Lundi 7 juin 2016

- Présidence de M. Jean-Jacques Filleul, en remplacement de Mme Anne Emery-Dumas, présidente -

Audition de son Excellence M. Andrzej Byrt, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République de Pologne en France, et de Mme Agata Wadowska, deuxième secrétaire, chef du service économique de l'ambassade

La réunion est ouverte à 9 heures.

M. Jean-Jacques Filleul, président en remplacement de Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Andrzej Byrt, ambassadeur de Pologne en France, accompagné de Mme Agata Wadowska, deuxième secrétaire, chef du service économique de l'ambassade de la République de Pologne en France.

La commission a souhaité vous entendre parce que la Pologne, au sein de l'Union européenne, a une situation favorable sur le plan du chômage. Selon les dernières statistiques Eurostat, le taux de chômage s'y établit en mars 2016 à 6,8 %, pour une moyenne de 8,8 % dans l'Union européenne des Vingt-Huit. Plus encore, le taux de chômage est en nette diminution, puisqu'il était de 7,2 % en novembre 2015.

Pouvez-vous tout d'abord nous éclairer sur les modalités d'établissement des statistiques du chômage en Pologne ? Il serait notamment utile à notre commission de savoir si, comme en France, deux types d'indicateurs produits, d'une part, par l'institut national des statistiques à partir d'une enquête, et, d'autre part, par l'organisme chargé de l'indemnisation des chômeurs à partir de données administratives, coexistent en Pologne.

Il serait également utile à la commission que vous présentiez les principales politiques de l'emploi mises en oeuvre ainsi que leurs résultats, eu égard à la baisse significative du taux de chômage dans votre pays ces dernières années.

Je précise que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle sera captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat ; elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Effectivement, notre commission d'enquête s'intéresse à deux sujets distincts.

Le premier concerne l'élaboration des chiffres du chômage. En France, les données administratives remontées chaque mois par Pôle emploi ont été sujettes à caution durant les deux dernières années, tout d'abord, en 2013, du fait du « bug SFR » - des problèmes techniques ont rendu erronées les statistiques pour un mois donné -, puis, plus récemment, en mai 2015, quand d'autres interrogations se sont élevées sur la validité de ces chiffres. À ces données administratives s'ajoutent les données collectées chaque trimestre par l'INSEE ; celles-ci répondent aux critères du Bureau international du travail et permettent donc les comparaisons entre la France et les autres pays européens, y compris la Pologne.

Le système actuel repose donc sur un double décompte du nombre de chômeurs ; nous étudions les possibles moyens de le modifier.

Notre second sujet est l'efficacité des politiques de lutte contre le chômage entreprises par nos partenaires européens. La Pologne a connu une décrue relativement importante du chômage ; nous aimerions atteindre des résultats de même ampleur en France ! Nous souhaiterions par conséquent savoir quelles mesures ont porté le plus de fruits, tout en restant conscients du fait qu'il est délicat d'identifier laquelle s'est révélée la plus importante ; le contexte général et les politiques menées sur des périmètres plus larges comptent peut-être davantage.

M. Andrzej Byrt, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République de Pologne en France. - Je voudrais tout d'abord vous remercier, mesdames, messieurs les sénateurs, de votre invitation. Nous pouvons en effet vous présenter différents phénomènes économiques qui ont eu lieu en Pologne et que nos partenaires peuvent parfois nous envier.

Le phénomène le plus important est sans doute le dynamisme économique de notre pays, qui est à l'origine de notre succès dans la réduction du chômage. La Pologne a été le premier pays d'Europe centrale à transformer son système politique puis à effectuer, d'une manière dramatiquement rapide, la plus profonde réforme économique de ces pays.

Dans l'histoire polonaise depuis 1989, on peut distinguer plusieurs périodes. La première, entre 1989 et 1992, a constitué une « chute transformatrice ». Le PIB s'est contracté de près de 25 % durant cette période. En effet, beaucoup d'industries incapables d'absorber le choc de l'ouverture des frontières et de l'instauration de la concurrence ont dû clore leurs portes. L'inflation a atteint 700 % ; le premier gouvernement « post-communiste » - mais trois ministres communistes y siégeaient encore - a dû introduire une réforme économique drastique pour tuer l'inflation et imposer une concurrence dure entre les entreprises subsistantes. On a appelé en Europe cette réforme la « thérapie de choc ». Son instigateur, Leszek Balcerowicz, a d'ailleurs été nommé voici quelques mois à la tête des réformes économiques en Ukraine par le président Petro Poroshenko.

Après deux ans de telles réformes et la contraction dramatique de notre PIB, nous avons été le premier pays à retrouver la croissance, au second semestre de 1992. Depuis lors, la croissance a été ininterrompue, phénomène unique en Europe et qui, à l'échelle mondiale, ne s'observe sur une durée supérieure qu'en Chine, depuis les réformes de Deng Xiaoping

Cette croissance s'élève en moyenne à 3,5 % par an ; nous espérons qu'elle atteindra 4 % cette année, après 3,6 % l'an dernier. La croissance a même continué durant la grande crise mondiale commencée en 2008. Le taux de croissance le plus faible a été observé en 2003 ; il était, cette année-là, de 1,4 %.

Les réformes du début des années 1990 ont consisté à ouvrir la concurrence et à donner à toutes et à tous la possibilité de créer leur propre entreprise. Cela a été rendu possible par la réduction des impôts et la facilitation des procédures d'enregistrement des nouvelles firmes. On a alors assisté à un phénomène unique : 3,5 millions de sociétés privées ont été créées en Pologne ! Ces nouvelles firmes ne pouvaient avoir plus de 100 employés. Nombreux sont les Polonais à avoir créé leur société. Ma propre famille en fait partie : plutôt que de travailler dans un office d'État, nous avons toujours eu nos propres entreprises. Avec ma femme, nous avons établi trois sociétés.

J'avais d'abord travaillé, au sortir de l'université, pour la foire internationale de Poznan, ville de la taille de Lyon ou Marseille, à mi-chemin entre Berlin et Varsovie. Cette ville est unique au sein de l'Union européenne : le taux de chômage y est de 2 % seulement. Dans cette ville, près de 70 % des diplômés de l'enseignement supérieur, plutôt que d'aller travailler pour de grands groupes internationaux, s'établissent comme entrepreneurs.

Certes, deux tiers d'entre eux font faillite : ce mécanisme, où tout le monde ne peut réussir, fonctionne dans le monde entier. L'important est d'essayer ; s'ils échouent, ils pourront être embauchés dans une autre compagnie. Cet esprit d'entreprise, cette volonté de percer le plafond de verre, n'existe pas partout en Pologne : l'histoire des différentes parties de la Pologne explique ces différences. En effet, durant 123 ans, notre pays a été divisé entre la Russie, la Prusse et l'Autriche ; contrairement aux Polonais soumis à l'occupation russe, qui s'y sont opposés à six reprises les armes à la main et ont subi des répressions dramatiques, les Polonais des régions occupées par la Prusse, l'ouest de la Pologne actuelle, où se situe Poznan, ont choisi de se battre économiquement, en développant leurs propres compagnies, banques et sociétés d'épargne. La carte du chômage reflète, elle aussi, ce contraste historique.

La réduction d'impôts opérée au début des années 1990 a elle aussi été cruciale. Aujourd'hui, l'impôt sur les sociétés ne s'élève en Pologne qu'à 19 %, quelle que soit la taille de l'entreprise. Le taux d'imposition devrait être le même pour tout le monde : moins il y a d'exceptions, meilleur est le système. Le mécanisme si compliqué de la relativité peut être présenté par l'équation si simple et élégante : « E=mc2 » ; il en va de même pour l'économie : plus on complique, moins le système est transparent et efficace ! Je vais le démontrer immédiatement en décrivant notre système de traitement du chômage.

La croissance qu'a connue la Pologne durant ces vingt-cinq dernières années est unique à notre époque. Ne nous enviez pas pour autant : la France a connu une période de croissance identique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dès la Libération, vous vous êtes mis au travail et, après la petite récession de 1948-1949, la croissance a été ininterrompue jusqu'à la crise pétrolière de 1973, quand les cycles conjoncturels de croissance et de récession ont commencé à alterner en zigzags. Nous n'avons pas encore atteint, en Pologne, ce niveau de développement.

Vous vous souvenez sans doute du « plombier polonais », dont on a beaucoup parlé en France. Au début des réformes, la différence entre les salaires français et polonais était de 1 à 10 ; si la liberté de circulation permise par l'Union européenne avait alors existé, la moitié des Polonais serait sans doute venue chez vous. La situation n'est plus la même : la différence des salaires n'est plus que de 1 à 2,5. Ce changement s'est effectué en une génération et, dans une quinzaine ou une vingtaine d'années, le niveau des salaires sera probablement égal entre nos deux pays et la pression migratoire induite éventuellement par la différence actuelle disparaîtra, même s'il y aura toujours un va-et-vient de spécialistes. On assiste d'ores et déjà à une grande immigration de personnels de direction et de spécialistes techniques français en Pologne.

La France est en effet bien implantée dans notre pays. Les exportations françaises sont en outre facilitées par la domination de groupes français sur la vente au détail en Pologne. Vous ne seriez pas dépaysés à la vue des enseignes présentes dans toutes nos villes : Auchan, Leroy-Merlin, Castorama, Intermarché, etc. Cela permet aussi une grande ouverture des débouchés français en Europe centrale, par l'intermédiaire des sociétés de commerce.

J'en veux prendre pour exemple l'exclave russe de Kaliningrad, voisine de la Pologne. Faisant mentir le préjugé sur la russophobie polonaise, nous avons obtenu de l'Union européenne que les citoyens russes de cette exclave puissent visiter les régions polonaises dans un rayon de 100 kilomètres depuis la frontière, ce qui leur permet de se rendre dans les grands ports de Gdansk et Gdynia. Or toutes les grandes sociétés françaises de distribution ont ouvert des magasins à proximité de la frontière polono-russe, permettant aux Russes de s'approvisionner rapidement. Les sanctions imposées par la Russie ne s'appliquent pas dans cette exclave, ce qui en fait une plaque tournante de l'exportation de biens de consommation européens vers la Russie, par l'intermédiaire de sociétés françaises et polonaises.

Beaucoup d'emplois ont été créés ainsi sur notre frontière orientale ; en outre, ce commerce transfrontalier constitue en quelque sorte un « pare-chocs » pour nous. Toutes les nations à l'est de la Pologne nous observent avec attention depuis 1989. Le commerce qui s'est développé avec elles après la chute du communisme, à l'origine parfois « au noir », a offert dans les années 1990 une solution à de nombreuses personnes sans travail. La liberté absolue de commerce et d'entreprise qui régnait alors n'existe plus telle quelle.

On pouvait alors créer une société en trois heures ; ce n'est malheureusement plus le cas depuis l'adoption des règles communautaires. La bureaucratie a pris le dessus de manière irréversible, ce qui ralentit dans une certaine mesure le fonctionnement du marché du travail. Nous avons essayé, comme vous, de simplifier les procédures, mais la grande majorité de ces tentatives a hélas ! échoué.

Les groupes d'intérêt sont trop puissants au sein de la jungle bureaucratique ; il faudrait pour résoudre ce problème soit une situation catastrophique - et ce n'est pas le cas - soit un pouvoir conscient du problème et doté d'une volonté forte. En dépit de notre forte croissance, nous devons faire face à l'accroissement non seulement de la bureaucratie d'État mais aussi des bureaucraties régionales, puisque le pouvoir est décentralisé. Nous avons grosso modo 16 provinces, ou voïvodies, environ 400 districts, ou « powiats », et environ 4 000 communes, ou « gminas ». La bureaucratie s'est insérée également dans les structures locales, ce qui ne peut manquer d'affecter le fonctionnement du pays.

Entre 1,2 et 1,5 million de personnes ont émigré depuis l'entrée de la Pologne dans l'UE en 2004 vers d'autres pays européens. Cette émigration s'est moins dirigée vers la France que vers le Royaume-Uni. Cela est dû à la bonne connaissance de l'anglais dans notre pays, mais aussi à la mémoire de l'armée polonaise en exil de 1940. La grande majorité des vétérans de cette armée ne sont pas retournés en Pologne communiste par crainte, justifiée, d'être arrêtés ou tués par le régime, et sont restés en Grande-Bretagne.

La présence de ces vétérans ou de leurs descendants a facilité le « parachutage » de nouveaux émigrants polonais dans ce pays ; les Polonais constituent aujourd'hui la communauté étrangère la plus importante du Royaume-Uni - à comparer aux Pakistanais et aux Indiens, qui occupaient auparavant la première et la deuxième place. Leur taux d'emploi approche d'ailleurs les 100 % : cette émigration fonctionne bien. Elle suscite néanmoins un débat important - on n'hésite pas à crier à l'invasion. On relève notamment que les Polonais installés au Royaume-Uni envoient souvent à leur famille au pays les allocations familiales reçues au titre de leurs enfants, restés eux en Pologne, sous la garde de la grand-mère ou de parents : le gouvernement britannique suspendra sans doute le versement de ces allocations.

Le ralentissement de la croissance observé en 2003, consécutif à la crise américaine dite des « dot-com », a conduit à l'accroissement du taux de chômage jusqu'à 20 %. Cette valeur est celle obtenue à partir du système national polonais d'enregistrement des chômeurs et non pas d'après l'enquête statistique BAEL, effectuée selon les critères européens et internationaux.

Je veux à cette occasion vous exposer les modalités de calcul de notre taux de chômage. Notre institut de statistique national, le GUS, effectue l'enquête BAEL. L'autre statistique décompte les personnes enregistrées dans les services équivalents au « Pôle emploi » français ; c'est le ministère du travail qui compile ces chiffres.

En 2003, nous avions donc 3 176 000 chômeurs enregistrés, soit un taux de chômage de 20 %. Aujourd'hui, suivant cette même méthode, nous avons 1,6 million de chômeurs, soit 10 % de la population active, deux fois moins qu'en 2003 ! Les données BAEL que vous avez citées en ouverture de cette audition sont inférieures : le taux de chômage s'élève selon cette enquête à 6,8 % seulement.

Le système BAEL est fondé sur les normes internationales et les recommandations d'Eurostat. Il décompte les personnes âgées entre 15 et 74 ans répondant aux conditions fixées par le Bureau international du travail, que vous connaissez.

La limite d'âge choisie importe. En effet, l'âge légal de la retraite en Pologne est inférieur à 74 ans : il est de 60 ans pour les femmes et de 65 ans pour les hommes. On devait le porter à 67 ans, mais le nouveau parti au pouvoir, Droit et Justice, ou PiS, a annoncé le rétablissement des règles antérieures.

Je ne peux pas spéculer contre mon gouvernement, mais je dois avouer qu'une telle décision ne serait pas très sage. Elle a été prise, mais devrait évoluer ; du moins, les personnes qui veulent travailler au-delà de l'âge légal de la retraite, les femmes, notamment, devraient toujours pouvoir le faire, ce qui est le cas depuis une dizaine d'années. Seulement, un employé ayant atteint l'âge de la retraite et qui décline un changement de poste au sein de son entreprise peut être mis à la porte.

En tant que PDG de la foire internationale de Poznan, j'ai édicté la règle selon laquelle tous ceux qui le désirent, quel que soit leur âge, peuvent continuer à travailler, mais dans des conditions de pénibilité physique ou mentale adaptées à leur âge. Une telle approche de la solidarité des entreprises avec leurs collaborateurs n'est pas encore commune ni a fortiori obligatoire, mais elle se répand, tel un bon exemple, de la même manière que le management fondé sur la social responsability.

La notion de solidarité est traditionnellement importante en Pologne, comme en témoigne le nom du plus grand syndicat indépendant des années 1980, Solidarnosc, qui jouait le rôle d'un parti contestataire contre le régime communiste. Cette valeur stabilisatrice du tissu social est aujourd'hui importante pour la plupart des Polonais, jusqu'aux anciens communistes. Le souvenir des luttes de Solidarnosc rappelle la nécessité de cette valeur à la nouvelle génération de managers qui, diplômés de Harvard ou de l'INSEAD, sont tentés, une fois de retour en Pologne, de gérer brutalement leurs employés. Cela existe en Pologne comme ailleurs dans le monde, mais la dimension de la solidarité reste très prégnante.

La Pologne d'aujourd'hui, contrairement à celle des années 1980, ne connaît pratiquement pas de grèves. Trois secteurs restent néanmoins bloqués.

C'est, en premier lieu, le secteur minier : notre pays compte les plus grandes mines d'Europe. Les syndicats de ce secteur se battent pour trouver des solutions au déclin du secteur, mais la grande majorité comprend que, du fait du caractère déficitaire de l'extraction du charbon en Pologne, personne ne peut rendre le secteur profitable. Une réforme avait été préparée il y a une quinzaine d'années, sous le gouvernement de M. Jerzy Buzek, du parti Solidarité, devenu depuis président du Parlement européen. Après sa défaite aux élections, le nouveau gouvernement social-démocrate a abandonné cette réforme, qui aurait permis de liquider ce problème qui subsiste encore aujourd'hui.

Beaucoup de mines avaient certes été fermées en Silésie, au sud de la Pologne, mais une politique généreuse a été menée à destination des mineurs - des crédits leur ont été offerts - pour leur permettre d'être embauchés dans d'autres compagnies. Des investisseurs étrangers se sont implantés dans cette région, sachant qu'ils y trouveraient une main-d'oeuvre issue du secteur minier, abondante et qualifiée - beaucoup de mineurs sont ainsi électriciens. Du fait de l'arrêt de ce programme, l'accablement social et économique de ce secteur perdure.

On peut citer en deuxième lieu le secteur hospitalier. Le gouvernement de M. Donald Tusk, aujourd'hui président du Conseil européen, a commencé la privatisation de ce secteur. Certaines privatisations ont été vraiment exemplaires ; les établissements concernés fonctionnent d'une façon extraordinaire. Dans d'autres établissements, en revanche, pour des raisons le plus souvent historiques, la privatisation ne peut se faire du jour au lendemain et des tensions apparaissent. La première grève depuis bien des années a éclaté dans un grand hôpital pour enfants près de Varsovie.

Le troisième secteur qui reste délicat est celui des chemins de fer. Les cheminots, chez nous comme chez vous, sont un grand groupe de travailleurs, aux conditions de travail souvent très dures, qui connaît une sur-syndicalisation. Plusieurs centaines de syndicats existent ! Une grande partie des réformes entreprises, y compris de privatisation, a bien réussi, mais le processus reste inachevé et a été suspendu à la suite du récent changement de gouvernement.

Tels sont les trois secteurs dans lesquels je vois de possibles tensions dans le futur.

Pour en revenir aux modes de calcul du taux de chômage, je veux vous expliquer comment est calculé le nombre de chômeurs suivant les critères polonais et non plus internationaux. Il est établi à partir d'enquêtes menées par le ministère du travail, suivant les critères établis par la loi de 2004 sur la promotion de l'emploi et les institutions du marché du travail.

La définition d'un chômeur y est établie à partir des conditions suivantes : enregistrement dans un « Pôle emploi », absence de toute activité rémunérée et de revenus soumis à l'impôt, disponibilité et volonté de travailler à temps plein, âge compris entre 18 ans et l'âge de la retraite. Les personnes ayant dépassé l'âge de la retraite ne sont donc pas comprises dans cet ensemble, même si elles manifestent leur volonté de continuer le travail, ce qui distingue notre méthode de la méthode internationale BAEL et explique la différence entre les taux obtenus.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Nous avons également en France un écart important entre chiffres de Pôle emploi et chiffres BIT, près de 700 000 personnes, ce qui est beaucoup.

La Pologne vit donc aujourd'hui ses Trente glorieuses. La désindustrialisation et la fermeture des mines en ont chez nous marqué la fin ; vous nous avez expliqué que ce processus, malheureusement, est aussi en cours chez vous.

Pour en revenir à la récente et assez spectaculaire baisse du chômage en Pologne, des mesures particulières relatives aux contrats de travail ont-elles été prises au cours des dernières années et, en particulier, depuis 2013 ? Il s'agit en France d'un sujet très débattu, entre CDD et CDI. Ce débat s'est-il posé en Pologne ? Ces mesures, si elles ont été prises, ont-elles eu un impact sur le taux de chômage ?

M. Andrzej Byrt. - À la suite de la baisse de la croissance observée en 2003, le gouvernement polonais a introduit des réformes du marché du travail, similaires aux réformes entreprises en Allemagne durant les mêmes années, dites « Hartz IV ». Les sociaux-démocrates étaient alors au pouvoir dans ces deux pays. La possibilité de contrats à durée déterminée a été renforcée : ils peuvent être renouvelés une fois, après quoi il doit s'agir d'un contrat à durée indéterminée. Les employeurs ont aussi reçu la possibilité de changer de manière anticipée le statut de leur employé d'un CDD à un CDI. Cette réforme a permis une diminution relativement rapide du taux de chômage.

Néanmoins, plus de dix ans après cette réforme, une grande inquiétude existe aujourd'hui parmi les jeunes qui entrent sur le marché du travail quant à la précarité des emplois offerts, qualifiés de « contrats déchets » ; cette inquiétude explique en partie le récent basculement électoral.

Le gouvernement actuel réfléchit à des modifications à apporter à la législation du travail, visant notamment à réduire la période pouvant être effectuée en CDD durant la durée des deux premiers contrats. On demandera aussi aux employeurs de payer les cotisations sociales durant le premier contrat, ce dont ils sont aujourd'hui dispensés. Ces modifications doivent répondre aux attentes expresses exprimées pendant la campagne électorale. Le système en sera sans doute rendu plus rigide, mais un tel changement rencontre une approbation générale.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Cela représente sans doute un retour en arrière. Comment peut-on malgré tout expliquer la récente baisse du chômage ?

M. Andrzej Byrt. - Cette baisse est avant tout due à la grande activité économique qui existe dans le pays. La croissance explique la baisse du chômage. Nous verrons quels seront les résultats des prochaines modifications suscitées par le rejet des réformes consécutives à la crise de 2003. Si le taux d'installation de nouvelles sociétés augmente, nous sauverons notre peau !

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Nous connaissons en France le problème des travailleurs détachés, qui se pose également à l'échelle européenne. Le projet de loi dit « Sapin II » devrait chercher à le résoudre. Ce problème existe-t-il en Pologne ?

M. Andrzej Byrt. - Près d'un million de travailleurs en Pologne proviennent de pays proches, mais il s'agit non pas, dans leur large majorité, de ressortissants de l'Union européenne, mais d'Ukrainiens. Nous ne connaissons pas à proprement parler de fuite des Ukrainiens depuis leur pays vers le nôtre pour des raisons politiques ; en revanche, nombreux sont ceux qui viennent travailler en Pologne. Leur langue est similaire à la nôtre ; il leur est encore plus aisé de se débrouiller chez nous qu'il ne l'était voici cinquante ans pour les Italiens en France. Ils travaillent surtout dans la construction, dans l'agriculture et l'horticulture, ou dans le secteur des services à la personne, comme employés de maison ou auprès des seniors.

M. Jean-Jacques Filleul, président. - Comment sont-ils payés ?

M. Andrzej Byrt. - Ils le sont moins que les Polonais qui prétendent à des emplois similaires, ce qui explique qu'on les recherche.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - À combien s'élève le salaire minimum en Pologne ?

M. Andrzej Byrt. - Il s'élève à environ 380 euros. Le salaire moyen, quant à lui, est d'environ 850 euros.

M. Jean-Jacques Filleul, président. - Comment sont indemnisés les chômeurs, et sous quelles conditions ?

M. Andrzej Byrt. - Ils doivent tout d'abord s'enregistrer auprès de l'équivalent polonais de Pôle emploi.

Mme Agata Wadowska, deuxième secrétaire, chef du service économique de l'ambassade de la République de Pologne en France. - On ne peut recevoir l'allocation chômage avant un an, ce qui incite les gens à travailler.

M. Andrzej Byrt. - On doit exprimer sa volonté de travailler.

Mme Agata Wadowska. - J'ai une amie en France qui est depuis trois ans au chômage ; or elle ne cherche pas de travail, car tout est payé pour elle, jusqu'à la piscine et au cinéma. Une telle situation serait impossible en Pologne. Les gens ne pourraient pas vivre sans argent pendant un an, donc ils cherchent du travail tout de suite.

M. Jean-Jacques Filleul, président. - Mais en trouvent-ils ?

Mme Agata Wadowska. - Ce n'est pas toujours évident ; bien évidemment, il y a du chômage en Pologne aussi. Pour autant, ils en cherchent. En outre, une minorité importante travaille sur le marché noir.

M. Jean-Jacques Filleul, président. - Cela développe le travail au noir ?

Mme Agata Wadowska. - En effet, je ne peux pas le nier.

M. Jean-Claude Lenoir. - Les questions de formation sont jugées importantes en France pour leur rôle dans la situation actuelle du chômage. On relève notamment combien il est difficile ici d'adapter l'offre à la demande sur le marché de l'emploi, notamment pour ce qui concerne la formation par alternance, ou apprentissage. Notre voisin commun, l'Allemagne, est réputé pour son système de formation professionnelle. Quelle est la situation de ce domaine en Pologne ?

M. Andrzej Byrt. - La formation professionnelle n'est malheureusement pas en bon état en Pologne. Nous avions un réseau extraordinaire d'écoles professionnelles secondaires. Néanmoins, ce système a été démantelé après la chute du communisme ; nous manquons donc aujourd'hui de personnels qualifiés. Il serait difficile de trouver une école capable de former un plombier capable d'envahir le marché français ! (Sourires.)

Par ailleurs, alors que je dirigeais la foire internationale de Poznan, nous avions organisé plusieurs foires consacrées à l'emploi des jeunes. Des centaines de sociétés allemandes s'y rendaient pour recruter des spécialistes polonais. Ils savent que les Polonais peuvent bien travailler. En outre, nombreux sont nos jeunes qui apprennent l'allemand ; ils vont même parfois suivre l'enseignement d'écoles allemandes.

Le nouveau gouvernement polonais a décidé de lancer un grand programme de renouvellement du système de formation professionnelle spécialisée. Sans aucun doute, on veut largement revenir au système bien organisé qui existait sous le communisme : la preuve en est le « déluge » de plombiers polonais, bien éduqués et très motivés, qui sont allés travailler en Europe à partir des années 1990 !

Mme Éliane Giraud. - Vous nous avez dit que, durant leur première année de chômage, les demandeurs d'emploi ne sont pas indemnisés en Pologne. De quoi vivent-ils donc ? Créent-ils des entreprises ? Comment est organisée l'indemnisation après cette première année ? Est-elle dégressive ?

Mme Agata Wadowska. - D'abord, pour recevoir l'allocation chômage, il faut avoir eu un travail. Le système a changé : maintenant, on peut recevoir des fonds calculés sur une base trimestrielle. On reçoit 600 zlotys le premier trimestre, soit environ 150 euros, une somme très faible. Le trimestre suivant, on reçoit 800 zlotys, puis 1 000 zlotys à la fin de l'année. Les chômeurs peuvent désormais recevoir cette allocation sous condition de s'être inscrit au « Pôle emploi ». La période d'attente d'un an a été raccourcie d'abord à six mois, pour être maintenant d'un mois seulement ; il suffit donc d'être enregistré depuis un mois pour percevoir une allocation..

M. Philippe Dallier, rapporteur. - L'indemnité est donc progressive. Pour combien de temps est-elle versée ?

Mme Agata Wadowsk. - Ces trois tranches sont versées, après trois mois, six mois, puis un an de chômage. Il faut également remplir des conditions de recherche d'emploi pour les recevoir.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Si le demandeur d'emploi ne trouve pas de nouveau travail, combien de temps est-il indemnisé au maximum ?

Mme Agata Wadowska. - Je vous ferai parvenir la réponse exacte à cette question ; je pense que la durée maximale est de deux ans. Beaucoup de changements ont eu lieu récemment dans ce domaine.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Ce système est très différent du nôtre, où l'indemnisation intervient dès l'enregistrement, pour deux ans sans dégressivité. En outre, une allocation existe chez nous pour les personnes sorties de l'indemnisation chômage : le RSA. Ce double système existe-t-il aussi en Pologne ?

Mme Éliane Giraud. - Quelle est la durée moyenne du chômage en Pologne ?

M. Jean-Jacques Filleul, président. - L'indemnisation chômage est-elle en Pologne une allocation d'État ou bien provient-elle des cotisations des entreprises ?

M. Andrzej Byrt. - Chaque employé et chaque employeur paie des cotisations égales, qui s'accumulent et servent au financement des allocations chômage.

Mme Agata Wadowska. - Il n'existe pas en Pologne d'allocation comparable au RSA français. Un système d'aides sociales existe, mais il est difficile de les obtenir. Il faut ne disposer d'aucun revenu, ou être un parent isolé.

M. Jean-Jacques Filleul, président. - Merci pour vos réponses extrêmement intéressantes. Les Français ont toujours regardé la Pologne avec beaucoup de sympathie. Vous vivez aujourd'hui une croissance qui appartient pour nous au passé ; j'espère que vous ne connaîtrez pas à l'avenir les zigzags auxquels nous sommes maintenant habitués !

M. Andrzej Byrt. - Merci d'avoir bien voulu nous écouter. Nous n'avons pas été en mesure de répondre de manière exhaustive à toutes vos questions, et je vous prie de nous en excuser ; nous vous ferons parvenir ces réponses par écrit.

La réunion est levée à 10 heures.

- Présidence de Mme Anne Emery-Dumas, présidente -

Audition de MM. Pierre Cahuc (Centre de recherche en économie et statistique), Jacques Freyssinet (Centre d'études de l'emploi), Yannick L'Horty (Centre national de la recherche scientifique), Mme Hélène Paris (Conseil d'analyse économique) et M. Henri Sterdyniak (Observatoire français des conjonctures économiques)

La réunion est ouverte à 17 h 15.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Nous accueillons MM. Pierre Cahuc, professeur d'économie à l'École polytechnique et directeur du laboratoire de macroéconomie du Centre de recherche en économie et statistique (Crest), Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE), Yannick L'Horty, professeur d'économie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée, directeur de la fédération de recherche « Travail, emploi et politiques publiques » du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Hélène Paris, secrétaire générale du Conseil d'analyse économique (CAE) et M. Henri Sterdyniak, conseiller scientifique à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

La commission a souhaité vous entendre sur les différentes politiques de l'emploi mises en oeuvre ces dernières années dans les pays européens et leurs résultats. Votre point de vue sur les politiques de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et de l'Italie nous intéresse prioritairement, mais l'exemple d'autres pays de l'Union européenne nous donnerait un éclairage différent et sans doute très instructif. Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jacques Freyssinet, Yannick L'Horty, Henri Sterdyniak, Mme Hélène Paris et M. Pierre Cahuc prêtent serment.

Mme Hélène Paris, secrétaire générale du Conseil d'analyse économique. - Le Conseil d'analyse économique a consacré quatre notes récentes au sujet qui nous intéresse, respectivement sur l'emploi des jeunes peu qualifiés, l'apprentissage, l'emploi des seniors et le lien entre l'assurance chômage et l'instabilité de l'emploi. Pierre Cahuc, qui a participé à la rédaction de ces quatre notes, aura l'occasion de développer ses analyses devant vous.

Le chômage se maintient, en France, à un niveau élevé depuis vingt ans même en période de forte croissance, en particulier chez les jeunes de moins de 25 ans où il atteint 25 %. Deuxième caractéristique : une forte dualité du marché du travail entre salariés en CDI - 85 % de la population en emploi - et entrants désormais principalement embauchés sous des contrats courts.

Cette situation préoccupante a conduit le CAE à formuler une série de recommandations concernant l'embauche : simplifier les contrats de travail et surtout les conditions de leur rupture, reparamétrer le calcul de l'assurance chômage, qui dans son état actuel incite au développement des contrats courts ; responsabiliser les entreprises en introduisant un bonus-malus dans les cotisations versées à l'assurance chômage.

Le deuxième ensemble de recommandations consiste à concentrer les allègements de cotisations sur les bas salaires.

Troisième volet identifié, l'amélioration de l'accompagnement vers l'emploi et en particulier de la formation. Il a été démontré que les jeunes en apprentissage s'inséraient de manière beaucoup plus solide et durable que les bénéficiaires d'un emploi jeune ; la note dédiée du CAE, mettant en évidence le mauvais fonctionnement et les problèmes d'organisation et de gouvernance de l'apprentissage, propose une réorientation des moyens publics des étudiants du supérieur vers les jeunes les moins qualifiés ; et, suivant l'exemple de l'Allemagne et de l'Autriche, le développement d'un marché de la certification des formations, pour en garantir à la fois le contenu et les résultats en matière d'insertion professionnelle des jeunes.

M. Pierre Cahuc, professeur d'économie à l'École polytechnique, directeur du laboratoire de macroéconomie du Centre de recherche en économie et statistique (Crest). - Sur ce très vaste sujet, j'ai sélectionné deux thèmes liés aux discussions en cours sur la loi Travail que votre assemblée examine en ce moment : la décentralisation des négociations collectives et le droit du licenciement.

D'abord, un point de méthodologie. Il faut se méfier des corrélations, établies par de nombreux travaux, entre la rigueur de la réglementation de l'emploi, la valeur moyenne de l'assurance chômage ou d'autres caractéristiques institutionnelles et des indicateurs de performance comme taux d'emploi ou de chômage - ces études aboutissent à des conclusions qui généralement sous-estiment l'effet de la règle de droit. Ce n'est pas étonnant : les règles de droit sont généralement très détaillées et spécifiques à chaque pays, alors que les indicateurs de performance retenus sont un résumé global de situations très complexes. Or le diable se cache dans les détails - en témoigne l'abondance d'amendements qui vous sont soumis !

Ces corrélations sont peu parlantes. Ainsi, une réforme de l'assurance chômage et de la protection de l'emploi est souvent une réponse à l'évolution de certains indicateurs tout autant qu'une impulsion : dans ces conditions, il est difficile d'établir le sens des causalités. On lit fréquemment dans la presse que beaucoup d'emplois ont été créés en France dans les années 1990 avec la réduction du temps de travail - c'est, pour Alternatives Économiques, un fait évident « comme la Terre est ronde » ! Or il existe en réalité un grand nombre de facteurs confondants entre l'évolution de l'emploi et de la durée du travail. Convaincants au premier abord, ces arguments sont très fragiles.

Depuis une vingtaine d'années s'est développée, grâce à l'émergence des big data, l'étude précise de l'impact de changements de règles de droit sur les comportements micro-économiques. La réaction des acteurs aux changements est la première chaîne de la relation causale qui mène vers les évolutions macroéconomiques. C'est une méthode expérimentale analogue à celle du placebo en médecine. Ainsi, on étudiera, en Italie, un changement de la législation qui affecte les entreprises de plus de 15 salariés en comparant l'évolution des entreprises de 10 à 15 salariés et celle des entreprises situées juste au-dessus de ce seuil. En étudiant deux ensembles aux caractéristiques voisines dont l'un est affecté par un changement et l'autre non, on met en évidence de véritables relations de cause à effet. C'est une discipline neuve, notamment dans sa dimension expérimentale : il nous reste beaucoup à explorer, mais nous avons accumulé les connaissances depuis une décennie.

D'autres études ont porté sur l'impact d'une extension des négociations collectives de branche sur la performance des entreprises en Espagne et au Portugal. Dans ces deux pays, les conventions de branche, généralement signées par les plus grandes entreprises, sont ensuite étendues à l'ensemble des sociétés de la branche. C'est aussi le cas en France - et l'un des objectifs de la loi Travail est de permettre aux entreprises de négocier à leur niveau certains éléments comme la durée du temps de travail. Or ces études montrent que les entreprises concernées par l'extension affichent un taux de croissance de l'emploi plus faible et un taux plus important d'emploi en CDD. En France, 95 % des conventions collectives sont étendues. À l'inverse, en Allemagne, l'adhésion à une convention collective relève du choix de l'employeur et l'extension ne concerne qu'1 % des conventions, de plus, un revirement de jurisprudence dans les années 2000 a autorisé les entreprises allemandes à en sortir en cas de difficultés économiques - un système d'opt out. Une étude a montré que cette évolution avait eu pour conséquence une augmentation de la croissance de l'emploi.

Ces travaux mettent en évidence une corrélation positive entre les mesures rapprochant les conventions du terrain et l'emploi. Pour la France, il n'existe pas encore de travaux d'ampleur, mais le droit du travail espagnol et portugais, élaboré à la sortie de la dictature, est très inspiré du droit français.

La législation des licenciements a fait l'objet d'études en Italie, aux États-Unis et en Suède montrant que tout renforcement de la réglementation se traduit systématiquement par un recours plus fréquent aux CDD ; par des effets sur l'emploi en général négatifs mais limités, concentrés sur les jeunes et les femmes (États-Unis) ; et, lorsque la protection de l'emploi est plus importante, par un taux d'absentéisme plus élevé (Suède) ou par une réallocation de l'emploi des entreprises les moins productives vers les plus productives.

M. Yannick L'Horty, directeur de la fédération de recherche « Travail, emploi et politiques publiques » du CNRS. - Peut-on apprendre des expériences menées dans d'autres pays européens ? Nos voisins semblent avoir entrepris des réformes à la fois visibles et cohérentes sans équivalent en France.

Prenons avec recul la notion de modèle. Les fondamentaux de la création d'emplois sont les mêmes partout : soutenir les entreprises, encourager les demandeurs d'emploi à rencontrer les offres et enfin organiser la rencontre entre l'offre et la demande. En revanche, les institutions dont relève la politique de l'emploi - systèmes de formation, d'éducation, assurance-chômage, mécanismes de négociation des salaires, salaire minimum, fiscalité, droit du travail - diffèrent considérablement d'un pays à l'autre. Or en matière de chômage, la cohérence des politiques joue un rôle capital : il ne suffit pas d'importer un trait saillant d'une politique sans toucher au reste. Ainsi les exonérations générales de cotisations sociales, clé de voûte de la politique de l'emploi en France puisqu'elles représentent près de 20 milliard d'euros sur plus de 100 milliards de dépenses pour l'emploi, s'exportent peu - en Belgique, aux Pays-Bas et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. En effet, dans des pays où le salaire minimum est bas et où les prélèvements sociaux sont moins importants, réduire les cotisations sociales n'a que peu d'intérêt.

Faut-il réformer, et comment réformer ? Après huit années d'augmentation continue du chômage, la réponse est claire : la réforme s'impose. Tous nos voisins ont mené des réformes visibles : David Cameron a pris des mesures orientées vers le workfare, le Jobs Act a été mis en place en Italie, Gerhard Schröder a profondément modifié l'indemnisation du chômage. En France, la crise financière de 2008 a entraîné d'abord une réforme du chômage partiel, un renforcement des contrats aidés, puis la mise en place du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) début 2013, des contrats d'avenir puis de génération : un empilement de dispositifs sans cohérence ni colonne vertébrale. Notre politique de l'emploi ressemble à la station Châtelet-Les Halles : en position centrale, mais en travaux depuis trente ans, et tout le monde s'y perd ! Chaque dispositif possède sa propre complexité : ainsi des conditions de ressources associées aux allocations logement.

Il convient de mettre en place une politique claire, cohérente et lisible. En France comme dans nombre d'autres pays, diverses mesures ont été prises : un renforcement des contrats aidés ; une augmentation des baisses de charges - en France, à travers les exonérations de cotisations, puis le CICE, et enfin de nouveaux allègements cet été, en Italie où jusqu'à 8 060 euros ont été consentis par emploi et par an dans le cadre du CDI progressif ; un développement du chômage partiel comme amortisseur ; une politique de modération salariale, en France à travers la gestion du salaire minimum depuis 2007 ; et enfin le développement de nouvelles formes d'emploi atypiques, surtout aux Pays-Bas où 60 % des jeunes exercent un emploi à temps partiel de moins de vingt heures par semaine. En revanche, le dosage de ces éléments varie. En France, les emplois atypiques ou flexibles étant peu développés, les résultats sont moins impressionnants ; les effets de la crise ont été moins violents, mais le chômage continue à augmenter.

Fin mars 2015, j'ai signé, avec Pierre Cahuc, une tribune intitulée « Pour un Jobs Act à la française » où nous proposions une réforme cohérente du marché du travail reposant sur quatre piliers. D'abord, une fusion des trois dispositifs d'exonération de cotisations sociales, qui ne sont ni lisibles ni pérennes pour les employeurs, et un recentrage sur les bas salaires. Ensuite, une réforme de l'assurance chômage, sans transposer un modèle voisin mais en inventant un dispositif sécurisant qui, tout en évitant les abus, facilite le retour vers un emploi de qualité ; une réforme en profondeur de la formation professionnelle ; et enfin une réforme du contrat de travail pour une flexisécurité à la française.

M. Henri Sterdyniak, conseiller scientifique à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). - Je partage le constat de Pierre Cahuc : les merveilleuses études microéconomiques qu'il cite n'expliquent en rien la hausse de 12 % de l'emploi privé relevée entre 1997 et 2002, période de mise en oeuvre des 35 heures et de conduite d'une politique macroéconomique active ; mais de même, de nombreux travaux ne montrent aucun lien entre l'allégement de la protection de l'emploi et l'évolution des taux de chômage...

La France n'est pas le vilain petit canard dans l'ensemble européen. D'abord, contrairement à ce qu'avance Yannick L'Horty, elle a mis en oeuvre un très grand nombre de réformes : réductions massives des cotisations sur les bas salaires, dispositions sur la durée du travail, création de la rupture conventionnelle du contrat de travail... Des réformes équivalentes à celles qui ont été conduites à l'étranger.

De plus, l'état du marché du travail est loin d'être satisfaisant ailleurs. Je vous renvoie à l'ouvrage de Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Les Causes du chômage structurel, qui décrit, aux États-Unis, la disparition des emplois qualifiés, la situation de précarité des non qualifiés, la financiarisation de l'économie, la prolifération de la sous-traitance, le développement des emplois précaires et mal payés dans les entreprises de grande distribution...

En Europe, il n'y a pas de modèle. Aux Pays-Bas, une grande partie des femmes travaillent à temps partiel. En Allemagne, les jeunes des classes populaires sont orientés vers l'apprentissage, sans pouvoir choisir ; enfin on craint la misère pour les futurs retraités, après leur avoir conseillé de placer leur argent sur les marchés financiers... Aux États-Unis, le taux d'activité est bas, les prisons sont peuplées de jeunes Noirs ; au Royaume-Uni, la pauvreté au travail se développe, la croissance de la productivité est faible, on a créé les contrats à zéro heures ; en Italie, croissance et productivité sont atones.

L'emploi est donc un problème généralisé en Europe. Et l'Europe, c'est avant tout la zone euro, où il est impossible d'ajuster les parités, et où certains pays s'engagent dans des stratégies de compétitivité nuisibles aux autres. La stratégie d'austérité budgétaire et les réformes libérales conduites depuis la crise financière ne marchent pas. Le chômage était de 7,4 % en 2007 dans la zone euro, il est à 10,4 % aujourd'hui après un pic lors de la crise financière. Nous ne sommes pas confrontés à une dégradation du marché du travail, mais à un problème macroéconomique, la prééminence du capital sur le travail, que l'on résout à court terme par des bulles financières et de l'endettement. En 2008, la solution à la crise ne résidait pas dans le marché du travail, mais dans des réformes du secteur financier et de la gestion macroéconomique de la zone euro.

En Europe aussi, nous assistons à la disparition des emplois industriels stables et rémunérés, face à la concurrence des pays asiatiques où les salaires sont bas. Faut-il annoncer à une partie de la population qu'elle devra accepter des emplois précaires et de vivre dans la pauvreté ? Ce n'est pas forcément une question de réforme, mais de direction : on construit l'Europe en laissant une partie importante de la population sur le bord du chemin, puis on la met en accusation lorsqu'elle vote pour les partis populistes... Le problème à traiter est macroéconomique.

Je ne nie pas les problèmes spécifiquement français, notamment un dialogue social en panne - à cause de certains syndicats mais aussi du Medef - et une sortie mal négociée du capitalisme d'État dans des conditions peu satisfaisantes. Mais il y a aussi un problème européen : depuis vingt ans, la stratégie européenne mise en oeuvre pour l'emploi s'est traduite par un affaiblissement du droit du travail, une facilitation des licenciements, le développement des CDD, de l'intérim et de l'auto-entreprenariat. Cela ne va pas dans le bon sens. La plupart des pays que l'on présente comme des modèles de réussite ont vu un développement des inégalités et de la pauvreté au travail. La recherche de souplesse se traduit par le développement de l'emploi précaire, une perspective peu satisfaisante pour les classes populaires.

On constate depuis deux ans un léger retour en arrière : le salaire minimum a été introduit en Allemagne et augmenté au Royaume-Uni ; au sein des instances européennes, l'idée que l'on ne peut continuer dans cette voie se fait jour. Devons-nous libéraliser les marchés, avec les risques que cela comporte en matière de croissance de la pauvreté au travail, ou engager la politique macroéconomique active pour laquelle nous avons construit l'Europe ?

M. Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE). - Deux remarques préalables. Il convient de distinguer la politique pour l'emploi, convergence souhaitée d'une politique budgétaire, monétaire, d'éducation et de protection sociale vers l'objectif de l'emploi, de la politique de l'emploi qui regroupe les dispositifs spécifiques pour la mise en relation quantitative et qualitative de l'offre et de la demande de travail. La première est capitale, la seconde importante mais relativement secondaire.

De plus, les pays déjà évoqués ayant mis en oeuvre des réformes multidimensionnelles complexes impliquant la législation, la négociation collective, les conditions de fixation du salaire, l'indemnisation du chômage et les politiques sociales, l'effet propre de chaque composante est difficile à évaluer. Je ne conteste pas l'intérêt d'une mesure des différences de comportement des entreprises en Italie, ou d'une étude comparative des effets de la jurisprudence dans les différents États américains ; mais aussi solides soient ces travaux, le passage de variations microéconomiques identifiées à la marge à l'évaluation globale des performances d'un système n'est pas aisé.

J'ai pris l'option, pour répondre à vos interrogations, de m'intéresser à deux pays souvent opposés : l'Allemagne, image même de la réussite d'une politique pour l'emploi, et l'Espagne, qui en incarne l'échec. En Italie, le Jobs Act est trop récent pour une évaluation sérieuse, alors que pour les deux pays que j'ai cités, les études sont très variées.

Leurs conclusions divergent, mais toutes tendent à expliquer les performances de l'Allemagne par sa position haute dans la division internationale du travail et dix années de modération salariale, entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, qui se sont traduites par un avantage compétitif non coopératif. La principale variable explicative dans les résultats obtenus est un mouvement prononcé de partage du travail avec deux composantes opposées.

D'abord, pour les CDI à temps plein, une flexibilité cyclique du temps de travail à travers le Kurzarbeit (chômage partiel), les comptes épargne temps et les accords de préservation de l'emploi à travers une réduction de la durée du travail signés par l'État, le patronat et les syndicats. Cette option politique très forte a évité la montée du chômage.

Seconde composante, une tendance de long terme au développement de formes particulières d'emploi : temps partiel, « minijobs », emplois à un euro, recours aux travailleurs détachés d'Europe centrale et orientale. Ce phénomène a été amplifié par les lois Hartz qui, en rendant plus rigoureuses les conditions d'indemnisation des chômeurs, ont amené ces derniers à accepter ces formes nouvelles d'emploi. Ainsi, les sorties du chômage se sont accélérées mais les inégalités salariales et le taux de pauvreté ont fortement augmenté. Plusieurs synthèses du CAE, de l'Insee et du Trésor mettent en évidence les résultats contrastés de ces politiques : la baisse du chômage s'explique avant tout par la modération salariale et le partage du travail.

L'Espagne fait figure de contre-exemple, avec son taux de chômage considérable. Dans ce pays, les emplois ont été supprimés en masse lors de la crise, pour réapparaître lors de la reprise. L'Espagne se caractérise par un recours massif à l'emploi temporaire et par une position basse dans la division internationale du travail, avec des industries faiblement sophistiquées. La politique menée depuis vingt ans met en évidence deux mouvements contradictoires : une série d'accords bipartites et tripartites allégeant les contraintes sur la gestion des CDI, et un renforcement des droits des travailleurs en emploi temporaire associé à des stimulations financières en faveur de l'emploi en CDI. Cela s'est traduit, de manière limitée mais non nulle, par un déplacement de l'emploi instable vers l'emploi stable.

Toutes les poussées de chômage ont suscité des créations d'emplois aidés, qui sont par nature précaires.

Cette période a aussi été celle d'un accord impressionnant de modération salariale, accord encore durci avec la crise, et qui est toujours en vigueur. Les accords triennaux, en Espagne, pourraient étonner bien des observateurs français. Ils résultent d'une série de réformes du marché du travail, jusqu'à celle menée en 2012 par M. Rajoy, qui fut cohérente et très brutale : réduction massive des protections contre les licenciements économiques, forte baisse des indemnités de licenciement, possibilité donnée à l'employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail, prééminence des accords d'entreprise... Souvent citée en France, cette réforme est en réalité très difficile à évaluer, car elle a coïncidé avec une brutale récession économique : entre le quatrième trimestre 2011 et le quatrième trimestre 2013, plus d'un million d'emplois ont été détruits, et ce n'est qu'au deuxième trimestre 2014 que le nombre d'emplois a recommencé à augmenter.

Un rapport de 2015 du conseil économique et social espagnol fait le point sur les différents travaux d'évaluation de cette réforme, qui divergent considérablement. S'il n'est pas possible de mesurer son impact sur la création, ou la destruction, d'emplois, on voit nettement qu'avec la reprise, en 2014, l'emploi temporaire s'est développé trois fois plus vite que l'emploi à durée indéterminée. Quant à la prééminence donnée aux accords d'entreprise, elle n'a aucunement relancé la négociation collective, puisque le nombre de salariés couverts par des accords d'entreprise a été divisé par deux entre 2012 et 2014. Les experts espagnols expliquent cela en disant que les accords d'entreprises n'intéressent pas les PME - c'est aussi ce que disent, en France, la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) et l'Union professionnelle artisanale (UPA)...

Au lieu que l'écart se réduise entre emploi stable et emploi précaire, on observe depuis vingt ans que la segmentation se renforce dans les deux pays. En Allemagne, c'est le résultat des quatre lois Hartz, qui ont accéléré un mouvement déjà en cours d'élargissement du temps partiel, de développement des mini-jobs, de recours à l'intérim et aux travailleurs détachés. En Espagne, cette tendance signe l'échec de politiques qui visaient à la contrecarrer. Il n'est pas facile d'indiquer quelles politiques réduiraient, en France, la segmentation du marché du travail...

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Que cette commission d'enquête ait été créée a eu moment de l'examen du projet de loi de Mme El Khomri est une coïncidence : l'idée de travailler sur les chiffres du chômage en France et ailleurs était dans l'air depuis longtemps. Pourquoi, en effet, la décrue du chômage est-elle moins forte chez nous ? Certes, tout n'est pas merveilleux chez nos voisins, mais ne pouvons-nous pas nous inspirer des politiques qu'ils mettent en oeuvre ? Le succès résulte aussi peut-être de la globalité d'une réforme. Nous connaissons les grands thèmes : fiscalité, charges sociales, indemnisation du chômage, indemnités de licenciement, effets de seuil, contrat de travail, système de formation, fonctionnement de Pôle emploi... Lesquels faut-il traiter en priorité ? Faut-il les aborder tous dans une grande réforme ?

M. Yannick L'Horty. - Une réforme du marché du travail ne peut être uniquement institutionnelle. Elle doit comporter un mécanisme de coordination des acteurs et leur fixer un cap. Un exemple frappant est celui de l'Irlande, dont l'économie était au fond du trou à la fin des années 1980, avec un taux de chômage de plus de 15 % et une dette publique abyssale, à telle enseigne qu'on parlait de banqueroute de l'économie irlandaise. Grâce à un pacte social majeur, la trajectoire du pays a été radicalement transformée. L'ensemble des partenaires sociaux se sont mis d'accord pour fixer un cap. Certes, ils sont sans doute moins nombreux qu'en France... C'est ainsi que l'un des pays les plus pauvres d'Europe est devenu le tigre celtique, avec - jusqu'à la crise de 2009 - une progression de la richesse quasiment sans équivalent en Europe, ni d'ailleurs dans le monde.

En France, nous souffrons d'un excès de réformes sans substance. Ainsi, entre 1993 et le milieu des années 2000, les barèmes d'exonérations de cotisations sociales ont été modifiés presque tous les six mois. Or il faut, au contraire, des réformes durables. C'est sans doute l'une des clefs du succès allemand.

M. Henri Sterdyniak. - Oui, il faut raconter une histoire pour mobiliser les partenaires sociaux, les industriels, les salariés, autour d'un projet partagé. Pour cela, ce projet ne peut être uniquement celui du Medef ou des chefs d'entreprises. Dans un récent article intitulé « Pour un pacte productif industriel », j'affirmais que la France doit se donner un objectif clair de rénovation de son industrie assorti d'une politique de soutien de la demande, et s'engager ainsi pleinement dans la transition écologique et dans la transition sociale. Car il faut un vrai projet, fût-ce même, à l'inverse, un projet purement libéral !

M. Pierre Cahuc. - Les outils pour faire baisser le chômage sont bien connus, mais la France ne les utilise jamais jusqu'au bout. Nos réformes sont toujours incrémentales, en raison du paritarisme autour duquel notre marché du travail est organisé. La loi Larcher du 31 janvier 2007 a donné aux partenaires sociaux encore plus de poids. En France, le taux de couverture des conventions collectives dépasse 95 %, alors que les syndicats y sont très faibles. Nous devons donc repenser le rôle des partenaires sociaux - et c'est ce que fait la loi de Mme El Khomri. Laissons de côté les grands mots de libéralisme ou de néolibéralisme pour observer que si la réussite de l'Allemagne est largement liée au développement des emplois à faible salaire, les inégalités de revenus après redistribution y ont moins augmenté qu'en France entre 2008 et 2012. De fait, pour redistribuer la richesse, au lieu d'imposer des salaires minimaux, qui restreignent l'accès à l'emploi, on peut ouvrir le marché du travail vers des emplois plus faiblement rémunérés en complétant les bas salaires par des primes d'activité. Cela revient à accroître la taille du gâteau. En France, nous interdisons les emplois à faible salaire. Le temps partiel est fortement réglementé. Les partenaires sociaux représentent en fait les salariés des grandes entreprises ; ils cherchent à assurer des emplois stables et empêchent la création d'emplois instables, qui faciliteraient l'entrée sur le marché du travail des jeunes ou des immigrés. Cela n'est pas sans lien avec notre taux de chômage...

M. Henri Sterdyniak. - Ces emplois précaires, sous-payés, ne permettent pas de sortir de la pauvreté et ne correspondent pas au niveau de qualification croissant de nos jeunes. Ils nécessitent de surcroît des transferts, toujours fragiles car périodiquement remis en cause, et qu'il faut bien financer. Ce n'est donc pas une solution durable pour un pays comme la France. Ce qu'il faut, c'est monter en gamme pour trouver une place dans la division internationale du travail.

M. Pierre Cahuc. - L'Allemagne n'a pas créé d'emplois dans l'industrie mais dans les services. Cela a fait augmenter la taille du gâteau, et donc les possibilités de redistribution. Il existe de nombreux travaux d'économistes sur la meilleure façon de redistribuer les revenus. La plus efficace est de le faire par des compléments de salaires pour les salariés les moins bien payés.

M. Éric Doligé. - Nous, responsables politiques, produisons depuis quelques décennies de nombreuses petites réformes, sans trouver la solution. J'espérais l'apprendre de vous ! Mais je comprends que le verre est à moitié plein, à moitié vide, en train de se remplir... À votre avis, quelle réforme est acceptable dans notre pays ? La SNCF demande dix, elle obtient vingt et la grève continue ! La France semble confrontée à des blocages permanents, auxquels nos voisins échappent.

Mme Éliane Giraud. - Ne nous laissons pas abattre ! L'économie a aussi une part morale : c'est l'envie de faire, la confiance... Nous vous interrogeons sur les chiffres du chômage, mais ne faudrait-il pas plutôt élaborer une stratégie économique filière par filière ? En Isère, la microélectronique sera en difficulté si l'Union européenne ne fait rien. Au lieu de débattre à l'infini sur la santé du malade, nous devrions concevoir des mesures ciblées stimulant le dynamisme économique.

M. Michel Raison. - En fiscalité aussi, il y a trop de complexité et d'instabilité, alors que nous avons besoin de clarté, de simplicité et de stabilité. Il faut faire grossir le gâteau, oui, et pour cela les employeurs doivent avoir envie de conquérir de nouveaux marchés - car nous sommes dans une guerre économique mondiale. Cela requiert de simplifier l'embauche et donc le licenciement. Nous voyons chaque jour sur le terrain des employeurs qui ne trouvent pas d'employés. Autrefois, le phénomène était courant dans la maçonnerie et l'hôtellerie, métiers difficiles. Il s'est étendu à tous les emplois : boulangers, agriculteurs, industriels... Est-il chiffré ?

M. Jean-Jacques Filleul. - Dans la plupart des pays européens - nous avons entendu ce matin des représentants de la Pologne - le recul du chômage résulte de l'augmentation du nombre d'emplois précaires, de mini-jobs. Ce n'est pas le modèle social français, qui a plutôt bien résisté à cette déferlante européenne de précarité. Cela dit, le chômage reste à un haut niveau. Que faire ? Il est bien compliqué de gouverner... Ne faudrait-il pas compléter ce modèle par ce que les Suisses viennent de refuser : un revenu universel. Cela tiendrait compte des valeurs européennes en assurant au plus grand nombre une dignité que la précarité actuelle leur dérobe.

M. René-Paul Savary. - Augmenter la taille du gâteau grâce à des emplois précaires auxquels nous ajouterions un revenu d'activité, dans le cadre d'une coordination des acteurs, en fixant un cap et en dégageant des conditions d'émergence... La présidentielle en sera-t-elle l'occasion ?

Mme Hélène Paris. - Questions redoutables ! Comment faire accepter par la population des réformes souhaitées par le pouvoir exécutif appuyé par une majorité parlementaire ? Il faut de la pédagogie et davantage de concertation préalable, sans doute. En 2014, nous avons publié une synthèse des propositions du CAE, qui indiquait que toutes les réformes n'ont pas le même impact à court ou moyen terme. D'où l'idée de prévoir quelques mesures assurant un bénéfice à court terme.

Oui, la complexité et l'instabilité sont un mal français. Certains se plaignent que rien ne change, les changements s'opèrent par petits pas, souvent sans cohérence.

Le Conseil d'orientation de l'emploi a publié en 2013 un rapport sur les emplois durablement vacants. Il est difficile de les dénombrer. L'estimation proposée était d'environ 300 000 emplois. L'important est le diagnostic : les PME ne sont pas toujours bien armées pour procéder à des recrutements ; dans certains secteurs d'activité, les conditions de travail sont peu attractives ; et l'appariement n'est pas toujours parfait sur le marché du travail - le service public de l'emploi doit l'améliorer.

M. Jacques Freyssinet. - La performance requiert un système productif de qualité et de bonnes institutions du marché du travail. À cet égard, il n'y a pas qu'un seul modèle possible - le modèle scandinave n'est pas moins valable que l'anglo-saxon - mais il faut de la cohérence. Or, en France, nos institutions sont incohérentes. Ainsi, dans les premières années de la crise, nous dépensions plusieurs milliards d'euros pour financer simultanément le chômage partiel et les heures supplémentaires. Il faut, enfin, un partage du travail. Sa répartition peut être transformée par le développement du travail des femmes, l'inclusion de la population inactive - notamment aux États-Unis - ou bien en indemnisant un chômage massif, comme en France. Au Royaume-Uni, il y a plus d'un million de contrats « zéro heure »... En tous cas, il faut poser ouvertement la question de la répartition des heures de travail entre les actifs. Hélas, les traumatismes idéologiques français compliquent cette discussion.

M. Yannick L'Horty. - En effet, nous manquons de cohérence. Illisibilité, instabilité et incohérence rendent inefficaces nos politiques de l'emploi. Ainsi, nous subventionnons les employeurs pour qu'ils créent des emplois à bas salaires tout en pénalisant les salariés qui occupent des emplois, comme cela fut longtemps le cas avec le RMI ou d'autres effets de seuils. Or il faut agir à deux mains sur le marché du travail. Autre exemple d'incohérence : nous avons longtemps encouragé le développement du temps partiel avant de commencer à le limiter fortement. En France, l'emploi a mieux résisté qu'ailleurs à la crise. Nous n'avons perdu que 500 000 ou 600 000 emplois depuis 2009, soit une baisse de 3,5 % environ, alors que le nombre de demandeurs d'emplois a augmenté de plus de 70 %. C'est que le temps partiel s'est beaucoup développé à la faveur de la crise, malgré les nombreuses interdictions qui le frappent. Pour lutter contre le chômage, il faut faire feu de tout bois, sans préjugé idéologique. Enfin, nous devons mieux tirer parti des progrès considérables réalisés en matière d'évaluation des politiques publiques.

M. Henri Sterdyniak. - Ne nous leurrons pas : dans les pays développés, il y a une pénurie d'emplois satisfaisants. Ce problème, qui résulte de la mécanisation et de la concurrence de pays à bas salaires, concerne tous les pays développés. Les emplois précaires élargissent-ils vraiment le gâteau ? Rien n'est moins sûr, car ils font concurrence aux emplois stables. Dans tous les pays européens, entre 2000 et 2015, le développement de la précarité de l'emploi s'est accompagné d'un accroissement des inégalités. Il faut une stratégie européenne de plein emploi assise sur une politique industrielle vigoureuse. Quant au revenu universel, ce n'est pas une piste prometteuse. D'abord, le RSA en tient quasiment lieu en France, puisqu'un célibataire près de Paris touche, en tout, près de 800 euros mensuels - montant qui diminue à mesure que ses revenus augmentent. Le RSA a aussi pour avantage d'être couplé à une exigence d'insertion. La supprimer revient à décider que la collectivité se désintéresse du bénéficiaire...

M. Pierre Cahuc. - L'acceptabilité des réformes en France dépend du poids des partenaires sociaux, or celui-ci est trop fort dans le paritarisme et trop faible dans l'entreprise. Il faudrait pour cela conditionner le bénéfice des conventions collectives à l'adhésion à un syndicat et cesser d'étendre les conventions de branche. C'est ce qu'ont fait les Allemands. Notre modèle est plus proche de ceux de l'Espagne ou du Portugal, qui fonctionnent mal. Quelles filières sont les plus prometteuses ? Ce ne sont pas les responsables politiques qui peuvent le savoir. Ils doivent donc se contenter de mettre en place un système simple, stable et qui favorise l'activité économique.

Le nombre d'emplois vacants s'explique par une faible mobilité des travailleurs et leur difficulté à entrer sur le marché du travail. Le poids de l'éducation nationale dans l'apprentissage est trop important et celui des entreprises, trop faible. La perte de bien-être lorsqu'on devient chômeur est énorme. À cet égard, même un emploi à mi-temps est un changement positif majeur. C'est pourquoi je suis contre le revenu universel.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Dans les comparaisons internationales, on utilise les chiffres du BIT, ce qui correspond globalement en France aux chômeurs de catégorie A tels que retraités par Eurostat. Si l'on prenait en compte la catégorie B et une partie de la catégorie C, notre situation comparative serait-elle aussi mauvaise ?

M. Jacques Freyssinet. - L'utilisation des chiffres de Pôle emploi pose un problème de comparaison internationale et temporelle. D'autant que les comportements des demandeurs d'emploi évoluent : ils restent plus longtemps inscrits qu'il y a cinq ou dix ans.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - En France, ou partout ?

M. Jacques Freyssinet. - Depuis la crise, la déconnexion s'est accrue en France entre la mesure du chômage par le BIT et celle de Pôle emploi. Cela s'explique par le développement de formes d'emploi partiellement favorisées par les mécanismes d'assurance-chômage. En ce sens, les chiffres de Pôle emploi exagèrent la dégradation du marché du travail.

M. Yannick L'Horty. - L'Insee donne aussi une mesure du sous-emploi et du halo autour du chômage, qu'elle réalise à partir de l'enquête sur l'emploi.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Merci.

La réunion est levée à 19 h 25.

Jeudi 9 juin 2016

- Présidence de Mme Anne Emery-Dumas, présidente -

Audition de M. Stéphane Carcillo, économiste à la direction de l'emploi, du travail et des affaires sociales de l'Organisation de coopération de et développement économique (OCDE)

La réunion est ouverte à 14 heures.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Stéphane Carcillo, économiste à la direction de l'emploi, du travail et des affaires sociales de l'Organisation de coopération et de développement économiques, l'OCDE.

Cette audition doit permettre aux membres de la commission de mieux appréhender les politiques de l'emploi mises en oeuvre dans les pays européens.

Il serait en effet intéressant, Monsieur Carcillo, que vous nous présentiez les études relatives aux politiques de lutte contre le chômage réalisées par l'OCDE. Nous souhaiterions plus précisément connaître votre analyse s'agissant de l'efficacité des mesures prises en faveur de l'emploi par certains pays européens ces dernières années.

Je vous précise que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle sera captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous donne maintenant la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, à la suite duquel le rapporteur, M. Philippe Dallier, ainsi que les autres membres de la commission, vous poseront leurs questions.

M. Stéphane Carcillo. - Je présenterai, dans un premier temps, la situation du marché du travail dans différents pays européens et du G7 - tout l'intérêt de l'OCDE est de pouvoir réaliser des comparaisons avec les autres grands pays développés - et, dans un second temps, les principales réformes relatives au marché du travail intervenues dans un certain nombre de pays européens et l'effet possible induit sur l'emploi - tout en sachant qu'il faut être assez prudent, ces réformes étant très récentes (M. Carcillo commente des slides projetées).

Dans un plusieurs pays européens, l'emploi n'a pas retrouvé son niveau d'avant la crise de 2008-2009. C'est notamment le cas de la France, dont le taux d'emploi est relativement faible par rapport aux autres pays européens et aux pays du G7, c'est-à-dire qu'une moindre proportion de la population en âge de travailler est en emploi.

La courbe d'employment gap, c'est-à-dire du manque d'emplois, montre bien que l'emploi a diminué dans beaucoup de pays, dont la France, par rapport à 2007. Les projections dont nous disposons jusqu'en 2017 nous laissent penser que cette situation perdurera encore quelque temps...

Il faut tout de même rappeler que 2007, année qui précède la crise, est un point de comparaison très exceptionnel : nous étions alors dans un point haut du cycle économique des pays du G7, 2006 et 2007 ayant été des années de forte croissance. Comparer la situation actuelle avec ce qu'elle était alors est donc un peu compliqué.

Si nous n'avons pas retrouvé le niveau d'emploi d'avant la crise, il en va de même du taux de chômage. Les projections dont nous disposons pour 2017 montrent que la situation de la France n'est pas très favorable : nous sommes encore loin des 7,5 % de 2007.

La France connaît un des taux de chômage les plus élevés des pays européens et des grands pays de l'OCDE. Dans certains pays du sud de l'Europe - Italie, Portugal, Espagne et Grèce -, qui ont beaucoup souffert de la crise, le taux de chômage a commencé à reculer, sans pour autant retrouver les niveaux de 2007.

La part du chômage de longue durée dans ce taux de chômage élevé est préoccupante. Depuis 2007, le chômage de longue durée a augmenté, notamment en France.

Si ces chiffres doivent être pris avec précaution, le chômage de longue durée est un phénomène inquiétant : plus il y a de chômeurs de longue durée, plus il est difficile de faire baisser le chômage rapidement. Toutes sortes de raisons peuvent expliquer cette situation : perte de qualification des personnes concernées, « effet de stigma »...

Toutefois, certains pays ayant des taux de chômage très faibles, je songe à l'Allemagne, par exemple, ont aussi une part élevée de chômeurs de longue durée. C'est qu'ils sont les derniers à faire sortir du chômage, ce qui est très difficile.

Le taux de chômage des jeunes est également inquiétant. Il est encore plus éloigné de ses niveaux d'avant la crise que le taux de chômage global.

Le taux de chômage des jeunes en France est de l'ordre de 24 %, soit juste en dessous des niveaux observés dans les pays du sud de l'Europe. Ce taux élevé est d'autant plus préoccupant qu'il emporte de nombreuses conséquences sociales - il peut même atteindre 50 % dans certaines zones.

S'il s'agit d'un indicateur intéressant, il faut noter que de nombreux jeunes ne sont pas sur le marché du travail. Les taux de chômage sont également difficilement comparables en raison des pratiques de chaque pays en matière de cumul emploi-études. Dans les pays du Nord, par exemple, les jeunes travaillent souvent, ce qui veut dire qu'ils sont également souvent au chômage pour de petites périodes, alors même qu'ils suivent des études. Cette situation est de nature à gonfler potentiellement les chiffres du chômage par rapport aux pays qui n'ont pas cette tradition.

L'OCDE a développé un autre indicateur, le taux de NEET - Neither Employed in Education or Training. Il s'agit des jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en éducation, ni en formation. Pour dire les choses autrement, ce sont des jeunes au chômage, ou inactifs, qui ne se forment pas.

Cet indicateur permet d'aller plus loin que le taux de chômage en ce qu'il inclut aussi les inactifs, c'est-à-dire ceux qui ne vont même pas à Pôle emploi. Il est calculé à partir de l'ensemble de la population des jeunes de 15 à 29 ans, et non sur la seule base des jeunes actifs. La population NEET atteint en moyenne 12 % à 15 % dans les pays de l'OCDE ; elle est de 15 % en France, soit environ 1,7 million de jeunes Français qui ne sont ni dans l'emploi, ni scolarisés, ni en en formation...

Plus de la moitié de ces jeunes sont inactifs - ils ne sont même pas enregistrés à Pôle emploi - et environ un tiers d'entre eux n'a aucun diplôme.

Les pays connaissant les plus faibles taux de NEET disposent en général de très bons systèmes de formation. C'est le cas, par exemple, de l'Allemagne, de l'Autriche et de la Suisse, où l'apprentissage est très développé.

À l'inverse, les taux de NEET sont très élevés dans les pays du sud de l'Europe, en Espagne, en Grèce, en Italie et, malheureusement, en France.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - À partir de 25 ans, ces jeunes peuvent ou non bénéficier du RSA. Mais comment dénombrer ceux qui, n'ayant pas encore 25 ans, ne viennent pas dans les Missions locales et ne sont pas inscrits à Pôle emploi ?

M. Stéphane Carcillo. - Tous ces chiffres sont issus d'enquêtes. L'OCDE n'utilise pas de chiffres administratifs pour la simple raison qu'ils ne sont pas comparables entre pays.

Dans certains pays, par exemple, les prestations chômage sont très faibles et les gens ne voient pas l'intérêt d'aller s'inscrire. Pourtant, ils cherchent un travail et sont chômeurs.

C'est la raison pour laquelle nous préférons utiliser des enquêtes. Les personnes sont interrogées sur leur activité, sur le fait de savoir si elles cherchent un travail ou non... Nous leur posons aussi les fameuses questions qui permettent de définir de façon homogène le chômage ou l'inactivité à travers les pays.

La question de la progression des salaires est aussi assez intéressante. Elle s'est fortement ralentie avant la crise puis a retrouvé son dynamisme en sortie de crise. Dans certains pays - je pense à la Grèce, à l'Espagne et au Portugal -, nous avons constaté de très forts ajustements des salaires à la baisse. J'y reviendrai tout à l'heure à propos des réformes menées dans ces pays.

Les emplois créés en sortie de crise sont essentiellement des emplois de services. Nous ne retrouvons pas les emplois des secteurs manufacturiers, par exemple, qui ont connu d'énormes restructurations. Les services, qu'il s'agisse de services sociaux - éducation, santé, services publics - ou de services aux entreprises et aux particuliers sont des sources de croissance importantes des pays de l'OCDE en sortie de crise.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Mesurez-vous également le degré de stabilité de l'emploi ? Ces emplois de services relèvent-ils davantage de contrats de court terme ou de CDI ?

M. Stéphane Carcillo. - Dans la mesure où il s'agit d'emplois de services, nous avons constaté une légère hausse, eu égard aux énormes stocks d'emplois concernés, de la part de l'emploi temporaire, c'est-à-dire des CDD. Nous avons également constaté une légère hausse de l'emploi à temps partiel, mas je n'aborderai pas cette question.

L'emploi temporaire, notamment en France, augmente à la faveur de la création d'emplois dans les services. Ces derniers ne sont toutefois pas les seuls à générer des emplois temporaires. Les employeurs, qui ne sont pas totalement certains de la pérennité de leur carnet de commandes, ont aussi tendance à privilégier les CDD aux CDI...

Au sein de l'OCDE, 10 % à 12 % du stock d'emplois sont des emplois en CDD. En France, cette part est un peu plus élevée. Nous faisons partie des pays où le dualisme du marché du travail - entre contrats permanents, protégés, et contrats à durée déterminée - est relativement important.

Ce dualisme est inhérent à la nature de certains contrats de travail. Il est également très fortement déterminé par la législation de protection de l'emploi, la fameuse réglementation sur les licenciements.

Dans les pays où la réglementation relative aux licenciements est très stricte, on observe des taux de CDD très élevés, sans pour autant avoir des taux de chômage plus faibles.

En effet, le CDD a le défaut de générer beaucoup de rotations sur les mêmes emplois et de pousser plus souvent les gens vers le chômage. Or, une fois au chômage, il leur faut un certain temps pour retrouver un emploi. Étendre les contraintes et faciliter le recours au CDD n'est donc pas l'outil le plus efficace pour faire baisser le chômage.

J'en viens aux réformes récentes.

Je voudrais en souligner deux aspects intéressants : d'une part, la question de la protection de l'emploi, c'est-à-dire de la réglementation relative aux licenciements ou aux contrats à durée déterminée ; d'autre part, la question de la négociation collective et de la capacité des partenaires sociaux à négocier, au niveau des entreprises, des accords plus adaptés eu égard à la situation locale.

Les réformes conduites principalement dans les pays du sud de l'Europe ont tourné autour de ces deux aspects : assouplir à la marge le contrat à durée indéterminée tout en restreignant l'accès au contrat à durée déterminée ; faciliter les négociations au niveau de l'entreprise pour mieux adapter les grilles salariales et certaines conditions de travail au marché local des petites entreprises.

L'OCDE a développé un indicateur - actualisé tous les deux à trois ans - spécifique à la protection de l'emploi : l'indicateur de législation de la protection de l'emploi, le LPE.

Cet indicateur, qui s'intéresse aussi aux autres pays hors OCDE, recouvre tous les aspects du licenciement. Il s'appuie essentiellement sur la législation des États, mais aussi, quand elle est connue, sur la jurisprudence.

De nombreux pays ont réformé leur système de protection de l'emploi pendant la crise. Cet indicateur nous permet de voir que l'Italie, la Grèce, le Portugal, l'Espagne, l'Estonie et la Slovénie ont mené des réformes en vue d'assouplir leur réglementation.

Toutefois, réformer la protection de l'emploi peut avoir des effets ambigus sur le niveau de l'emploi. Le fait de faciliter les licenciements pour motif économique - c'est l'enjeu principal - peut avoir des effets différents selon le moment où l'on se situe dans le cycle économique. À court terme, cela favorisera à la fois les destructions et les créations d'emploi.

En effet, si le chef d'entreprise sait qu'il pourra ajuster ses effectifs lorsque le carnet de commandes baissera, il aura tendance à se montrer plus audacieux en termes d'embauches, notamment en CDI.

Bien évidemment, si l'on engage une telle réforme dans un cycle économique bas, c'est l'effet destructeur qui prédomine : au bout de quatre ans, on aura détruit davantage d'emplois qu'on en aura créés.

Au contraire, si l'on conduit cette réforme lorsque l'économie redémarre, les créations d'emplois l'emporteront au bout d'un an, voire de deux ou trois ans.

Il est important d'avoir cela en tête lorsqu'on essaie de mesurer l'efficacité des réformes sur l'emploi. Il faut tenir compte du moment du cycle où se situaient les pays au moment d'engager leurs réformes et attendre de disposer du recul nécessaire, ce qui n'est pas forcément le cas aujourd'hui.

La presse a beaucoup parlé de la réforme conduite en Italie. Le fameux Jobs Act de Matteo Renzi en 2014 s'est fait en deux temps, dans le sillage de la réforme de Fornero de 2012.

En Italie, contrairement en France, il n'y a pas d'indemnité légale de licenciement. Une personne qui perd son emploi ne reçoit aucune indemnité. Par contre, il existe bien une obligation de reclassement, comme en France.

Par ailleurs, la définition du licenciement pour motif objectif est très vague en Italie. Il s'agit d'un motif inhérent au fonctionnement de l'entreprise, laquelle n'a pas besoin d'éprouver des difficultés économiques pour licencier. Cela tient notamment au fait que l'Italie n'est pas signataire de la convention OIT de 1958, contrairement à la France ou à l'Espagne, par exemple.

La réforme de Fornero en 2012 a mis fin au dispositif de réintégration du salarié en cas de licenciement jugé non fondé par la justice. Il s'agit d'un point très important, car cette réintégration obligatoire faisait très peur aux employeurs au moment d'embaucher.

C'est en 2015 que le fameux CDI à droits progressifs est entré en vigueur. Désormais, il existe un barème d'indemnités progressives auquel le juge doit faire référence.

Ce barème est fixe et ne constitue pas un maximum : deux mois de salaires par année d'ancienneté, plafonné à vingt-quatre mois pour douze ans d'ancienneté. Il s'agit d'un barème généreux, plus élevé que le barème indicatif dont il a été récemment question en France, sans doute parce qu'il n'existe pas d'indemnités légales en Italie.

Par ailleurs, ce barème a été doublé par un second barème, moins généreux, mais totalement défiscalisé : si l'employeur et le salarié se mettent d'accord, au moment du licenciement, pour ne pas aller devant le tribunal et transiger, l'employeur doit verser un montant fixé par la loi. Le salarié a une semaine pour accepter cette offre, la somme perçue n'étant pas fiscalisée.

Il s'agit donc d'une sorte de transaction, de procédure express afin de désengorger les tribunaux, employeur et salarié considérant sans doute tous deux qu'il y a un risque à se présenter devant le juge...

Deux autres points méritent d'être relevés : l'assurance chômage, qui était très faible, a été étendue afin de compléter la réforme portant sur le licenciement économique ; la mise en place du nouveau CDI à droits progressifs s'est accompagnée d'une subvention aux entreprises de 8 000 euros pendant trois ans, avant d'être ramenée dès l'année suivante à 3 500 euros.

Les données très récentes de l'institut statistique italien montrent que le nombre de nouveaux contrats permanents - le fameux nouveau CDI - a fortement augmenté juste après la réforme. Ce qui est troublant, c'est de ne pas savoir si cet effet positif trouve sa source dans l'existence d'un nouveau barème fixe qui permet aux employeurs de mieux prévoir le coût d'un licenciement ou dans cette importante subvention à l'embauche.

Il faut donc être prudent dans l'analyse de ces données longitudinales. Il faudrait pouvoir étudier ce qui se serait passé en l'absence de réforme, ce que nous ne pouvons faire.

Entre décembre 2015 et janvier 2016, au moment où la subvention est passée de 8 000 euros à 3 500 euros, nous remarquons un pic d'embauches - il s'agit sans doute d'un effet d'aubaine. Passé cette date, les chiffres baissent parce que les employeurs ont un peu anticipé sur leurs besoins. La question est de savoir si les courbes de l'emploi vont retourner sur un plateau correspondant à l'effet du nouveau contrat en lui-même.

Cela étant, il est probable que la combinaison de ces deux éléments - mise en place d'un barème fixe et instauration du nouveau CDI - contribue à l'effet favorable de la réforme sur le niveau d'emploi en Italie.

La réforme conduite en Espagne est d'autant plus importante qu'elle a inspiré certains aspects du fameux projet de loi « Travail » actuellement en cours de discussion au Parlement.

Il était essentiel de mieux définir ce qu'était un licenciement économique justifié. La réglementation espagnole en la matière était très proche de celle de la France, c'est-à-dire peu claire et reposant pour une grande part sur la jurisprudence.

L'Espagne a donc inscrit dans la loi que le licenciement pour motif économique était justifié en cas de baisse du chiffre d'affaires pendant quatre trimestres. La réforme proposée dans le cadre du projet de loi « Travail » va plus loin en retenant également les notions de baisse du carnet de commandes et de pertes.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Cette baisse du chiffre d'affaires est-elle limitée au périmètre national ?

M. Stéphane Carcillo. - La France est l'un des seuls grands pays de l'OCDE à retenir pour périmètre le monde entier. Même l'Espagne s'en tenait au périmètre national.

La France est l'un des trois grands pays de l'OCDE - avec l'Espagne et l'Italie - à considérer le groupe auquel appartient l'entreprise et non uniquement l'entité pour évaluer les difficultés. Je crois que l'Espagne est également revenue sur cette dimension.

La France est donc le seul pays à prendre en compte à la fois le groupe et le périmètre international pour apprécier des difficultés économiques ayant conduit à un licenciement.

M. Éric Doligé. - La notion de groupe est plus protectrice.

M. Stéphane Carcillo. - Oui, à l'instar du périmètre international.

L'Espagne a également réduit de 25 % le montant des indemnités en cas de licenciement non fondé, qui était très élevé.

De plus, elle a supprimé la possibilité de rappeler les salaires. En effet, si le juge décidait que le licenciement n'était pas fondé, il pouvait ordonner le rappel des salaires sur quatre ans, soit des sommes considérables. Dès lors, on comprend mieux pourquoi les employeurs ont autant recours au travail temporaire, le CDD représentant 30 % des emplois en Espagne.

Par ailleurs, il n'existe plus d'autorisation administrative pour les licenciements économiques et collectifs et un nouveau CDI avec période d'essai prolongée a été mis en place pour les PME.

S'agissant de la négociation collective, l'Espagne - c'est aussi l'une des propositions du fameux projet de loi « Travail » français - a donné priorité aux accords d'entreprise sur les accords de branche et les accords sectoriels. Elle a également facilité, pour les entreprises, la possibilité de sortir des accords de branche pour mener des négociations à leur niveau.

Enfin, elle a réduit l'extension automatique d'une année des accords de branche expirés afin d'inciter au dialogue social.

Il est difficile de dire quel est l'impact de la réforme espagnole sur l'emploi. Ce que l'on sait de ces réformes, au regard de la littérature d'évaluation économique, c'est que le fait de clarifier ou d'assouplir les règles du licenciement économique a des effets positifs sur la productivité des entreprises. Cela leur permet de s'ajuster plus rapidement aux nouvelles conditions de marché et aux nouvelles technologies, ce qui profite, in fine, à la richesse nationale.

Cela permet également de réduire le dualisme du marché du travail en stimulant les embauches en CDI au détriment des CDD, ce qui profite aux personnes en marge - les jeunes, les personnes les moins qualifiées et les femmes ayant interrompu leur activité. Le marché du travail devient donc plus égalitaire, plus juste.

Les effets de cette réforme sur l'emploi sont plus difficiles à évaluer. Comme je l'ai souligné, il faut disposer d'un certain recul pour apprécier l'effet net de ces réformes sur l'emploi.

En revanche, une étude de l'OCDE, basée sur des données d'entreprises, a clairement montré que les embauches en CDI ont davantage augmenté - de l'ordre de 300 000 contrats -après la réforme espagnole de 2012 que s'il ne s'était rien passé. Ce sont les TPE-PME qui ont le plus profité de la réforme.

Cette dernière a sans doute permis des sorties du chômage, notamment du chômage de longue durée, vers l'emploi permanent plus que vers le CDD.

Toutefois, il va encore falloir attendre un peu pour pouvoir mesurer l'effet net de ces réformes sur l'emploi.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - C'est une phrase que nous avons souvent entendue ! Combien de temps faut-il attendre selon vous ?

M. Stéphane Carcillo. - En Espagne, il est intéressant de noter que les destructions d'emplois ont diminué dans les deux ans suivant la réforme, sans doute en raison du caractère moins attractif du CDD.

La moindre création de CDD, qui connaissaient une forte rotation, induit une moindre destruction d'emplois. Au final, l'emploi est donc plus stable.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - C'est un peu ce qui se passe en Italie...

Vous dites que le CDI a été rendu plus attractif, mais le CDD a-t-il été pénalisé ? Cette idée était dans l'air en France il n'y a pas si longtemps...

M. Stéphane Carcillo. - Seule la Slovénie, dont je parlerai dans quelques instants, a pénalisé le CDD. Pénaliser le CDD a l'inconvénient d'alourdir le coût du travail de certaines entreprises.

Le Portugal a également mené des réformes très importantes : le licenciement pour motif économique a été facilité ; l'obligation de reclassement préalable à un licenciement a été supprimée ; la valeur des indemnités de licenciement a été fortement réduite...

Le Portugal a surtout mené l'une des plus importantes réformes en matière de négociation collective, rendant la main aux entreprises.

L'extension automatique administrative des accords de branche, sans se soucier de qui avait négocié ni du degré de représentativité des signataires, a été supprimée. Le Portugal exige maintenant un certain degré de représentativité des signataires, tant du côté patronal que du côté salarial. L'accord doit bien représenter les intérêts d'une majorité.

Le Portugal a également fixé de nouvelles règles s'agissant de la période de validité des conventions collectives. Les négociations doivent être plus régulières pour ne pas laisser en place trop longtemps des règles déjà obsolètes.

Enfin, le Portugal a permis aux entreprises de déroger, par accords d'entreprise, aux accords collectifs de branche, un peu comme le fameux article 2 du projet de loi « Travail. ».

En outre, les entreprises ont la possibilité de suspendre la portée des conventions collectives lorsqu'elles se trouvent en situation de crise économique et de négocier des accords de substitution.

La réforme conduite au Portugal est probablement celle qui est allée le plus loin en matière de négociation collective.

Les réformes menées en Grèce ont davantage porté sur la durée du préavis et le montant des indemnités de licenciement que sur la définition du licenciement économique.

La Grèce a ainsi supprimé toute indemnité et toute notion de préavis avant un an d'ancienneté dans l'entreprise. Elle a créé une sorte de « super période d'essai ». Elle a également augmenté le seuil de déclenchement des procédures de licenciement collectif.

À l'instar du Portugal, la Grèce a adopté d'importantes réformes en matière de négociation collective : elle a mis fin au monopole syndical pour la négociation des accords et a autorisé les représentants du personnel, au niveau de l'entreprise, à négocier des accords.

Elle a également mis fin, comme au Portugal, à l'extension automatique des accords par l'administration.

La Slovénie est l'un des rares pays à avoir touché en même temps au CDD et au CDI.

La réforme slovène de 2013 a réduit les périodes de préavis en fonction de l'ancienneté du CDI, modifié le système des indemnités de licenciement et mis fin à l'obligation de reclassement. Elle a surtout restreint le nombre de renouvellements de CDD et tenté d'aligner, sans y parvenir complètement, la prime de précarité versée à l'issue d'un CDD sur les indemnités dues à un salarié en CDI en cas de licenciement.

Le marché du travail slovène se caractérisait par un dualisme très marqué entre contrats permanents protégés et forte incidence de l'emploi temporaire. Après cette réforme, l'essentiel de la croissance en emplois s'est fait via le CDI.

Les réformes menées dans les pays les plus touchés par la crise ont permis de modifier le logiciel du marché du travail, et notamment la répartition entre CDD et CDI, au profit des derniers.

Ces réformes ont également porté sur la question de la négociation collective. Elles sont toutes allées dans le même sens : laisser les entreprises décider, à leur niveau, des règles les plus adaptées au lieu d'appliquer une toise commune.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Nous allons maintenant passer aux questions. La parole est à M. le rapporteur ?

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Vous avez déjà répondu à beaucoup des questions que nous souhaitions vous poser.

Vous avez parlé à plusieurs reprises des indemnités de licenciement. À votre connaissance, certains pays ont-ils agi sur l'indemnisation du chômage, avec ou sans dégressivité ? Et si oui, a-t-on constaté un effet sur la reprise d'emploi ?

M. Stéphane Carcillo. - Je ne pourrai pas vous répondre précisément. À ma connaissance, peu de réformes vont dans ce sens.

Certains pays ont allongé la durée d'indemnisation du chômage à la faveur de la crise, avant de revenir sur ces allongements avec le retour de la croissance. C'est notamment le cas des États-Unis qui ont mis en place des extensions automatiques en fonction de la situation du marché du travail.

Certains pays ont créé des régimes qui n'existaient pas, à l'instar de la Grèce, qui a étendu son régime d'assurance chômage. L'Italie a aussi suivi cette voie. Ces réformes allaient dans le sens d'une meilleure protection des salariés en contrepartie d'une simplification des procédures de licenciement économique.

Je ne connais pas d'exemple de réforme portant sur une baisse importante des droits.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Certains pays, je songe notamment à l'Allemagne, qui avaient réalisé des réformes avant la crise, se sont remis beaucoup plus vite que d'autres.

Nous avons déjà réalisé de nombreuses auditions et beaucoup d'intervenants nous ont dit, comme vous, qu'il était difficile de corréler une mesure particulière avec des résultats tangibles en matière d'emploi.

Cela étant dit, l'Allemagne, qui avait connu des réformes d'ampleur et mis en place une politique de modération salariale relativement forte, a beaucoup mieux que nous traversé la crise. Je crois d'ailleurs que c'est l'un des seuls pays à être quasiment revenu à son niveau d'avant la crise, alors que nous en sommes encore très loin.

Les pays qui se décident à mener des réformes, y compris le nôtre, ne sont-ils pas répartis en deux catégories : ceux qui, comme l'Italie, accompagnent leurs mesures de grain à moudre, notamment pour les salariés, et ceux qui se passent de grain à moudre, comme l'Espagne, et qui semblent réussir moins bien ?

Enfin, lors d'une table ronde, des économistes nous ont expliqué qu'une réforme globale offrait de meilleurs résultats qu'une série de mesures particulières, comme nous le faisons en ce moment en France. Qu'en pensez-vous ?

M. Stéphane Carcillo. - Il est certainement préférable et plus efficace de mener une réforme globale du fonctionnement du marché du travail en s'attaquant aux questions de protection de l'emploi, d'assurance chômage, de formation et de rémunération.

Comme vous l'avez souligné, la réforme sera d'autant mieux acceptée que l'indemnisation sera satisfaisante au moment du licenciement et, par la suite, via l'assurance chômage.

Par ailleurs, il me semble important de mettre en place un système de formation permettant aux salariés de retrouver un emploi dans les nouveaux secteurs en croissance.

Il est également essentiel de sécuriser les conditions du licenciement pour offrir de la visibilité aux employeurs. La question des subventions sur les bas salaires, pour les personnes peu qualifiées, ne doit pas non plus être éludée.

La France a abordé ces différents aspects à des degrés divers et à des moments différents. Nous avons d'abord eu la réforme de la formation, puis, en début d'année, des annonces sur les subventions et, aujourd'hui, c'est aux règles relatives au licenciement et à la négociation collective que s'attaque le Gouvernement à travers le projet de loi « Travail ».

Un projet d'ensemble nous aurait offert une meilleure visibilité, mais les choses ne sont pas si simples. D'abord, tous les gouvernements n'ont pas forcément la main sur l'assurance chômage. En France, par exemple, les partenaires sociaux ont un rôle déterminant. Il est donc difficile de bouger les lignes, à moins de changer la loi en profondeur sur des aspects tout à fait fondamentaux.

Dans les faits, un gouvernement peut difficilement tout mettre sur la table au même moment. L'Italie, dans une certaine mesure, y est arrivée : le Jobs Act est une réforme d'ensemble.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Avec du grain à moudre !

M. Stéphane Carcillo. - Oui, pour tout le monde ! Le barème d'indemnisation des personnes qui perdent leur emploi est très généreux et assez protecteur. Il l'est même davantage qu'en France.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Peut-on opérer une distinction entre les réformes conduites dans le cadre d'une concertation et celles qui ont été plus contraintes, en raison de la crise économique ou des pressions de la communauté européenne ?

M. Stéphane Carcillo. - Les pays qui ont mené ces réformes sont ceux dans lesquels le chômage avait le plus fortement monté. Ils ont donc eu à subir une forte pression.

Le degré de négociations avec les partenaires sociaux n'est pas le même selon les pays. Je pense que l'acceptabilité suppose une période de négociation.

Cela étant, à un moment donné, il a toujours fallu que le gouvernement et le Parlement, c'est-à-dire les représentants du peuple, prennent le taureau par les cornes pour défendre leur vision de l'intérêt général.

M. Éric Doligé. - On a parlé à deux reprises d'acceptabilité. En tant qu'observateur averti, pensez-vous que les réformes menées en Italie et en Espagne ont provoqué autant de réactions que le projet de loi « Travail » ?

M. Stéphane Carcillo. - Une fois encore, il est un peu tôt pour faire la part des choses.

Nous avons constaté un très fort rebond de l'emploi dans ces deux pays en 2015 qui peut s'expliquer non seulement par les réformes, mais aussi par des raisons plus techniques.

D'un point de vue macroéconomique, un pays est comme un ballon : plus on le jette de haut, plus il tombe bas, et plus il rebondit haut !

Ces pays, tombés très bas pendant la crise, rebondissent aujourd'hui très haut. Une part de ce rebond est certainement à chercher dans les réformes, mais il est encore difficile de faire la part des choses.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Rapprochons-nous encore de l'actualité : faute de réforme globale, le contenu du fameux article 2 du projet de loi « Travail » constitue-t-il, selon vous, une priorité pour essayer de faire repartir la machine ?

M. Stéphane Carcillo. - On peut regretter l'absence, dans ce projet de loi, d'un certain nombre d'aspects que nous avons abordés : subvention à certains emplois, formation, assurance chômage...

Toujours est-il que le contenu de l'article 2 et les dispositions visant à clarifier le licenciement économique vont clairement dans le bon sens au regard de la position de la France vis-à-vis des autres pays de l'OCDE.

Il nous semble approprié, notamment pour les PME et TPE, de permettre aux entreprises d'adapter, sous certaines conditions et dans certaines limites, la réglementation à leur situation, notamment en matière de temps de travail.

Ces dispositions très importantes sont de nature à redynamiser le dialogue social en France, même si cela risque de ne pas être suffisant, le taux de syndicalisation de notre pays étant l'un des plus faibles de l'OCDE. Encore faut-il s'assurer qu'il y aura des gens pour négocier !

Aujourd'hui, la définition du licenciement économique est peu claire et la jurisprudence varie beaucoup, car le juge n'a pas forcément les moyens de trancher certaines situations très diverses. La position de la France est donc tout à fait extrême par rapport aux autres pays de l'OCDE. Tout ce qui permettra d'y voir plus clair me semble donc aller dans le bon sens.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Je vous remercie, monsieur Carcillo.

La réunion est levée à 15 h 00.

Audition de M. Jean-Baptiste de Foucauld, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi

La réunion est ouverte à 16 heures 10.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Jean-Baptiste de Foucauld, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi.

Nous avons souhaité vous entendre afin que vous nous précisiez, près de huit ans après la remise de votre rapport « Emploi, chômage, précarité, mieux mesurer pour mieux débattre et agir », établi au nom du Conseil national de l'information statistique, le regard que vous portez sur les chiffres publiés par Pôle emploi, d'une part, et par l'Insee, d'autre part, et sur la mise en oeuvre des 30 propositions que vous aviez formulées.

Il serait, en outre, utile à notre commission qu'en tant qu'expert, vous nous donniez votre appréciation personnelle concernant les réformes du marché du travail en Europe et leur incidence sur les marchés de l'emploi.

Je vous précise que cette audition est ouverte à la presse et qu'elle sera captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Baptiste de Foucauld prête serment.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Je vous donne maintenant la parole pour un exposé liminaire d'une quinzaine de minutes, à la suite duquel le rapporteur, M. Philippe Dallier, ainsi que les autres membres de la commission vous poseront leurs questions.

M. Jean-Baptiste de Foucauld, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi. - Je suis très impressionné de comparaître devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour évoquer cette question du chômage à laquelle, en tant que fonctionnaire et militant associatif, je me suis beaucoup intéressé.

Le groupe de travail du Cnis, que j'avais présidé, avait bien travaillé et certaines de ses préconisations avaient été suivies. Parmi les points qui avaient été le moins pris en considération figurait précisément la manière dont on communique sur les chiffres du chômage.

Après coup, une formule m'est venue à l'esprit : nous avons du mal à appréhender la réalité du chômage parce que les chiffres de Pôle emploi sont précis, mais incomplets, et les chiffres tirés de l'enquête Insee plus complets, mais imprécis.

Il faudrait donc arrêter de « fétichiser » sur des chiffres, notamment mensuels, qui présentent un intérêt en termes d'indication de tendance, mais ne témoignent que d'une vérité très partielle.

À l'époque, nous avions proposé d'inverser les priorités en matière de communication, en privilégiant la tenue, chaque année, d'un rendez-vous au cours duquel, en fonction de dossiers préparés par les différentes administrations, on examinerait l'évolution du marché de l'emploi au cours de l'année passée, et ce dans toutes ses composantes.

Cet exercice permettrait de dégager une vision, qui pourrait servir de base à la tenue d'un débat fructueux. Il me semble effectivement que nous avons, en France, de sérieuses difficultés à débattre, de manière posée, de la question du chômage et de l'emploi. Nous sommes loin des discussions qui ont pu se tenir dans un pays comme la Suède, lorsque celui-ci s'est trouvé confronté à des difficultés dans les années 1990.

Voilà donc quelques années qu'avec certains amis, nous plaidons pour des États généraux du chômage et de l'emploi.

Malheureusement, l'agenda politique ne permet pas la tenue de telles assises : les équipes récemment arrivées au pouvoir sont tenues de prendre des décisions rapides et si un gouvernement décidait d'organiser ces rencontres à un stade plus avancé de son mandat, on le soupçonnerait de douter de ses propres choix. Nous avons donc un problème d'éthique de la discussion.

Pourtant une conférence de consensus sur ces questions de l'emploi, par exemple sur le modèle du G1000 belge, m'apparaît tout à fait nécessaire et nous aurions intérêt à utiliser des méthodes un peu nouvelles et à expérimenter pour traiter ces sujets. À ce titre, les acteurs ne se sont pas vraiment emparés des dispositions de la loi permettant les expérimentations.

Je voulais donc insister sur la difficulté à communiquer sur ce sujet par nature complexe et la nécessité de ne pas focaliser sur des indicateurs de fait incomplets.

Je tiens également à mentionner l'élaboration d'un ouvrage par M. Jacques Fournier et d'autres auteurs, travail auquel j'ai récemment participé et dans lequel est abordée la question de l'État stratège face aux problèmes de l'emploi et du chômage. Il y a là un vrai sujet, dont on ne s'est jamais vraiment préoccupé.

Au lendemain de la guerre, nous avons eu la chance de connaître une période de convergence entre plein emploi, progrès de la productivité et hausse de la consommation individuelle et collective.

Cette période s'est interrompue en 1973, quand le choc pétrolier a créé un retournement conjoncturel. Tous les pays ont alors connu le chômage et ont pris conscience que, derrière ce retournement conjoncturel, leurs économies subissaient un changement structurel progressif : mondialisation, concurrence accrue, tertiarisation de l'économie, complexification de l'accès à l'emploi, etc. Cela nécessitait de mettre en oeuvre des réformes et soulevait un certain nombre de questions, comme celle du coût du travail, qui ne s'imposaient pas jusqu'alors.

Face à cette situation, les pays ont réagi assez différemment. L'OCDE, souvent critiquée comme étant le réservoir de la pensée unique, estime pourtant qu'il existe plusieurs chemins de retour au plein-emploi et qu'il revient à chaque pays de trouver le sien.

Pour ma part, je distingue deux tendances fondamentales.

La première est une tendance libérale, au sens fort du terme. C'est le modèle des pays anglo-saxons, tels les États-Unis ou la Grande-Bretagne : la responsabilité individuelle est encouragée, le marché du travail très peu régulé, l'indemnisation du chômage relativement faible, mais la capacité d'entreprendre, elle, est plus grande. Cette mécanique crée de l'emploi en quantité, mais pas en qualité, et les inégalités demeurent nombreuses.

La seconde repose plus sur une notion de responsabilité collective. Le marché du travail est régulé par des acteurs très puissants et très responsables, qui font de l'emploi une priorité. Dès lors, les demandeurs d'emploi perçoivent de bonnes indemnités de chômage, mais sont aussi très accompagnés, voire poussés vers l'emploi. C'est le cas au Danemark, où, après un an de chômage, la personne est pratiquement obligée de suivre une formation longue.

En France, nous voudrions bien avoir le modèle de la Suède, mais sans les vertus, le système social et culturel, les acteurs suédois. Nous nous trouvons donc dans une sorte de flottement. L'étatisme et la réglementation sont très présents, mais nous n'avons pas ce qui fait la force des pays qui réussissent : un compromis entre l'État et le marché et entre le capital et le travail.

Enfin, il nous faudrait un État providence tourné vers l'emploi, et non seulement vers la retraite, la famille ou la santé. On parle beaucoup de défendre le modèle social, mais peut-on encore parler de modèle social avec 5 ou 6 millions de chômeurs ?...

Les incohérences sont donc nombreuses.

Notre système d'indemnisation est plutôt généreux, mais, en contrepartie, l'accompagnement devrait être rigoureux. Au moment de la crise, par exemple, les effectifs de Pôle emploi n'ont subi qu'une légère augmentation quand les Anglais renforçaient les job centers de 30 000 personnes.

Les contrats aidés m'apparaissent comme un formidable outil d'insertion - pouvoir proposer un travail à un chômeur indemnisé de longue durée est un traitement socio-économique très fécond -, mais encore faut-il profiter de cette période pour accompagner et former la personne. Or la plupart des contrats aidés ne sont accompagnés d'aucune formation.

J'en viens à une autre difficulté, d'ordre stratégique, l'absence de lien entre commerce et taux de change. Il n'est pas normal qu'un pays comme la Chine ait pu accumuler autant d'excédents de balance des paiements à nos dépens. Elle aurait dû remonter son taux de change ou augmenter ses salaires, et nous avons été trop aimables en ouvrant notre commerce sans surveiller notre taux de chômage.

Il existe également un problème européen. La méthode ouverte de coordination n'est pas, en soi, une mauvaise idée, mais elle est trop méconnue et insuffisamment présente dans notre vie collective. En outre, il faut un gouvernement économique et social de l'Europe ; il faut traiter simultanément les questions portant sur la monnaie, l'économie et les normes sociales, le but devant être la convergence de ces normes entre États membres.

Nous avons besoin d'un impôt communautaire, et l'impôt sur les sociétés s'inscrit logiquement dans ce cadre, car il est cohérent avec l'idée d'un marché unique.

Les taux de rentabilité exagérés devraient aussi retenir notre attention. Quand des entreprises affichent durablement des taux de rentabilité très élevés - supérieurs à 10 % ou 15 % -, la situation pose problème : soit elles n'augmentent pas assez les salaires qu'elles versent, soit elles ne réduisent pas assez leurs prix. Dès lors, pourquoi ne pas mettre en place un impôt sur les sociétés dont le taux serait progressif en fonction du taux de rentabilité moyen ?

Nous avons à travailler sur le modèle d'entreprise qui fonctionnerait en Europe. Les salariés doivent-ils participer au conseil d'administration ? Les assemblées d'actionnaires doivent-elles voter les salaires des dirigeants ? Nous ne pouvons faire l'économie de tous ces sujets.

L'opinion est sensible à la question de la justice. Or on ne lie pas justice et emploi. Pour moi, l'injustice première de notre société, c'est bien l'injustice face à l'emploi ! Peut-être vaut-il mieux un peu d'inégalités dans les salaires, mais un peu moins d'inégalités devant l'emploi...

Par ailleurs, je crois au dialogue social, à qui il faut laisser la possibilité d'expérimenter.

Sans doute avons-nous agi un peu rapidement, en ne prévoyant pas, après les rapports Badinter et Combrexelle, une période d'échanges avec les acteurs sociaux ou les collectivités locales. Il me semble qu'il aurait été souhaitable, avant de réformer le code du travail, de laisser aux partenaires sociaux, au travers d'accords, qui, je le rappelle, sont majoritaires - nous ne sommes pas dans le libéralisme à l'anglo-saxonne -, le soin de mener certaines expérimentations sur certains sujets.

La loi de 2005 avait consacré un droit à l'accompagnement, qui est loin d'être respecté.

Au sein de l'association Solidarités nouvelles face au chômage, nous avons créé des groupes de solidarité permettant à des personnes en recherche d'emploi d'être suivies par un binôme d'accompagnateurs. Nous avons découvert que ces personnes qui sont au chômage vivent une sorte de « pathologie du chômage », de « souffrance au non-travail » et se trouvent dans une très grande solitude. C'est un énorme soulagement, pour elles, de trouver deux personnes à qui parler de leur chômage.

La question du droit à l'accompagnement est donc très importante, et largement sous-estimée.

Je conclurai par une petite provocation. Dans un rapport établi, en 2012, à l'occasion de la première conférence sur la pauvreté, nous avions soulevé l'interrogation suivante : si l'on veut vraiment réduire le chômage de longue durée, ne faut-il pas se fixer une sorte de « devoir moral » à embaucher les personnes en chômage de longue durée, voire en faire une obligation si rien n'évolue ? On fixerait une proportion de l'effectif, dans les entreprises, les associations ou les administrations, qui devrait obligatoirement correspondre à des embauches de personnes en recherche d'emploi de longue durée. Cela vaudrait mieux que d'accepter une situation où 1,5 million de personnes sont au RSI socle.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Les chiffres du chômage sont désormais accompagnés d'un certain nombre d'informations qui devraient permettre une certaine prise de recul. Mais, chaque mois, le seul chiffre commenté est celui des demandeurs d'emploi de catégorie A. Nous avons donc une vraie difficulté.

Une solution consisterait à demander à l'Insee de sortir une enquête mensuelle. On nous a opposé un argument de coût, qui pourrait être partiellement balayé grâce aux outils offerts par l'internet.

Si nous parvenons à un tel résultat, se posera toujours la question de la mesure du halo du chômage. Comment établir au mieux cette mesure ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld. - Je serai partisan d'avoir un chiffre mensuel de l'Insee, mais plusieurs moyens sont envisageables. À l'époque de mon rapport, une moyenne trimestrielle glissante avait été évoquée, également moins coûteuse à obtenir et permettant, accompagnée du chiffre mensuel de la Dares, de dégager une vision un peu plus juste de la situation.

En tout cas, je préfère des données plus fréquentes, même si plus frustres, à un dispositif qui se voudrait parfait.

S'agissant de l'enquête de l'Insee, plusieurs éléments doivent être examinés.

Une première catégorie, très importante à mes yeux, est celle des chômeurs découragés. Or il me semble qu'elle ne figure plus dans les statistiques trimestrielles alors qu'elle représentait en 2008 environ 700 000 personnes. Au sein de mon association, nous rencontrons pourtant de nombreuses personnes qui, après de longues démarches infructueuses, sont réellement découragées. Il se peut d'ailleurs que celles-ci apparaissent dans les statistiques de Pôle emploi.

Autre catégorie d'importance, celle du sous-emploi, c'est-à-dire des personnes qui travaillent, mais déclarent souhaiter travailler plus.

Je suis favorable au temps choisi. Certains salariés à temps plein, relativement nombreux, voudraient pouvoir travailler moins, mais n'en font pas la demande de peur d'être pénalisés. Ce « temps complet subi » est regrettable, car il y a là un potentiel de redistribution de l'emploi non utilisé.

Inversement, les temps partiels subis sont nombreux. C'est donc un indicateur majeur qui, me semble-t-il, est aussi moins mis en valeur dans les statistiques de l'Insee que par le passé.

Nous avons aussi, lors de la rédaction du rapport du Cnis, peiné à trouver de bons critères statistiques, d'où l'intérêt d'un rendez-vous annuel permettant de conduire une analyse approfondie à partir d'états des lieux précis, établis par les administrations. Prenons l'exemple des CDD : ils semblent former le plus gros du flux d'embauche mais c'est parce que, pour la plupart, ils ne dépassent pas un mois ! Sur les 30 millions d'embauches annuelles, il y a logiquement beaucoup de CDD, mais en nombre de contrats de travail, ce sont les CDI qui dominent.

Par conséquent, je ne vois pas d'autres solutions que ce rendez-vous annuel, et je trouve regrettable qu'on ne l'organise pas.

Mme Anne Emery-Dumas, présidente. - Cette idée me semble très intéressante, et nous gagnerions probablement à la promouvoir, ce qui ne nous empêche pas de continuer à réfléchir à un autre mode de publication des chiffres du chômage.

Cette rencontre pourrait effectivement prendre la forme d'États généraux, comme vous l'évoquiez, car, on le voit bien, dans la réflexion en cours sur le marché du travail, on occulte complètement cette question du chômage, ainsi que celle des personnes en situation de précarité avancée. Des États généraux devraient permettre de traiter l'ensemble des sujets - je signalerai aussi, à ce titre, la problématique du recours aux travailleurs détachés.

M. Jean-Baptiste de Foucauld. - Je suis d'accord avec vous. Cette question des travailleurs détachés est assez lourde, la situation actuelle étant clairement anormale.

Avez-vous auditionné l'Ajis, l'Association des journalistes de l'information sociale ? Après la publication du rapport, j'avais évoqué le problème de communication autour du chômage avec ses représentants et ce « grand gémissement mensuel » sur les chiffres du chômage. Nous avions organisé un petit-déjeuner avec des journalistes qui évoquaient, à ce sujet, des directives précises de leur rédacteur en chef pour coller aux attentes de l'opinion. Peut-être faudrait-il interroger ces derniers, car la manière de parler du chômage finit par avoir une influence sur le problème en lui-même ?

Nous organisons chaque année une « fête du travail, faites de l'emploi ». Un de nos thèmes dans ce cadre est « changer de regard, changer de méthode, changer d'échelle ».

Le changement de regard est effectivement un sujet important. Les demandeurs d'emploi doivent être aidés, et non jugés, et il faut comprendre leur découragement. Si nous ne voulons pas du modèle brutal à l'anglo-saxonne, alors nous devons aller vers le lien et l'attention à l'autre. Pourquoi ne pas dialoguer autour de cette notion de fraternité qui est inscrite dans notre devise républicaine ?

M. René-Paul Savary. - J'ai été tout particulièrement intéressé par votre observation concernant le temps complet subi.

En tant que président d'un conseil départemental, je vois certains fonctionnaires, dont le travail est remarquable, prendre du jour au lendemain leur retraite et passer ainsi, de but en blanc, du statut d'actif impliqué au statut d'inactif retraité. Certains pourraient être intéressés par une évolution plus souple, avec une étape intermédiaire de temps partiel avant le départ en retraite. C'est donc effectivement une piste à travailler, et qui n'a pas été suffisamment approfondie à ce jour.

L'idée d'un bilan annuel - ou semestriel pour tenir compte de l'accélération de la conjoncture - est également intéressante. Faut-il l'inscrire dans la loi ? Faut-il procéder par le biais d'une commission comme la nôtre ?

J'ai également compris, comme le rapporteur, qu'une autre piste porteuse pouvait être la publication de chiffres mensuels sous format BIT.

M. Olivier Cadic. - Une augmentation du prix du tabac entraîne automatiquement un accroissement de la contrebande... N'y a-t-il pas un lien entre augmentation du coût du travail et travail dissimulé ?

Vous dites que nos standards sociaux sont assez élevés et que les pays européens seraient tentés de suivre cette direction. Mais le coût lié à la norme sociale n'explique-t-il pas, comme certains le croient, le fort taux de chômage ? Sur quel fondement appuyez-vous votre analyse ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld. - Les Allemands, qui n'avaient pas de salaire minimal, ont fini par en établir un, dès que leur situation au regard du chômage s'est améliorée. On pourrait ainsi fixer des règles permettant un alignement vers le haut, ce qui, me semble-t-il, serait la marque d'un marché en bonne santé.

D'après moi, c'est difficilement compatible avec un mode de décision très autonome des États tel qu'il existe aujourd'hui, d'où la nécessité d'une « crémaillère fédérale » un peu plus forte pour l'Union européenne. À partir de là, on pourrait imposer aux États ayant une meilleure situation de l'emploi d'accroître leurs salaires, et à ceux qui se trouveraient dans une mauvaise situation de stabiliser, voire réduire leurs coûts. Mais, encore une fois, tout cela devrait être mis en oeuvre au travers du dialogue social.

M. Philippe Dallier, rapporteur. - Cette remarque nous renvoie au modèle allemand qui, s'il n'est pas parfait, est intéressant à examiner. Le pays a connu l'agenda Schröder, puis la situation s'est améliorée, grâce, aussi, à l'écart creusé avec les autres pays européens, et l'Allemagne commence maintenant à utiliser le potentiel dégagé pour augmenter les salaires. Ce qui est exceptionnel, c'est que tout cela se fait par le dialogue et la négociation.

M. Jean-Baptiste de Foucauld. - Mais la logique est bien d'abord l'emploi, ensuite les salaires !

Il est un autre point fondamental, que j'ai peut-être insuffisamment mis en avant : l'articulation entre la compétitivité qualité et la compétitivité coût.

Les acteurs du monde syndical voudraient beaucoup de compétitivité qualité, mais celle-ci ne se décrète pas. La compétitivité coût, quant à elle, est plus facile à mettre en oeuvre, mais moins porteuse à long terme, particulièrement pour le modèle social. C'est pourquoi je crois au dialogue social et, notamment, à la présence des salariés dans les conseils d'administration : c'est par ce biais qu'il sera possible d'articuler ces deux notions.

Il faut parvenir à créer du lien ! Dans un monde systémique et global, notre culture ne peut plus se fonder sur la séparation ! Il faut donc expérimenter, se faire confiance et se donner de la marge.

M. Éric Doligé. - Lors d'une audition précédente, un économiste a souligné que le taux de chômage en France est toujours demeuré élevé. Vous avez évoqué les travaux autour de l'État stratège. Celui-ci peut-il vraiment avoir une stratégie dans un environnement européen aussi varié ? Va-t-on toujours s'en tenir à une stratégie nationale, qui, au demeurant, est en retard par rapport aux stratégies d'autres pays européens ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld. - La dimension nationale joue fortement, car des écarts très importants sont constatés dans les taux de chômage des différents États de la zone euro qui s'étalent de 5 à 25 %. L'Europe, d'après moi, pourrait davantage aider les États à tendre vers l'optimum.

Mais vous évoquez un problème propre à la France : effectivement, notre taux de chômage n'est jamais descendu en dessous de 7,8 %, environ. Il n'y a aucune fatalité à cela, c'est une question de mobilisation et d'organisation !

La France est un pays qui se désespère. Mais quand, désespérée, elle se met vraiment au travail, elle réalise des performances extraordinaires. On a longtemps cru qu'elle était condamnée à l'inflation ; elle connaît aujourd'hui une remarquable stabilité des prix. On a longtemps cru qu'elle était un pays fermé sur l'extérieur ; la voilà ouverte, même trop ouverte pour certains !

Il en va de même pour le chômage : le jour où nous voudrons nous atteler à la tâche, en étant disposés à payer le prix, la situation changera.

Mais nous parlons beaucoup de chômage, sans vraiment vouloir passer à l'action.

Ainsi, le débat qu'appelle la loi actuellement à l'examen devrait être de savoir si celle-ci est favorable, ou non, à l'emploi. Or ce point est peu discuté.

Ainsi, par exemple, l'accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 prévoyait déjà d'importantes possibilités de dérogation pour les entreprises en difficultés, mais la CFDT avait dû, pour le « vendre », insister sur la couverture santé pour tous. Comme si créer de l'emploi n'était pas un motif suffisant pour accepter certaines concessions !

Autre problème de cohérence, que je n'ai pas évoqué, c'est normalement par la grève et le rapport de force que l'on se protège des patrons « méchants ». Or la faiblesse du syndicalisme français nous conduit à rechercher une protection par la réglementation.

Mme Patricia Schillinger. - Ne pensez-vous pas qu'une révision de la formation, notamment de son organisation sur les territoires, n'induirait pas, à terme, d'autres orientations en matière de chômage ?

M. Jean-Baptiste de Foucauld. - Sans être un spécialiste de ces sujets, je le crois volontiers. La question de la formation figure certainement parmi les problématiques structurelles ayant une influence sur le chômage.

La réorientation des demandeurs d'emploi, par exemple, est souvent mal traitée. De manière générale, leur accès à la formation constitue un problème complexe et Pôle emploi dispose de très peu de moyens.

L'apprentissage, quant à lui, oblige le système d'information à s'orienter vers les emplois disponibles, tout en créant l'habitude, chez les employeurs, de faire travailler des personnes non directement opérationnelles. Il a donc un impact à long terme.

La séance est levée à 17 h 25.