maire délégué, une mairie annexe et une section du centre communal d'action sociale (CCAS). Cela se rapproche des communes déléguées de la commune nouvelle... Ces communes devraient pouvoir choisir d'entrer dans la commune nouvelle avec autant de communes déléguées qu'elles comptaient de communes associées. C'est le bon sens ! Pourquoi ne pourraient-elles pas retrouver leur organisation au sein de la commune nouvelle ? C'est un frein à la création de celles-ci.

M. Alain Richard. - Les communes associées ont quasiment disparu. Dans le système hérité de la loi de 1971, elles constituaient une section électorale puisqu'on y élisait des conseillers municipaux. La loi de 2013, en raison des règles de désignation des conseillers communautaires, a éliminé les communes associées, dont il ne reste plus que quelques-unes. Qu'elles puissent devenir des communes déléguées au sein de la commune nouvelle est de bon sens.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Mais sans section électorale.

M. Alain Richard. - L'intitulé de la proposition de loi est un peu trompeur : il ne s'agit pas de maintien des anciennes communes associées mais d'une mutation en commune déléguée.

M. Pierre-Yves Collombat. - Ce texte m'a d'abord paru étrange, mais vos explications me rassurent. Les communes nouvelles ont été introduites dans un grand élan vers la fusion. Pourquoi alors garder les spécificités de chacun ? Cela aurait été vouloir le beurre et l'argent du beurre ! Mais préserver le régime historique de certaines communes, c'est de bon sens. Le titre est trompeur, en effet.

M. Michel Mercier. - Ce texte pose tout de même quelques problèmes de détail en matière électorale : les communes déléguées issues des communes associées n'auront pas d'élus pendant la période transitoire.

M. Jean-Pierre Sueur. - C'est juste.

M. Michel Mercier. - Comment répartir la totalité des élus municipaux entre l'ancienne commune principale et les anciennes communes déléguées ?

M. Philippe Bas, président. - C'est impossible : il n'y a plus de sections électorales au sein des communes associées. Les maires délégués sont désignés par le conseil municipal de la commune fusionnée.

M. René Vandierendonck. - Jean-Jacques Hyest a fait encore récemment l'éloge de la souplesse et de la différenciation territoriale. Sous les importantes réserves soulevées par mes collègues, je ne suis pas fermé à cette proposition - en tenant pour acquis qu'il ne s'agit nullement de se créer une réserve de voix pour les élections sénatoriales !

M. Jean-Pierre Sueur. - Je comprends l'utilité de ce texte. Les communes associées n'ayant pas de section électorale, leurs élus sont ceux de la commune-centre, dont le conseil municipal désigne les maires délégués. Selon l'exposé des motifs, la Direction générale des collectivités locales (DGCL) et l'Association des maires de France (AMF) ont une divergence d'appréciation.

Il est surprenant sur un autre sujet, que l'AMF, après nous avoir demandé avec insistance de changer la loi pour créer une disposition nouvelle, ce que les deux chambres ont fait de manière unanime, réclame le détricotage de cette mesure...

Mme Jacqueline Gourault. - En effet !

M. Alain Richard. - Ce ne sont pas nous qui ferions des choses pareilles...

M. François Grosdidier, rapporteur. - Il ne s'agit pas de détricoter la loi sur les communes nouvelles mais d'y apporter des précisions oubliées au moment de son élaboration. En ce qui concerne les élections sénatoriales, il y un vide juridique, que comble mon amendement COM-4 rectifié. La question de la représentation des anciennes communes associées au sein du conseil municipal ne se pose pas : leurs élus sont dans le conseil municipal de la commune Marcellin, qui a vocation à s'agglomérer aux autres élus dans le conseil municipal de la commune nouvelle. Nous pourrions compléter le titre de la proposition de loi, en effet, pour parler du maintien des communes associées « , sous forme de communes déléguées, ».

M. Philippe Bas, président. - Adopté !

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article unique

L'amendement COM-1 de précision est adopté.

M. François Grosdidier, rapporteur. - L'amendement COM-2 applique aux fusions-association régies par la loi Marcellin les modalités prévues en cas d'extension de la commune nouvelle à une ou plusieurs autres communes. Il peut y avoir dès l'année prochaine des volontés d'élargissement des communes nouvelles à des communes Marcellin.

L'amendement COM-2 est adopté.

M. François Grosdidier, rapporteur. - L'amendement COM-3 étend la qualité de maire délégué de droit jusqu'au premier renouvellement suivant la création de la commune nouvelle aux maires délégués des anciennes communes associées en cas d'extension de la commune nouvelle.

L'amendement COM-3 est adopté.

Article additionnel après l'article unique

M. François Grosdidier, rapporteur. - L'amendement COM-4 rectifié répond aux difficultés résultant de la composition du conseil municipal de la commune nouvelle durant la période transitoire pour la détermination du nombre de délégués sénatoriaux. Jusqu'au premier renouvellement du conseil municipal, celui-ci est composé de l'ensemble des conseillers municipaux des anciennes communes, si les conseils municipaux des communes concernées le décident par délibérations concordantes avant la création de la commune nouvelle. À défaut, le conseil comprend les maires, les adjoints et des conseillers municipaux des anciennes communes proportionnellement à leurs populations respectives, dans la limite de 69 membres, sauf si la désignation des maires et adjoints des anciennes communes rend nécessaire l'attribution de sièges supplémentaires. Durant la seconde étape, le conseil municipal comporte un nombre de membres égal à celui prévu pour une commune appartenant à la strate démographique immédiatement supérieure.

En l'état actuel du droit, la loi ne permet pas de déterminer le nombre correspondant de délégués sénatoriaux. Dans les communes de moins de 9 000 habitants, il est fonction de l'effectif du conseil municipal. À partir de 9 000 habitants, tous les conseillers municipaux sont délégués de droit. Cela crée des situations insolubles. Ainsi, à Condé-en-Normandie, le conseil municipal compte 84 membres pour 7 505 habitants !

M. Philippe Bas, président. - En effet, pour la désignation des grands électeurs, le tableau classe les communes par nombre de conseillers municipaux jusqu'à 9 000 habitants. Or il peut y en avoir beaucoup pendant la période transitoire. Cela pourrait faire exploser le nombre de délégués dans les communes rurales... Le rapporteur propose de se référer au tableau tout en fixant des plafonds. Quoi qu'il arrive, nous devons adopter ce texte avant les prochaines élections sénatoriales.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Le nombre de délégués serait celui correspondant à la strate égale ou immédiatement supérieure durant la première étape, pour tenir compte de la représentation territoriale élargie : ainsi, un conseil municipal de dix-sept ou dix-huit membres aurait droit à cinq délégués. Au-delà de 9 000 habitants, tous les membres du conseil municipal sont délégués. À partir de trente conseillers municipaux aussi. Nous fixons toutefois un plafond, à savoir le nombre d'électeurs sénatoriaux dont disposaient, au total, les communes fusionnées avant la création de la commune nouvelle. Tout cela ne vaut que pour la période transitoire : ensuite, le droit commun s'appliquera.

M. Philippe Bas, président. - Le nombre de délégués ne pourra toutefois pas être inférieur à celui auquel aurait droit une commune comptant la même population.

M. François Grosdidier, rapporteur. - C'est la rédaction de l'amendement COM-4 rectifié.

M. Pierre-Yves Collombat. - Si l'on n'a ni plus, ni moins, c'est qu'on a autant ! Pourquoi ne pas se fonder uniquement sur la population de la commune, nouvelle ou non, pour déterminer le nombre de délégués sénatoriaux ? Le nombre de conseillers municipaux dépend bien de la population ! Pourquoi se faire des noeuds au cerveau ?

M. Michel Mercier. - Je ne suis pas sûr que le simple fait qu'une commune soit nouvelle justifie une entorse à la règle de l'égalité. Certes, jusqu'à 9 000 habitants, le critère est le nombre de conseillers municipaux. Mais nous en prenons un autre - ni le nombre de conseillers municipaux, ni le nombre d'habitants ! Tout cela pour à peine quelques électeurs sénatoriaux supplémentaires... Je crains que la passion des QPC ne trouve à s'exercer.

M. Philippe Bas, président. - Les règles transitoires s'appliquant aux communes nouvelles ont été imaginées pour inciter au regroupement. La perte des grands électeurs pour les communes rurales peut être atténuée, dans un premier temps.

M. Pierre-Yves Collombat. - Il faut savoir ce que l'on veut !

M. Philippe Bas, président. - Il s'agit de mesures transitoires.

M. Jean-Pierre Sueur. - L'exposé des motifs indique que, lorsque le conseil municipal d'une commune de moins de 9 000 habitants comprend au moins trente membres, ils sont tous délégués de droit. Or on peut avoir 8000 habitants et 80 conseillers municipaux !

M. François Grosdidier, rapporteur. - Ce risque a été pris en compte par mon amendement : le nombre de délégués sénatoriaux ne peut en aucun cas dépasser ce qu'il était avant la fusion.

M. Jean-Pierre Sueur. - Je suis tenté de suivre M. Collombat : nous pourrions calculer le nombre de délégués sénatoriaux en référence au nombre de conseillers municipaux qu'aurait une commune de même population que la commune nouvelle.

M. François Grosdidier, rapporteur. - En passant à la strate supérieure.

M. Jean-Pierre Sueur. - Cette prime pourrait être un nid à QPC.

M. Alain Richard. - Il y a bien un risque d'inconstitutionnalité au regard de l'égalité devant le suffrage. Il s'agit toutefois d'une mesure d'atténuation, à caractère transitoire. Si ces communes ne formaient pas une commune nouvelle, leur nombre de délégués serait plus important.

M. Pierre-Yves Collombat. - Elles y gagnent déjà financièrement !

M. Jean-Pierre Sueur. - Un délégué sénatorial, cela n'a pas de prix !

M. Alain Richard. - S'agissant d'une mesure limitée dans la durée, il me semble, vu le précédent de la décision Salbris, que le Conseil constitutionnel se montrerait compréhensif.

En revanche, au-delà de 9 000 habitants, l'effet de prime serait plus prononcé, et pourrait aboutir à des dizaines de délégués supplémentaires. Ne serait-il pas plus sage de retenir le principe de la strate supérieure ?

M. François Grosdidier, rapporteur. - Le nombre antérieur de délégués sénatoriaux ne peut être dépassé, ce qui limite l'effet du bonus.

M. Alain Richard. - Dans ce cas, d'accord.

M. François Grosdidier, rapporteur. - C'est un garde-fou. Le principe d'égalité devant le suffrage n'est pas un principe de stricte proportionnalité. Les communes nouvelles étant plus vastes, leur représentation territoriale est moins strictement liée à la population. Après le premier renouvellement et jusqu'au suivant, elles auront droit à un nombre de délégués correspondant à la strate immédiatement supérieure en termes d'effectifs de leur conseil municipal. Pour toute la période transitoire, nous pouvons retenir le même critère, ce qui facilitera la navette.

M. Michel Mercier. - Pourquoi ne pas fixer, pour la première période, un nombre égal à la somme du nombre de délégués de chacune des communes constitutives ?

M. François Grosdidier, rapporteur. - Cela peut être moins !

M. Michel Mercier. - La perspective de perdre du poids électoral peut dissuader une commune d'entrer dans une commune nouvelle.

M. Philippe Bas, président. - Cela amplifiera le problème constitutionnel.

M. Jean-Pierre Sueur. - Une commune nouvelle est une commune au sens plein. Je comprends l'alignement sur la strate supérieure, mais pourquoi ne pas fixer le nombre de délégués selon les mêmes règles que pour une commune ordinaire de même taille ?

M. François Grosdidier, rapporteur. - Il y a un vide juridique entre 29 conseillers municipaux et 9 000 habitants durant la première étape.

M. Jean-Pierre Sueur. - Qu'il y ait moins de 9 000 habitants ou plus, nous devons nous caler sur la population pour déterminer le nombre de délégués sénatoriaux : une commune de 7000 habitants a droit à 29 conseillers municipaux, donc 15 délégués.

M. Pierre-Yves Collombat. - Voilà !

M. Philippe Bas, président. - Ce serait plus simple mais pas forcément plus juste...

M. Pierre-Yves Collombat. - Pourquoi le fait de passer en commune nouvelle donnerait-t-il des avantages ? Il y a déjà des avantages financiers. Simplifions ! Le nombre d'habitants est un critère suffisant.

M. René Vandierendonck. - Nous avons des chances de faire passer un texte. Aussi, pour la période transitoire, devrions-nous arrêter d'entrée de jeu le système à venir, pour ne pas laisser de vide.

M. Jean-Pierre Sueur. - Une commune nouvelle de 10 000 habitants peut avoir une centaine de conseillers municipaux. Dans tous les cas, nous devons retenir comme critère la population de la commune.

M. Pierre-Yves Collombat. - Bien sûr !

M. Michel Mercier. - Nous avons constitué dans mon département l'une des premières communes nouvelles. Au départ, elle comptait 59 conseillers municipaux ; après le renouvellement, ils sont 29. Au total, il y a trois délégués sénatoriaux de moins que si chaque commune était restée indépendante. Ce n'est pas une catastrophe, car nous avons plutôt du mal à trouver des grands électeurs prêts à se rendre à Lyon un dimanche en pleine période de vendanges ou de chasse !

M. François Grosdidier, rapporteur. - Je vous propose d'adopter mon amendement, quitte à le retravailler avant la séance, car la solution proposée par M. Sueur ne comble pas le vide juridique ouvert entre le seuil de 29 conseillers municipaux et celui de 9 000 habitants. Il faudrait pouvoir prolonger le tableau. Nous devons travailler la question pour aboutir à une solution qui couvre toutes les hypothèses.

L'amendement COM-4 rectifié est adopté et devient un article additionnel. L'amendement COM-5 rectifié devient sans objet.

L'amendement COM-6 est adopté. L'intitulé de la proposition de loi est ainsi modifié.

La commission adopte la proposition de loi dans la rédaction issue de ses travaux.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. GROSDIDIER, rapporteur

1

Précision rédactionnelle

Adopté

M. GROSDIDIER, rapporteur

2

Maintien des communes associées en cas d'extension de la commune nouvelle.
Suppression possible des communes déléguées
en résultant

Adopté

M. GROSDIDIER, rapporteur

3

Extension transitoire de la qualité de maire délégué de droit

Adopté

Articles additionnels après l'article unique

M. GROSDIDIER, rapporteur

4

Modalités de détermination des délégués sénatoriaux durant la période transitoire

Adopté

Mme N. GOULET

5

Attribution d'un délégué sénatorial à chaque commune déléguée en 2017 et 2020

Rejeté

Intitulé de la proposition de loi

M. GROSDIDIER, rapporteur

6

Précision rédactionnelle

Adopté

Augmenter de deux candidats remplaçants la liste des candidats au conseil municipal - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine le rapport de M. François Grosdidier et le texte qu'elle propose pour la proposition de loi n° 591 (2014-2015) présentée par M. Jean-Noël Cardoux et plusieurs de ses collègues, visant à augmenter de deux candidats remplaçants la liste des candidats au conseil municipal.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Nous avons fait passer le seuil des élections municipales au scrutin de liste à la représentation proportionnelle de 3 500 à 1 000 habitants. Aux dernières élections de mars 2014, une seule liste de candidats a été recensée dans 7,75 % des communes de plus de 3 500 habitants et dans 41 % des communes appartenant à la strate démographique comprise entre 1 000 et 3 500 habitants, c'est-à-dire les communes auparavant soumises au scrutin majoritaire. Dans ces dernières communes, tous les membres de la liste unique sont élus, ce qui prive de réserves de conseillers pour remplacer un membre démissionnaire ou décédé. Or pour fonctionner, un conseil municipal doit compter les deux tiers de ses effectifs ; pour élire son maire, il doit être au complet. S'il manque un conseiller municipal dans une commune de plus de 1 000 habitants pour procéder à l'élection du maire, il faut organiser une nouvelle élection générale. Personne ne comprend cette dépense supplémentaire, puisque c'est la même liste qui se présente à la différence d'un nom ou deux, alors que pour d'autres élections au scrutin de liste à la représentation proportionnelle - élections régionales ou désignation de conseillers communautaires, etc. - le législateur a prévu des suppléants. C'est pourquoi cette proposition de loi de M. Cardoux propose d'augmenter de deux noms les listes de candidats du conseil municipal, qui ne siègeraient qu'en cas de décès du maire. M. Cardoux a déposé un amendement pour élargir le recours aux deux conseillers municipaux suppléants en cas de décès d'un conseiller municipal ou après démission liée à une incompatibilité sur la base du cumul des mandats. Je préfèrerais que cette faculté soit élargie à l'ensemble des vacances d'un siège au conseil municipal : les causes peuvent en être nombreuses. Pour autant, inutile de prévoir davantage de suppléants, car cela accroitra la difficulté à monter les listes.

M. Philippe Bas, président. - Votre amendement COM-1 prévoit que la liste comporte un nombre de noms égal au nombre de sièges à pourvoir, augmenté de deux. L'amendement COM-2 de M. Cardoux prévoit que le conseil municipal n'est pas entièrement réélu à la suite d'un décès ou d'une démission d'un conseiller municipal résultant de l'application de la loi organique du 14 février 2014. Je comprends que votre avis sur ce dernier amendement est défavorable.

Les démissions peuvent avoir des causes diverses : déménagement, mutation professionnelle, mésentente.... Qu'elles obligent à réélire tout le conseil municipal est très lourd. Dans de nombreuses communes, tous les membres de la liste étant élus, il n'y a pas de réserve disponible pour nommer des suppléants.

M. Alain Richard. - Cette proposition de loi est justifiée. L'unicité de la liste peut aussi résulter d'un accident de dépôt de liste. Mais pourquoi limiter les recours aux suppléants ? La loi organique ne limite les cas de remplacement que pour les suppléants des députés ou sénateurs élus au scrutin majoritaire, en excluant la démission. Pour une élection au scrutin de liste, il n'y a pas de sélection des cas de succession, quel que soit le motif de la vacance - ce qui laisse aussi place à des manoeuvres.

M. François Pillet. - Cette proposition de loi a un objectif bien particulier : régler les problèmes posés par les décès. Or l'amendement COM-2 limite à deux cas, qui ne dépendent pas d'une arrière-pensée, la possibilité de faire monter un suppléant : le décès et l'application de la loi organique de 2014. Il me parait plus conforme à l'esprit de la proposition de loi. Aller plus loin interdirait d'organiser une élection générale dans les cas où la démission résulte d'une crise démocratique, par exemple si le maire est mis en minorité.

M. Alain Marc. - Je suis d'accord avec le rapporteur, pour avoir vécu la situation dans mon département. Les élections où une seule liste se présente posent un problème d'expression démocratique. Notre commission des lois s'honorerait à proposer que l'on autorise le dépôt de listes incomplètes. Avoir abaissé le seuil du scrutin de liste à la représentation proportionnelle à 1 000 habitants a augmenté le nombre de communes où une seule liste est présente aux élections municipales.

M. Philippe Bas, président. - Je n'ai pas voté ce changement de seuil, car dans les communes rurales, la démocratie consiste à pouvoir choisir des noms : c'est le système du panachage.

M. Pierre-Yves Collombat. - Du tir aux pigeons !

M. Philippe Bas, président. - La démocratie n'y est pas épuisée par le dialogue entre gauche et droite. L'abaissement du seuil a représenté une régression démocratique. Il vous appartient d'élaborer une telle proposition de loi, monsieur Marc : nul doute qu'elle rencontrerait un large écho.

Mme Jacqueline Gourault. - Le problème se pose en cas de décès du maire. Il y a d'autres cas : dans mon département, des conseillers municipaux ont démissionné massivement pour manifester leur désaccord avec le maire. Je soutiens l'amendement COM-2.

M. André Reichardt. - J'ai cosigné cet amendement ainsi que la proposition de loi, mais après avoir entendu les arguments juridiques de M. Richard, je me rallie à l'amendement COM-1, par souci de cohérence.

M. Philippe Bas, président. - Nous avons donc trois solutions : faire appel aux suppléants uniquement en cas de décès du maire, c'est l'objet de la proposition de loi initiale ; pour combler toute vacance de siège, comme le propose le rapporteur ou, comme le propose l'amendement COM-2, uniquement en cas de décès ou de démission résultant de l'application de la loi organique de 2014.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Mon amendement est antérieur à l'amendement COM-2. Un conseil municipal doit compter les deux tiers de ses membres pour fonctionner. En cas de crise, si le maire est devenu minoritaire, deux suppléants ne suffiraient pas à renverser la tendance. D'autant qu'il est plus difficile pour les opposants internes à la majorité d'obtenir la défection d'un tiers du conseil lorsque l'opposition siège.

M. Alain Vasselle. - On voit la gymnastique législative où conduit l'abaissement du seuil du scrutin de liste à la représentation proportionnelle ! Pour réélire un maire, le conseil municipal doit être au complet. Si un élu décède, pourquoi ne pas organiser une élection partielle ? Prévoir des suppléants à tout hasard, c'est une usine à gaz !

M. Philippe Bas, président. - Il est vrai que dans une petite commune, il n'est pas toujours facile de trouver deux personnes supplémentaires.

M. Jean-Pierre Sueur. - Ce texte résulte du décès de Mme Nicole Pinsard, maire de Boulay-les-Barres : il a fallu organiser une élection générale, qui a abouti à la reconduction de tous les conseillers municipaux, ce qui a paru étrange aux électeurs. De même, à Bazoches-sur-le-Betz, le maire a contre lui l'ensemble des conseillers municipaux, mais refuse de démissionner. La situation peut durer longtemps...

M. Pierre-Yves Collombat. - Un classique !

M. Jean-Pierre Sueur. - Cette proposition de loi est assez simple. Adoptons les propositions de notre rapporteur.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article unique

L'amendement COM-1 est adopté. L'amendement COM-2 devient sans objet.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article unique

M. GROSDIDIER, rapporteur

1

Élargissement du recours aux conseillers municipaux suppléants à l'ensemble des vacances d'un siège au conseil municipal

Adopté

M. CARDOUX

2

Limitation du recours aux conseillers municipaux suppléants en cas de décès d'un conseiller municipal et de cumul des mandats

Rejeté

Vente à distance de biens - Nomination d'un rapporteur et examen du rapport

Mme Jacky Deromedi est nommée rapporteur de la proposition de résolution européenne n° 413 (2015-2016) présentée par Mme Colette Mélot et M. André Gattolin, au nom de la commission des affaires européennes, portant avis motivé en application de l'article 73 octies du Règlement, sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive COM (215) 634 final concernant certains aspects des contrats de fourniture numérique, et de la proposition de directive COM (2015) 635 final concernant certains aspects des contrats de ventes en ligne et de toute autre vente à distance de biens.

Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Le 18 février dernier, la commission des affaires européennes a adopté, à l'initiative de Colette Mélot et André Gattolin, une proposition de résolution portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive concernant certains aspects des contrats de fourniture numérique et de la proposition de directive concernant certains aspects des contrats de ventes en ligne et de toute autre vente à distance de biens.

Dans le cadre de la procédure instaurée par les traités européens, qui fixe un délai de huit semaines pour l'examen des questions de subsidiarité par les parlements nationaux, l'article 88-6 de la Constitution prévoit que chaque assemblée peut émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen au principe de subsidiarité. C'est une avancée du traité de Lisbonne, permettant de mieux associer les parlements nationaux au processus législatif européen, sans médiation de l'exécutif. L'article 73 octies de notre règlement prévoit que les propositions de résolution portant avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte législatif européen sont d'abord examinées par la commission des affaires européennes ; si celle-ci adopte une proposition, elle est ensuite transmise à la commission compétente au fond - en l'espèce, la commission des lois, saisie au titre de sa compétence sur le droit général de la consommation, qui dérive du droit des contrats. Celle-ci statue en concluant soit au rejet, soit à l'adoption de la proposition. La résolution est considérée comme adoptée par la commission au fond si celle-ci ne statue pas.

Pourquoi est-il proposé à notre commission de statuer expressément sur cette proposition de résolution ? Il s'agit d'approuver avec force la position émise par la commission des affaires européennes, sur une difficulté récurrente constatée en matière de protection des consommateurs, domaine imprégné par le droit européen et exigeant la transposition de nombreuses directives au nom du marché unique.

Les deux propositions de directive concernées s'inscrivent dans la stratégie numérique de la Commission européenne et portent notamment sur les contrats de vente à distance et de vente en ligne entre consommateurs et professionnels, avec l'objectif de développer les achats en ligne dans le cadre du marché européen et de tirer davantage profit de la forte croissance du commerce électronique.

Comme la Commission européenne considère que la juxtaposition des législations nationales en matière de consommation constitue un frein au commerce transfrontalier et un surcoût dans les transactions, elle propose régulièrement des directives dites d'harmonisation maximale ou complète, en vue de créer un cadre juridique uniforme sur certains aspects des règles encadrant l'achat de biens et services par des consommateurs dans l'Union européenne, qu'il s'agisse ou non de vente à distance. Le législateur national ne peut alors pas s'écarter de la directive lors de la transposition pour mettre en place des dispositions plus protectrices pour les consommateurs, mais aussi pour conserver celles qui existent déjà. Rapporteur pour avis des projets de loi de 2011 puis de 2014 relatifs à la consommation, Nicole Bonnefoy avait déjà nettement souligné cette difficulté, qui impose de démanteler certains aspects de la protection des consommateurs offerte par le droit français.

Selon le constat de la commission des affaires européennes, les deux directives proposées offrent globalement un niveau satisfaisant de protection pour les consommateurs européens et même certaines avancées par rapport au droit français, par exemple en matière de charge de la preuve, de responsabilité, de dédommagement ou encore de résiliation du contrat en cas de défaut de conformité de la chose vendue. Pour autant, nos collègues ont estimé que ces deux textes étaient contraires au principe de subsidiarité, en raison de la combinaison du principe d'harmonisation maximale et de reculs par rapport au droit français de la consommation.

En principe, une directive fixe un socle commun, sans préjudice pour les États membres d'aller plus loin, en offrant ou en conservant une protection plus grande pour les consommateurs. En l'espèce, les directives ne garantissent pas un niveau de protection des consommateurs équivalent à celui des États membres les plus avancés en la matière, dont la France fait partie, mais un niveau médian, qui imposerait à certains États de diminuer le niveau de protection de leur législation.

Concernant la France, la garantie en cas d'éviction - c'est-à-dire en cas de trouble de jouissance de la chose vendue, du fait du vendeur ou d'un tiers - et la garantie contre les défauts de la chose vendue, aussi appelée garantie des vices cachés, toutes deux prévues par le code civil, devraient être supprimées de notre législation, abaissant de fait la protection des consommateurs français.

Seize parlements nationaux ont adopté ou devraient adopter prochainement des avis motivés en matière de subsidiarité sur ces deux propositions de directive, pour le même motif. Même si le nombre d'avis motivés n'atteindra pas le seuil, dit du « carton jaune », de dix-neuf avis motivés, qui imposerait à la Commission européenne de reprendre son texte, ces avis motivés ne pourront pas être ignorés. L'Union européenne ne saurait être synonyme de moindre protection pour les consommateurs français.

Dans ces conditions, je vous propose d'approuver la proposition de résolution.

M. Philippe Bas, président. - Merci pour ce rapport, très précis. Il convient de donner une force politique aussi importante que possible à cette résolution qui touche un sujet sensible.

M. Alain Vasselle. - Je partage d'autant plus ces conclusions qu'en tant que membre de la commission des affaires européennes, j'ai approuvé la proposition de résolution.

Vous estimez improbable que soit atteint le seuil du tiers des voix des parlements nationaux, soit dix-neuf. Combien en manque-t-il, et quels pays pourrions-nous sensibiliser ? Nous nous affranchissons trop souvent à mon goût du principe fondamental de subsidiarité, que ce soit au niveau européen ou au niveau local, quand les petites collectivités se retrouvent obligées de se soumettre aux décisions prises au niveau intercommunal...

M. Jacques Bigot. - Depuis 1993, la consommation transfrontalière s'est développée sur le territoire de l'Union, et la vente en ligne lui a donné un nouvel essor. La protection du consommateur étant plus forte en France, il convient de rappeler le principe de subsidiarité. Si les règles relatives à la vente à distance étaient assouplies, la vente en magasin s'en trouverait fragilisée. L'information du consommateur, dans un monde dont la complexité augmente, est capitale ; nos règles de protection, notamment celles qui touchent aux vices cachés, sont trop souvent méconnues. Une harmonisation au niveau européen et la définition de règles communes s'imposent.

Mme Jacky Deromedi, rapporteur. - Il ne manque que trois parlements nationaux, mais le délai étant de huit semaines, le seuil des dix-neuf ne sera pas atteint. Il est en effet opportun de définir à l'échelle européenne un socle commun suffisant en matière de protection du consommateur.

La commission adopte la proposition de résolution européenne.

Droit des obligations - Projet d'ordonnance - Nomination de rapporteur

M. François Pillet. - Une ordonnance réformant le droit des obligations doit entrer en application en octobre 2016, marquant l'aboutissement d'une réflexion conduite par la chancellerie depuis plusieurs années. Je suis surpris que le Parlement n'ait pas été consulté sur cette réforme, qui modifie tout un pan du code civil, d'autant que Mme Taubira, alors garde des sceaux, s'était engagée à recueillir l'avis du Sénat et de l'Assemblée nationale, de sorte que nous puissions au besoin modifier les propositions du Gouvernement.

M. Jean-Pierre Sueur. - La modification par ordonnance de ces textes avait fait l'objet d'un long débat en séance publique et, si ma mémoire et bonne, une commission mixte paritaire avait échoué sur ce point. Il est également exact que la garde des sceaux s'était engagée à ce qu'il y ait un débat au Parlement sur la ratification de l'ordonnance. Il y a d'autres exemples : l'ordonnance sur les marchés publics, sur laquelle notre collègue Reichardt a beaucoup travaillé, celle sur le bénévolat... On a l'impression que le Gouvernement considère la question comme réglée dès que le projet de loi de ratification est déposé sur le bureau de l'une des deux assemblées. C'est un problème.

M. François Zocchetto. - Je remercie François Pillet d'intervenir assez en amont pour éviter l'habituel choeur des lamentations une fois l'ordonnance publiée. La garde des sceaux avait pris un engagement à notre égard. Il faudrait que nous puissions débattre de cette question qui a des implications pour la vie quotidienne des Français.

M. Alain Richard. - La Constitution, dans son article 38, autorise le Parlement à confier au Gouvernement le soin de légiférer par ordonnances ; il peut se prononcer ultérieurement sur leur ratification, pour leur conférer définitivement qualité législative. En dépit des réticences traditionnelles du Parlement vis-à-vis de cette procédure, je n'ai pas encore vu de proposition de réforme constitutionnelle pour l'abolir... En revanche, rien n'interdit un dialogue de bonne foi entre le ministre chargé de la rédaction de l'ordonnance et la commission compétente. Je ne suis pas opposé aux débats sur la ratification des ordonnances, mais la gestion du temps parlementaire ne permet pas que tous les textes issus d'une loi d'habilitation soient discutés ! Plutôt qu'une discussion sur un projet de loi de ratification, qui se résume à une suite d'errata, la bonne méthode est une concertation préalable, avant la transmission des projets d'ordonnance au Conseil d'État. Transmettons une demande en ce sens au ministère de la justice.

M. Philippe Bas, président. - L'ordonnance a déjà été publiée au Journal officiel.

M. André Reichardt. - Je regrette que le Parlement n'ait pas été consulté au préalable, comme le Gouvernement s'y était pourtant engagé. À la suite de notre travail sur le projet d'ordonnance sur les marchés publics - concrétisation d'un engagement de M. Mandon -, nous avons obtenu satisfaction sur la quasi-totalité de nos propositions, et la ratification des ordonnances s'en trouvera simplifiée. Nous aurions pu procéder de la même manière sur la réforme du droit des obligations, qui n'est pas moins importante. La commission des lois devrait être systématiquement associée à l'élaboration des ordonnances dès lors que le texte en question la concerne. Cela faciliterait le débat de ratification.

M. René Vandierendonck. - La loi « MAPTAM » prévoyait des dispositions
- ardemment souhaitées par notre collègue Louis Nègre - sur la dépénalisation du stationnement. Conformément à un engagement du Gouvernement en séance, elles ont fait l'objet de réunions régulières associant, sous l'égide d'un conseiller d'État, l'ensemble des administrations concourant à la rédaction du texte. Pourquoi ne pas explorer cette voie ?

Le contenu de la loi d'habilitation est très important, car il fixe l'étendue exacte du questionnement et du contrôle qui sera effectué par le Parlement lors de la ratification.

Enfin, une ordonnance non ratifiée continue d'exister en tant que texte de valeur réglementaire même si, ratione materiæ, elle relève en fait d'une extension de l'article 37 dans l'article 34.

M. Philippe Bas, président. - Que le Parlement soit co-auteur des ordonnances prises dans le cadre d'une loi d'habilitation n'est, à mon avis, pas de bonne pratique
- d'autant que le Sénat s'était opposé à cette habilitation, étant donnée l'importance des droits en cause. Cela dit, je propose que nous désignions dès maintenant un rapporteur, sous réserve de dépôt du projet de loi de ratification, pour engager une discussion avec le garde des sceaux. François Pillet me paraît tout indiqué.

M. François Pillet. - Je l'accepte bien volontiers.

La commission désigne François Pillet en tant que rapporteur, sous réserve de son dépôt, du projet de loi de ratification de l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

Protection de la Nation - Audition de MM. Olivier Beaud et Dominique Chagnollaud, professeurs de droit constitutionnel à l'Université Paris 2

La commission procède à des auditions sur le projet de loi constitutionnelle n° 395 (2015-2016), adopté par l'Assemblée nationale, de protection de la Nation.

Elle entend tout d'abord MM. Olivier Beaud et Dominique Chagnollaud, professeurs de droit constitutionnel à l'université Paris 2.

M. Philippe Bas, président. - Après avoir entendu hier le vice-président du Conseil d'État et le premier président de la Cour de Cassation, nous poursuivons nos auditions sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation en recevant les professeurs Olivier Beaud et Dominique Chagnollaud.

M. Olivier Beaud, professeur de droit constitutionnel à l'université Paris 2. - J'ai récemment publié dans Le Monde un article intitulé « Une réforme constitutionnelle inutile et inepte » - l'inutilité étant celle de l'état d'urgence, l'ineptie celle de la déchéance de nationalité.

M. Jacques Mézard. - Exactement.

M. Olivier Beaud. - Je me suis prononcé dès le mois de décembre contre cette réforme, avant même la présentation du projet de loi.

Des clarifications s'imposent sur l'état d'urgence, qui reste une notion mal comprise.

M. Philippe Bas, président. - Nous l'avons examiné et voté...

M. Olivier Beaud. - Je sais vos compétences ! Mais à l'Assemblée nationale, il a été dit que la constitutionnalisation de l'état d'urgence permettrait de garantir les libertés publiques. Or l'état d'urgence est un état d'exception, c'est-à-dire une dérogation temporaire à certaines dispositions constitutionnelles, en l'occurrence des droits et libertés. Il se traduit par une extension des pouvoirs de police au détriment des libertés : ce n'est pas un équilibre, mais bien un déséquilibre ! Il résulte des circonstances, de menaces suffisamment graves contre l'État et la Nation pour contraindre le pouvoir à prendre ces mesures dérogatoires. Prétendre justifier la constitutionnalisation de l'état d'urgence par un renforcement de l'État de droit, c'est absurde.

L'argumentation déployée par le Premier ministre devant la commission des lois de l'Assemblée nationale est fragile. D'abord, il s'est appuyé sur les conclusions du comité Vedel de constitutionnaliser l'état d'urgence, suivies par le comité Balladur. Or le Conseil d'État n'a pas estimé opportun de suivre ces recommandations en 2008. Il a fait valoir que les pouvoirs exceptionnels du Président et l'état de siège étaient, eux, prévus par la Constitution ; mais on peut tout autant en conclure que c'est suffisant ! Il a souligné que le Conseil constitutionnel avait validé à plusieurs reprises la loi de 1955 instaurant l'état d'urgence, en 1985 pour la Nouvelle-Calédonie, en décembre 2015 et à nouveau en 2016 : mais si la loi suffit, alors pourquoi constitutionnaliser ?

Enfin, le Premier ministre affirme qu'inscrire l'état d'urgence dans la Constitution, c'est l'encadrer. Or, comme les juristes qui s'y sont essayés l'ont constaté, il est très difficile de limiter un pouvoir d'exception. De plus, pour déterminer les conditions d'ouverture de l'état d'urgence, on a simplement repris les termes de la loi de 1955 : « péril imminent » et « calamité publique ». Cette dernière notion avait été inventée, en 1955, par l'état-major de la Défense, pour distinguer artificiellement l'état d'urgence de l'état de siège. Laissons-la de côté, elle n'apporte rien. La condition la plus importante est bien le péril imminent, avec un vrai risque de rendre l'état d'urgence permanent. Peu après le 11 septembre, le grand juriste Bruce Ackerman a proposé deux conditions à l'instauration d'un état d'urgence : un danger clair et présent, et une attaque sur le sol national, fait objectif qui légitime une réaction. Mais l'idée de péril imminent, de menace, est une condition très lâche qui ouvre la voie aux manipulations politiques : les services de défense et de renseignement pourront toujours l'invoquer, en s'appuyant, qui plus est, sur des informations secrètes. Avec une telle notion, on risque de mettre en place un état d'urgence permanent.

Il y a une contradiction entre l'état d'urgence, mesure temporaire qui doit répondre à une menace temporaire, et le nouveau terrorisme qui, pour reprendre l'analyse de Bernard Manin, est une menace épisodique mais par nature permanente.

En 1955, les socialistes et les communistes étaient très hostiles à la loi d'état d'urgence, qualifiée de « loi scélérate ». Or le 20 novembre, on a repris ce texte, en l'aggravant, et sans discussion ! De plus, la modification constitutionnelle proposée est illisible, comme Cécile Guérin-Bargues et moi-même l'avons montré dans la revue Jus Politicum. La première garantie pour le citoyen est que le droit soit compréhensible.

Il est vrai que l'article 16, qui concentre tous les pouvoirs entre les mains d'un seul homme, est pire pour les libertés, mais encore est-il soumis à deux conditions cumulatives : une menace sur l'intégrité du territoire ou l'exécution des engagements internationaux et une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Ces conditions ne sont pas nécessaires pour déclarer l'état d'urgence, ce qui le rend encore plus dangereux.

Quant à la déchéance de nationalité, elle existe déjà dans le droit positif. Son opportunité peut se discuter, mais la constitutionnaliser est inepte et même honteux. La déchéance de nationalité est une sanction, or la Constitution n'est ni le code civil, ni le code pénal et ne saurait devenir le réceptacle de n'importe quelle mesure autoritaire. Quant à l'exposé des motifs, qui justifie une telle mesure par le risque de censure d'une loi ordinaire par le Conseil constitutionnel, il n'est tout simplement pas sérieux.

Deux remarques pour conclure. D'abord, la seule vocation réelle de ce projet de loi constitutionnelle est de rassurer les Français. Le député Philippe Houillon a dit, à juste titre, que la Constitution n'était pas un outil de communication politique.

Ensuite, cette réforme fait perdre du temps, en particulier aux parlementaires. D'autres sujets sont urgents et, comme je suis universitaire, j'en profite pour signaler que le Conseil d'État vient de réaffirmer le principe de non-sélection à l'entrée en master : voilà les problèmes dont il faudrait s'occuper !

Mme Éliane Assassi. - Bravo !

M. Philippe Bas, président. - Merci de cette intervention tonique.

M. Dominique Chagnollaud, professeur de droit constitutionnel à l'université Paris 2. - Le débat autour de ce projet de loi constitutionnelle prend un tour excessif. On parle souvent d'une révision de circonstance - mais toutes le sont, à divers degrés : sans remonter à la révision de 1962 dans la foulée de l'attentat du Petit-Clamart, il n'est que de citer la révision issue du comité Balladur, la création du Défenseur des droits ou la modification de l'article 18 autorisant le Président à intervenir devant le Congrès, dénoncée en son temps comme inutile et dangereuse.

Montesquieu est souvent invoqué, généralement en tronquant la fameuse citation : « Comme les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, celles qu'on peut éluder affaiblissent la législation. Une loi doit avoir son effet, et il ne faut pas permettre d'y déroger par une convention particulière. » On peut l'interpréter à son gré : si l'on retient le premier segment de la première phrase, la révision constitutionnelle est inutile, mais le second la rend nécessaire ; quant à la seconde phrase, elle justifie la révision ! C'est un débat rhétorique.

Un projet inutile et dangereux ? Étrange conception de l'État de droit, qui confie à la loi ordinaire le soin de limiter les libertés. C'est bien parce que l'état d'urgence n'est pas une mesure banale qu'il doit être encadré par la loi fondamentale. La déchéance de nationalité serait inutile car symbolique ? Si le sentiment d'appartenance à la Nation ne forge pas l'idée de communauté politique, alors il faut supprimer dans la Constitution toute référence à des valeurs et des symboles, comme le drapeau, l'hymne ou la devise ! La période troublée que nous vivons est l'occasion de rappeler certains principes.

Dangereux, l'état d'urgence l'est certainement moins que l'article 16 - qui suscite peu de manifestations... Une étude de droit comparé menée par le Sénat en 2006 a montré que les dispositions constitutionnelles relatives aux états d'exception sont fréquentes : le Portugal connaît état de siège et état d'urgence ; l'Allemagne a un dispositif similaire. Selon le comité Vedel, c'est pour des raisons de circonstance que la Constitution ne mentionne que l'état de siège à son article 36. Et le projet de loi constitutionnelle de 1993 indiquait : « En tant qu'il autorise précisément des atteintes sérieuses à des droits fondamentaux, l'état d'urgence relève du domaine que la Constitution a vocation à organiser. » Je vous renvoie à mon Traité international de droit constitutionnel... Le comité Balladur n'a fait, en 2007, que reprendre ces propositions. Quant aux avis du Conseil d'État, ils sont parfois changeants.

J'ai été le seul à soutenir publiquement l'extension de la déchéance de nationalité dans le Figaro, voici quelques années. Il y a deux versions du projet de loi constitutionnelle : si la première est claire, la seconde fait disparaître la question de la binationalité et dissimule celle de l'apatridie. On peut considérer, avec Vauvenargues, que « la dissimulation est un effort de la raison, bien loin d'être un vice de la nature ». Le Gouvernement s'est engagé à ratifier les conventions de l'ONU. La première version du texte est la plus logique : on ne peut créer d'apatrides. Quant à la déchéance de nationalité, elle est certes contraire à la Déclaration universelle des droits de l'homme, mais surtout à la dignité de la personne humaine...

La version initiale du texte n'était pas discriminatoire, puisqu'elle ne sanctionnait que les binationaux. La déchéance de nationalité n'est pas une mesure collective ; appliquée individuellement, elle fait partie de la tradition républicaine. Pour la Cour européenne des droits de l'homme, c'est une peine accessoire. Le Défenseur des droits a fait valoir que la citoyenneté ne peut être à géométrie variable - mais c'est ignorer qu'un binational a deux citoyennetés ! Enfin, le Conseil constitutionnel a estimé, dans sa décision n° 2015-439 QPC, que la déchéance de nationalité ne constituait pas une atteinte aux situations légalement acquises.

Le véritable sujet est la discrimination entre les binationaux nés français et ceux qui ont acquis la nationalité. La distinction, scandaleuse, remonte à la loi de 1927. Le projet de loi du Gouvernement rétablit l'égalité entre les Français de naissance et d'acquisition, consacrée par une décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1996.

Inscrire les dispositions sur la déchéance de nationalité à l'article 34 changerait peu de chose. Je suis plus favorable à une inscription à l'article 1er, pour renforcer la dimension symbolique de la mesure. Voici une modeste suggestion de rédaction : « Les personnes nées françaises et celles ayant obtenu la qualité de Français par acquisition sont dans la même situation. Dès lors qu'elles n'ont pas d'autre nationalité, elles peuvent être déchues de leur nationalité en cas d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. »

M. Philippe Bas, président. - Merci.

M. Jean-Yves Leconte. - M. Beaud a mentionné trois états d'exception, dont deux figurent dans la Constitution, tout en définissant l'état d'exception comme une dérogation à la Constitution. Or si l'état d'urgence n'est pas dans la Constitution, il ne peut y déroger ! Pour preuve, la censure du Conseil constitutionnel du 19 février dernier. C'est le signe que la loi de 1955 fait l'objet d'un contrôle constitutionnel. Inscrire dans la Constitution des éléments dérogatoires à cette même Constitution n'est pas sans poser problème.

En nous opposant à la constitutionnalisation de l'état d'urgence, nous resterions avec deux états d'exception dans la Constitution, qui ne répondent pas aux mêmes besoins et n'ont pas les mêmes effets. L'état d'urgence est le plus adéquat en situation de menace. Il évolue en fonction du contrôle constitutionnel. S'opposer à son inscription dans la Constitution nous empêche de réfléchir à son encadrement. Une loi ordinaire - ou organique, pour permettre un contrôle préalable du Conseil constitutionnel - encadrerait les mesures de police administrative prévues, dans des limites constitutionnelles claires.

Seconde question, comment, en droit français, établir la binationalité sans soumettre notre droit à celui d'un autre pays ? Il y a des nationalités vécues et d'autres subies.

M. Pierre-Yves Collombat. - Monsieur Chagnollaud, le caractère répétitif d'une critique ne saurait être tenu pour une preuve de qualité de la mesure critiquée !

Si l'on a pu mettre en oeuvre l'état d'urgence à trois reprises déjà, à quoi bon le constitutionnaliser ? Sauf à vouloir éviter une censure possible du Conseil constitutionnel, ce qui est contradictoire avec l'argument selon lequel on préserve ainsi les libertés publiques.

La déchéance de nationalité est déjà possible ; le seul manque est la déchéance pour les Français non binationaux. Or, sauf erreur, la constitutionnalisation ne réglera pas ce problème puisque les traités internationaux l'emportent sur la Constitution. Là encore, on s'interroge sur l'utilité de la mesure.

M. Philippe Bas, président. - L'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution a-t-elle un effet sur la capacité du législateur à agir en matière de restriction des libertés publiques ? Pour ma part, je ne le pense pas.

Mme Éliane Assassi. - Je suis contre l'état d'urgence et contre la déchéance de nationalité, mais je veux comprendre la société dans laquelle nous vivons.

L'article 1er du projet de loi constitutionnelle fait référence à l'ordre public, notion qui ne figure pas dans la Constitution mais dans la Déclaration des droits de l'homme. Le Conseil constitutionnel a élaboré une jurisprudence fournie pour concilier cette notion avec le nécessaire respect des libertés. Cet équilibre est-il garanti par l'article 1er, notamment après le refus des députés de prévoir le contrôle du juge administratif ? Ne faudrait-il pas faire explicitement référence aux libertés publiques pour être en conformité avec la jurisprudence du Conseil ?

M. Jacques Mézard. - La loi de 1955 a profondément divisé les radicaux entre mendésistes et fauristes, précipitant leur perte du pouvoir. Le débat qui agite aujourd'hui les socialistes est de même nature, et pourrait avoir les mêmes conséquences...

Le professeur Chagnollaud a suggéré que la révision de 1962 était une mesure de circonstance ; or chacun savait, à l'époque, où le Président de la République souhaitait aller, et les conditions de cette révision ne sont pas un bel exemple de respect des institutions. Pour l'avoir dit avec force à l'époque, le Sénat s'est trouvé placardisé pour quelques années...

Vous dites que la déchéance de nationalité est contraire à la Déclaration universelle des droits de l'homme et aux engagements internationaux de la France - mais cela ne semble pas vous troubler particulièrement.

Je suis en accord total avec l'exposé du professeur Beaud. M. Chagnollaud pourrait-il m'expliquer les moyens d'éviter une utilisation permanente de la notion de péril imminent ? Là est le vrai problème pour les libertés, car la mesure relative à la déchéance de la nationalité relève de la communication. Constitutionnaliser la notion de péril imminent, c'est faciliter son utilisation. Il sera difficile pour le pouvoir exécutif de ne pas y recourir, par précaution, à la demande des services de renseignement... C'est ainsi que l'on a vu des États commettre de graves erreurs, par exemple au Moyen-Orient.

M. René Vandierendonck. - Monsieur Beaud, vous êtes le premier universitaire à avoir pris aussi clairement position. Vous lire, vous entendre fait du bien !

A-t-on corrélé, dans une étude, la loi de 1955 et les textes ultérieurs relatifs à l'état d'exception, jusqu'à l'adoption de notre Constitution, avec les événements d'Algérie ? Un tel travail serait précieux, surtout au vu de la manière dont l'Afrique du Sud a géré des situations analogues.

Hier, le premier président de la Cour de cassation suggérait de préciser le concept de liberté individuelle à l'article 66. Qu'en pensez-vous ?

M. Jacques Mézard. - Excellent !

Mme Catherine Tasca. - Je n'ai pas trouvé, dans vos interventions, d'éléments convaincants en faveur d'une révision constitutionnelle. Deux points font consensus : la nécessité de pouvoir recourir à l'état d'urgence et le fait que la déchéance de nationalité est une sanction. Jugez-vous impossible, dans l'état actuel du droit ou moyennant des modifications législatives mais sans modification constitutionnelle, de recourir à ces deux mesures en cas de nécessité ? Il n'y a aucune raison valable de prévenir une éventuelle censure du Conseil constitutionnel en révisant la Constitution.

M. René Vandierendonck. - Très bien.

M. Michel Mercier. - Je vous remercie d'avoir montré, par vos positions divergentes, la grande liberté de notre université.

M. Philippe Bas, président. - Encore heureux !

M. Michel Mercier. - La loi de 1955 n'a pas été appliquée, puisque les radicaux ont perdu le pouvoir dès le lendemain du vote. Au retour de Guy Mollet d'Alger, c'est la loi sur les pouvoirs spéciaux qui a été mise en oeuvre... Sous la Vème République, la loi de 1955 a ensuite été appliquée en 1961, et deux ou trois décisions l'ont prorogée sur le fondement de l'article 16 de la Constitution. On voit combien les choses sont imbriquées.

Comme toujours, le problème n'est pas d'entrer dans le dispositif mais d'en sortir. Je vois la constitutionnalisation de l'état d'urgence non pas comme un symbole mais comme un signe : comment sortir de l'état d'urgence sans le prolonger de manière déguisée à travers le droit commun ? La loi de procédure pénale en discussion à l'Assemblée nationale nous apportera une première réponse.

L'article 34 dit tout et ne cite que la nationalité. Toute adjonction au terme
- attribution, acquisition, perte, déchéance - dans la Constitution ne peut que réduire les droits du législateur ordinaire.

Mme Catherine Tasca. - Absolument.

M. Michel Mercier. - L'article 25 du code civil prévoit que l'individu ayant acquis la qualité de Français peut en être déchu par décret en cas de crime ou de délit grave commis moins de dix ans après cette acquisition - sauf si la déchéance « a pour résultat de le rendre apatride », ajout souhaité par Mme Guigou, alors garde des sceaux, en prévision d'une ratification par la France des conventions internationales relatives à l'apatridie. En réalité, les engagements internationaux de la France en la matière sont surtout moraux. Nous avons été à l'origine de certaines conventions, nous en avons signé d'autres, mais nous ne les avons pas toujours ratifiées, ou alors avec des réserves d'interprétation.

Comment voyez-vous la sortie de l'état d'urgence, avec cette menace diffuse et permanente ? Quelle place pour le législateur ordinaire ? Un contrôle de constitutionnalité est-il préférable à un contrôle de conventionalité - en cas de ratification par la France de la convention internationale contre l'apatridie ?

M. Hugues Portelli. - Cette révision constitutionnelle est l'arbre qui cache la forêt. Nous savons ce qu'est l'état d'urgence : l'extension des pouvoirs de police de l'exécutif. Le Gouvernement ajoute la déchéance de nationalité, peine accessoire qui devient de plein exercice. Derrière, la législation pénale en préparation durcit le régime pénal de façon permanente. La déchéance de nationalité n'est que la cerise sur le gâteau de cette évolution du droit pénal et administratif. Entre 1961 et 1963, l'état d'urgence est resté en vigueur pendant 25 mois ! Le Général de Gaulle a fait usage de l'article 16 pour le proroger et faire voter des lois dérogatoires au système pénal et administratif en vigueur - dont certaines sont demeurées dans le droit positif pendant des décennies ! L'enjeu majeur est, par conséquent, ce qui se profile derrière cette révision constitutionnelle, à savoir une évolution durable de notre droit pénal.

Je conviens avec Olivier Beaud qu'il vaut mieux ne pas introduire de turpitudes dans la Constitution ; mais en Allemagne, en 1933, on a réglé le problème en supprimant la Constitution, avec les conséquences que l'on sait ! En créant deux régimes - un régime constitutionnel et un régime non constitutionnel qui pourrait durer - on prend un risque aussi grave qu'en constitutionnalisant l'état d'urgence.

M. Dominique Chagnollaud. - Que M. Mézard se rassure : je plaisantais en évoquant la révision de 1962 comme une révision de circonstance !

En matière d'engagements internationaux, la Déclaration universelle des droits de l'homme ne crée pas d'obligation particulière. Il sera toujours possible de créer des apatrides, compte tenu des dérogations prévues dans les conventions internationales. En 1955, il n'y avait pas de Conseil constitutionnel. Révision ou pas, toutes les mesures seront de toute façon soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, soit par le contrôle a priori, soit par le contrôle a posteriori avec la question prioritaire de constitutionnalité. Je ne souscris pas aux discours dramatisants en vogue. La loi ordinaire serait plus protectrice que la Constitution ? Mieux valait préciser dans le projet de loi constitutionnelle les conditions d'ouverture de l'état d'urgence, plutôt que de se contenter d'une reprise paresseuse des termes de la loi de 1955.

Oui, il y a différents types de binationalité. C'est pourquoi il faut rétablir l'égalité de traitement entre les binationaux nés Français et ceux qui le sont par acquisition.

La déchéance de nationalité étant une peine, elle ne pose pas de difficulté vis-à-vis de la Cour européenne des droits de l'homme.

Enfin, si vous établissez un parallèle entre l'état d'urgence et la guerre d'Algérie, pourquoi, à ce compte-là, ne pas supprimer l'article 16 et les dispositions relatives à l'état de siège pour les réintégrer dans le droit ordinaire ?

M. Pierre-Yves Collombat. - Cela n'a rien à voir !

M. Dominique Chagnollaud. - L'article 16 comme l'état de siège sont pourtant plus dangereux que l'état d'urgence à l'égard des libertés.

M. Philippe Bas, président. - La position du professeur Chagnollaud peut être contestée, mais elle est cohérente.

M. Olivier Beaud. - Présenter l'extension à tous de la déchéance de nationalité comme une question d'égalité, un acquis démocratique de gauche, est tout à fait ridicule ! C'est une sanction. L'article que je viens d'écrire avec Cécile Guérin-Bargues revient sur le rôle de la guerre d'Algérie dans l'instauration de l'état d'urgence, et les raisons pour lesquelles de Gaulle ne souhaitait pas inscrire l'état d'urgence dans la Constitution : il n'était intéressé que par l'article 16 et il était contre l'état de siège, par crainte des militaires.

J'ai évoqué, monsieur Leconte, les décisions de 1985, de 2015 puis de 2016 dans lesquelles le Conseil constitutionnel juge le Parlement compétent pour légiférer sur l'état d'urgence. Le 20 novembre 2015, il n'a censuré qu'une seule des dispositions dont il était saisi. Nulle contradiction, par conséquent, dans mes propos.

Le deuxième alinéa du nouvel article 36-1 de la Constitution indique que « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces événements ». Soit c'est redondant, puisque les mesures de police administrative sont de toute façon fixées par la loi, soit - et c'est mon interprétation, plus méfiante - il s'agit de lever les contraintes constitutionnelles liées aux saisies et à la retenue des personnes. On voit ainsi que la constitutionnalisation n'est pas innocente : loin d'encadrer les conditions de l'état d'urgence, elle permet d'aller plus loin dans la répression et aggrave les atteintes aux libertés.

Dans sa décision du 25 janvier 1985 relative à la Nouvelle-Calédonie, le Conseil constitutionnel a conféré à la notion d'ordre public une valeur constitutionnelle. Les juristes doivent depuis lors concilier les droits et libertés et l'ordre public. C'est le travail classique du Conseil d'État, désormais assumé par le Conseil constitutionnel ; à mon sens, ce dernier n'exerce pas un contrôle assez rigoureux en la matière, puisqu'il tolère des atteintes graves.

La constitutionnalisation de l'état d'urgence est un net recul. Ce n'est pas un hasard si le Gouvernement a rejeté les deux mesures protectrices des libertés proposées par les députés : une loi organique au lieu d'une loi ordinaire pour instaurer l'état d'urgence, et l'introduction à l'article 66 de garanties relatives à la compétence du juge judiciaire.

Loin de renforcer les libertés, l'état d'urgence marque la victoire de l'administration et de la police sur la justice, le triomphe de la raison d'État. Le constitutionnalisme est le vernis de l'inculture juridique française. Le Conseil d'État est la raison d'État en forme juridictionnelle. À vous, parlementaires, je demande de vous opposer aux légistes ; le seul juge compétent sur les libertés est le juge judiciaire. Ce qui se passe est gravissime et la plupart des parlementaires n'en ont pas encore saisi la portée. On n'a pas vu tel recul des libertés depuis la guerre d'Algérie ; or on ne peut comparer la situation actuelle avec celle qui prévalait alors.

M. Dominique Chagnollaud. - J'ai proposé, voici deux semaines, un amendement pour mettre fin au contrôle des légistes et renforcer le rôle du juge judiciaire dans la protection des libertés.

M. Philippe Bas, président. - Je vous remercie.

Protection de la Nation - Audition de M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, rattaché au centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'université Paris 1

La commission entend ensuite M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, rattaché au centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'université Paris 1.

M. Philippe Bas, président. - M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS, rattaché au centre d'histoire sociale du XXème siècle de l'université Paris 1, a beaucoup travaillé sur la cohésion sociale dans notre société plurielle et notamment sur l'immigration. Il a participé à des commissions importantes comme la commission Stasi, à l'origine de la loi interdisant le port de signes religieux ostensibles à l'école de la République, avec le souci du respect des différences et de la cohésion sociale pour lutter contre des phénomènes subversifs s'opposant à nos traditions républicaines et au vivre ensemble.

M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS. - Depuis 25 ans, j'ai travaillé sur l'histoire de la nationalité française depuis la Révolution française, puis sur la comparaison des politiques relatives à la déchéance de nationalité. Mon dernier ouvrage porte sur la déchéance aux États-Unis, qui a concerné 150 000 personnes au cours du XXème siècle. Je termine un long article sur la déchéance au Royaume-Uni.

En travaillant sur les archives françaises, allemandes et britanniques pour mon livre Qu'est-ce qu'un Français ?, j'ai retrouvé une loi prussienne de 1842, inspirée du droit français. Dans son traité de droit romain, le grand juriste prussien Friedrich Carl von Savigny estime que le seul domaine où l'on doit rechercher la convergence est celui du droit de la nationalité. Loin d'être une affaire intérieure, elle a immédiatement des conséquences extérieures. Quel impact notre révision constitutionnelle aurait-elle sur les droits étrangers ? Comment les pays étrangers y réagiraient-ils ? Autant les politiques d'immigration varient, autant notre droit de la nationalité est constant et inscrit dans la vraie Constitution de la France qu'est le code civil.

Nous avons deux dispositifs en matière de déchéance de nationalité.

Le premier date de la première guerre mondiale : en 1915, la France, seule puissance européenne avec le Royaume-Uni à ne pas se préoccuper de la double nationalité, voit certains de ses binationaux en guerre contre elle, principalement des anciens de la Légion étrangère - Allemands, Autrichiens, voire Turcs - naturalisés français, et qui, lors de l'appel aux armes, ont rejoint leur pays d'origine. La loi allemande Delbrück permettant aux binationaux de conserver leur nationalité allemande d'origine, la loi française du 7 avril 1915 a aboli un dixième des 758 naturalisations intervenues depuis 1913. En outre, elle autorise la déchéance de nationalité d'une personne ayant refusé de s'engager ou servant sous un drapeau étranger. Le Conseil d'État vise alors les demandes du Gouvernement et Camille Sée y est tellement rigoureux pour éviter l'apatridie que le Gouvernement demande au Parlement de transférer la compétence à la Cour de cassation, par la loi du 18 juin 1917, laquelle facilite aussi la déchéance d'une personne ayant conservé un lien particulier avec son pays d'origine - une propriété par exemple. Au 24 octobre 1924, lors de l'extinction de loi, 549 déchéances de nationalité ont été prononcées.

Par la suite, la grande loi de 1927 témoigne de la volonté des dirigeants politiques de naturaliser en masse pour combler les pertes démographiques françaises. Trois ans de séjour - contre dix précédemment - sont exigés pour être naturalisé. Ce passage d'un diagnostic à un pronostic sur l'assimilation nécessite une précaution supplémentaire : durant une période probatoire de dix ans suivant la naturalisation, la personne peut être déchue de sa nationalité française en cas de crime très grave. Entre 1927 et 1940, on compte 261 000 naturalisations d'adultes pour 16 déchéances en application de la loi de 1927, sur un total de 900 000 acquisitions de la nationalité française. Avec la menace de la guerre, Édouard Daladier revient, par un décret-loi de 1938, à un dispositif préparant aux hostilités, disposant qu'un Français se comportant de fait comme le national d'un pays étranger dont il possède la nationalité peut être déchu de sa nationalité française. Après la guerre, 523 Français vont en subir les conséquences : des collaborateurs nazis, des fascistes italiens, plus tard des communistes.

Lorsque le Président de la République a annoncé à Versailles, en novembre dernier, vouloir rendre possible la déchéance de nationalité pour un individu né Français, j'ai pensé qu'il reprenait le décret-loi de Daladier et que le Parlement l'adopterait à l'unanimité. À ma surprise, il vous engage sur un autre chemin. Selon l'exposé des motifs du projet de révision constitutionnelle, la perte de nationalité prévue par le décret-loi de 1938, réformant l'article 96 du code de la nationalité devenu article 23-7 du code civil, ne constituerait pas une sanction. Le professeur Niboyet, dans son Traité de droit international privé, inclut parmi les sanctions l'article 23-7 : la perte aurait dû, selon lui, être appelée déchéance. L'administration elle-même, dans ses tableaux, considère l'article 23-7 comme une sanction, de même que deux arrêts d'assemblée du Conseil d'État, à la suite des conclusions des commissaires du Gouvernement Marceau Long en 1958 et Fournier en 1966. D'où vient que l'exposé des motifs considère qu'il ne s'agit pas d'une sanction ?

Deuxième argument invoqué : une loi ordinaire pourrait être contraire à la garantie des droits prévue à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le Conseil d'État aurait-t-il agi dans la précipitation ? Jamais ! Je sais que le Sénat, lui, prend le temps d'aller au fond des choses.

Mme Esther Benbassa. - De moins en moins !

M. Patrick Weil. - Depuis longtemps existent différents types de double nationalité, et notamment depuis la réforme du code civil de 1973, sous l'effet de l'égalisation des droits entre hommes et femmes voulue par le doyen Foyer : désormais, un enfant né d'un couple binational possède les deux nationalités, sans devoir choisir.

Les tribunaux et notamment la Cour internationale de justice de La Haye, depuis l'arrêt Nottebohm, regardent la nationalité effective, le lien social. La commission de l'ONU sur les droits civils et politiques a estimé qu'un Suédois, arrivé à l'âge de 8 jours en Australie puis renvoyé dans son pays d'origine après des crimes atroces, avait un lien effectif avec l'Australie. Ce concept de nationalité effective est très important ; nous sommes une communauté d'États, la France n'est pas seule à garantir des droits ! L'article 16 de la Déclaration de 1789 concerne bien un droit de l'homme et non du citoyen : il n'y a aucune contradiction, à mon sens, entre l'article 23-7 et la garantie des droits. Pour certains binationaux, la nationalité française est secondaire. L'article 23-7 est donc conforme à la Constitution et peut être utilisé en cas d'actes de terrorisme. Ce n'est pas la voie choisie.

Le premier mécanisme proposé par le Gouvernement a blessé nos cinq millions de compatriotes ayant une double nationalité, qui n'ont rien de terroristes. Le Gouvernement a donc proposé une nouvelle mouture, adoptée par l'Assemblée nationale, mais l'inégalité perdure. Selon l'article 2, une personne peut être déchue de la nationalité française « lorsqu'elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ». Mais si la France ratifie, avec la réserve sur l'article 8-3, la convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, un Français pourra se retrouver apatride si son comportement porte « un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'État », là où le délit d'atteinte grave à la vie de la Nation ne concerne qu'un binational. La France, patrie des droits de l'homme, créerait des apatrides, animaux humains non protégés par la convention de l'ONU ! En 1958, la Cour suprême américaine a invalidé la déchéance de nationalité dans son arrêt Trop : créer un apatride serait une « punition cruelle et inusuelle », contraire au VIIIème amendement de la Constitution américaine. Si nous votions ce dispositif, nous serions le seul État civilisé à créer des apatrides sans protection.

Troisième point : la possibilité de déchoir pour un délit d'atteinte grave à la vie de la Nation. Le délit d'offense au Président de la République pourrait être rétabli et qualifié d'atteinte grave à la vie de la Nation. On ouvrirait ainsi la voie à des dispositions législatives liberticides, alors que le Conseil d'État en demandait la suppression dans son avis.

Si le nouveau dispositif s'applique, un binational français se sentant peu étranger et déchu de sa nationalité française se tournerait vers les tribunaux internationaux pour établir sa nationalité effective française. Si le pays d'origine modifie aussi sa loi dans le même sens que nous, le binational perdrait sa nationalité d'origine avant d'avoir épuisé toutes les voies de recours ! Nous créerions des bannis de l'intérieur, qui resteraient dans nos prisons, sans lien juridique avec aucun État.

La suppression de l'esclavage est le seul droit effectif de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Comme le dit Hannah Arendt, on n'est pas sujet de droit sans nationalité. La France, patrie des droits de l'homme, créerait des apatrides sans protection et étendrait la déchéance de nationalité aux délits ? Songez-y avant d'inscrire cette révision dans le marbre de l'Histoire...

M. Philippe Bas, président. - Merci. Les deux branches de la révision constitutionnelle sont très différentes. Nous pouvons espérer un texte sur l'état d'urgence qui empêche un futur législateur de restreindre plus avant les libertés. Pour la déchéance de nationalité, en revanche, on inscrit dans la Constitution, à titre préventif, la possibilité de restreindre des droits qui se rattachent à l'identité profonde de la personne et à son statut dans la société. L'étendre aux délits conduit à réduire les garanties individuelles, soyons-y particulièrement attentifs.

Les députés ont-ils bien mesuré l'extension considérable de la faculté offerte au législateur qu'ils ont apportée en matière de déchéance ? Ce texte est bien plus restrictif sur les droits fondamentaux que les intentions du Président de la République traduites dans le texte du Conseil des ministres.

M. Alain Richard. - Je rends hommage à la rigueur avec laquelle M. Weil a exposé la généalogie des dispositions de privation de nationalité, ainsi qu'à la fougue avec laquelle il a plaidé contre l'extension de la déchéance de nationalité aux personnes n'ayant que la nationalité française. Vous avez justement évoqué l'émotion - parfois stimulée par certaines autorités morales - de binationaux qui n'ont aucune raison de se sentir concernés, la mesure s'appliquant aux personnes définitivement condamnées pour acte de terrorisme. Selon le vice-président du Conseil d'État que nous avons entendu hier, une annulation serait possible en cas de recours à une loi ordinaire, au regard de la Convention européenne des droits de l'homme et du Conseil constitutionnel qui arguerait d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République s'opposant au retrait de la nationalité à des Français de naissance. Que pensez-vous de ce raisonnement de sécurité juridique ?

L'option retenue par une vaste majorité de l'Assemblée nationale, pluri-partisane, créerait des cas individuels d'apatridie pour un Français n'ayant pas d'autre nationalité, à la suite d'une sanction entourée de toutes les garanties de la procédure pénale d'un pays démocratique. Ce choix, difficile, sera très contesté.

Ou bien tout ceci n'est qu'un moyen pour un pouvoir aux abois d'amuser la galerie...

M. Philippe Bas, président. - C'est une hypothèse.

M. Alain Richard. - ... ou bien le sujet est réel : une nation démocratique garde le droit de faire sortir de sa communauté nationale quelqu'un qui lui porte une atteinte de gravité exceptionnelle. Existe-t-il un droit supranational pouvant priver une nation démocratique de cette faculté de choix ? Ce ne serait pas légitime. Les instruments internationaux actuels pouvant être invoqués n'ont pas cette conséquence. D'après l'article 15 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, « tout individu a droit à une nationalité » et « nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité », deux mentions indissociables. Mais cette disposition n'a été incorporée dans aucun droit national : c'est une simple proclamation. La convention de l'ONU de 1961 prévoit explicitement le droit pour les États-parties de prononcer la déchéance d'une seule nationalité en cas de sanction pénale pour des atteintes graves à la Nation. Reste la convention du Conseil de l'Europe de 1997 sur la nationalité, qui ne laisse aucune porte de sortie, mais que nous n'avons pas ratifiée.

Vous faites appel à notre honneur de législateur ; regardons les deux plateaux de la balance. Consentons-nous à ce que notre Nation, attaquée au plus extrême, puisse déchoir un criminel de sa nationalité ? Cela fait partie de la tradition révolutionnaire ; c'est un élément fondamental de notre pacte républicain. Sans doute, des obstacles juridiques entraîneront des contestations ; mais il n'est pas exact de qualifier un apatride d'« animal humain ».

M. Patrick Weil. - Même non protégé par la convention de l'ONU?

M. Michel Mercier. - C'est Hannah Arendt qui le dit !

M. Alain Richard. - Des conventions internationales garantissent une protection. Notre droit national pourrait en prévoir une pour les apatrides séjournant sur le sol français. Si la sanction de privation conduit, par exemple, à expulser vers un territoire appliquant la peine de mort, des recours sont possibles. Cela fait partie des attributs premiers de l'existence d'une nation. Les nations, seules à être liées par l'engagement des Nations unies, doivent pouvoir légiférer sur qui a le droit de séjourner sur leur territoire. Une école de pensée, en partie inconséquente, prône la suppression de toute limitation juridique aux déplacements des individus, indépendamment des conséquences pour le reste de la société. Priver quelqu'un de sa nationalité donne des prérogatives à l'État, sans conséquences automatiques. Nuançons.

M. Pierre-Yves Collombat. - Comment articulez-vous la conception de la Nation comme « plébiscite de tous les jours » et la notion de nationalité effective ? Quel pourrait être l'impact international du nouveau dispositif, si d'autres États font de même ?

M. Jean-Yves Leconte. - La méthode utilisée et l'introduction des délits fragilisent le lien entre la Nation et les citoyens binationaux, qui représentent presque 10 % des ressortissants français.

M. Philippe Bas, président. - Tous ne sont pas terroristes !

M. Jean-Yves Leconte. - Merci de vos propos sur les conséquences internationales, sur les législations étrangères, sur les conséquences de l'apatridie. Quid de la lutte antiterroriste ? Si notre pays engendre des criminels, notre premier devoir est de protéger le monde de ces individus, en responsabilité, et non de les éloigner comme un État failli.

M. Michel Mercier. - Merci à M. Weil de ses explications. Les règles relatives à la déchéance de nationalité existent depuis toujours dans notre droit, mais doivent-elles être constitutionnalisées ? Toute décision sur la nationalité a un impact international, dites-vous. Mais c'est d'abord la façon dont un État exprime sa souveraineté, en reconnaissant et protégeant ses nationaux partout. En cas de déloyauté, il rompt le lien de protection. Il faudrait cesser de distinguer la perte et la déchéance : un seul régime suffit ; je vous renvoie aux conclusions de M. Combarnous. Je n'imagine pas un État se priver de la déchéance de nationalité, ce ne serait plus un État. Selon le droit international, on ne peut créer un apatride. Mais la France n'a ratifié aucune convention internationale, même si elle en a suscité ! Nous avons d'abord des obligations en droit interne. Doit-on constitutionnaliser ? Le troisième alinéa de l'article 34, dans la version issue de l'Assemblée, est l'exemple même de l'excès d'habileté : on met tous les problèmes sous le tapis, quitte à les régler plus tard... ou pas !

M. Philippe Bas, président. - On s'est peut-être dit que le Sénat était là !

M. Michel Mercier. - Je ne voterai pas le texte de l'Assemblée. Peut-on constitutionnaliser le dispositif sans créer les problèmes que vous soulevez ? Je le crois.

M. Jacques Mézard. - Que pensez-vous de l'analyse du président Badinter, qui juge inutile l'inscription dans la Constitution ? C'est un problème de principe. Notre pays s'est honoré en supprimant la peine de mort, or là, on créerait une mort civile !

Nous avons des accointances avec l'Arabie saoudite, ne nous en glorifions pas. Est-il opportun, pour l'image de la France, d'appliquer le pansement de cette déchéance de nationalité pour atténuer les souffrances d'une opinion publique meurtrie ? Non, cela aurait des impacts internationaux gênants, notamment en Afrique du nord. Je ne voterai aucun texte, ni celui du Gouvernement, ni celui de l'Assemblée nationale.

M. Patrick Weil. - La conception de la Nation comme plébiscite est issue d'un discours d'Ernest Renan lors de l'annexion de l'Alsace-Moselle : il estime que les habitants auraient dû être consultés sur le rattachement à l'Allemagne. La Nation est un plébiscite au sens où elle est un choix collectif, et non individuel. On peut être Français juridiquement sans se sentir Français et inversement. Ne touchons qu'avec prudence à la notion de nationalité et de citoyenneté, plus importante en République - car c'est ce qui nous lie - qu'en monarchie.

M. Alain Richard. - Très juste.

M. Patrick Weil. - Le gouvernement fédéral américain a requis et obtenu la peine de mort contre le poseur de bombes de Boston, naturalisé un an avant le 11 septembre 2001, et non la déchéance de nationalité, afin de conserver la dignité du sujet de droit. C'est comme cela que se tient une nation civilisée.

M. Alain Richard. - C'est une interprétation.

M. Patrick Weil. - C'est celle des Américains, de notre République soeur, vérifiée dans les archives.

La constitutionnalisation de la déchéance serait paradoxale. L'Assemblée nationale élargit la déchéance aux délits - mais jusqu'où iraient les lois d'application ? Cela limite aussi le pouvoir de déchéance des parlementaires. L'article 23-8 du code civil ne serait sans doute plus constitutionnel ! Par exemple, une femme devenue française par mariage a tué son mari le lendemain de l'obtention de la nationalité : ce n'est pas un crime ou un délit contre la Nation, mais elle a été déchue de sa nationalité en application de l'article 25. En constitutionnalisant, on élargit le champ d'un côté, tandis que de l'autre, on le limite !

M. Michel Mercier. - Absolument !

M. Patrick Weil. - Le lien à la nationalité évolue dans le temps et avec la mondialisation. Comme le montrait Savigny, tous les États prennent d'immenses précautions. C'est pour cela que notre droit a peu changé : cela déborde rapidement sur les statuts d'autres citoyens ou États. Attendez-vous à des recours devant les cours internationales...

J'ai retrouvé une étude du Conseil d'État sur la perte de nationalité, qui qualifie la perte de nationalité prévue par l'article 23-7 de sanction.

M. Alain Richard. - Selon le vice-président du Conseil d'État, une loi ordinaire serait susceptible d'être jugée inconstitutionnelle car le Conseil constitutionnel pourrait constater l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Aucune loi depuis 1915 n'a introduit la déchéance pour des personnes nées en France.

M. Patrick Weil. - C'est faux. La loi de 1927 cite l'ensemble des motifs de perte ou de déchéance et elle a abouti à 523 décisions.

M. Alain Richard. - Ces dispositions s'appliquaient aux personnes ayant acquis la nationalité.

M. Patrick Weil. - Non ! L'article 23-7 du code civil s'applique à tout Français, qu'il soit ou non né Français. Je peux vous transmettre mes dossiers issus des archives du Conseil d'État. Depuis le décret-loi de 1938, inscrit dans le code de la nationalité, repris dans le code civil, soumis à l'aval du Conseil constitutionnel - par le biais de la loi Mazeaud de 1993 incluant les conclusions de la commission Marceau Long. Le Conseil constitutionnel a validé l'intégralité du dispositif et considéré - sous la présidence de Robert Badinter - que le droit du sol n'était pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Comment imaginer que le Conseil constitutionnel puisse en juger autrement, devant un Français condamné pour terrorisme, eu égard aux déchéances de nationalité intervenues depuis 1938 ? Je ne comprends pas le raisonnement d'une partie du Conseil d'État.

M. Alain Richard. - De sa majorité !

M. Patrick Weil. - Lorsque j'ai soumis un rapport au Gouvernement en 1997, M. Sauvé avait estimé que le Conseil constitutionnel ne l'accepterait pas. Il s'est trompé : le droit est matière à interprétation !

Si d'autres États adoptent des dispositifs similaires au nôtre, dans leur Constitution ou sur le modèle de l'article 23-7, un binational français pourrait être déchu de sa nationalité étrangère avant même l'épuisement de tous les recours en France ! Dès lors, il ne serait que Français.

M. Michel Mercier. - Il y a déjà eu des cas !

M. Patrick Weil. - Le dispositif actuel n'aura pas la moindre efficacité dans la lutte contre le terrorisme. L'article 23-7, combiné avec l'article 23-8, a une utilité : éviter le retour en France de binationaux dangereux qui se trouvent hors du territoire. On élargirait inconsidérément aux délits, mais l'on se priverait de cette faculté !

M. Michel Mercier. - La constitutionnalisation de la déchéance serait un moyen efficace de limiter les pouvoirs du Parlement !

M. Patrick Weil. - C'est vous qui le dites...

J'ai beaucoup parlé avec Robert Badinter qui, même s'il n'a pas signé mon appel comme M. Mazeaud ou Mme Schnapper, partage notre position. Il a d'ailleurs écrit un article en ce sens. La constitutionnalisation n'a pas été annoncée par le Président de la République au Congrès. On n'inscrit pas dans la Constitution des précautions n'ayant pas lieu d'être. Tous les membres du Conseil d'État ne peuvent avoir une connaissance historique de chaque disposition ; je peux vous l'apporter. Le rôle du Sénat est de remettre le dispositif sur les rails.

M. Jean-Pierre Sueur. - Le Président de la République, à Versailles, a dit vouloir, d'une part, constitutionnaliser l'état d'urgence et, d'autre part, réfléchir à l'extension de la déchéance de nationalité.

M. Alain Richard. - Simple question de précaution contre un risque !

M. Michel Mercier. - Je croyais que M. Sueur appartenait à une majorité gouvernementale qui soutient le projet de révision constitutionnelle. Si le Président de la République ne souhaite pas cette révision, allons déjeuner !

M. Jean-Pierre Sueur. - La déclaration de Versailles est très précise. Sous la présidence du Président de la République, le Conseil des ministres a décidé de cette réforme constitutionnelle. Je vous confirme que je soutiens le Gouvernement, même si j'estime que les parlementaires doivent avoir, sur certains points, une liberté d'appréciation.

M. Jacques Bigot. - L'article 2 est une précaution que propose le Gouvernement pour tenir compte des observations du Conseil d'État. En cas d'adoption, il limiterait les possibilités de déchéance tout en l'élargissant à des délits...

M. Patrick Weil. - ... et aux Français non binationaux.

M. Jacques Bigot. - Le débat parlementaire doit transcender les clivages politiques. On aborde cette question sans s'interroger sur la signification de la nationalité. Il est dommage d'aborder ce sujet dans des conditions un peu difficiles.

M. Philippe Bas, président. - Merci d'avoir stimulé notre réflexion par votre exposé, révélateur de la qualité et de la profondeur de vos recherches.

La réunion est levée à 12 h 40