Mardi 1er septembre 2020

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 30.

Table ronde sur les prises en charge à domicile

M. René-Paul Savary, président. - Nous reprenons nos travaux avec deux tables rondes consacrées à l'accompagnement des personnes âgées dans la crise sanitaire. Je vous prie d'excuser l'absence du président Alain Milon, retenu dans son département, que je serai amené à remplacer pour les auditions du mois de septembre.

Dans le cadre de la table ronde sur les prises en charge à domicile, nous entendons Mmes Joëlle Martinaux, présidente de l'union nationale des centres communaux et intercommunaux d'action sociale (Unccas), Clémentine Cabrières, directrice de l'association française des aidants, et Marie-Reine Tillon, présidente de l'union de l'aide, des soins et des services aux domiciles (UNA).

Nous connaissons la vulnérabilité particulière des plus âgés face au virus : d'après le point épidémiologique de Santé publique France publié la semaine dernière, au moins 92 % des cas de covid-19 décédés étaient âgés de plus de soixante-cinq ans et 70 % des décès constatés à l'hôpital concernaient des personnes de soixante-quinze ans et plus.

Mieux préservées de l'épidémie que celles hébergées en établissement, les personnes âgées à domicile ont cependant souffert des difficultés d'organisation et d'équipement des professionnels et des structures chargées de les accompagner. Quels sont été l'ampleur de ces difficultés et leur impact sur les personnes âgées ? Que faudrait-il mieux organiser à l'avenir ? Notre audition a pour objectif de répondre à ces questions.

Je demanderai aux intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le temps aux échanges, et à chacun d'être concis.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. J'invite chacune d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Joëlle Martinaux, Clémentine Cabrières et Marie-Reine Tillon prêtent serment.

Je vous rappelle enfin que le port du masque est obligatoire et vous remercie pour votre vigilance.

Mme Joëlle Martinaux, présidente de l'union nationale des centres communaux et intercommunaux d'action sociale (Unccas). - Je vous remercie de nous associer à vos travaux. Les centres communaux d'action sociale (CCAS) se sont trouvés en première ligne lors de la rafale que constitua la crise sanitaire avec, cependant, de grandes disparités selon les territoires : certains ont dû faire face dans une urgence extrême quand d'autres ont pu plus facilement s'organiser. Les CCAS interviennent à un triple niveau : dans l'urgence et pour la prise en charge durant la crise et, désormais, en préparation d'une deuxième vague. Ils étaient prêts à faire face à la crise sous l'angle social grâce à leur implantation dans chaque commune et à leurs liens avec le tissu associatif local et les acteurs institutionnels que sont les agences régionales de santé (ARS), les conseils départementaux, les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) et les caisses d'allocations familiales (CAF). Les professionnels étaient formés à l'accompagnement des personnes âgées et des plans, générés par les crises précédentes - canicule ou grand froid - étaient connus. Les structures, bien organisées, avaient également l'habitude de faire appel au renfort des associations et de la réserve citoyenne. Il y eut cependant des inégalités entre les territoires : lorsque le travail entre les acteurs était harmonisé, la déclinaison des mesures à prendre s'est trouvée favorisée, mais cela ne fut pas le cas partout. Or, à la différence des inondations, des incendies, voire des attentats comme à Paris ou à Nice - autant de situations où les CCAS sont amenés à intervenir - la crise liée à la covid-19 présentait une particularité sanitaire angoissante en matière de prise en charge de la population. L'incertitude quant à la gravité du virus pour les personnes âgées et le niveau de contagiosité était extrême à l'annonce de l'épidémie. La situation sera bien différente en cas de deuxième vague.

La crise a également dû être gérée avec un personnel moins nombreux - des salariés se trouvaient dans l'obligation de se retirer pour cause de maladie ou de vulnérabilité - alors que les besoins de prise en charge des personnes âgées augmentaient, notamment pour des personnes jusqu'alors inconnues des services. Les associations n'arrivaient parfois plus à assurer l'ensemble de leurs missions, d'autant qu'elles ne disposaient pas de suffisamment d'équipements de protection.

Nous regrettons l'importance donnée alors à l'aspect sanitaire, bien qu'il soit évidemment essentiel, car le recul de l'accompagnement, pour les raisons précitées, a aggravé la crise. Dans les premières semaines, les médecins libéraux eux-mêmes manquaient des équipements individuels indispensables et craignaient de contaminer les personnes vulnérables lors de visites. Ces dernières, parfois, se sont, par peur du virus, isolées de leur propre chef.

Je souhaite insister sur l'isolement aggravé des personnes les plus fragiles qu'il a fallu accompagner pour les protéger, au-delà du seul virus. Certaines ont été retrouvées mortes par manque d'alimentation ou victimes d'un syndrome de glissement pensant que leur vie allait s'arrêter. À cet égard, un travail apparaît nécessaire pour préparer une deuxième vague : rien, en effet, ne justifie un isolement total des personnes très âgées ou en difficulté fonctionnelle. Il est également important de pouvoir les visiter à l'hôpital : l'interdire était inhumain. Il faudra prendre le risque et équiper à cet effet leur entourage.

Mme Clémentine Cabrières, directrice de l'association française des aidants. - L'association française des aidants, créée en 2003, milite pour la reconnaissance des proches aidants quel que soit l'âge, la maladie ou le handicap concerné. Notre approche transversale nous permet d'être présents sur l'ensemble du territoire, en lien avec les CCAS, les associations d'aide à domicile et d'autres partenaires. Nous disposons de 220 points de contact et accompagnons 13 000 aidants.

Dès le début de la crise, le 13 mars, nous avons reçu des messages de proches aidants qui s'interrogeaient sur les modalités de transmission du virus, les incidences du confinement sur les déplacements indispensables et la poursuite des soins, les possibilités de conciliation entre la vie professionnelle et l'accompagnement d'un proche, les mesures de protection - nous connaissions alors une pénurie de gel et de masques - et les conditions d'indemnisation en cas de fermeture d'un établissement.

Nous avons été confrontés à des difficultés de trois ordres. D'abord, dès le début de la crise, la prise en charge a essentiellement été sanitaire, notamment à l'hôpital : le domicile était peu pris en compte, le relais par les familles, après la fermeture des établissements, des lieux de répit et le recul de l'aide à domicile, semblant aller de soi. La crise a mis en évidence des carences existantes, notamment en matière de personnel, comme le soulignait le rapport de Myriam El-Khomri, et du maillage du territoire par les équipes de soins palliatifs et les services de soins infirmiers à domicile (SSIAD). Les personnes malades ou dépendantes ne doivent pas constituer une variable d'ajustement des politiques publiques ni être les victimes de notre impréparation. La crise a également rappelé le temps nécessaire pour l'accompagnement et l'importance du relais entre familles et professionnels.

La question du choix s'est également révélée essentielle, car la crise a renforcé l'instrumentalisation des familles dans l'accompagnement des proches, dont elles ne pouvaient plus choisir les modalités. Les aidants se sont transformés en sentinelles avec des incidences sur leur santé et celle du proche accompagné et l'apparition de conflits de loyauté pour les soignants. Ces questions éthiques restent insuffisamment extériorisées, compliquant les diagnostics et les accompagnements.

Enfin, la crise a accentué le besoin de reconnaissance des aidants, tant au niveau de l'employeur que du médecin, et en termes d'accès au matériel de protection.

Les situations ont été fort diverses et les inégalités renforcées du fait de dysfonctionnements existants. La crise a ainsi rappelé l'importance des solidarités de proximité et de la coordination entre les acteurs et mis en exergue le problème des personnes qui n'ont pu être aidées, car inconnues préalablement des services. Le repérage de ces situations constitue un élément-clé pour préparer l'avenir.

Je souhaite rappeler le travail réalisé par les acteurs de proximité pour accompagner les aidants de manière pratique. Notre association, par exemple, a beaucoup communiqué sur son site et a contribué à trouver des solutions sur le terrain ; je pense notamment aux masques réalisés par des couturières et aux cafés des aidants organisés en numérique. À cet égard, si les dispositifs à distance ont constitué un moyen utile pour conserver un lien, ils ne peuvent prendre le pas sur la mobilité et sur le lien direct essentiel à notre humanité.

Mme Marie-Reine Tillon, présidente de l'union de l'aide, des soins et des services aux domiciles (UNA). - L'UNA, forte de 800 structures et de 80 000 salariés, regroupe à la fois des associations, des CCAS et des centres intercommunaux d'action sociale (CIAS), des services d'aide et d'accompagnement à domicile (SAAD), des SSIAD et des services polyvalents d'aide et de soins à domicile (SPASAD). Ces services dépendent des départements ou de l'ARS, parfois des deux.

Nous pouvons certes comprendre que le Gouvernement ait été, dans un premier temps, désorienté par un virus que nul ne connaissait. Gouverner, toutefois, c'est prévoir, et nous regrettons le manque d'anticipation, malgré les alertes venues de l'étranger, notamment dans la mise en oeuvre des cellules de crise qui auraient dû être activées dès les mois de janvier ou de février pour imaginer un protocole. Or, il a quasiment fallu attendre le confinement. L'anticipation a également été insuffisante en matière d'équipements de protection pour notre personnel : les masques, évidemment, mais également les charlottes et les surblouses. Le sentiment de bricolage a été permanent ; nous nous sommes organisés comme nous avons pu avec des directives contradictoires de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et de la direction générale du travail (DGT) sur les modalités d'exercice de nos métiers et de protection des usagers et du personnel.

Pendant la crise, nous étions en lien avec les autorités centrales, mais les situations relevaient surtout de l'échelle locale avec des départements vivant le même sentiment d'abandon et souffrant de l'absence de directives claires. Certains ont immédiatement pris des initiatives et contacté nos services pour organiser des prestations, quand d'autres laissaient courir. Dès lors, les prises en charge ont varié selon les territoires, créant des inégalités. Les différences constatées sont également le fait des ARS, dont certaines ignoraient même comment fonctionnaient nos services alors que les SSIAD relèvent de leur compétence : certains directeurs se sont mobilisés, organisant des cellules de crise hebdomadaires ou bihebdomadaires avec les fédérations, tandis que d'autres attendaient des directives nationales.

S'il fallait ne retenir qu'une leçon de la crise, je citerai donc le manque d'anticipation et de directives nationales claires.

D'aucuns ont dénoncé la réduction de nos prestations durant la crise, mais nous avons agi sur la demande des départements de concentrer notre action sur les actes essentiels et les personnes les plus fragiles, suscitant hélas l'incompréhension des usagers et des familles. Les conséquences de l'arrêt de certaines interventions - isolement, peur, rôle accru des aidants - même de confort, n'ont pas assez été prises en compte. De fait, a pu être observé un phénomène de glissement, y compris pour le proche aidant. Si devait advenir une prochaine crise, il faudra considérer davantage les aspects humains et sociaux et ne pas se limiter à un regard sanitaire.

Le sujet est similaire s'agissant des personnes handicapées, dont beaucoup ont été ramenées à domicile en raison de la fermeture des établissements.

La crise a mis en exergue l'insuffisante reconnaissance du statut médico-social de nos services et le flou créé par la loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement en matière de services à la personne. Nous ne sommes pas assez pris au sérieux. Pendant le confinement, un médecin libéral s'en est ainsi pris à des auxiliaires de vie, les qualifiant d'assassins parce qu'ils allaient de domicile en domicile sans masque, à l'époque indisponible. Compte tenu de leur mobilisation, ce n'est pas entendable ! Forts d'un sentiment de devoir, 65 % d'entre eux étaient présents auprès des personnes âgées. Il faut en tenir compte.

M. René-Paul Savary, président. - Nous retenons de votre présentation, mesdames, le manque d'humanité de certaines mesures et les difficultés rencontrées en matière d'organisation.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Chronologiquement, la période précédant le confinement me semble majeure et interroge notre commission d'enquête. Qui vous a informé du confinement à venir et par quel moyen ? S'agissant des différences observées au niveau des départements comme des ARS, pourriez-vous nous apporter des précisions ? Certains décès ont constitué la conséquence d'un sentiment d'abandon. Comment avez-vous géré les décès de vos usagers ? Au-delà de l'économie, la crise aura des conséquences psychologiques et sociales majeures. Enfin, à quel moment avez-vous pu faire tester votre personnel ?

Mme Joëlle Martinaux. - Je suis certaine que chaque acteur a voulu faire au mieux mais s'est trouvé dépassé. Certains départements et ARS ont agi trop tard, alors que les informations étaient alarmantes, et de manière insuffisamment coordonnée. Chacun envoyait ses directives et ses demandes de récapitulation aux services et aux établissements : le cloisonnement était trop important. Dans les territoires où les contacts entre les acteurs sont insuffisants, lacune que nous déplorons depuis longtemps, il est apparu que les CCAS devaient être des acteurs incontournables des commissions départementales. De fait, il nous semble que l'échelle départementale, et sa déclinaison dans les communes et les intercommunalités avec les CCAS et les CIAS, reste la plus pertinente.

L'état civil doit pouvoir constituer un élément d'évaluation des causes de décès dès lors que lesdites causes, endémiques ou épidémiques, sont précisées sur le certificat de décès. Pendant la crise, les décès à domicile ont été le fait du virus, mais aussi de l'isolement, ce qui m'apparaît insupportable. Des personnes ont été trouvées pré-mortem avec 0,2 grammes de glycémie et, pour certaines, trop tard. Les équipes intervenant à domicile comme dans les établissements d'hébergement des personnes âgées dépendantes (Ehpad), ont été traumatisées ! Il faut travailler sur la médicalisation des Ehpad et y renforcer la présence des infirmières et des médecins en assouplissant la réglementation applicable aux vacations du personnel hospitalier et des libéraux. Cela relève de votre compétence.

Les tests ont été disponibles trop tardivement. Heureusement, certains maires, comme à Nice, ont commandé rapidement des masques et évité la pénurie. De fait, si nous voulons faciliter les contacts avec les personnes âgées, les tests sont indispensables.

Mme Marie-Reine Tillon. - En tant que tête de réseau, nous avons été informés du confinement par l'administration centrale. La première fiche de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) nous est parvenue le 28 février et une réunion a rassemblé les fédérations le 3 mars, sans que le confinement n'y soit évoqué. Des informations nous ont alors été promises ultérieurement. Une deuxième fiche a été publiée de 5 mars. Ensuite, nous avons quotidiennement contacté la DGCS pour obtenir des informations et en transmettre, notamment depuis la région Grand Est. Les renseignements donnés par les premières structures concernées nous ont permis d'établir une fiche pratique pour nos adhérents s'agissant du matériel de protection, de la politique d'appel aux dons et du protocole sanitaire. L'hypothèse du confinement a été évoquée le 6 mars, lors d'une réunion avec le cabinet du ministre. Puis, le 10 mars, la DGCS a envoyé les éléments des plans de continuité de service dans les Ehapd, sans précision s'agissant de l'aide à domicile.

Dès le début de la crise, l'UNA a mis en place une cellule de crise qui s'est réunie chaque semaine. Sur les territoires, de tels outils ont été installés tardivement par les ARS et presque exclusivement consacrés aux questions sanitaires. Nous y disposions d'un strapontin, mais n'obtenions pas de réponse à nos interrogations. Il a fallu attendre mi-avril pour que soient créées des cellules spécifiquement médico-sociales voire, dans certains territoires, consacrées au domicile et conjointes au département et à l'ARS.

S'agissant des décès, le tableau de signalement diffusé par l'administration centrale aux ARS ne concernaient pas ceux intervenus à domicile, ce qui biaise les statistiques. Parfois, les familles n'indiquent pas aux services d'aide à domicile quelle a été la cause du décès. Quant aux tests, ils sont arrivés très tardivement et certains auxiliaires de vie n'ont pu en obtenir malgré des cas suspects parmi leurs usagers.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Nous aimerions obtenir les fiches de la DGCS que vous avez mentionnées. Lors de la réunion précitée du 6 mars, le confinement évoqué concernait-il toute la population ou seulement les personnes âgées ?

Mme Marie-Reine Tillon. - Il s'agissait de toute la population, pour une période de huit à dix jours.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - C'est surprenant : dans le même temps, nous étions incités à sortir au restaurant et au théâtre...

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Dans quels départements la situation a-t-elle été la plus compliquée et les dysfonctionnements les plus évidents ? Dans quels territoires était-ce mieux organisé ? Connaîtrons-nous un jour le nombre de décès à domicile ?

S'agissant de l'accès aux équipements individuels et aux tests, je partage votre analyse. Pendant trop longtemps, les malades n'ont pu être testés, ce qui a accentué leur isolement. À cet égard, j'ai été frappée que le Président de la République et le Premier ministre ne se soient jamais, durant la crise, adressés aux malades, notamment à domicile. Ils étaient réduits à des chiffres quotidiens pour ceux qui étaient hospitalisés, les autres n'existant même pas. Quelle est votre réaction quant à cette gestion de la crise ? Que recommandez-vous pour l'avenir ? Comment aurait-il convenu de s'adresser aux malades ? Concernée, j'ai ressenti cette solitude et cet oubli.

Mme Joëlle Martinaux. - Concernant les inégalités observées, nous vous transmettrons les résultats de notre enquête sur les territoires. Lorsque les maires et les présidents de communautés d'agglomération ont pris des initiatives, cela a mieux fonctionné. Il convient donc de leur donner, à l'avenir, les moyens de décliner des actions sur leur territoire.

Le comptage des décès à domicile doit se fonder sur l'état civil et un bref questionnaire relatif aux causes de la mort pour les personnes âgées de plus de soixante-quinze ans.

Durant la crise, nous avons entretenu un contact permanent avec le ministère de la santé et avec les cabinets d'Oliver Véran et de Christelle Dubos. Connaissant bien les territoires, nous les avons informés en temps réel des problématiques rencontrées et nos remarques ont été rapidement prises en compte.

Les médias ont martelé quotidiennement que les personnes âgées allaient mourir. C'était dramatique pour eux et cela reste encore anxiogène ; certains ne sortent toujours pas. Cela pose un problème éthique évident ! Nous aurions pu envisager les choses différemment et leur expliquer comment se protéger tout en continuant à vivre. Nous ne pouvons laisser des personnes seules sous prétexte de contamination. Les enterrements eux-mêmes étaient choquants ! Il fallait équiper le personnel à domicile et les familles pour maintenir les contacts. À l'hôpital, le personnel disposait presque d'un scaphandrier, tandis que les familles, les accompagnants et les médecins libéraux visitaient à domicile sans aucune protection.

Les établissements doivent s'équiper dans la perspective d'une nouvelle vague, mais le matériel de protection est très coûteux : l'État doit passer des commandes auprès de grossistes auprès desquels ils pourront se fournir.

M. René-Paul Savary, président. - Les statistiques sur les décès par département venaient plutôt du préfet que de l'ARS. Plus fiables que celles qui avaient transité par Santé Publique France, elles ne faisaient toutefois pas non plus mention des décès intervenus à domicile. Avez-vous remonté des données ? Quel est votre protocole en la matière ?

Mme Joëlle Martinaux. - En tant que médecin régulateur au Samu, je puis vous indiquer que les médecins du Samu remontent des données, mais les causes du décès ne sont pas toujours prises en compte. Les précisions statistiques sont nécessaires. Ainsi, de quoi parle-t-on d'agissant des nouveaux cas quotidiens ? De personnes testées positives ou de malades ? Pour les décès, il convient de mener une analyse auprès de l'état civil. Nous préconisons la prise en compte de tous les décès à domicile en précisant leur cause. Ils peuvent être directement ou indirectement liés à la covid, certaines personnes ayant cessé de soigner une maladie chronique pendant plusieurs mois, y compris un cancer. Une filière hospitalière dédiée apparaît à cet égard utile. Ainsi, dans certains territoires, les équipes mobiles de gérontologie ont bien fonctionné. Il ne faut jamais arrêter les soins ! Des personnes atteintes de la maladie de Parkinson ont vu, par exemple, leur état s'aggraver, faute de soins, pendant le confinement et ne peuvent désormais plus marcher. Les kinésithérapeutes, également indispensables, doivent être équipés de matériel de protection.

Mme Clémentine Cabrières. - Veillons au regard et à la surenchère possible des invisibles ! La course à la reconnaissance est au coeur de notre société et, pendant la crise, la stigmatisation de certaines catégories de la population a été mise en avant. Nous préférons un accompagnement global des personnes.

Des mesures en faveur des déplacements ou des arrêts pour des personnes vulnérables, dont nous nous sommes fait le relais, ont été prises rapidement, mais ont été mal comprises. Nous avons dû les expliquer, car les personnes se trouvaient démunies quant à leurs conséquences concrètes : il convient de travailler à la vulgarisation des normes et des directives.

La prévention apparaît également indispensable. À cet égard, les fichiers du plan canicule établis par les CCAS se sont révélés efficaces. Il est ahurissant que les associations et les CCAS se disputent des données qui doivent être partagées !

Mme Marie-Reine Tillon. - S'agissant les différences entre territoires, nous vous répondrons par écrit. Il ne s'agit pas de pointer les bons et les mauvais élèves, mais de rappeler que la crise a exacerbé des inégalités existantes en matière de prise en charge à domicile.

Le rôle des préfets mérite d'être souligné. Certains ont, par exemple, obligé l'Éducation nationale à accueillir les enfants des aidants à domicile pendant le confinement.

Enfin, il me semble difficile d'appliquer un comptage des victimes comme d'exiger des familles de connaître la cause du décès.

M. René-Paul Savary, président. - Vos informations sur les différences entre les territoires nous permettront de mieux faire face à une nouvelle crise. Il ne s'agit nullement de délation.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je vous remercie pour la qualité de vos exposés et de nos échanges. En 2003, il y a dix-sept ans, nous avons laissé les personnes âgées mourir à domicile de déshydratation et nous recommençons. Nous pouvons écrire des rapports ou juger l'action de tel ARS, préfet ou conseil départemental, mais la vraie question est de comprendre pourquoi notre société n'est-elle toujours pas capable de porter attention aux plus fragiles ?

Le virus circule toujours. La stratégie de santé publique qui fait consensus consiste à tester, tracer les contacts et isoler les personnes contagieuses. De fait, les hospitalisations sont peu nombreuses ; la plupart des malades peut heureusement rester à domicile. Cette stratégie vous semble-t-elle correctement mise en oeuvre auprès des personnes âgées à domicile ?

Mme Cabrières a évoqué les difficultés de compréhension d'une partie de la population s'agissant des normes et des directives. Il y a quinze jours, Olivier Véran a préconisé la règle dite ABCD - le port du masque est nécessaire pour les personnes à risque, dans les lieux bondés, les lieux publics clos et lorsque la distance est impossible à gérer - à l'apparente cohérence. Dix jours plus tard, toutefois, les règles se multiplient et le port du masque est imposé hors de toute application de la règle susmentionnée. Comment la population peut-elle effectivement comprendre les directives et la stratégie de gestion de l'épidémie ?

Mme Clémentine Cabrières. - S'agissant de la transmission, les plans d'urgence existants, au niveau tant national que local, n'ont hélas pas tous été ressortis dès le début de la crise. Cela nous renvoie à la question de la formation et de la résilience. À force de nous réadapter, nous oublions certaines permanences, réactions et procédures.

Au-delà des dispositifs, la connaissance de la population d'un territoire par les acteurs locaux est essentielle à la prévention comme à la coordination des actions et nécessite du temps.

Le domicile relève d'une dimension intime qui complique l'application de normes imposées. Pendant la crise, les proches aidants salariés ont dû dévoiler leur statut à leur employeur ; il s'agit d'un véritable changement culturel tant les frontières entre la vie professionnelle et la sphère privée sont solidement implantées.

Concernant enfin la compréhension des directives par la population, s'il manque certes des données sur l'épidémie, la multiplication des ordres et des contre-ordres n'aide en rien. Par ailleurs, nous observons une injonction paradoxale, en fonction des situations, entre la norme imposée et le respect du libre arbitre.

Mme Marie-Reine Tillon. - Pour répondre à la première question posée par M. Jomier, il convient de rappeler que les rapports successifs consacrés à la prise en charge à domicile sont, depuis 2003, restés lettre morte - je ne dis pas, bien sûr, que les rapports parlementaires sont inutiles. En outre, la réforme de 2015 est restée modeste en matière d'aide à domicile et trop imprécise s'agissant du rôle des services relevant du domaine médico-social et des services à la personne. Aucune réforme du financement n'est, en outre, intervenue : les structures se trouvent en difficulté et les rémunérations demeurent très insuffisantes. Pensez que, à la fin de l'année 2019, une demande de prise en charge sur cinq ne peut être honorée par manque de personnel. Il y a deux ans, cette proportion s'établissait à une sur dix. Le métier, il est vrai, n'a rien d'attractif financièrement et le Ségur de la santé n'a pas amélioré la situation, loin s'en faut : entre une aide-soignante en établissement et sa collègue en SSIAD, l'écart de rémunération a doublé et s'élève désormais à 200 euros. Nous commençons hélas à enregistrer des départs. Monsieur Jomier, si rien n'évolue, nous en serons donc au même point dans dix-sept ans.

Le traçage des cas à domicile représente un exercice difficile. À titre d'illustration, une aide-soignante d'un SSIAD s'est aperçue qu'un usager recevait la visite de ses enfants durant le week-end, venant d'une zone à risque. Mais il n'est pas envisageable d'interdire de recevoir à domicile ! Si le test apparaît relativement aisé, le traçage demeure plus difficile.

Il est exact, enfin, que les directives sont parfois compliquées à faire comprendre, notamment aux personnes handicapées. Je pense, en particulier, aux attestations de sortie lors du confinement, pour lesquelles nous avons demandé une rédaction simplifiée. Mais il fallait alors prévenir la gendarmerie de la conformité d'un tel document.

M. René-Paul Savary, président. - Concernant le traçage, avez-vous été contactés par l'assurance maladie pour le niveau 2 ou les ARS pour le niveau 3 ? Vous considérez le traçage comme une mission impossible pour vos services : cela m'inquiète, car, en cas de deuxième vague, je crains que les services des ARS ne se trouvent débordés.

Mme Joëlle Martinaux. - Les tests ont leurs limites. Il faudrait presque en réaliser tous les jours... Il faut, il me semble, revenir à plus de rationalité et accepter la prise de risque. Une personne âgée testée positive ne peut être accusée si son personnel est contaminé. Les équipements de protection individuels et le respect de la distanciation sont indispensables pour réduire le risque, lequel ne doit en aucun cas constituer un prétexte à l'isolement. Il apparaît également nécessaire de visiter plusieurs fois par semaine les personnes de plus de quatre-ving-cinq ans, notamment dans les territoires isolés qui manquent de personnel soignant libéral. À cet égard, les équipes mobiles de gérontologie ont fait la preuve de leur efficacité.

L'épidémie de covid ne peut être comparée à l'épisode caniculaire de 2003, car nous connaissions mal les effets du virus. Nous n'étions pas préparés sur le plan sanitaire et épidémiologique : les services ont été débordés et des établissements stigmatisés. Le principal problème est venu des personnes âgées isolées inconnues des services car autonomes. En effet, l'inscription au registre du CCAS relève d'une démarche volontaire de la personne ou de la famille. Un recensement de tous les habitants de la commune âgés de plus de quatre-vingt-cinq ans apparaît, au regard de notre expérience, nécessaire. Ce registre ne serait ouvert qu'en cas de crise ou d'urgence pour permettre une veille renforcée de cette population.

Mme Marie-Reine Tillon. - En matière de traçage, nous pâtissons également de la méfiance des médecins et des infirmiers libéraux qui ne font pas toujours état des cas de covid, alors que nos établissements et nos services sont, depuis 2016, tenus au secret professionnel. Le partage d'informations est, à cet égard, crucial. Peut-être le dossier usager prévu par le plan Ma santé 2022 améliorera-t-il les choses...

Mme Laurence Cohen. - Je vous remercie pour la clarté et la franchise de vos propos. La brièveté des propos liminaires permet ensuite de laisser le temps à un échange de qualité.

La pandémie a exacerbé les carences de la prise en charge de nos aînés qui relèvent d'un véritable problème de société dans un contexte de vieillissement de la population. Miroirs de ceux dont ils s'occupent, les aides à domicile étaient déjà invisibles avant la crise. Majoritairement des femmes - il est bien connu que les femmes possèdent des qualités particulières pour s'occuper des autres de la naissance à la mort... - peu formées et mal rémunérées, les auxiliaires de vie manquent de reconnaissance. Les modalités de versement de la prime dite covid et son transfert aux départements ont accentué les inégalités. Au début du mois d'août, le Président de la République a assuré qu'une prime serait versée à tout aide à domicile avant Noël, mais je demeure dubitative. Disposez-vous d'informations plus précises ? Estimez-vous que la crise ait amélioré la reconnaissance due à la profession ? Qu'en est-il des recrutements ? Avez-vous, enfin, des données sur les professionnels à domicile qui, en première ligne et longtemps sans protection, ont contracté la maladie. Certains syndicats les ont, pendant la crise, qualifiés de « chair à canon ».

Mme Michelle Meunier. - Je partage l'interrogation de mon collègue Bernard Jomier sur l'application de la stratégie ABCD.

Madame Martinaux, vous avez rappelé l'importance des CCAS dans l'action sociale des collectivités territoriales, notamment en matière d'aide alimentaire et de lutte contre l'isolement. Cette action rencontre-t-elle encore des obstacles, en particulier s'agissant de la répartition des rôles avec le département ? Quelles sont les leçons à tirer dans la perspective d'une nouvelle vague ?

Mesdames Cabrières et Tillon, avez-vous connaissance de pratiques innovantes d'accompagnement utilisées pendant le confinement ?

Mme Jocelyne Guidez. - Je vous remercie également pour la clarté de vos réponses. Les difficultés se sont, à mon sens, aggravées au moment du déconfinement. Pendant le confinement, en effet, les CCAS et les élus sont allés à la rencontre des personnes âgées, mais la plupart des initiatives ont ensuite été abandonnées. Qu'aurait-il fallu faire pour éviter l'isolement de ces personnes après le 11 mai ?

Pour certains parents, il a été difficile de ne pouvoir visiter leur enfant handicapé. Ne faudrait-il pas mettre en place pour les personnes handicapées un dispositif similaire à celui existant pour les personnes âgées ? Les aidants ont pris le relais pendant le confinement, mais les services à domicile étaient souvent insuffisants et nous avons observé des situations d'épuisement psychologique. J'ai proposé que les aidants puissent se reposer quelques nuits dans les hôtels, mais cela n'a hélas pas été retenu par Mme Cluzel. Par ailleurs, de jeunes aidants ont été confinés avec des parents malades, sans être ensuite jugés prioritaires pour le retour à l'école qui représente pourtant pour eux une échappatoire nécessaire. Que faudrait-il mettre en place en leur faveur ?

Mme Joëlle Martinaux. - Les CCAS ont effectivement un champ d'action plus large que le seul accompagnement des personnes âgées. Au-delà du risque de deuxième vague, ils sont confrontés à une aggravation de la pauvreté qui se répercute sur les aînés. Il faut libérer les initiatives sur les territoires, car les acteurs locaux connaissent leurs usagers. Ainsi, la réglementation relative au personnel et au financement reste très lourde pour les CCAS. Il convient, au contraire, d'assouplir les réglementations et de décloisonner les financements. Les contacts demeurent en particulier compliqués avec les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Il fallait des mois, avant la crise, pour monter une téléconsultation. À Nice, je l'ai créée en quarante-huit heures avec l'aval de la CPAM et de l'ARS ! Tout devient possible quand les initiatives se trouvent libérées des lourdeurs de gestion !

Nous espérons que tous les aidants à domicile recevront la prime annoncée. Ils ne touchent que de faibles salaires et leur travail mérite reconnaissance, d'autant qu'il existe un important bassin d'emplois auprès des personnes âgées. Il apparaît donc indispensable de valoriser les métiers, de reconnaître leur pénibilité, de favoriser les évolutions de postes et de renforcer la valorisation des acquis de l'expérience (VAE).

Marie-Reine Tillon. - Il n'est pas exact de parler d'absence de formation. Il existe, par exemple, le diplôme de dirigeant de l'économie médico-sociale (DEMS). Nous sommes d'ailleurs dans l'obligation d'employer une certaine proportion de professionnels formés et diplômés. Les départements toutefois, pour limiter les coûts, contingentent cette proportion à environ 25 % par service. Cela relève du paradoxe lorsque que l'on souhaite une prise en charge de qualité des personnes fragiles...

L'État considère la prime covid, annoncée pour Noël par le Président de la République, du ressort des départements. Avant le discours du 4 août, trente départements avaient annoncé son versement, parfois pour un montant si faible qu'elle en devenait inutile, parfois jusqu'à 1 500 euros. Depuis, ils sont trente-trois à s'être engagés, tandis que d'autres ont confirmé qu'ils ne changeraient pas de position... Nous avons, en revanche, bon espoir s'agissant des avancées promises par le Président de la République et confirmées par Olivier Véran et Brigitte Bourguignon pour améliorer la reconnaissance des professionnels. De fait, la convention collective des services à domicile prévoit, pour les catégories A, une rémunération inférieure au SMIC pendant les treize premières années d'exercice. Sachant que nos salariés travaillent fréquemment à temps partiel, les rémunérations s'établissent en moyenne à 900 ou 950 euros par mois. Comment, dans ces conditions, attirer des vocations ? Un avenant à la convention collective a été signé le 26 février pour recatégoriser les métiers et revaloriser les salaires d'environ 15 %, mais il n'a toujours pas reçu l'agrément du Gouvernement. Dans la crainte d'une deuxième vague, les préavis de grève et les pétitions se multiplient... Il y a urgence !

Selon les résultats des deux sondages que nous avons réalisés au sein de notre réseau, environ 6 % de nos salariés auraient contracté la covid.

Des pratiques innovantes d'accompagnement, notamment l'usage de tablettes - il convient d'ailleurs d'y former davantage les personnes âgées - et l'organisation de tournées par des équipes covid spécialisées, ont été remontées.

Je partage enfin l'analyse de Mme Guidez sur le déconfinement et l'isolement qui l'a suivi. La circulaire concernant ses modalités pour nos services nous est parvenue dix jours après le 11 mai...

M. René-Paul Savary, président. - Vous l'indiquerez dans votre réponse écrite à notre questionnaire.

Mme Marie-Reine Tillon. - Absolument ! Mme Guidez a également raison s'agissant de l'épuisement des aidants de personnes handicapées. Peut-être sommes-nous allés un peu vite pour fermer des établissements, sans tenir compte de la difficulté à accompagner certaines pathologies... Je ne puis vous répondre sur les jeunes aidants, mais nous réfléchissons plus largement à développer l'aide à la parentalité pour les parents d'enfants en situation de handicap comme pour les parents handicapés.

Mme Clémentine Cabrières. - En matière de recrutement et de valorisation de la filière, la formation continue est essentielle. Le service civique prend la suite des emplois jeunes, mais aucune formation n'est prévue... La France, avec la crise, est entrée dans la société du care qui demande de valoriser davantage le soin et l'accompagnement. La création d'une cinquième branche de la sécurité sociale est à l'étude pour ce qui concerne le financement de la dépendance, dont les moyens ont été limités par le pacte de Cahors en 2017. L'autonomie représente un choix de société qui nécessite une recette pérenne et lisible et non pléthore de financements diffus qui font perdre du sens au projet.

Pendant la crise, l'association française des aidants a mis en place, à distance, des cafés des aidants pour garder un lien et partager les expériences et les pratiques. Certains psychologues ont poursuivi leur accompagnement à distance, ce qui a offert quelque répit aux aidants. De nombreux appels à projets sont lancés sur les bonnes pratiques révélées par la crise, mais il convient aussi de conserver les dispositifs qui fonctionnent. Tout ne doit pas être fléché pour et en fonction de la covid.

Nous commençons à peine à observer les effets psychologiques de la crise sur les aidants. Nous avons abordé le sujet des jeunes aidants en octobre dernier dans le cadre de la stratégie nationale de mobilisation et de soutien en faveur des aidants et de notre réflexion sur le répit. Certains ont été jugés décrocheurs par l'Éducation nationale, alors qu'ils s'occupaient de parents malades. À cet égard, il apparaît nécessaire d'améliorer la formation des enseignants et du personnel médico-social sur le rôle des aidants. Les plus jeunes, notamment, ne sont pas accompagnés. Nous avons mis en place des ateliers spécifiques à cet effet.

Il me semble enfin nécessaire, si nous souhaitons une meilleure compréhension des politiques menées par la population, d'entendre davantage la parole citoyenne. Hélas, les conseils départementaux de la citoyenneté et de l'autonomie (CDCA) sont trop peu investis.

M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Je salue à mon tour la qualité de vos analyses. La crise a été révélatrice de l'importance de la prise d'initiatives : tout attendre de l'État - pour protester ensuite contre ses directives - est une erreur. J'ai été maire ; quand on est responsable, on intervient ! À titre d'illustration, j'ai insisté pour que le préfet prenne ses responsabilités pendant la crise. La coordination entre le préfet, l'ARS et les collectivités territoriales a bien fonctionné.

Mme Tillon a évoqué les rapports qui n'ont pas été suivis d'effet. J'en ai moi-même commis un sur le sujet en 2015 avec notre ancien collègue Dominique Watrin. Il a permis quelques avancées financières quoiqu'insuffisantes. Les notions juridiques d'agrément et d'autorisation ont été clarifiées, bien qu'elles demeurent encore trop floues dans la pratique et entraînent des inégalités entre associations et départements. Il y aura un important travail à mener dans la prochaine loi relative à l'autonomie et à la dépendance.

Le métier d'auxiliaire de vie restera dévalorisé tant que la priorité ne sera pas donnée au maintien à domicile tel que le souhaitent les Français. Certains départements doivent encore, à cet égard, réaliser une mutation intellectuelle. Il a fallu que le Président de la République apporte des précisions sur la prime dite covid qui relève, selon Olivier Véran, des départements. L'État doit certes prendre sa part, mais trente-trois départements volontaires, cela reste trop peu. Il faut réagir !

Vous avez également mentionné les négociations entre les départements, l'État et les associations pour augmenter les rémunérations de 15 %, qui n'ont toujours pas été validées par le Gouvernement. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?

Mme Angèle Préville. - Je vous remercie pour vos témoignages. Ne pourrait-on pas qualifier les décès à domicile intervenus pendant la crise de décès « par abandon ou isolement » ? En les nommant, nous pourrons les quantifier, ce qui est important pour le suivi de la pandémie et en cas de nouvelle crise. Le phénomène est choquant, bien sûr, mais ce n'est pas en le niant que nous pourrons y remédier.

Il est vrai que rien ne justifie un tel isolement. Quelles sont vos propositions pour l'éviter ? S'agissant de l'accompagnement des personnes âgées non suivies habituellement pas les services, n'avons-nous pas une obligation de solidarité ? Ne faudrait-il pas mettre en place une sorte de service civique mobilisant des bénévoles sur l'ensemble du territoire ? Quelles sont les perspectives, en cas de deuxième vague, en matière d'équipements de protection, notamment pour les aidants ? Pendant la crise, pendant combien de temps le personnel à domicile n'a-t-il pas été protégé ? Combien de personnes cela a-t-il concerné ?

Mme Victoire Jasmin. - La place, les responsabilités et les missions des aides à domicile doivent être mieux reconnues dans la chaîne de soin. Les acteurs, hélas, ne communiquent pas toujours suffisamment entre eux, comme le soulignait Mme Martinaux. Les contrats locaux de santé pourraient-ils, selon vous, améliorer la coordination ? En Guadeloupe, où les risques naturels sont fréquents, les maires et les CCAS, avant la période cyclonique, demandent régulièrement, par voie de presse, aux personnes vulnérables et à leur famille de s'inscrire sur un registre en cas de besoin. Ce dispositif pourrait-il utilement être étendu ? Enfin, je rappelle que la délégation sénatoriale aux outre-mer a, dans son rapport sur les risques naturels majeurs, fait plusieurs recommandations s'agissant de la résilience. Je fais enfin miens les propos de mes collègues sur la nécessaire revalorisation de vos métiers : vous le méritez.

M. Jean Sol. - Je souhaite, à titre liminaire, rendre hommage aux professionnels invisibles de l'aide à domicile et aux proches aidants mobilisés pendant cette crise sanitaire sans précédent, au détriment, souvent, de leur santé et de celle de leurs proches.

Disposiez-vous, au début de la crise, d'un stock d'équipements individuels de protection ? Si tel était le cas, combien de temps vous a-t-il permis de tenir ?

Vous avez évoqué le comportement peu vertueux de certains médecins libéraux. J'ai, pour ma part, été sollicité à plusieurs reprises par des auxiliaires de vie qui se voyaient refuser l'accès à un domicile par un professionnel de santé. Comment avez-vous géré ce type de situation ? Comment avez-vous accompagné votre personnel, parfois en détresse ? Quelles sont, en la matière, vos préconisations pour l'avenir ? Vous avez aussi mentionné le sentiment de devoir des professionnels auprès des usagers. Ont-ils effectué des heures supplémentaires pendant la crise ? Dans quelle proportion ? Il faut enfin, concernant les rémunérations et la formation, prendre des mesures concrètes aux fins de reconnaissance et d'amélioration de la qualité du travail.

Mme Clémentine Cabrières. - Devenir proche aidant n'est pas si naturel qu'on voudrait le faire croire. Ce choix doit relever de la liberté individuelle, pas de la contrainte parce que l'on est, par exemple, la fille aînée - le sujet de l'accompagnement est indéniablement genré. La triangulation entre l'aide à domicile, la personne accompagnée et le proche aidant constitue un sujet majeur. La communication et la définition du rôle de chacun sont primordiales, au risque, sinon, d'entraîner des situations de maltraitance. Il peut aussi arriver que des personnes âgées décèdent isolées, mais dans une solitude choisie. Il convient de respecter la liberté de chacun ; à trop vouloir en faire, on peut enfermer certaines personnes dans un choix qui ne serait pas le leur. Il en va également ainsi pour les aidants. La loi du 28 décembre 2015 reste, s'agissant du droit au répit pour les aidants, sous utilisée. De fait, si un proche se déclare « aidant principal » pour en bénéficier, il devient difficile de sortir de ce statut s'il le souhaite ou que sa situation l'impose. Le dispositif ne permet guère de souplesse.

Enfin, la supervision qui existe pour les psychologues est aussi essentielle pour les proches aidants ; elle permet, lors d'un café des aidants par exemple, la libération de la parole dans un lieu extérieur au domicile.

Mme Joëlle Martinaux. - Pendant la crise, j'ai vu des aidants supplier un pharmacien pour obtenir des masques. D'aucuns doivent encore justifier d'un bulletin de salaire pour s'occuper d'un proche, alors qu'il s'agit souvent d'un travail d'accompagnement non déclaré.

Il ne fallait pas se contenter de déposer des repas devant la porte de personnes isolées, mais effectuer un véritable accompagnement ; cela aurait évité bien des décès. Il serait, à cet égard, intéressant de connaître le nombre d'interventions réalisées par les pompiers, alertés par l'accumulation de paquets, pour procéder à des ouvertures de porte durant le confinement. Le personnel à domicile est un personnel de prévention ; il apparaît donc nécessaire de signaler les personnes vulnérables aux services sociaux compétents sur le territoire. À cet égard, la création d'une plateforme territoriale d'alerte à disposition, notamment, des pompiers, des professionnels de santé et des voisins, constitue une piste intéressante et moins coûteuse qu'une hospitalisation.

Madame Jasmin, les territoires ultramarins ont été exemplaires dans leur gestion de la crise, y compris le département de Mayotte où, grâce aux financements européens, nous avons heureusement installés un CCAS dans chaque commune au cours des deux dernières années.

La création d'un registre des personnes âgées de la commune, utilisable seulement en cas de crise, représente également une solution intéressante qui pourrait utilement compléter la plateforme de signalement susmentionnée. Le dispositif empiète certes un peu sur la liberté individuelle, mais améliorera grandement la protection des plus vulnérables.

M. René-Paul Savary, président. - Cela fait partie de notre réflexion pour éviter qu'une nouvelle crise ait les mêmes conséquences.

Mme Marie-Reine Tillon. - Une telle plateforme pourrait être envisagée à l'échelle du bassin de vie, où les acteurs ont l'habitude de travailler ensemble, ou de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS). Il existe, toutefois, déjà tant de plateformes...

M. René-Paul Savary, président. - Certaines pourraient sans peine être supprimées...

Mme Marie-Reine Tillon. - Il existe tellement de guichets uniques, qu'il faudra bientôt créer un guichet unique des guichets uniques !

La loi précitée de 2015 a augmenté les financements pour les prises en charge à domicile, mais les départements, pour rester dans leur épure, ont parfois réduit d'autant le nombre d'heures d'accompagnement.

La revalorisation des métiers ne fait pas partie, Monsieur Vanlerenberghe, des négociations avec l'Assemblée des départements de France (ADF), mais relève de l'avenant n° 49 du 26 février à notre convention collective, lequel, faute d'agrément, n'est pas financé. Le prochain PLFSS devra prévoir le financement des revalorisations salariales, incontournable si la priorité est donnée au maintien des personnes âgées à domicile.

Nos réseaux ont proposé des solutions à développer pour lutter, à l'avenir, contre l'isolement. Il faut en finir avec la culture française de l'appel à projets qui ne permet pas, en raison du caractère ponctuel des financements, de pérenniser les dispositifs qui fonctionnent, à l'instar des cafés des aidants. Une telle politique de court terme n'est pas tolérable ! Il faut capitaliser sur les dispositifs existants, lorsqu'ils sont efficaces, plutôt que de sans cesse réinventer l'eau chaude. Je n'ai, à titre personnel, rien contre Jérôme Guedj, mais je doute de l'utilité de sa mission sur la gestion des problématiques d'isolement en pleine crise... Il convient d'abord de prendre le temps d'analyser l'existant.

Quant au stock de matériel de protection, Monsieur Sol, nous n'en dispositions pas.

M. René-Paul Savary, président. - Qu'en est-il désormais ?

Mme Marie-Reine Tillon. - Nous avons les équipements nécessaires, mais la fourniture de masques par la DGCS se terminera le 30 septembre, alors que les structures de l'aide à domicile sont exsangues.

M. René-Paul Savary, président. - Les départements ne vous soutiennent-ils pas ?

Mme Marie-Reine Tillon. - Certains seulement.

M. René-Paul Savary, président. - C'est le propre de la décentralisation... Il faut solliciter chaque acteur concerné pour obtenir du matériel.

Mme Marie-Reine Tillon. - Nous le faisons auprès des départements, mais certains, déjà, refusent de verser la prime covid au motif que 80 % de nos salariés ne travaillaient pas pendant la crise.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 45.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Table ronde sur la situation dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad)

M. René-Paul Savary, président. - Nous reprenons nos travaux sur l'accompagnement des personnes âgées pendant la crise sanitaire avec une table ronde consacrée aux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avons convoqué M. Jean-Claude Brdenk, vice-président du syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa) et directeur général délégué d'Orpéa, accompagné de Mme Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa, Mme Virginie Lasserre, directrice générale de la cohésion sociale au ministère des solidarités et de la santé, MM. Pascal Meyvaert, vice-président de la fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad (Ffamco), Jean-Pierre Riso, président de la fédération nationale des associations de directeurs d'établissements et services pour personnes âgées (Fnadepa) et Pascal Champvert, président de l'association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA).

Comme dans de nombreux pays, la crise sanitaire a particulièrement affecté les Ehpad qui accueillent des personnes vulnérables. D'après le dernier point épidémiologique de Santé publique France publié la semaine dernière, sur les 30 544 décès imputables à la covid-19, 14 455, soit 47 %, ont concerné des résidents d'Ehpad, à l'hôpital ou, le plus souvent, en établissement. Certains Ehpad présentent des bilans effarants.

Nos auditions territoriales ont notamment révélé un manque d'équipements de protection des salariés, des résidents et des visiteurs, des difficultés de gestion du personnel, une insuffisante présence médicale et des carences de remontées d'information et d'équipements informatiques.

La double tutelle des départements et des agences régionales de santé (ARS) a souvent été considérée comme une difficulté. Se traduit-elle par une absence de tutelle ou une insuffisance de contrôle ?

La crise sanitaire est intervenue sur un terrain très fragilisé et a servi de révélateur à de nombreuses carences existantes. Quels ont été précisément l'ampleur des difficultés rencontrées et leur impact sur les personnes âgées ? Le seul critère de l'âge ou de la résidence en Ehpad a-t-il été objecté à des admissions à l'hôpital ? Dans l'affirmative, quand, où et pour combien de personnes ? Notre audition vise notamment à répondre à ces questions.

Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, et à chacun d'être concis dans les questions et les réponses.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Mesdames, messieurs, vous êtes appelés à prêter serment. J'invite chacun d'entre vous à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Claude Brdenk, Mmes Florence Arnaiz-Maumé et Virginie Lasserre, MM. Pascal Meyvaert, Jean-Pierre Riso et Pascal Champvert prêtent serment.

Je vous rappelle que le port du masque est obligatoire et vous remercie de votre vigilance. D'après le bulletin épidémiologique précédemment cité, la plupart des clusters « professionnels » sont localisés dans le secteur public. Je vous invite donc à la prudence.

Mme Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa. - Jean-Claude Brdenk et moi-même avons l'honneur de représenter le Synerpa, premier syndicat national des Ehpad privés, des services à domicile privés à l'attention des personnes fragiles et des résidences services seniors. Nous comptons quelque 2 700 adhérents - 1 900 Ehpad, 600 services à domicile et 150 résidences services seniors - soit plus de 250 000 personnes hébergées ou aidées et 135 000 salariés.

La crise, que nous avons, en effet, difficilement traversée, peut schématiquement être divisée en trois périodes. Les mois de janvier et de février correspondent à une longue et difficile prise de conscience, et le secteur a peu été considéré dans la préparation de la crise. Nous avons néanmoins bénéficié d'une information en amont grâce à nos adhérents présents en Chine et en Italie, notamment le groupe Orpéa. Dès la fin du mois de janvier et le début du mois de février, nous avons ainsi reçu des renseignements assez incroyables, qui nous ont conduits à nous préparer davantage en amont et à manifester par courrier notre inquiétude à Mme Buzyn au début du mois de février, demandant une réunion des acteurs et la mise à disposition de protocoles. En l'absence de réponse, j'ai rappelé le cabinet aux alentours du 15 février, mais la ministre quittait alors ses fonctions. À la date du 20 février, nous ne disposions que d'un guide d'une centaine de pages organisant l'intégralité de la prise en charge sanitaire : le mot « Ehpad » n'y apparaît que trois ou quatre fois et aucun protocole ne nous est dédié. Dès le 22 février, la Lombardie est confinée et nous réalisons que le virus arrive puisque, déjà, des alertes sont palpables, notamment dans l'Oise. Le 24 février, sans avoir reçu le moindre protocole, nous envoyons alors à nos adhérents des premières informations, leur demandant de mettre en place des gestes barrières, d'installer des affichages et du gel hydroalcoolique, de porter des masques, de prendre la température en cas de doute et, éventuellement, de noter les entrées et les sorties de l'établissement. À leur demande, Olivier Véran réunit les fédérations le 3 mars.

Il y a un avant et un après 3 mars, date à laquelle le ministère des solidarités et de la santé et sa direction générale de la cohésion sociale (DGCS), prennent vraiment la mesure de la violence croissante de l'attaque dans les établissements. Suivent alors quinze jours d'enfer. À partir du 5 mars, nos adhérents, notamment dans les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté, nous alertent sur des situations extrêmement compliquées : de nombreux résidents sont attaqués violemment par le virus et présentent des symptômes inconnus, divers et que nous ne maîtrisons pas. À cette même période, les ennuis commencent : nous n'avons cessé d'avoir des difficultés d'approvisionnement en équipements de protection, ainsi que des problématiques de transfert, de confinement en chambre et de test. Ce fut un véritable parcours du combattant ! Main dans la main avec l'État et les fédérations, nous avons réalisé l'intégralité des protocoles avec, hélas, deux à trois semaines de retard. Ce sera notre drame... In fine, à la fin du mois d'avril, quand la situation s'apaise, sur 7 000 Ehpad, 60 % ont passé la crise plutôt facilement, 30 à 35 % ont été touchés et 3 à 5 % durement affectés. Certains établissements ont eu la moitié de leurs résidents et de leur personnel infectée par le virus et ont compté jusqu'à 40 décès. Début mai, la crise faiblit enfin grâce à une politique de tests soutenue menée à partir du 10 avril.

Nous sommes enfin entrés, depuis mi-mai, dans une troisième période, celle du déconfinement puis, progressivement, d'une surveillance accrue accompagnée parfois d'un confinement ciblé. La maladie n'offre plus les mêmes symptômes et ne conduit pas aux mêmes drames qu'au mois d'avril ; nous sommes donc dans l'expectative.

Mme Virginie Lasserre, directrice générale de la cohésion sociale au ministère des solidarités et de la santé. - La direction générale de la cohésion sociale pilote à un niveau interministériel des politiques qui prennent en charge les populations les plus vulnérables, personnes âgées, personnes handicapées, les plus précaires, les enfants relevant de la protection de l'enfance, les majeurs protégés, les femmes victimes de violences. Elle gère les politiques d'accueil des jeunes enfants.

Je veux souligner le dévouement et l'implication des professionnels du médico-social tout au long de la crise et m'associer à la peine des familles qui souvent n'ont pas pu vivre normalement leur deuil.

Nous avons vécu une épidémie due à un virus que nous avons appris à connaître. Il est donc difficile de juger ex post ce qui aurait dû être fait en en faisant abstraction.

Cadrer la responsabilité de l'État est complexe, car il a dû prendre soin du plus grand nombre tout en considérant la dimension individuelle.

La crise a montré que les collectivités locales ont fourni des solutions. Il faut sans doute s'en inspirer dans la durée.

Pour ce qui concerne le rôle de la DGSC dans la gestion de la crise, j'avais demandé aux équipes d'être réactives, pragmatiques et proches du terrain. J'ai souhaité actionner une cellule de crise spécifique dès le 27 février, afin d'élaborer des consignes à l'intention des acteurs du champ social et médico-social et d'être en lien constant avec l'ensemble des professionnels intervenant sur nos secteurs. À cette fin, j'ai organisé régulièrement des audioconférences avec les acteurs de terrain.

La crise a été d'une ampleur inédite : sur les plus de 30 000 morts en France, la moitié a touché des résidents en Ehpad. Elle a été très disparate selon les territoires : 92 % des établissements d'Île-de-France contre 37 % en Nouvelle-Aquitaine ont été affectés.

Protéger les résidents par un confinement strict a-t-il été une erreur ? Au vu des connaissances et des moyens disponibles le 11 mars, l'État a demandé aux Ehpad de suspendre les visites des familles pour ne pas y faire entrer le virus. Dans le protocole du 20 avril, selon les recommandations du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), il a autorisé certaines visites.

Un tel confinement a été décidé par tous les États membres de l'Union européenne, à l'exception de la Grèce, pendant la première phase de l'épidémie. Il s'est poursuivi en mai dans 7 pays et a été prolongé en Suède jusqu'au 31 août.

L'appui sanitaire renforcé aux établissements sociaux et médico-sociaux doit être pérennisé et la réflexion sur le développement des partenariats entre l'État et les collectivités doit être approfondie.

M. Pascal Meyvaert, vice-président de la fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad. - Outre ma fonction de vice-président de la Ffamco, je suis président de l'association des médecins coordonnateurs en Ehpad d'Alsace, qui a été particulièrement touchée par ce tsunami. En tant que médecin coordonnateur, j'ai vécu des périodes extrêmement difficiles, et je suis aussi médecin généraliste.

Un véritable tsunami nous a donc submergés à partir de fin février, début mars. Nous avons le sentiment que les autorités avaient un train de retard à chaque fois. Nos expériences ont été parfois malheureuses, parfois heureuses, avec des solutions trouvées dans l'urgence reprises à l'échelon national ou dans d'autres régions.

Nous nous préparions depuis longtemps à ce genre de scénario, mais sans imaginer une telle gravité et une telle vitesse. Pour ce qui nous concerne, l'épidémie est partie de la région de Mulhouse et a déferlé en remontant vers le Bas-Rhin. Les questions ont été multiples. Comment travailler ? Comment et avec quels équipements l'affronter ? Certains avaient encore des masques à la suite de la pandémie H1N1, contrairement à d'autres. De nombreux médecins et professionnels de santé se sont exposés sans protection correcte et l'ont parfois payé de leur vie. Pour ce qui concerne les symptômes, alors que l'on parlait de fièvre, de toux et de dyspnée, nous observions chez des personnes âgées une faiblesse, des problèmes digestifs, des chutes, des pertes d'autonomie, de goût, d'odorat. Tous ces signes nous ont amenés à fermer très vite les Ehpad en Alsace, avant les directives officielles. Si le virus pénétrait dans les établissements, la cause était perdue.

Un effet domino a été observé, en raison de la problématique du « tout-15 ». Une grande partie des médecins généralistes ont été mis au chômage technique et leurs bras ont manqué. De plus, le centre 15 étant submergé, le temps d'attente pouvait aller jusqu'à 3 heures.

Le premier message, inquiétant, des autorités a été de nous préparer à l'accompagnement de fin de vie, alors que notre volonté était de sauver les personnes âgées. Au mois de mars, j'ai recherché des soutiens auprès de l'hospitalisation à domicile, des soins palliatifs, des équipes mobiles gériatriques, des conseils départementaux, de l'ARS. C'est finalement par le biais de l'union régionale des médecins libéraux que nous avons pu commencer à travailler avec l'ARS mi-mars et à faire valoir des protocoles. Un guide édité par la Ffamco a été mis à disposition dès la troisième semaine de ce mois pour le Grand Est et un peu plus tard au niveau national.

Nous avons eu les tests 3 semaines après le début de la pandémie et de façon parcimonieuse.

Nous nous sommes rendu compte que l'isolement des personnes âgées entraînait des troubles du comportement, le « syndrome de glissement », une perte d'autonomie, voire le décès.

L'annonce de la réouverture des Ehpad faite à la télévision le dimanche soir, la mesure entrant en vigueur le lendemain matin, a été mal vécue par mes confrères et les chefs d'établissement.

Le personnel a été exemplaire. Il est aujourd'hui épuisé. Tous ceux qui ont été confrontés à cette situation ont peur de la suite.

M. Jean-Pierre Riso, président de la fédération nationale des associations de directeurs d'établissements et services pour personnes âgées. - Nous avons commencé la guerre démunis : les carences en masques, en équipements, en tests ont été l'une des causes des difficultés du début de la crise. Nombre de nos adhérents n'ont pas pu lutter efficacement.

Certes, la mise en oeuvre du confinement était indispensable pour protéger nos aînés. Mais nul ne l'a fait de bon coeur dans les établissements et les services.

Le cafouillage entre la communication politique et la réalité des protocoles a été source de difficultés et de doutes. Élaborer 35 protocoles si rapidement était essentiel.

Pendant la crise, des forces ont été révélées. Les organisations au sein des Ehpad, des résidences autonomie, des services à domicile ont su s'adapter, être mobiles. Des animations individualisées ont été organisées, le numérique a été utilisé, permettant à chacun de garder contact avec sa famille.

Des collaborations entre le sanitaire et le médico-social et entre les établissements et les services d'aide à domicile ont été mises en oeuvre sur de nombreux territoires.

La vision du grand âge et de son accompagnement dans notre société s'est améliorée. Des mouvements de solidarité ont été observés.

Aucun directeur d'Ehpad, de services à domicile ou de résidence autonomie n'est persuadé que la crise est derrière nous. Aujourd'hui, quelques établissements sont obligés de reconfiner, même partiellement, d'encadrer les visites, des cas de covid réapparaissant.

Nos établissements manquaient avant le covid et manquent encore de professionnels. Nous devons sortir de la crise avec un dispositif rénové, plus de professionnels, mieux rémunérés et formés différemment.

Il faut simplifier un certain nombre de fonctionnements, mettre en oeuvre des politiques d'autonomie plus fortes. Et il n'est pas possible d'imaginer qu'un salarié d'un Ehpad puisse toucher une prime, évidemment légitime, contrairement à celui d'une résidence autonomie sans forfait soins. Une telle gouvernance ne peut pas demeurer.

Cette crise a été révélatrice de lacunes, qui doivent trouver une solution dans une grande loi.

M. Pascal Champvert, président de l'association des directeurs au service des personnes âgées. - Je ne serai pas le procureur de l'État ni du ministre Olivier Véran, ni de son cabinet, encore moins de la directrice Virginie Lasserrre. Certes, il y a eu des cafouillages, des messages contradictoires entre le ministère et les ARS, et d'une ARS à l'autre, des changements de position, mais c'est le propre d'une période de crise. Tout le monde a été saisi d'effroi. Je tiens à remercier la directrice générale de la cohésion sociale de toutes les réunions qu'elle a organisées et de son écoute.

De quoi le coronavirus a-t-il été le révélateur ? Il a rendu plus visibles les richesses et les dysfonctionnements du secteur de l'aide aux personnes âgées. Rendons hommage aux salariés pour leur engagement, mais cette richesse s'épuise. Il faudra aussi s'appuyer beaucoup plus sur les résidents dans l'avenir et sur les familles.

Pour ce qui concerne les dysfonctionnements, on ne sait pas combien de personnes sont décédées à domicile. Et je parie que l'on fera le même constat qu'en 2003 après la canicule : la moitié des décès étaient alors survenus à domicile. Celui-ci est paré de toutes les vertus, mais il est encore plus déconsidéré que les établissements : sous-financement encore plus important, personnes âgées isolées, personnels cantonnés à une action purement physique, encore plus sous-payés et sous-qualifiés. L'État refuse d'agréer les augmentations de salaire à travers les conventions collectives et les départements ne souhaitent pas trop de personnel qualifié, entraînant une hausse des dépenses. L'AD-PA ne se résigne pas aux décès à domicile : tous les ans, 10 000 morts dues à la grippe, 3 000 dues à la canicule et cette année 20 000 morts liées au coronavirus.

Le problème de fond, c'est l'âgisme. On ne s'occupe que du physique, et non des libertés, de la citoyenneté des personnes âgées. On n'évoque leur autonomie qu'en parlant de perte. On les cantonne à un statut d'assisté en invoquant leur dépendance.

Le système des établissements est à bout, car la logique est hypersécuritaire. Dans l'avenir, il faudra donner beaucoup plus la parole aux personnes âgées.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Nous ne sommes pas un tribunal : nous sommes là pour comprendre pourquoi il y a eu autant de décès dans les Ehpad, pour essayer de tirer des leçons. Nous n'acceptons pas pour autant la position selon laquelle c'était inévitable.

Madame Arnaiz-Maumé, vous nous avez dit avoir écrit à Agnès Buzin début février sans obtenir de réponse. Qu'avez-vous fait alors ?

Au cours de son audition, le docteur Dolveck, directeur du SAMU de Seine-et-Marne, nous a indiqué qu'en avril, lors d'une intervention dans un Ehpad, il réalise que des personnes âgées meurent de déshydratation. Il met donc en place un protocole de visites systématiques des résidents des établissements de son ressort, lesquelles montrent des personnes déshydratées, qui ne prennent plus leur traitement, qui sont en défaut de soins. Comment expliquer cela ? Le personnel, tétanisé par la peur, par le manque de moyens de protection, se serait-il mis en retrait ? Et une telle situation a été constatée sur d'autres territoires.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - La déshydratation de certains résidents au mois d'avril ne nous a pas été signalée.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Et le défaut de soins, de prise en charge ?

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Pas davantage.

M. Jean-Claude Brdenk, vice-président du syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées, directeur général délégué d'Orpéa. - Orpéa comprend un peu plus de 1 000 établissements répartis dans plus de 20 pays et 3 continents, soit environ 104 000 lits et 65 500 salariés. Nous avons en France 18 500 lits en Ehpad.

Quand la décision de confiner dans les établissements a été prise, des personnes ont été confrontées à l'isolement. Pour ce qui nous concerne, nous n'avons pas relevé de cas de déshydratation, ayant très peu de structures en Seine-et-Marne. Je vous ferai un point précis sur cette question. Mais ce cas de figure peut arriver, en raison d'un manque de personnel dans des établissements particulièrement exposés.

M. Pascal Meyvaert. - À notre niveau, nous avons eu connaissance de problèmes de dénutrition, de perte de poids, non de déshydratation. Cette situation concernait des établissements déjà sous-dotés en personnel. En raison de l'absentéisme ou du défaut de renfort, le personnel était moins nombreux pour servir les repas en chambre.

M. Pascal Champvert. - Oui, il y a des défauts de soins dans les établissements comme à domicile. Les retards de la France sont connus. En 2006, le Premier ministre, Dominique de Villepin, avait annoncé qu'il faudrait 8 professionnels pour 10 personnes âgées dans les établissements en 2012. Huit ans plus tard, nous sommes à 6 pour 10. Notre seul espoir c'est que la future loi Autonomie soit l'occasion de donner enfin les moyens aux établissements comme aux services à domicile d'accompagner correctement les personnes âgées.

Parallèlement, dans l'urgence, il faut renforcer les équipes avec des psychologues, des emplois aidés, des créations d'emplois. Malgré l'aide psychologique, les vacances, je suis étonné par le nombre de professionnels qui ne vont pas bien. L'épuisement est tel que des personnels se retireront en cas de nouvelle vague.

M. Jean-Pierre Riso. - Aujourd'hui, un certain nombre d'établissements sont frappés par le virus, alors qu'ils n'avaient pas été concernés. Il faut trouver des solutions, même temporaires, très rapidement.

M. René-Paul Savary, président. - Madame Arnaiz-Maumé, avez-vous les mêmes remontées concernant les défauts de soins ?

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Aux mois de mars et d'avril, il fallait faire en sorte que le confinement soit le moins délétère possible. Beaucoup de résidents ont vu leurs soins repoussés : pendant 2 mois, aucun professionnel extérieur n'est venu en établissement et quasiment aucun résident, hormis les cas de covid, n'a pu être transféré en hôpital ou clinique. La prise en charge a été dégradée. Néanmoins, les salariés ont tout donné et les taux d'absentéisme étaient moitié moindre. Il est donc difficile d'évoquer des défauts de soins dans un tel contexte.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Madame Lasserre, le 8 juillet, au cours de son audition, M. Lannelongue, ancien directeur de l'ARS Grand Est, a déclaré, concernant les Ehpad, qu'il avait vécu une période aveugle jusqu'au 20 mars et qu'il ne disposait pas de système d'information. Pouvez-vous nous éclairer sur ce dysfonctionnement et nous dire les modifications que vous avez apportées ?

Mme Virginie Lasserre. - La direction générale de la santé et le secrétariat général des ministères sociaux réunissaient fréquemment l'ensemble des directeurs généraux des ARS pour donner des consignes à l'échelle nationale et obtenir la remontée d'un maximum d'informations. La DGCS a élaboré un tableau de bord entre avril et juin permettant de suivre notamment le nombre d'astreintes mises en place et d'être informés des indicateurs épidémiques. La plateforme De vous à nous, gérée par Santé publique France, mise en place le 28 mars, permet de suivre très précisément les décès et cas de covid dans les Ehpad. La plateforme SI-DEP, pilotée également par Santé publique France, permet un suivi très fin du nombre de tests réalisés dans les établissements.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Nous souhaitons des précisions sur la chronologie. Un article dans Challenge mentionnait qu'Orpéa avait mis en place une cellule de crise, à la suite de l'expérience de ses établissements en Chine, notamment. Qui en faisait partie ? Quelle était la place des ARS, des départements ? Comment se faisait la remontée de la situation dans un établissement au niveau central et quelles réponses ont été apportées ? Dans les réponses écrites, il faudra nous préciser les dates des réunions qui ont eu lieu.

Monsieur Champvert, il est indéniable que les conséquences psychosociales seront majeures. Au départ, des personnels n'étaient pas protégés. Vous nous expliquerez comment vous, vous avez obtenu des matériels de protection. Comment avez-vous géré tous les décès ? Selon vous, un établissement disposant de tests et d'équipements de protection aurait-il pu faire un confinement moins draconien ?

M. Jean-Claude Brdenk. - La moyenne des décès au premier trimestre 2019 dans nos Ehpad était de 528 sur environ 18 500 lits ; elle était de 535 sur la même période cette année.

Pour ce qui concerne la chronologie des faits, nous avons une présence en Chine, à Nankin, sur la côte est, et à Changsha, ville située à 350 kilomètres au sud de Wuhan. Le 21 janvier, nos équipes basées à Shanghai informent la direction médicale du groupe d'une agitation des fournisseurs, de visites par les autorités de tutelle interrogeant sur les limites de la prise en charge sanitaire d'un résident potentiellement infecté. Il est question d'une infection dérivée du SRAS. À cette date, la directrice me transmet l'information. Je demande si un remède existe, quels sont les symptômes, les protocoles, si nous avons des signes sur les sites chinois. La cellule de crise est activée en Chine et je sollicite une réflexion en France au sein d'un comité composé de 4 ou 5 médecins, d'un cardiologue et du directeur médical pour nous préparer. Le problème étant médical, nos équipes, en France comme à l'étranger, devaient être sous les ordres du secteur médical. Il fallait aussi une recherche internationale sur les symptômes.

Quand on sait qu'une crise peut arriver, il existe une procédure classique. J'ai évoqué trois cas de figure. Premièrement, l'épidémie n'est pas encore présente sur un territoire, mais peut arriver. Deuxièmement, un de nos établissements sanitaires ou médico-sociaux se trouve à moins de 30 kilomètres d'un cluster. Troisièmement, un établissement est affecté.

À partir du 3 mars, les cellules de crise internationale et française ont été activées.

Madame le rapporteur, nous n'avions alors aucun cas d'infection. Je rappelle que l'OMS a déclaré la pandémie internationale le 11 mars. À ce moment, je me suis demandé si nous n'avions pas trop fait.

Les procédures prévues ont été communiquées au Synerpa qui a réuni une commission médicale avec les principaux dirigeants de groupe pour échanger sur les bons protocoles.

Avant le 3 mars, nous avons fait le point sur les stocks de masques, de gants, de surblouses qui doivent être disponibles selon la procédure de prévention des infections respiratoires hautes. Or la tâche fut compliquée, car les stocks sont gérés par les directeurs d'établissement. Avant cette date, la commande de ces équipements était livrée 48 ou 72 heures plus tard. Je me suis demandé comment faire en cas de difficulté. Ne faut-il pas reprendre la main ?

Préventivement, nous avons d'abord acheté des masques FFP2, pour offrir aux salariés des zones qui seraient à risque une protection maximale. Puis dès début mars, nous avons commandé plusieurs centaines de milliers de masques chirurgicaux.

C'est le 10 mars que nous avons connaissance, en Lombardie, d'un épisode de diarrhée, qui n'était pas un symptôme du covid, concernant 8 résidents. Le 13 mars, 5 personnes décèdent. Le 12 mars, un seul cas est identifié covid positif sur 18 500 résidents. Le 25 mars, nous enregistrons 26 décès ; nous passons de 160 à 220 cas potentiellement à risque en une nuit, entre le 24 et le 25.

Au cours de ces jours de latence, nous avons pu obtenir le matériel, former le personnel grâce à des hygiénistes, préparer l'ensemble des protocoles.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il serait intéressant que nous ayons un tableau récapitulatif des différents établissements pour connaître le nombre de décès par rapport à celui des résidents. Avez-vous eu de meilleurs résultats en raison des protections que vous aviez ?

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - La différence entre Orpéa et d'autres adhérents est la présence dans les régions Grand Est et Bourgogne-Franche-Comté. À Strasbourg et à Mulhouse, les premiers cas extrêmement graves furent signalés par les adhérents autour du 6 mars. Les protocoles n'existaient pas. Il a fallu les élaborer, et l'Île-de-France, où la situation se dégrade vers la troisième semaine de mars, en bénéficiera.

M. Jean-Claude Brdenk. - Nous nous sommes trompés ; nous pensions que le problème viendrait de l'Italie et concernerait le sud-est de la France. Or nous n'avons pas eu de cas sur cette partie du territoire, hormis à la fin de l'épidémie, et encore asymptomatiques.

M. Pascal Champvert. - Jean-Claude Brdenk a indiqué s'être placé sous l'autorité médicale. Le Président de la République a, lui, nommé un conseil scientifique sans dire que le président de cette instance gouvernait la France. Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez poursuivi vos travaux, la démocratie a continué.

Depuis les années 1990, l'AD-PA écoute les personnes âgées à travers la démarche Citoyennage. Au début des réunions de crise, nous avons demandé la saisine du CCNE. Je remercie le ministre et Virginie Lasserre de l'avoir accepté. Le Comité reconnaît l'utilité du confinement pour se protéger, mais il souhaite des protections individualisées, proportionnées et temporalisées, ce qui ne fut pas le cas dans les premiers temps. Le protocole du 11 août parle beaucoup plus d'équilibre entre sécurité et liberté, entre sécurité physique et sécurité psychique. Ce point doit être au coeur de la future grande loi Autonomie. C'est fondamental. Ne dévalorisons pas l'aspiration à la liberté des personnes âgées, qui restent des hommes et des femmes au sein de la République.

M. Jean-Pierre Riso. - Pour ce qui nous concerne, les premiers décès ont été enregistrés le 4 mars, pas dans l'est de la France, mais dans le sud. Les personnels ont été traumatisés. Il faut d'ores et déjà mettre en oeuvre des moyens permettant de les apaiser et de faire face à une éventuelle nouvelle vague. Les familles ont vécu des drames, ne pouvant voir le corps de leur parent. Il faut tirer les enseignements de ces événements.

Avec des équipements suffisants, on n'aurait probablement pas reconfiné.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il s'agit de redonner aux personnes âgées vulnérables toute leur place dans la décision. Il faudra veiller, lors de l'examen du projet de loi sur le grand âge, à tirer les conséquences de cette crise.

Cela étant, avez-vous connaissance de refus d'admission à l'hôpital de patients en fonction de leur âge ?

M. Pascal Champvert. - Je pense qu'une telle situation s'est produite, mais les responsables de l'AD-PA nous ont fait part de peu de cas. C'est probablement parce que la profession est habituée aux difficultés d'hospitalisation. L'âgisme est très présent.

Des médecins urgentistes, dont M. Juvin, ont rappelé les règles déontologiques, y compris dans les médias : l'âge ne doit pas être discriminatoire. Mais j'ai entendu l'un d'eux, au moment où avaient lieu des débats sur la Lombardie, sous-entendre que son choix était fait entre une personne de 40 ans et une de 80 ans. Il y a un réel problème.

M. Jean-Pierre Riso. - Nous n'avons pas eu de remontées significatives. La réalité est que de nombreux services d'urgence et d'hôpitaux ont été saturés.

M. Pascal Meyvaert. - En Alsace, le 13 mars, le service d'accueil des urgences, arrivant à saturation, nous a signalé qu'il devrait faire des choix en fonction du niveau de dépendance.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Nous avons des remontées d'adhérents dans le Grand Est et en Bourgogne-Franche-Comté en début de crise de refus de venir en Ehpad pour assurer un transfert de résident. À partir du 20 mars, l'État s'étant rendu compte du problème, les filières gériatriques sont mises en place dans toutes les ARS en un temps record permettant d'éviter le 15.

M. Roger Karoutchi. - Nous sommes là non pour juger, mais pour voir ce qui a dysfonctionné, éventuellement établir les responsabilités publiques.

Il n'est pas rassurant d'entendre dire que l'on n'est pas près en cas de deuxième vague. Dans ma région, 92 % des Ehpad ont été touchés par le covid. Nous sommes donc inquiets. Quelles mesures phares ont été tirées de l'expérience, permettant une meilleure protection des Ehpad ?

Mme Laurence Cohen. - Le covid a exacerbé les manques concernant les personnes âgées. Selon moi, les Ehpad doivent opérer une révolution dans la façon d'accueillir les résidents. Nous devons avoir une vision globale de la manière dont la société prend en compte les personnes âgées.

Étant donné la méconnaissance du virus au départ, on ne peut pas reprocher certaines approximations. Mais le manque d'anticipation des pouvoirs publics laisse perplexe. Aujourd'hui, il faut tirer les enseignements pour ne pas reproduire ce qui n'a pas marché ou s'est révélé nocif.

L'isolement dans les Ehpad a résulté du manque d'équipements. Seul l'aspect sanitaire a été pris en compte. Les conséquences psychologiques gravissimes n'ont pas été envisagées. Or des personnes se sont laissées glisser et sont décédées. Et j'entends de nouveau parler d'isolement. Mais les personnes âgées ont besoin d'un lien social. Quel est votre sentiment ?

Ce matin, à propos des soins à domicile, a été évoqué un arrêt de l'approvisionnement en masques fin septembre. Madame Lasserre, qu'en est-il pour les Ehpad ?

On parle beaucoup de protocoles, de plateformes, à raison, mais c'est très chronophage au détriment de l'humain. Le manque de personnel est déjà criant. Ne faudrait-il pas que tout le monde travaille sur un seul dispositif ?

Avez-vous, mesdames, messieurs, une évaluation du nombre de personnels contaminés et de décès dans les établissements ?

Mme Virginie Lasserre. - Des acquis indéniables permettent de dire que nous sommes beaucoup mieux préparés à une reprise de l'épidémie.

Nous avons mis en place des dispositifs de soutien en ressources humaines à l'ensemble du secteur. La plateforme nationale dédiée a enregistré 3 000 volontaires. La priorité est que les ARS puissent apporter des renforts au secteur médico-social.

Des dispositifs instaurés pendant la crise sont pérennisés, comme les astreintes gériatriques, des équipes mobiles de soins palliatifs, le renfort des centres d'appui pour la prévention des infections liées aux soins, l'intervention accrue des équipes d'hygiène hospitalière. Des mesures financières permettant l'intervention de médecins et d'infirmiers libéraux au sein des Ehpad sont prolongées jusqu'au 30 septembre. L'hospitalisation à domicile l'est jusqu'au 30 octobre.

En stocks stratégiques, nous disposons de 1,52 milliard de masques et d'équipements de protection individuelle (EPI). Nous sommes donc mieux armés.

Les conclusions du CCNE ont été prises en compte par l'État. Dans le protocole du 20 avril, les mesures de confinement ont commencé à être assouplies et dans celui du 15 août, nous avons redit que des mesures de confinement ne pouvaient être prises que dans des situations exceptionnelles, sur avis de l'équipe médicale, en lien avec les ARS.

Oui, l'approvisionnement en masques du secteur médico-social s'arrête le 30 septembre. Les établissements doivent avoir un stock de 3 semaines pour faire face à une éventuelle dégradation. Nous avons mis en place un suivi précis de l'état des stocks pour pouvoir réagir très rapidement en cas de difficulté d'un établissement.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - La crise a prouvé l'hospitalo-centrisme public aigu en France. En janvier, tout est organisé du côté sanitaire : un guide de cent pages organise le doublement, voire le triplement des places de réanimation. Le secteur médico-social n'a été pris en compte qu'après. On retrouve cet hospitalo-centrisme aigu quatre mois plus tard, à l'occasion du Ségur de la santé.

Pour ce qui concerne les tests qui ont fait tant défaut, lors de la première phase de la crise en mars, pour tester, il faut demander des écouvillons à l'un des 138 centres covid ; on nous en envoie 3 que nous devons retransmettre à ce centre, lequel nous communique les résultats 10 jours plus tard. Début mars, nous ne pouvons donc réaliser que trois tests par Ehpad. À cela s'ajoute un problème d'anticipation grave à propos des EPI. En mars, c'est-à-dire en fin d'épidémie de grippe, nous avions trois semaines de stock. Aujourd'hui, nos Ehpad ont évidemment plus de trois semaines de stocks. Ce qui a déclenché une grave difficulté, c'est la réquisition des masques par l'État début mars. Les fournisseurs ne peuvent plus nous en vendre. C'est trois jours après le courrier des fédérations alertant sur le risque de 100 000 morts si le ministre ne fait rien que M. Véran annonce la distribution de masques dans les groupements hospitaliers de territoire à partir du 20 mars. La réquisition s'arrête alors et nous pouvons réenclencher les commandes. Dans cette période intermédiaire de trois semaines, sans tests et avec très peu de masques - nous contraignant à équiper différemment les salariés selon qu'ils sont ou non en contact avec les résidents -, nous avons connu de grosses difficultés.

M. Pascal Meyvaert. - Le personnel doit être plus nombreux et formé pour faire face à une deuxième vague.

Nous avons eu des soucis importants concernant l'oxygène, les médicaments. De réels stocks de matériels doivent être faits dans les établissements.

Nous avons maintenant des tests, mais ils doivent être ciblés et les résultats doivent nous être communiqués comme promis dans les 24 heures, et non 3 ou 4 jours après. La priorité doit être donnée aux résidents et aux salariés des Ehpad.

Du fait de l'envolée des prix, nous sommes face à un problème financier.

Quant à l'isolement, dans les régions comme la mienne où le virus a frappé fort et vite, c'était une mesure d'urgence. L'erreur a été de le généraliser. Une réévaluation doit être effectuée régulièrement et le confinement levé le cas échéant.

M. Jean-Pierre Riso. - La crise a permis de fluidifier les liens entre le sanitaire et le médico-social. Ces relations, qui ne sont pas naturelles, doivent perdurer.

Oui, il faut user avec modération et prudence de l'isolement. Les directeurs sauront agir en ce sens.

Il ne faut pas sortir de la crise avec autant de complexité et de multiplication des acteurs du secteur. La question de savoir qui finance et pilote les Ehpad est majeure. Les départements ont été parfois très présents, parfois très absents et cette inégalité d'investissement a été préjudiciable. Si on veut simplifier le dispositif, il faut aussi simplifier la gouvernance du secteur et prendre des mesures fortes dans la loi. Il faut une équité de traitement et une logique territoriale. La puissance publique, l'État et, ou, la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) doivent traiter cette question.

M. Pascal Champvert. - Monsieur Karoutchi, il faut d'abord du retour d'expérience, ensuite du personnel, qui doit être formé et valorisé.

Le Président de la République a dit pendant la crise « quoi qu'il en coûte ». Mais sa parole n'est pas tenue. Durant cette période, les admissions n'étaient plus possibles, d'où des manques de rentrées d'argent. Aujourd'hui, on nous annonce un remboursement des pertes à hauteur de 60 euros par jour. Or dans vos départements, monsieur Karoutchi, madame Cohen, un certain nombre d'établissements sont tarifés à plus de 60 euros. Ils vont donc connaître une perte allant de 15 à 20 %. Et la seule variable d'ajustement pour les directeurs est le nombre de professionnels...

Oui, l'isolement dû au manque de masques a été excessif. Et les conséquences psychologiques n'ont pas été prises en compte. Mais toute arme a des dommages collatéraux qui peuvent être très graves.

Mme Laurence Cohen. - Je voulais aussi connaître le nombre de personnels contaminés et de décès.

M. René-Paul Savary, président. - Mesdames, messieurs, afin que nous ayons des informations précises sur chacune de vos structures, je vous propose de nous donner une réponse écrite.

Mme Angèle Préville. - Certains patients, dont des membres du personnel, ont des séquelles. J'aimerais avoir des précisions.

Alors que mon département, le Lot, a été très peu touché, la moitié des résidents des 4 établissements situés dans ma commune et à 2 et à 8 kilomètres de celle-ci ont été testés positifs et ont développé la maladie. L'isolement les a rendus captifs et a été dramatique.

À Wuhan, le confinement a été décrété le 23 janvier. Il est relayé par les médias. Tout le monde savait. On aurait donc pu anticiper.

L'avis des familles et le voeu des résidents doivent être pris en compte.

Mme Michelle Meunier. - Le confinement en Ehpad a reposé la question de la fin de vie dans notre société. La commission des affaires sociales travaille en vue du projet de loi Grand âge autonomie. Déjà au mois d'avril, messieurs Riso et Meyvaert, vous déploriez l'arrêt de l'intervention des orthoptistes, ergothérapeutes, orthophonistes, kinésithérapeutes, coiffeurs, entre autres, dans les établissements, arrêt qui a été préjudiciable, certains résidents allant jusqu'à se laisser mourir. Vous aviez alerté les pouvoirs publics. Quelle réponse avez-vous obtenue à ce jour ?

M. Arnaud Bazin. - Selon la déléguée générale du Synerpa seraient observés des symptômes différents de ceux qui l'ont été au cours de la première phase de l'épidémie. J'aimerais avoir quelques précisions sur ce point.

Quant aux EPI, le Gouvernement a décidé voilà des années de décentraliser et de ne plus tenir de stocks. Comment les représentants des Ehpad apprécient-ils le niveau de conscience de leur gouvernance de la nécessité de tels stocks et de leur durée ?

Après avoir interrogé la déléguée de l'ARS, j'ai été très surpris qu'elle me réponde que les personnes résidant en Ehpad ne relevaient pas d'une hospitalisation, car leur accueil en établissement laissait supposer qu'elles étaient « dépendantes » et qu'une ventilation assistée ne leur apporterait aucun bénéfice. Des cas semblables existent-ils hors de mon département ?

Pour ce qui concerne l'isolement, les médecins considèrent-ils que l'interdiction des visites des familles constitue un plus, alors que les personnels continuent à entrer et sortir librement de l'établissement ?

Mme Muriel Jourda. - N'existait-il pas déjà dans les établissements des protocoles en cas d'épidémie ? À défaut, ces structures ne pouvaient-elles pas en prendre l'initiative avec les médecins coordonnateurs ? Aujourd'hui, y en a-t-il dans chaque établissement ?

À qui l'alerte évoquée par Mme Meunier à propos du syndrome de glissement a-t-elle été donnée ? A-t-elle été prise en compte ?

M. Pascal Champvert. - Oui, il faudra évaluer les conséquences sur les personnels qui nous inquiètent.

Bien sûr, les personnels paramédicaux doivent continuer à intervenir. Et il faut aussi des psychologues, qui sont quasiment absents des services à domicile et très peu nombreux dans les établissements. C'est une honte ! Souvent, les personnes qui entrent en établissement, en majorité des femmes, ont vécu un veuvage, certaines ont perdu leurs enfants ; elles doivent s'adapter à ces situations et sont laissées sans aide.

Avoir des stocks, monsieur Bazin, pose le problème du financement. Du fait de l'arrêt de l'approvisionnement en masques à la fin du mois, les établissements vont payer les achats, mais au détriment de quoi, à moins que des moyens supplémentaires soient octroyés ?

Quant aux propos de la directrice de l'ARS de votre département, ils sont effarants !

Le ministre conseille de suggérer aux familles d'effectuer le test. Oui, c'est utile pour une famille qui vient assez régulièrement de se faire tester une fois par semaine.

Madame Jourda, l'alerte a été insuffisamment prise ne compte. Les directeurs d'établissement ont en quelque sorte la responsabilité de la vie de personnes âgées et fragiles. Ils ont donc tendance à surprotéger. C'est pourquoi nous défendons le domicile, éventuellement groupé. Lors de la discussion du projet de loi qui vous sera soumis, mesdames, messieurs les sénateurs, vous pourrez, si vous êtes allants, transformer tous les Ehpad en résidences autonomie ; vous pourrez aussi donner un droit d'option à tous les Ehpad qui le souhaitent, afin de renforcer les logiques démocratiques. Je le vois bien, pour diriger des services d'aide à domicile : lorsqu'une vieille personne décède à domicile, nous sommes tristes, naturellement, mais on ne nous accusera jamais d'en être responsable. En établissement au contraire, nous avons toujours cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les jeunes directeurs qui ne le supportent pas confinent et surprotègent leurs résidents. Je ne saurais les en blâmer ; c'est la société qui l'impose.

Ce phénomène a été pris en compte quand le Gouvernement et la direction de la cohésion sociale ont accepté de consulter le CCNE qui se préoccupe certes de la sécurité, mais aussi de l'équilibre entre sécurité et liberté.

M. Jean-Pierre Riso. - La généralisation de l'isolement a été une mesure d'urgence non adaptée à tous les établissements. Il faut en user avec parcimonie.

Madame Meunier, les professionnels libéraux sont les acteurs de la vie dans les établissements. Dans la loi, il faudra réinventer un nouvel établissement. Allons-nous vers une sanitarisation des Ehpad ou conservons-nous des structures qui sont d'abord des lieux de vie dans lesquels on reçoit des soins ?

Pour ce qui concerne les stocks, les enveloppes budgétaires des services de soins infirmiers à domicile sont considérables. Et les conseils départementaux n'ont pas de crédits non renouvelables.

Madame Jourda, des protocoles existaient auparavant. L'enjeu est que ceux qui sont nés de la crise du covid servent demain à s'organiser si d'autres pandémies ou fléaux surviennent.

M. Pascal Meyvaert. - Pour ce qui concerne les séquelles des personnels, particulièrement des soignants dans les Ehpad, pour l'instant, nous ne disposons pas des chiffres. Les professionnels attendent plus que ce qui a été évoqué.

Des enquêtes sur le vécu de l'isolement ont été effectuées auprès des résidents et des familles. Les résidents ont plutôt été satisfaits de la mesure, qui a préservé leur vie. D'ailleurs, à ma connaissance, les plaintes déposées contre les Ehpad concernent plus une absence de mesures sécuritaires qu'une privation de liberté d'aller et venir.

Selon moi, les visites des familles sont plus dangereuses que la présence des professionnels qui sont formés à l'hygiène et savent mettre un masque. Et les mesures barrières sont moins respectées en chambre.

L'avis du CCNE a été salvateur pour nombre d'entre nous. Il nous a alertés sur le risque d'une dérive sécuritaire dans la durée.

En tant que médecin généraliste, j'ai le sentiment que les situations sont beaucoup plus dramatiques à domicile que dans les Ehpad. Souvent, nous sauvons des personnes âgées qui se trouvent dans un isolement insupportable, dans le dénuement, dans l'oubli à domicile. Je fais parfois des pieds et des mains pour les faire entrer en Ehpad. Mais ces établissements connaissent aussi un syndrome de glissement. Voilà 20 ans, il s'agissait de lieux de vie ; dans le cadre de longs séjours, les cas les plus lourds nécessitant des soins plus importants étaient pris en charge. Aujourd'hui, ces résidents se trouvent en Ehpad, mais les moyens financiers et en personnel n'ont pas suivi.

Du fait de leur lourdeur et de la difficulté à mettre en oeuvre les protocoles d'hospitalisation à domicile, surtout au début de l'épidémie, nous avons perdu beaucoup de temps. Les protocoles sont parfois un frein.

M. Jean-Claude Brdenk. - Sur nos 25 000 salariés en France, entre le 1er mars et le 31 juillet, 997 ont été affectés par le covid, dont 625 travaillant en Ehpad. Lorsque les hôpitaux ont été saturés, nous avons transféré les personnes des maisons de retraite vers les SSR. Aucun décès n'est à déplorer. Je profite de mon intervention pour féliciter les salariés qui sont revenus travailler et leur témoigner ma reconnaissance.

Depuis mi-août, de nouveaux cas sont signalés. Des personnes qui entrent dans les établissements ne sont effectivement pas toujours bien protégées. Pour notre part, nous demandons le respect de 15 points incontournables. Aujourd'hui, nous enregistrons 90 cas. La situation est fluctuante dans les établissements. Mais l'épidémie est différente : les personnes sont majoritairement asymptomatiques et le restent.

Oui, les protocoles sont trop nombreux : il faut simplifier.

On ne stocke pas que des masques : les blouses, surblouses, surchaussures, gants, lunettes, charlottes prennent énormément de place. Il faut donner aux personnels qui empruntent les transports en commun de nouveaux masques à la fin de la journée. Le stockage doit être fait au plus près des territoires, au niveau des mairies, qui doivent disposer de bénévoles.

Mme Florence Arnaiz-Maumé. - Nous aurions évité le confinement si nous l'avions pu. Pendant tout le mois de mars, nous croyions que la vague allait balayer la France d'est en ouest. Nous ne regrettons pour autant pas notre choix.

Quant au syndrome de glissement, les chiffres ne sont pas connus.

Mme Virginie Lasserre. - La démocratie sanitaire est importante. La place des personnes âgées résidentes est essentielle dans la gestion de la crise. La consultation du conseil de la vie sociale doit être systématique. Dans le cadre du Ségur, il a été décidé de redonner un rôle plus important aux élus et aux usagers.

Effectivement, les familles maîtrisent beaucoup moins les gestes barrières que les professionnels.

Il ne faut pas confondre les protocoles de la crise covid élaborés au fur et à mesure des connaissances et les plans bleus, par exemple, qui permettent à chaque établissement de s'organiser en fonction d'une crise. Le protocole du 15 août ne doit pas être réactualisé tout de suite, les consignes étant assez larges.

Les plans de continuité d'activité ne sont pas obligatoires dans le secteur des Ehpad. Faudrait-il les imposer ?

Le secteur médico-social, particulièrement les Ehpad, a été difficile à gérer, car il est très atomisé et a une double tutelle. Et le système d'information n'est pas consolidé.

Pour ce qui concerne l'isolement, suspension des visites le 11 mars, préconisation du confinement en chambre le 18 mars, prise de position des médecins coordonnateurs, des gériatres et des fédérations demandant ce confinement le 24 mars. Oui, les effets peuvent être dramatiques.

Trois semaines de stocks ne suffisent pas. Nous allons suivre la situation de très près, afin que l'État puisse réagir si besoin.

M. René-Paul Savary, président. - Pensez-vous qu'on puisse faire des confinements territorialisés ?

Mme Virginie Lasserre. - Le protocole du 15 août est très clair : les directeurs, en fonction de la situation de l'Ehpad et du contexte épidémiologique et en lien avec les ARS, prennent la décision de suspendre les visites de façon temporaire ou non.

M. Pascal Champvert. - Selon les propos de Jean-Claude Brdenk, c'est grâce à la présence d'établissements pour personnes âgées et des SSR en son sein qu'Orpéa a pu orienter des résidents vers ces derniers. Et ces structures ont beaucoup plus de personnels qualifiés pour accompagner des personnes malades. Il faut réfléchir à ce type de solution.

Mme Laurence Cohen. - Alors il faut que le ministère empêche les fermetures des SSR.

M. René-Paul Savary, président. - Mesdames, messieurs, je vous remercie.

La réunion est close à 17 h 10.

Mercredi 2 septembre 2020

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Table ronde sur les aspects éthiques

M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée ce matin aux questions éthiques mises au jour lors de la gestion de la crise sanitaire. Je vous prie d'excuser l'absence de M. le président Milon, retenu dans son département et que je serai amené à remplacer pour les auditions du mois de septembre.

Nous entendons ce matin le docteur Sophie Crozier, neurologue, coordinatrice pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris de la démarche éthique, et le professeur Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale, faculté de médecine, président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'Université Paris-Saclay, directeur de l'Espace éthique de la région Île-de-France.

Les questionnements éthiques, qui conduisent à mettre en balance des impératifs entre lesquels il est difficile d'établir une hiérarchie, sont revenus à plusieurs reprises dans nos travaux à propos de ce que certains ont appelé le tri des malades, mais aussi du confinement des résidents dans les Ehpad ou encore, plus classiquement, à propos des essais cliniques.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Crozier et M. Emmanuel Hirsch prêtent serment.

Mme Sophie Crozier, neurologue, coordinatrice pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris de la démarche éthique. - Je tiens d'abord à vous remercier de me donner l'opportunité d'échanger avec vous sur quelques-unes des nombreuses questions éthiques qui se sont posées durant la crise sanitaire.

Je m'exprimerai principalement aujourd'hui en tant que médecin hospitalier de terrain impliqué dans la démarche éthique au quotidien au sein de l'AP-HP, ainsi qu'en tant que coordinatrice au sein de l'AP-HP. Cette structure met en relation les différentes structures éthiques de l'AP-HP, en permettant un partage d'expérience. Je m'exprimerai également au nom de mes collègues, qui m'ont transmis de nombreux témoignages.

En tant que coordinatrice de la démarche éthique, je vous ferai part de l'enquête qui a été menée. Les résultats sont en cours d'analyse, et je pourrai vous les communiquer par la suite. Il s'agit principalement d'évaluer le rôle des structures éthiques des hôpitaux durant la crise.

Par ailleurs, j'ai participé aux travaux réalisés par l'Espace éthique Île-de-France, que le professeur Emmanuel Hirsch évoquera plus longuement. Surtout, en tant que membre du Comité consultatif national d'éthique, le CCNE, j'ai participé à des groupes de travail ayant rédigé, du 13 mars jusqu'à fin mai 2020, des contributions au sujet des décisions prises en matière de confinement et de déconfinement. Elles sont accessibles sur le site du CCNE.

Il me semble aujourd'hui plus intéressant d'évoquer quatre grandes questions éthiques qui se sont posées aux professionnels de santé. Je tiens à le préciser, nombre des questions éthiques soulevées durant cette période sont des questions « habituelles », si l'on excepte l'une d'elle, sur laquelle je reviendrai. Elles ont pris une ampleur un peu particulière du fait de l'importance de la situation.

Je centrerai mon propos sur les pratiques soignantes. Tout d'abord, nous nous sommes interrogés sur les pratiques soignantes dégradées, dans un contexte de tensions liées à des pénuries : comment respecter les valeurs soignantes, face à un rationnement lié à un manque de moyens chronique ? Ensuite, j'évoquerai la priorisation et le tri, pratiques également habituelles liées à des moyens limités. Par ailleurs, les décisions prises, l'information et la communication constituent un enjeu important, pour les professionnels de santé, du questionnement éthique. Enfin, question moins habituelle, nos missions ont-elles changé durant cette crise, notamment en termes de sacrifice individuel au nom de l'intérêt collectif ? En effet, vous le savez, les soignants ont mis leur vie en danger durant la pandémie.

S'agissant des pratiques soignantes « dégradées », terme utilisé dans la contribution du Comité consultatif national d'éthique du 13 mars dernier, il est important de rappeler que l'épidémie s'est déroulée et se déroule toujours dans des conditions de tension importantes dans les structures hospitalières publiques, liées à des restrictions budgétaires, des fermetures de lits, une insuffisance du nombre de personnels soignants, qui ont donné naissance à ces pratiques dégradées.

La crise a aggravé la situation : d'une part, l'hôpital n'a pas pu faire face à la prise en charge des patients Covid et de tous les autres patients ; d'autre part, certains moyens ont cruellement manqué.

Il est en effet admis aujourd'hui qu'il existait, malgré une mobilisation des pouvoirs publics durant la crise, une réelle pénurie de matériel de protection, de moyens humains, de lits, de respirateurs et de médicaments, ce qui a conduit les soignants à prendre en charge des patients dans des conditions extrêmement difficiles, avec des procédures dites dégradées et affichées comme telles. Nous recevions régulièrement des procédures qui s'adaptaient à la pénurie, qu'il s'agisse des masques ou des médicaments.

Nous avons dû réorganiser complètement nos hôpitaux et déplacer du personnel soignant, lequel ne disposait pas toujours des compétences requises au regard des missions qui lui étaient confiées. Cela a engendré non seulement une grande anxiété chez les soignants, mais aussi une possible perte de chances pour les patients.

J'évoquerai également la pénurie de médicaments, notamment dans certains traitements utilisés en réanimation. Je pense aux sédatifs comme le midazolam, qui est aussi utilisé pour assurer les fins de vie. Une telle situation a abouti à la modification de la procédure des prises en charge, et à l'utilisation de molécules que nous n'avions pas l'habitude d'utiliser, ce qui a abouti à une prise en charge dégradée, puisque nous n'avons pas pu assurer un accompagnement correct des symptômes d'inconfort.

Autre exemple de tensions très fortes entre les principes fondamentaux des soignants et les décisions prises par des commissions et des tutelles parfois éloignées du terrain, la question des visites, en particulier dans des situations de fin de vie. Dans certains cas, les visites n'étaient autorisées qu'après le décès, ce qui a été extrêmement difficile pour les familles et les patients.

Une telle interdiction a-t-elle eu plus d'effets positifs que négatifs ? Comment être sûrs que ces mesures restrictives privilégient vraiment l'intérêt collectif ? Cette question rejoint bien évidemment celle des visites dans les Ehpad. L'isolement n'a-t-il pas eu un effet particulièrement délétère ? Même s'il est difficile à évaluer, la question mérite d'être posée. Le CCNE, qui a d'ailleurs été saisi de ces questions fin mars, a rendu une contribution précisant qu'une réflexion au cas par cas était essentielle, en s'appuyant sur l'intérêt individuel des patients et de leurs proches.

Autre sujet, les transferts de patients dans des régions parfois très éloignées - je me fais l'écho des représentants des usagers - se sont avérés extrêmement compliqués, la participation des patients et des familles étant quasiment absente.

Pour autant, le maximum a été fait avec les moyens disponibles. Nous avons géré la pénurie, en faisant le moins mal possible, en nous appuyant sur une immense conscience professionnelle des soignants, une solidarité et un dévouement incroyables, malgré des risques majeurs particulièrement angoissants, ainsi qu'une capacité de réorganisation au prix de reports ou d'annulations de jours de congé. Je tiens ici à rendre hommage à tous mes collègues qui se sont mobilisés pour faire face à cette crise.

La quasi-totalité des moyens humains et matériels a été redistribuée au secteur Covid, au détriment des autres patients, ce qui pose l'une des questions éthiques les plus importantes, celle de la priorisation.

Je le précise, la priorisation des patients durant la crise a existé. Il serait inexact et malhonnête de la nier. Elle a d'ailleurs toujours existé, les ressources en santé, en particulier les lits de réanimation, n'étant pas illimitées. Ce sujet - le triage - a fait l'objet de nombreuses publications. Il se fonde sur des critères plus ou moins explicites selon les pays, les hôpitaux et les praticiens. En réalité, la véritable question éthique, c'est de savoir sur quels critères ces choix ont été faits. Comment peut-on les justifier ? Il conviendra d'analyser les retours d'expériences et les éventuelles pertes de chances.

Dans le texte émis par le Comité consultatif national d'éthique en mars 2020, cette question a été soulevée de façon très claire. La réponse apportée était la suivante : « Des moyens pérennes supplémentaires sont désormais une absolue nécessité, plus particulièrement pour faire face à la crise sanitaire en cours [...]. Pour les formes graves, il faut envisager l'éventualité que certains moyens techniques et humains deviennent limitants si la crise épidémique s'accroît de façon majeure. Les ressources telles que les lits de réanimation et leur équipement lourd sont déjà des ressources rares qui risquent de s'avérer insuffisantes si le nombre de formes graves est élevé. Ainsi, lorsque des biens de santé ne peuvent être mis à la disposition de tous du fait de leur rareté, l'équité qui réclame une conduite ajustée aux besoins du sujet se trouve concurrencée par la justice au sens social qui exige l'établissement des priorités, parfois dans de mauvaises conditions et avec des critères toujours contestables : la nécessité d'un «tri» des patients pose alors un questionnement éthique majeur de justice distributive, en l'occurrence pouvant se traduire par un traitement différencié des patients infectés par le Covid-19 et ceux porteurs d'autres pathologies. Ces choix devront toujours être expliqués, en respectant les principes de dignité de la personne et d'équité. Il conviendra aussi d'être vigilant à la continuité de la prise en charge des autres patients. »

Au-delà de ces questions de triage, je voudrais revenir sur un point qui me semble important et qui n'a peut-être pas été perçu comme une forme de priorisation. Je pense à la priorisation effectuée dans le cadre de la réorganisation de nos hôpitaux, à savoir l'organisation des plans blancs. Il a en effet été décidé qu'il convenait de réorganiser tous nos moyens en faveur des patients malades du Covid. Ainsi tous nos services se sont-ils réorganisés courant février : fermeture des activités chirurgicales et des consultations. Pour tous les autres patients souffrant de maladies chroniques ou aiguës, l'accès aux soins, qu'il soit assuré par l'hôpital ou la médecine libérale, n'a pas été possible pendant cette période.

Pour ma part, je suis responsable d'une unité de soins intensifs neuro-vasculaires prenant en charge des AVC. Mon service a constaté une réduction de 70 % des admissions pour des accidents vasculaires cérébraux. Le constat a été le même dans le monde entier. Pour ce qui concerne les maladies chroniques, les dépistages de cancer ont été beaucoup moins fréquents, tout comme les diagnostics de cancer, y compris chez l'enfant.

L'accès aux soins pour tous les autres patients, qu'il s'agisse des hospitalisations, des consultations, des diagnostics, du suivi ou de la prise en charge du handicap, a donc été extrêmement difficile. La vie de certaines personnes mérite-t-elle plus d'être vécue ? Ainsi, le décompte quotidien des morts du Covid pouvait interroger sur la priorisation et la valorisation de ces morts par rapport aux autres causes de décès. En d'autres termes, on pouvait se poser la question de savoir si la mort d'un patient Covid était plus importante ou avait plus de valeur que la mort d'un autre patient.

En réalité, la question éthique qui me semble essentielle est celle de savoir comment, lors de l'élaboration des plans blancs, ces questions ont pu être posées. Comment prioriser tel ou tel patient ? Quelle place laisser aux patients et à leurs représentants dans ces choix ?À ma connaissance, la démocratie sanitaire a été très absente durant cette crise, les patients et les représentants des usagers n'ayant pas été, dans la majorité des cas, associés aux choix effectués.

Mon troisième point aura trait aux décisions, à l'information et à la communication. Nous avons ainsi été confrontés à une tension éthique concernant la loyauté des recommandations édictées. S'agissant du port du masque, l'information et la communication ont été tellement contradictoires que cela a engendré un climat de doute. Depuis le début, un certain nombre de citoyens et de soignants estimaient nécessaire, conformément à un principe éthique majeur dans les situations d'incertitude, de prendre des mesures de précaution et de se protéger, y compris avec un morceau de tissu, comme les Italiens. Or nos recommandations ont varié dans le temps en fonction de l'évolution de la pénurie.

Pourquoi ne pas avoir assumé le manque de moyens ? Était-il plus dangereux de dire la vérité ? Pourquoi avoir voulu cacher la situation ? Quelles conséquences auraient eu la révélation de la pénurie ? Dans ce contexte, l'héroïsation et le vocabulaire militaire prennent tout leur sens : les soignants étaient des héros partant au front, dans la mesure où nombre d'entre eux mettaient leur vie en danger.

Le CCNE a abordé ce point dans le cadre de sa première contribution. Certes, l'absence de protection par des masques ou des surblouses aurait pu aboutir à un droit de retrait catastrophique pour la prise en charge des patients. Quoi qu'il en soit, la question mérite d'être posée.

À mon sens, le manque de matériel de protection et de tests a conduit à une forme de sacrifice des soignants, au nom de l'intérêt collectif. Or les soignants, contrairement aux militaires, n'ont pas signé pour cela ! Ils n'ont pas toujours bien vécu une telle héroïsation au regard des sacrifices imposés.

Nos missions de soignants ont-elles changé pendant la crise ? Un professionnel de santé doit-il être prêt à donner sa vie pour ses patients ? Peut-on demander de tels sacrifices à des professionnels de santé pendant une crise ? Ces questions méritent d'être discutées avec les acteurs de terrain, en toute transparence. Dans ce cadre, serons-nous capables d'affronter une nouvelle vague ou, dans quelques années, une nouvelle crise ?

J'en arrive à ma conclusion : que retenir des questions éthiques soulevées durant la crise ? Cette dernière a mis en lumière le manque de moyens de l'hôpital public et l'insuffisance en matière d'anticipation. Certes, il est très probable que des leçons soient tirées en matière de mesures de protection. Comment continuer à ne pas donner les moyens qui sont nécessaires à l'hôpital ?

Les professionnels de santé ont dû faire face à des dilemmes éthiques majeurs, notamment de priorisation contrainte, dans un contexte de grande fragilité de l'hôpital. Je le souligne, la démarche éthique a fonctionné dans les hôpitaux qui avaient déjà des structures éthiques. Sinon, ces dernières ont été peu associées aux cellules de crise, et simplement sollicitées pour répondre à deux questions : celle des limitations et des arrêts de traitement, à savoir l'accompagnement des patients qui n'étaient pas admis en réanimation, et celle des visites. Très clairement, la démarche éthique nécessite d'être développée.

Par ailleurs, la participation des soignants de terrain et des usagers a été très insuffisante. Ce manque de démocratie sanitaire nous questionne. Certes, il y avait urgence, mais on peut se demander si l'anticipation n'aurait pas permis de remédier à une telle situation.

Il convient donc de renforcer les moyens humains et d'anticiper les besoins. Il faut plus de démocratie sanitaire et une communication plus loyale. Il est nécessaire de placer la réflexion éthique au coeur de la gestion de la crise.

M. Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale, faculté de médecine, président du Conseil pour l'éthique de la recherche et l'intégrité scientifique de l'université Paris-Saclay, directeur de l'Espace éthique de la région Île-de-France. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'associer à votre réflexion, dont nous attendons beaucoup. L'approche éthique est une approche démocratique, qui a été au rendez-vous. Le Président de la République a fait le choix courageux de prendre en compte les vulnérabilités, ce qui a suscité de nombreux débats sur l'impact économique et sociétal. Mais la concertation a fait défaut, et nous l'attendons.

Nous avons la chance de bénéficier d'un Conseil scientifique Covid-19 présidé par le président du Comité national consultatif d'éthique, Jean-François Delfraissy, qui rend des avis tout à fait importants. Le 27 juillet dernier, il a soulevé, dans son avis, trois questions éthiques de fond, à savoir la gouvernance opérationnelle - information, acceptabilité du débat, concertation -, l'actualisation de la concertation, toujours chaotique et décevante aujourd'hui, et la participation citoyenne. À cet égard, permettez-moi de faire référence aux années sida, avec la mobilisation du tissu social et associatif.

Je vous présenterai un court diaporama. En matière d'éthique, il n'est pas possible de parler de manière distancée, chacun ayant ses conceptions et ses valeurs. Celles de notre République ont été en grande partie défendues par l'État, les professionnels de santé, mais aussi l'ensemble de la société, on ne l'a pas assez souligné. Vous retrouverez le plan de mon intervention dans le diaporama.

S'agissant des principes, je conteste l'affirmation selon laquelle on ne pouvait pas se préparer. D'ailleurs, certains se sont préparés. La vraie question est de savoir s'ils ont été sollicités, notamment dans le champ éthique.

Un consensus sur des valeurs éthiques partagées sera indispensable pour préserver la cohésion de la société, dont certains indices peuvent aujourd'hui nous faire douter.

Dans son avis remarquable du 5 février 2009 intitulé Questions éthiques posées par une possible pandémie grippale, le CCNE affirme : « La préoccupation de l'Espace éthique de l'AP-HP rejoint celle des deux instances élaborant conjointement le plan pandémie grippale en France, qui soulignent l'importance de construire ce plan sur des valeurs éthiques partagées. » Qu'avons-nous mis en place à cet égard, tant aux niveaux sociétal que professionnel ?

Une situation aussi exceptionnelle pourrait conduire à remettre en question la hiérarchie des valeurs qui fondent les recommandations relatives à l'éthique, notamment dans le domaine de la santé. Faut-il aller jusqu'à considérer la remise en question de la hiérarchie de nos valeurs comme une exigence éthique ? C'est une question fondamentale : l'éthique doit être non pas distante de la réalité, mais incarnée et concrète, pour assumer des responsabilités.

À cet égard, je vous fais part de toute ma reconnaissance d'avoir associé mon intervention à celle de Sophie Crozier, qui est non seulement docteur en médecine, mais aussi docteur en éthique. Elle fait partie des personnes qui, sur le terrain, savent défendre des valeurs face à des choix souvent redoutables.

Comment hiérarchise-t-on des choix ? Au nom de quels principes et de quelles valeurs ? Quelle pédagogie sociale et quelle pédagogie professionnelle sont-elles nécessaires pour mobiliser ce type de discernement ?

« Le contexte, quel qu'il soit, ne peut modifier les principes éthiques, même si une situation inédite comme celle provoquée par la lutte contre l'épidémie peut contraindre seulement à les hiérarchiser provisoirement, mais de manière argumentée en toute transparence. »

Le discernement, c'est d'abord l'argumentation et la pluralité des points de vue. On parle d'ailleurs de collégialité dans la décision. Dès lors, pourquoi ne pas associer les représentants des malades, qui ont été totalement exclus, victimes d'un véritable déni de démocratie sanitaire, comme je l'ai montré dans un article publié dans Le Monde en juillet dernier ?

Dans le numéro de juin de la revue Espace éthique Île-de-France, nous proposions : « Face à l'imprévisible : prévoir s'adapter, inventer ». Mais où est le retour d'expérience ? Peut-être est-il confiné entre experts gouvernementaux ! Pourtant, certaines personnes ont été héroïsées, valorisées, par rapport à des engagements forts.

Depuis 2006, l'Espace éthique publie une revue scientifique, PandÉmiqueS, qui est en ligne sur notre site. Nous avons donc fait preuve d'anticipation, tout comme l'équipe de Roselyne Bachelot, qui avait une vraie appétence pour les questions éthiques. Quant à Xavier Bertrand, il avait créé un Comité d'initiative et de vigilance civiques sur une pandémie grippale et les autres crises sanitaires exceptionnelles. Malheureusement, cette structure n'a duré qu'un an.

Nous avons également publié un ouvrage collectif important en 2009, intitulé Pandémie grippale : l'ordre de mobilisation, que je vous invite à lire. À peu près tout ce qui s'est passé avait été anticipé dans une approche mêlant sciences humaines et sociales. Quelle a été la sollicitation des représentants des sciences humaines et sociales pour éclairer le discernement et les arbitrages politiques ?

J'ai également participé à un retour d'expérience sollicité par la Commission européenne, qui comportait des propositions concrètes, précises et consensuelles.

Dès février-mars, l'équipe de l'Espace éthique, soit sept personnes, qui s'appuient sur un réseau national de professionnels et d'associatifs, ont suivi au quotidien certains sujets concrets et urgents, avant de publier une première synthèse de leurs travaux. Permettez-moi d'en présenter le sommaire.

Avec la question des Ehpad, que nous avons suivie avec beaucoup d'attention, nous sommes au coeur de ce dispositif. Par ailleurs, les situations de handicap ont également constitué un sujet fondamental. Nous nous sommes aussi penchés sur la précarité, les personnes migrantes et les sans-abri, pour qui les valeurs de notre République ont été scandaleusement mises de côté. Autres questions importantes, l'aide à la décision en situation d'urgence ou de crise, ainsi que l'éthique et les décisions en réanimation.

Nous avons été sollicités pour la première fois par des instances gouvernementales le 16 mars, Grégory Émery, conseiller à l'époque du ministre de la santé, m'ayant demandé un certain nombre d'éléments d'argumentation. Nous avons composé un groupe de travail avec une trentaine de personnes très représentatives du milieu de la réanimation. Nous n'avons pas été dans l'improvisation, qu'il s'agisse de la fin de vie ou des décisions de limitation et d'arrêt de traitement. On ne peut pas dire aujourd'hui que les professionnels ont eu besoin d'inventer l'éthique ! Certes, certains ont été un peu surpris par les événements. Quoi qu'il en soit, les référentiels sont là, et les sociétés savantes se sont mobilisées avec beaucoup de véhémence et d'intelligence.

Attitudes, pratiques en fin de vie et après le décès : le docteur Crozier a évoqué tout à l'heure le midazolam, à propos duquel j'ai saisi le CCNE. Nous nous sommes aussi penchés sur la cérémonie funéraire, sur nos valeurs et nos symboles.

Autres points : communication et médiation en temps de crise et projet de recherche Covid-Ethics. Nous ne sommes pas dans l'éthique « d'en haut », mais dans l'éthique « d'en bas », de terrain, enracinée dans le sol. Nous avons eu énormément d'appels téléphoniques, mais nous ne faisons pas de la consultation en matière d'éthique. Quand une équipe est en difficulté, on identifie la question et on la met en contact avec d'autres équipes qui ont une expertise. Néanmoins, l'urgence éthique a parfois justifié des déplacements, et nous avons visité un certain nombre d'établissements. Ainsi, nous organisons avec le Conseil régional d'Île-de-France, les 7 et 8 octobre, un grand colloque de retour d'expérience.

Je tiens à le souligner, la seule instance publique qui m'ait sollicité en tant que directeur de l'Espace éthique est le Conseil régional d'Île-de-France. Je n'ai eu de contact qu'à trois reprises avec Valérie Pécresse, qui a monté un conseil stratégique Covid, auquel je participe et qui tient compte de manière évidente des questions éthiques et sociétales. Par ailleurs, Jean-François Delfraissy m'a demandé de participer à la réflexion dans le cadre de l'avis qu'il a rendu. En outre, nous avons publié, avec l'ARS Île-de-France et les associations, un document important.

Dans les semaines et les mois qui viennent, nous aurons des éléments encore plus tangibles à porter à votre connaissance, si vous le souhaitez. Dans la mesure où les instances publiques ne nous ont pas sollicités, nous avons publié 24 articles dans la presse grand public et nous avons été invités à un grand nombre de plateaux télé. Il y avait donc une audience pour les questions d'éthique, mais ce qui s'est passé dans la sphère des médias ne s'est pas reproduit avec les instances publiques.

Dans le diaporama, vous pouvez lire les titres des articles que nous avons publiés. Il ne s'agissait pas d'articles généraux sur l'éthique, mais d'articles s'intéressant à des sujets concrets, notamment aux renoncements en matière éthique et juridique.

L'Espace éthique a été saisi par le CCNE à propos des pratiques de sédation terminale dans le contexte du Covid-19. Je rends hommage au Comité consultatif national d'éthique pour ses avis transitoires et sa réactivité. Je suis fier de notre société, qui bénéficie d'instances aussi réactives. Nous avons également créé un site grand public, où l'on trouve environ 90 articles représentatifs de toutes les questions éthiques qui se sont posées dans le cadre de la pandémie.

Sera publié fin septembre un ouvrage collectif de 900 pages, intitulé Pandémie 2020 Ethique, société, politique, qui comporte 99 articles couvrant absolument tout le champ des enjeux éthiques sociétaux.

Concernant la gouvernance et les pratiques du soin, il est tout à fait déplorable d'entendre certains appeler à une invention de l'éthique, alors qu'il existe tout un ensemble de textes de référence, tout un ensemble de principes, qu'il suffit de mettre en oeuvre.

Je vous prie de m'excuser, j'ai un problème technique avec le diaporama.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Concernant la place des patients, je reviens sur la question de la démocratie sanitaire. Cela a été souligné au cours de nos auditions, la personne âgée vivant en Ehpad doit être considérée comme une personne à part entière. Vous avez comparé la situation avec les années sida. Toutefois, lors de l'épidémie de sida, les patients étaient circonscrits dans un espace particulier. Dans le cadre de l'épidémie de Covid, comment les patients pourraient-ils être représentés par des associations de patients ?

Ma deuxième question concerne le renoncement aux soins, qui a été important. Ainsi, les décès par mort subite ont doublé pendant la période Covid, du fait d'une absence de consultation des patients. Le plan blanc a été appliqué partout de façon totalement uniforme, dans l'attente d'une vague qui n'est parfois pas venue. Qu'en est-il actuellement ? Dans la mesure où l'épidémie continue, le renoncement aux soins est-il toujours aussi massif ? On le sait, ce serait catastrophique.

Troisième question, quel est votre avis, professeur, s'agissant des essais cliniques ? Nous avons assisté à une accélération des procédures, qu'il s'agisse de l'ANSM, l'Agence nationale de sécurité du médicament, ou des comités de protection des personnes, les CPP, qui ont été sollicités. Comment jugez-vous une telle évolution en matière éthique ? En tant que rapporteur du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour la branche maladie, j'avais entendu le professeur Raoult, qui nous avait apporté différentes précisions sur les essais randomisés et les essais comparatifs. Convient-il de revenir à la dimension éthique des CCP, qui a été perdue au fil du temps ?

Quatrième question, comment jugez-vous les limites à la liberté de prescrire définis par le ministre ?

Mme Sophie Crozier. - Effectivement, la place des patients a été insuffisante durant la crise. Je ne peux pas comparer la situation à celle de l'époque sida, puisque j'étais encore relativement jeune. Certes, un mouvement majeur consacrant les droits des patients est né à ce moment.

Comment les patients âgés ont-ils été représentés ? S'ils l'ont peu été, c'est parce qu'il n'existe pas d'association spécifique des personnes vulnérables vivant en Ehpad. Surtout, l'idée selon laquelle, dans l'urgence, on ne peut pas penser l'éthique a dominé. Or tel n'est pas le cas ! Malheureusement, les cellules de crise ont fonctionné avec une grande efficacité, mais sans que l'éthique ait son mot à dire. L'éthique est souvent considérée comme un supplément d'âme, comme « la cerise sur le gâteau ». La rapidité de réorganisation sur le terrain a été incroyable, mais n'a pas laissé place, au nom de l'urgence, à la réflexion éthique.

S'agissant du renoncement aux soins, plusieurs explications ont été avancées. Les patients ont eu peur d'être contaminés, malgré l'information, peut-être un peu tardive, sur les filières Covid et non Covid à l'hôpital. En outre, on ne peut pas le nier, l'accès aux soins n'était pas toujours assuré, en raison du manque de moyens. Les interventions chirurgicales étaient annulées, les infirmières compétentes étaient déplacées dans les unités de réanimation.

Ce renoncement aux soins perdure-t-il? Je ne le pense pas, mais je n'ai pas de données à vous fournir sur ce sujet. Aujourd'hui, tout fonctionne comme avant, mais, avant, c'était déjà compliqué. Les tensions étaient majeures, avec de très nombreuses fermetures de lits. Ainsi, la moitié de notre unité de soins intensifs est fermée depuis des années. C'est un sujet de préoccupation majeure. En cas de nouvelle vague, on ne pourra pas annuler de nouveau la prise en charge des malades.

Nous ne pouvons pas imaginer aujourd'hui les conséquences de l'absence de prise en charge des patients non Covid. Je pense que la mortalité va augmenter, mais pas seulement. On ne peut pas faire fi du vécu des patients qui ont été angoissés pendant des mois, en raison d'une absence de prise en charge.

S'agissant des essais cliniques, nous vous communiquerons les réponses que nous avons rédigées. Je ne suis pas chercheuse en sciences fondamentales, mais j'ai appris, durant mes études de médecine, que, dans le cadre des essais randomisés, notamment pour évaluer un essai thérapeutique, le fait d'avoir un groupe contrôle est tout de même une approche préférable. Je ne comprends donc pas forcément l'assertion du professeur Raoult.

M. René-Paul Savary, président. - Plutôt qu'un plan blanc national, vous pensez qu'un plan blanc différencié serait préférable ?

Mme Sophie Crozier. - Excellente question ! Bien sûr !

J'ai reçu un courrier extrêmement problématique du Conseil de l'ordre d'un département de France dans une région qui n'a pas été parmi les plus touchées. Il informait les médecins que les tous les patients des Ehpad en détresse respiratoire ne pourraient plus être admissibles à l'hôpital et qu'il ne fallait pas les y envoyer, mais envisager des soins de support. Certaines décisions prises en région, alors même que ces régions n'étaient pas touchées par l'épidémie, ont été extrêmement discutables d'un point de vue éthique. Il faudra en tirer les leçons.

M. Emmanuel Hirsch. - Si la partie introductive de mon propos a pu paraître un peu abrupte, je souhaitais la pondérer avec des textes de référence. J'ai beaucoup d'admiration pour les décideurs publics, auxquels je pose une question, sans les remettre en cause : pourquoi n'ont-ils pas adossé leur action sur des gens qui auraient pu leur donner des éléments d'arbitrage ? En effet, un certain nombre d'instances auraient pu apporter, dans le cadre d'une consultation, un peu plus ouverte, certaines analyses.

Pour nombre d'entre nous, la référence est celle des années sida, qui ont été vécues comme une aventure douloureuse, qui a donné lieu à une mobilisation de la société et à une inventivité médicale et scientifique sans précédent. Françoise Barré-Sinoussi et Jean-François Delfraissy étaient aux manettes dans différents domaines de l'expertise, ce qui témoigne à la fois d'une conscience éthique d'enjeux nationaux et planétaires et d'un sens de la relation à la personne malade et au milieu associatif.

J'avais ainsi proposé que le Conseil national du sida et des hépatites virales soit saisi, avec le Comité consultatif national d'éthique. Cette instance a une réputation et un savoir- faire qui auraient pu nous éclairer.

Dans les années sida, il y a eu une mobilisation associative. Rappelez-vous, en 1984, la création de l'association Aides par Daniel Deferre. Rappelez-vous aussi que les intellectuels et la société civile étaient présents au travers d'un certain nombre de représentants. Or, pendant le confinement, les intellectuels ont été peu présents, si ce n'est pour critiquer, de manière très contestable. Aujourd'hui, on a l'impression d'un chacun pour soi, alors qu'à l'époque la dimension politique de la pandémie était guidée par des intérêts supérieurs. Il y a aujourd'hui des associations de victimes du Covid-19, mais nous ne sommes qu'au début de la réalité du Covid et il n'y a pas encore de véritable projet.

Sans doute y a-t-il eu également des maladresses : était-ce à l'État d'intervenir aussi directement dans tous les domaines, de manière prescriptive et parfois paternaliste, avec toutes les contradictions qui ont émaillé, par exemple, les discussions sur le masque ?

S'agissant de la représentativité, les CRSA, les conférences régionales de la santé et de l'autonomie, étaient désespérées de ne pas pouvoir se concerter au moment où leur expertise et leur représentativité auraient permis d'apporter quelque chose. L'Espace éthique était le réceptacle au quotidien de ce que vivaient les professionnels et les personnes malades, qui était inaudible.

On a pris des décisions, sans toujours les suivre, en les pondérant parfois. Je pense notamment à ce qui s'est passé pour les personnes autistes. Comment expliquer cette inintelligence du réel, qui aurait pu être corrigée par des expertises ?

La démocratie sanitaire, avec la loi du 4 mars 2002, a permis de développer des savoirs expertaux, lesquels, fort heureusement, se sont exprimés. Qu'est-ce qu'un savoir utile dans le contexte d'une pandémie et de quelle manière le reconnaître et l'intégrer ? Si j'avais été Premier ministre, j'aurais organisé une concertation avec les acteurs de terrain, dont j'aurais tiré un travail de pédagogie. Aujourd'hui, les gens sont sans repères, ils ne se sont pas approprié les données de la crise. Je mets en cause un confinement intellectuel : pourquoi les propositions formulées notamment par Jean-François Delfraissy ont-elles été sans suite ?

Concernant l'expertise scientifique, l'enjeu est fondamental. Il y a des règles et des principes, et il est primordial de préserver un rapport de confiance entre la société et les scientifiques. Or on a créé une ambiance de désarticulation, dont nous aurons du mal à surmonter les conséquences dans les mois qui viennent.

Il aurait fallu réunir tous les comités d'éthique des organismes scientifiques, afin de rendre immédiatement une résolution. L'Office français de l'intégrité scientifique aurait pu aussi être saisi, et je ne vous parle pas du Conseil national de l'ordre des médecins concernant les aspects déontologiques.

Aujourd'hui, l'OMS et la déclaration d'Helsinki sur la recherche médicale admettent, dans les situations d'urgence, des approches compassionnelles argumentées, ce qui n'est pas contradictoire avec des approches expérimentales en vue d'une évaluation.

Nous avons également un interlocuteur marseillais, dont les compétences épistémologiques, mais aussi dialectiques sont grandes. Il s'agit non pas uniquement des décisions scientifiques qu'il prend, mais de toute la déstabilisation d'une société.

En conclusion, je rends hommage à tous les professionnels qui ont sauvé des vies humaines, dans le cadre de protocoles un peu discutables. L'éthique de la recherche, l'éthique de l'intégrité scientifique, renvoie vraiment aux valeurs de la République. Je le rappelle, lors du dernier G7, l'Académie nationale des sciences a rendu un avis sur l'intégrité scientifique et la démocratie.

On ne pourra pas se permettre de refaire ce qui a été fait. La décision du confinement a été assumée dans le cadre d'un arbitrage courageux. En matière d'éthique, il convient de toujours envisager les conséquences.

Dans une situation de crise, nous sommes tous vulnérables, non pas éthiquement, mais politiquement. La démocratie est directement en cause. Dans une situation de danger plus ou moins bien identifiée, c'est notre cohésion et notre cohérence qui sont menacées. J'attends donc des politiques qu'ils adossent leurs décisions sur des relais, afin que ces dernières soient mieux intégrées par la population.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Docteur Crozier, vous avez évoqué quelques retours d'expérience, notamment concernant les transferts. Dans le cadre de cette commission d'enquête, des chefs de service ont affirmé que, lorsque les transferts ont eu lieu, ils étaient absolument nécessaires. D'autres chefs de service de cliniques privées nous ont dit que leurs cliniques, au même moment, étaient vides. Je vous pose la question : ces transferts étaient-ils utiles ?

Vous avez également évoqué la priorisation. J'ai moi-même recueilli un témoignage à cet égard : dans l'est de la France, au début de la crise, l'équipe de réanimation ne s'est pas déplacée pour une patiente atteinte d'un cancer du sein qui avait suivi une chimiothérapie, ce qui a entraîné son décès.

Ma question est simple : par rapport aux retours d'expérience des praticiens, des usagers, des familles et des patients, y aurait-il matière à engager des recours ? J'aimerais savoir où est la limite de l'urgence et de la force majeure, notions qui ont été souvent avancées. Pour vous, où est à la frontière entre le manque de moyens et l'obligation de moyens ?

Mme Sophie Crozier. - S'agissant des transferts, nous avons besoin des retours d'expérience pour savoir si les transferts étaient pleinement justifiés. Je ne dispose pas des informations nécessaires pour vous éclairer sur ce point. En revanche, j'ai posé la question de la participation des familles. J'ai eu écho d'une lettre de revendication de la famille d'un patient de l'AP-HP par le biais de la représentante des usagers. Cette famille se plaignait de ne pas avoir été associée à la décision du transfert. Il était en effet très douloureux de ne pas pouvoir se déplacer et de ne pas être auprès d'un proche extrêmement malade voire en fin de vie.

Vous posez la question de la limite de l'urgence et de la force majeure. Il s'agit bien entendu d'une question essentielle, qui doit être posée. Durant cette crise, nous avons manqué d'anticipation, notion évoquée tout à l'heure par le professeur Hirsch. Nous aurions pu anticiper le choix de privilégier à tout prix le secteur Covid.

Par ailleurs, je le rappelle, le nombre de patients atteints du Covid était comptabilisé tous les jours, ainsi que le nombre de décès. Il y avait des comparaisons européennes et mondiales : il fallait montrer quel système de santé affronterait le mieux le Covid. Mais qu'en était-il des autres patients ? En a-t-on parlé et le fera-t-on un jour ? C'est un vrai sujet !

Il y a eu une focalisation majeure sur les patients atteints du Covid, alors que ceux qui souffraient d'autres maladies graves nécessitant des traitements n'étaient pas pris en charge. Certaines vies valent-elles plus la peine d'être vécues que d'autres ? C'est une question éthique fondamentale, à laquelle je ne peux pas répondre, car elle nécessite une large discussion, et pas seulement entre médecins, comme cela s'est passé dans les cellules de crise. En effet, les décisions ont été prises de manière très verticale, sans associer les représentants des usagers ni les acteurs de terrain.

Les lits de réanimation sont une ressource rare, il y a des dizaines d'articles sur la question du tri en réanimation. Dans le contexte du Covid, les lits disponibles étaient encore moins nombreux pour les patients non Covid. On a eu un mal fou à trouver des soins de suite. Tous les patients qui n'avaient pas le Covid étaient des mauvais malades. Même aux urgences, quand vous arriviez avec un symptôme, on pensait immédiatement Covid, y compris pour une douleur abdominale, symptôme d'une péritonite. Cet éclairage a donc vraiment perturbé notre jugement, et il nous faut réfléchir sur cet aspect.

À cet égard, permettez-moi de vous lire un extrait d'une lettre adressée le 20 mars à tous les médecins d'un département par le conseil départemental de l'ordre : « Malheureusement, au vu des dernières recommandations, les patients de maisons de retraite et Ehpad présentant des comorbidités et en détresse respiratoire ne seront bientôt plus admissibles à l'hôpital. Il sera envisagé pour eux des soins de confort. Nous avons conscience que ces choix éthiques à venir seront douloureux, mais inévitables. »

Dire qu'il n'y a pas eu de priorisation et qu'on a pu prendre tout le monde en charge est faux ! Oui, il faut une priorisation, il faut que cela soit pensé dans le cadre d'une justice distributive de type utilitariste. En France, on ne veut pas penser la priorisation. La logique actuelle, qu'on appelle la loterie naturelle, c'est « premier arrivé, premier servi », ce qui est extrêmement discutable d'un point de vue éthique.

Cette crise peut nous éclairer sur les questions de priorisation qui se posent tous les jours dans nos hôpitaux parce qu'on manque de moyens, de façon chronique pour la réanimation. Si nous ne voulons pas penser ces questions, nous serons amenés à prendre des décisions qui ne seront probablement pas correctes.

M. Emmanuel Hirsch. - On parle de triage, de priorisation et de hiérarchisation des choix. Il y a des personnes qui étaient hospitalisées et n'ont pas voulu de la réanimation, compte tenu des conséquences qu'elle aurait pour eux. C'est un point à prendre en considération. Il n'y avait pas le temps de la négociation, il fallait prendre des décisions dans l'urgence, parfois sans voir la personne. Il était très difficile d'être en relation avec les familles, qui ne pouvaient souvent pas venir et qui risquaient d'être contaminées en venant.

Il convient donc de « décharger » l'a priori critique concernant des décisions médicales, qui sont en général des décisions collégiales, mais dans un contexte dégradé. Nous l'avons constaté, les cellules dédiées à la codécision éthique n'ont pas été fonctionnelles, dans la mesure où la plupart des services de réanimation possèdent une véritable culture éthique.

Permettez-moi de prendre l'exemple de l'Institut Gustave Roussy, qui possède un comité d'éthique tout à fait extraordinaire et pluridisciplinaire. L'ARS y avait réquisitionné les lits de réanimation. Sans doute certains patients n'ont-ils pas eu la chance d'accéder à une réanimation, alors que certains lits sont restés vides.

Face à la pression politique et à l'inquiétude, lorsqu'on vous dit, à titre de précaution, de fermer certains services pour redistribuer les moyens en faveur des patients atteints du Covid, vous le faites. Sinon, on vous reproche de ne pas l'avoir fait. L'éthique a posteriori, c'est facile ! La décision responsable a priori est beaucoup plus complexe.

Quant aux comités de protection des personnes, qui ne sont pas des comités d'éthique, mais des comités d'instruction de dossiers scientifiques comportant un aspect éthique, ils ont plutôt bien fonctionné. Confrontés nuit et jour à des sollicitations, ils ont pris des décisions auxquelles je rends hommage, même si elles ont parfois été un peu rapides. Quoi qu'il en soit, leur instruction n'a pas été dysfonctionnante.

Je le rappelle, certaines autorités ont développé des essais d'une manière discutable. L'étude rendue par l'INSERM conclut, au travers d'une méta-analyse extrêmement détaillée, à l'inefficacité des molécules utilisées à l'époque.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je tiens tout d'abord à vous remercier de la franchise de vos constats. En effet, six mois après le début de l'épidémie, la pénurie et les phénomènes de priorisation sont parfois remis en cause.

Je voudrais revenir sur la question des systèmes politiques et de la réponse qu'ils ont apportée à l'épidémie. Au niveau mondial, selon les régimes politiques, la réponse a été très différente. Elle a ainsi fait l'objet d'une instrumentalisation et de phénomènes de propagande, les régimes plus autoritaires tenant à démontrer la plus grande efficacité de leurs décisions.

Dans la première phase violente de cette épidémie, la population était très apeurée et souhaitait que la réponse apportée soit la plus efficace possible. Quand survient une épidémie, est-il plus efficace d'avoir une réponse autoritaire plutôt qu'une réponse de santé publique fondée sur l'empowerment ? Pour les responsables publics, c'est une vraie question. En effet, s'il est plus efficace d'être un peu autoritaire, pourquoi ne pas l'être ?

êÉvoquons de nouveau la question de l'épidémie de sida. Vous avez parlé d'une sorte d'avènement de la démocratie sanitaire. Rappelez-vous les débats sur le dépistage obligatoire, qui était défendu par nombre de responsables politiques, au nom de l'efficacité, et aurait été totalement contreproductif ! Rappelez-vous également la tentative de tirer au sort les patients qui bénéficieraient d'un traitement ! L'histoire ne s'est donc pas écrite sans heurts, et je ne suis pas sûr que les acquis de cette période soient bien ancrés dans notre système politique et de santé.

Le développement du complotisme, la perte de valeur de la parole publique et des institutions ont introduit une certaine complexité, qui rend difficile l'appropriation de la parole des autorités par notre population. Bien évidemment, les épisodes concernant le masque ont été particulièrement dramatiques à cet égard. Comment apporter des arguments qui démontreraient que la participation de la population, la démocratie sanitaire, serait plus efficace pour prendre en charge l'épidémie ?

Je veux également vous interroger sur la parole des médecins, qui ont encore du poids dans l'opinion publique. Leurs interventions ont été contradictoires. On a eu le sentiment que les fondements éthiques reposaient moins sur l'intérêt des patients que sur d'autres types d'intérêt, ce qui a ouvert la porte à de multiples contestations, qui ne paraissent pas toujours infondées.

Par ailleurs, M. Hirsch est revenu sur la question de la gouvernance opérationnelle. Actuellement, c'est le secrétariat général de la défense nationale qui assure le pilotage de la lutte contre l'épidémie, ce qu'un ancien ministre de la santé a mis en cause à l'Assemblée nationale. Quel regard portez-vous sur cette question ?

Mme Sophie Crozier. - Comment penser l'adhésion de la population à des mesures contraignantes ? C'est une question que nous nous sommes posée dans les groupes de réflexion du CCNE.

L'un des éléments majeurs a été la question des moyens disponibles au moment où les décisions ont été prises. Si nous avions eu les moyens, si nous avions anticipé, les mesures auraient probablement été moins restrictives et aucune mesure autoritaire n'aurait été prise. Ce qui a posé problème, c'est le manque de loyauté. En tant que soignants et citoyens, nous avons très mal vécu les directives contradictoires qui évoluaient au fil du temps, mais non pas en fonction des connaissances scientifiques. On pouvait en effet imaginer que, par principe de précaution, il eût fallu protéger. D'un point de vue éthique, si l'on pense qu'il y a un risque, la stratégie habituelle est d'adopter le principe de précaution. Or nous n'avons pas pu appliquer ce principe, parce que nous n'en avions pas les moyens.

S'agissant de l'adhésion de la population à ces mesures, ces discours étant contradictoires, nous avons tous perçu un manque de loyauté. Nous nous sommes interrogés pour savoir si les recommandations que nous recevions étaient vraiment en accord avec ce que nous savions de la circulation d'un virus.

Si on veut faire mieux la prochaine fois, la question de l'anticipation, notamment pour ce qui concerne les mesures de protection, constitue un élément majeur, tout comme l'association de personnes diverses aux décisions de priorisation.

En outre, c'est vrai, la parole des médecins a été discréditée, en raison d'une surmédiatisation, à laquelle il conviendra de réfléchir.

M. Emmanuel Hirsch. - Monsieur Jomier, en tant que médecin et politique, vous avez certainement la réponse à la question que vous avez posée.

Concernant la démocratie sanitaire, la loi du 4 mars 2002 est une conquête des années sida, qu'on le veuille ou non. Elle a pris naissance dans le cadre d'un débat démocratique et d'initiatives qui ont permis de redéfinir les légitimités. Si j'avais une suggestion à vous faire, ce serait d'actualiser cette loi en fonction de ce qui s'est passé, notamment pour reconnaître des droits aux personnes représentatives dans le contexte d'une pandémie ou d'une crise sanitaire. J'actualiserais également la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, dont on connaît les écueils et les carences.

J'attends également beaucoup de l'évolution législative s'agissant des Ehpad et des personnes en situation de perte d'autonomie. N'oublions pas l'esprit de fraternité et d'engagement démocratique de malades qui disaient « il y a plus malade que moi ».

Par ailleurs, le triage a fait l'objet d'évolutions intéressantes, puisque, progressivement, dans les régulations du SAMU, on a intégré la compétence de gériatres.

En outre, certains Ehpad se sont autocensurés et n'ont pas fait appel aux services d'urgence. À ce titre, la pandémie a été révélatrice de l'image que la société se fait de ses vulnérabilités, pour ne pas dire de ses marginalités.

Selon moi, les décideurs politiques ont plutôt bien agi, dans la mesure où leurs marges de manoeuvre étaient très limitées. Les discours politiques étaient empreints d'une valeur morale tout à fait exemplaire. Sans doute des positions éthiques ont-elles éclairé nos politiques, leur permettant d'ajuster certaines décisions initiales. Le clair-obscur ne peut déboucher que sur des controverses, comme cela a été le cas pour le masque.

Ne l'oublions pas, certaines décisions ont une plus grande valeur symbolique que d'autres. Par exemple, pour ce qui concerne les transferts, il ne s'agissait pas uniquement d'un problème de santé publique, mais aussi de communication : nous avions besoin de voir que l'État agissait et faisait preuve d'une certaine inventivité.

Malheureusement, la pandémie intervient après les gilets jaunes, c'est-à-dire dans un contexte de crise de légitimité, de défiance, de suspicion, de crainte de manipulation voire d'instrumentalisation de la crise.

Mon sentiment personnel, c'est que les décideurs politiques, les responsables de l'État, ont assumé trop directement un certain nombre de décisions. Ils auraient pu se reposer sur d'autres autorités. Décider du détail de tout, d'une manière évolutive, n'est pas propre à rassurer.

En termes de visibilité de la décision politique, les arguments ont manqué, même si nous avons assisté à de très belles prises de position d'Édouard Philippe, qui a fait preuve de pédagogie. Il reste aujourd'hui crédible, ne serait-ce que parce qu'il a donné le sentiment de respecter le public dans sa capacité de comprendre et de s'approprier un certain nombre de questions.

La vraie question est la suivante : sommes-nous, en tant que citoyens, vraiment acteurs de la lutte ? Avons-nous compris les enjeux en termes d'intérêt général et d'intérêt supérieur ? De ce point de vue, l'échec me paraît total. Si les choses évoluent mal, nous vivrons une crise de délitement de la cohésion de notre société. D'ailleurs, un certain nombre de personnes sont prêtes à sortir du bois pour utiliser une telle situation .

Par conséquent, comment responsabiliser les acteurs et reconnaître la multiplicité des compétences et l'esprit d'initiative du terrain ? Notre Premier ministre semble avancer dans cette direction. Je comprends mal pourquoi on n'a pas pris en compte cette intelligence du réel détenue par les gens qui sont sur le terrain. Pourquoi ne pas avoir lancé des états généraux ou des consultations sur internet ? À ma profonde stupéfaction, cela n'a pas été fait.

Pour finir, je dirai que j'ai confiance dans l'État, dans nos responsables, non pas par conviction, mais par nécessité. Ce qui manque aujourd'hui, c'est un projet.

L'application StopCovid fait partie de vos préoccupations. Je suis membre du comité pilote d'éthique du numérique. Lorsque j'observe la défiance à l'égard de cet outil, je me dis que cette construction théoriquement intéressante par des gens de très grande qualité a aujourd'hui toutes les chances d'aboutir à un flop. Quand on est dans une situation d'urgence et d'intérêt national, les susceptibilités concernant des données confidentielles qui sont partagées toute la journée sur internet pourraient être revues. Malheureusement, il n'existe pas de parole publique pour étayer cette position, dérogatoire à des valeurs transcendantes. Si j'admire les politiques qui sont aux commandes, je les admirerais davantage s'ils s'employaient à discuter et à tenir compte de l'expertise de la société.

M. Jean-François Rapin- Docteur Crozier, vous avez parlé tout à l'heure de perte de chance. Au-delà de certaines plaintes médiatiques, êtes-vous confrontée à un afflux de plaintes concernant ce problème de perte de chance ?

Ma deuxième question n'a peut-être rien à voir avec l'éthique. Vous avez dit que le nombre d'admissions à l'hôpital à la suite d'accidents vasculaires cérébraux avait chuté durant la pandémie. Or je pensais qu'il y avait eu un nombre important d'accidents thromboemboliques liés au Covid. Je relève ainsi une discordance entre la situation réelle et ce que nous en savons.

Mme Victoire Jasmin- Certes, il fallait gérer l'urgence. Pour autant, le sensationnel véhiculé par les médias a créé des biais, tant au niveau juridique que sanitaire. On l'a constaté, les familles n'étaient pas forcément prises en compte.

Cette pandémie a permis de mettre en évidence une méconnaissance concernant la démocratie sanitaire, certains leviers n'ayant pas été mobilisés. L'emballement de la communication concernant les orientations stratégiques n'a servi ni soignants ni aux familles. Il y a eu des plaintes, parce qu'il y avait probablement de vraies raisons de porter plainte, mais aussi parce que les discours disproportionnés et la centralisation des décisions n'ont pas toujours été pertinents. Nous devrons donc apprendre à travailler différemment.

Dans le cadre d'un plan blanc, il faudrait mettre en place des plans de continuité d'activité partagée. Nous avons des groupements hospitaliers de territoire, ainsi que des complémentarités entre le privé et le public, qui auraient peut-être pu éviter certains transferts.

Ni les conférences régionales de la santé et de l'autonomie ni la Commission spécialisée dans le domaine des droits des usagers du système de santé n'ont été sollicitées. Une réflexion doit être menée pour apprendre à travailler ensemble et à mieux nous connaître.

Mme Michelle Meunier. - Cette audition nous place « au coeur du réacteur ». Nous avons commencé à aborder les questions d'éthique hier, à propos des personnes âgées très vulnérables, notamment celles qui sont en fin de vie. On meurt mal aujourd'hui en France, c'est votre confrère Régis Aubry qui le dit depuis des années, et je pense qu'il a raison.

Vous avez parlé, madame Crozier, de loyauté et du danger qu'il y aurait à dire la vérité. Alors que vous êtes si convaincue et si convaincante - on sent bien la révolte que vous avez en vous - êtes-vous entendue par le pouvoir en place et les autorités politiques ?

Par ailleurs, M. Jomier a évoqué ce problème, faut-il poursuivre dans la voie de la pédagogie ou bien imposer certaines mesures ? Dans certains cas, on le voit bien, les directives sont floues.

Monsieur Hirsch, s'agissant du retour d'expérience que vous avez évoqué, quelles questions éthiques reviennent le plus souvent dans la bouche des soignants ? Pouvez-vous nous donner quelques indications en la matière ?

M. Jean-François Husson. - Professeur Hirsch, vous avez évoqué les avis du Conseil scientifique, mais aussi et surtout ceux du Comité consultatif national d'éthique sur la pandémie grippale, qui remontent à 2009.

Vous l'avez souligné, les sciences humaines et sociales ont été les grandes oubliées pendant la crise. Comment serait-il possible de mieux gérer le temps de l'urgence en s'appuyant sur l'exigence éthique ?

Ce que vous avez appelé la « démocratie sanitaire », qui regrouperait non seulement les usagers et les familles, mais aussi l'ensemble des équipes médicales, les experts ARS et la communauté des élus, constitue-t-elle une piste d'amélioration ?

Au demeurant, vous avez tempéré votre propos en disant que l'éthique a posteriori, c'était facile. Dans l'urgence, sous les feux des médias, notre compréhension de la situation est souvent perturbée.

M. Jean Sol- Une métaphore guerrière a été utilisée à plusieurs reprises par le Président de la République au début de cette crise sanitaire sans précédent. Elle était synonyme d'appel à la responsabilité, de discipline et d'obéissance.

Pensez-vous que ce vocabulaire a eu un impact sur la gestion de la crise et permis une réponse adaptée ? J'ai personnellement le sentiment qu'elle a plutôt créé un choc psychologique très important, encore présent aujourd'hui, amplifié par le fait que les armes faisaient défaut à ce moment précis et que les soldats n'étaient pas associés à la stratégie au combat.

Par ailleurs, la crise du coronavirus nous a montré qu'aucun expert, aucun chercheur, aucun spécialiste, pourtant très présents sur les plateaux de télévision, n'ont pu se substituer à une réflexion commune. Qu'en pensez-vous ?

Mme Sophie Crozier. - S'agissant des pertes de chance et des plaintes, je ne pourrai pas vous répondre aujourd'hui. Sans doute les représentants des usagers auraient-ils des réponses à vous donner, car les choses commencent à remonter.

Au-delà des plaintes, c'est-à-dire des personnes qui feront la démarche de demander réparation ou de signaler une perte de chance, on ne peut pas ne pas faire de retour d'expérience et ne pas penser les très probables pertes de chance pour les patients atteints du Covid et pour tous les autres patients. Ce travail prendra du temps.

Je le répète, les pertes de chance ont largement dépassé la question des décès. Les retards dans les prises en charge de cancers ou de maladies vasculaires constituent un vrai problème. J'ai échangé hier soir avec la représentante des usagers de l'AP-HP, qui fait partie de notre coordination de la démarche éthique. Pour le moment, elle n'a pas de chiffres à sa disposition.

S'agissant des accidents vasculaires cérébraux, vous avez entièrement raison, et je souhaite souligner deux points importants. Les patients atteints d'un Covid sévère ont pu présenter des maladies thromboemboliques, principalement des embolies pulmonaires, mais aussi des accidents vasculaires cérébraux. La majorité d'entre eux ont été pris en charge dans les unités dédiées au Covid, donc pas dans nos unités.

Par ailleurs, l'accident vasculaire cérébral est une pathologie qui survient chez des personnes âgées de plus de 75 ans, nombre d'entre elles venant donc d'établissements de santé comme les Ehpad. Ces dernières, de toute façon, ne nous ont pas été adressées.

Pendant la période du confinement, on a observé partout une activité extrêmement réduite. Nous avons interpellé nos collègues français, il y a eu des échanges au niveau international. Surtout, les patients arrivaient avec des retards de prise en charge que je n'avais pas vus depuis dix ans : il y a eu un renoncement aux soins, les gens n'ont pas osé déranger, alors qu'ils avaient des symptômes d'AVC.

Madame Jasmin, certes, il y a eu un emballement médiatique qui a été à l'origine de biais dans la perception de ce qui se passait réellement sur le terrain. Ce focus sur le Covid a eu un impact sur nos pratiques soignantes. Nous finissions par ne plus faire que ce diagnostic, ce qui était problématique. C'est certain, les professionnels devront se remettre en question.

Concernant la centralisation des décisions, je suis entièrement d'accord avec vous. L'approche du cas particulier, même avec des recommandations, est un principe garant du respect de la dignité de la personne.

Quant à la coopération, il s'agit d'un élément essentiel. Notre difficulté à coopérer entre hôpitaux publics, entre hôpitaux publics et privés, entre hôpitaux et médecine de ville était connue. Espérons que cette crise accélère ce qui était engagé depuis longtemps par le ministère de la santé. Nous devrons tirer les leçons de la crise et apprendre à travailler ensemble, pour améliorer de façon globale nos pratiques soignantes. Je reste convaincue de l'importance de faire exister la démarche éthique.

M. René-Paul Savary, président. - Les leçons n'ont donc pas encore été tirées ?

Mme Sophie Crozier. - Je ne le pense pas.

Pour le moment, la situation des hôpitaux publics est la même qu'avant la crise. C'est peut-être même pire, les soignants étant épuisés. Ils ont perdu leur motivation et leur confiance envers les pouvoirs publics, ce qui est tout de même extrêmement préoccupant.

Madame Meunier, il me semble qu'un discours de loyauté et de vérité est meilleur, dans ce contexte, pour ce qui concerne l'adhésion à des recommandations. Le doute des professionnels concernant la loyauté des directives a vraiment posé problème. À titre personnel, j'estime que cette absence de loyauté a eu des conséquences majeures. L'adaptation des directives à la pénurie a mis en danger les personnels soignants et la population. Cet aspect doit être questionné.

Vous me demandez si j'ai été entendue. Non, je ne suis pas entendue ! Quand, à d'autres occasions, j'ai pu alerter sur les difficultés de l'hôpital public - je suis très engagée dans la défense de l'hôpital public depuis des années -, la pénurie de personnel et de moyens, les restrictions budgétaires qui conduisent à une paupérisation de l'hôpital et l'abandon des professionnels qui travaillent dans des conditions épouvantables, je n'ai pas été entendue !

Monsieur Husson, je suis entièrement d'accord avec vous, la métaphore guerrière a permis de faire comprendre le sacrifice des soignants, qui tombaient faute d'armes pour se défendre. Il faudrait évaluer le choc psychologique qu'elle a provoqué auprès des citoyens. Des sociologues s'intéresseront sans doute à la question, car l'un des « bénéfices » du confinement a été une grande production intellectuelle, qui éclairera peut-être, dans les prochaines semaines, ces questions essentielles.

M. Emmanuel Hirsch. - Nous sommes dans une période post-confinement : les conditions sont-elles réunies pour assumer la situation actuelle ? Nous découvrons les politiques publiques au jour le jour, il y a un manque de pédagogie. La dimension du respect de l'autre dans le port du masque n'a pas été assez promue par les responsables politiques. Or, ce n'est pas du jour au lendemain qu'on a découvert cette question. Si les médias ont assumé un rôle de pédagogie, avec parfois des excès, c'est par absence d'initiatives de pédagogie sociale. Le monde de la culture n'a pas été mobilisé par exemple, pour apporter une ouverture, un horizon. Les tribunes d'intellectuels n'ont pas été transposées dans les décisions publiques.

Pendant le confinement s'est posée la dialectique entre liberté et égalité. En termes de valeurs, il y a eu des valeurs inconditionnelles qui ont été affirmées, dont le respect des plus vulnérables. Il faut montrer que le respect de la vie comme valeur est une richesse pour la société. Il est regrettable que ces sujets ne soient pas davantage abordés dans le débat public. La reconnaissance exprimée à l'égard des professionnels de santé a été exceptionnelle. Mais qu'en est-il des endeuillés ? On n'a pas suffisamment pris en compte et valorisé tous ceux qui ont été affectés. Une cérémonie de deuil aurait pu être organisée. La défense de la démocratie a surtout été présentée sous l'angle de la santé publique mais bien d'autres pans auraient dû être mis en avant. Il y a une dimension éthique fondamentale dans les souffrances qui ont été vécues du fait du confinement et de l'isolement. L'accompagnement des personnes qui ont souffert aurait pu être valorisé.

La métaphore de la guerre a été employée. Ce qui est important c'est la mobilisation et l'esprit d'engagement. C'est un discours, on peut le contester. Si on se mobilise dans un contexte démuni, en l'espèce sans équipements de protection suffisants, cela demande une forme d'humilité de la part des autorités publiques. Lors de la grippe H1N1, le ministère de l'intérieur a eu une position centrale. Aujourd'hui, les enjeux de santé et d'humanité ont été au rendez-vous pendant la crise.

Il est possible de concilier le temps de l'urgence et le temps de l'éthique. Les professionnels avaient besoin d'approfondissements pour s'interroger sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils sont. Aujourd'hui, on semble prendre des mesures par défaut, comme sur le port du masque, plutôt qu'avec un volontarisme soutenu et fondé sur un projet. Par exemple, pendant la grippe H1N1, il y a eu des réunions dans des municipalités aux États-Unis pour trancher des questions éthiques, en particulier sur la priorisation des patients.

Les interrogations éthiques doivent permettre d'éclairer les enjeux et de les documenter. L'une des questions était de savoir si on pouvait prendre des décisions en examinant chaque cas individuel face à l'urgence et à la cohorte des patients. Les Samu ont mis en place des dispositifs et on en tirera des enseignements, pour autant qu'on veuille bien le faire.

Je souhaiterais que la commission d'enquête prenne bien en compte le faire que l'éthique doit être incarnée par les professionnels, ce qui suppose qu'ils en aient les moyens. S'il n'y a pas de concertations et que le Conseil national de l'ordre des médecins n'est pas un peu plus présent, on ne progressera pas. J'en appelle à la concertation de l'ensemble des instances éthiques compétentes pour tirer les leçons de la crise sanitaire.

Mme Angèle Préville. - Comment s'est-on laissé imposer certaines décisions prises par les autorités sanitaires ? On a vécu des épisodes grippaux, nous avons des connaissances en santé publique, en particulier les médecins. Comment se fait-il que nous n'avons pas pu infléchir la communication du Gouvernement pour assumer le manque d'équipements de protection ? Comment se fait-il que les médecins ne soient pas montés au créneau sur le port du masque ?

Sur les visites des patients, notamment ceux en fin de vie, se pose une question éthique plus large. On aurait dû solliciter les sciences humaines et sociales car sur ce sujet, il paraît évident qu'on a franchi une ligne rouge. Il y a eu une perte de valeurs considérable sur le renoncement aux visites des personnes en fin de vie. Quel regard devons-nous avoir sur ce sujet ?

Mme Annie Guillemot. - Je vous remercie pour vos propos très marquants. J'ai conduit une mission pendant la crise sanitaire sur le logement et l'hébergement d'urgence, avec ma collègue Dominique Estrosi Sassone. Le secteur de l'hébergement a connu de grandes difficultés pendant la crise. Le personnel n'avait pas d'équipements de protection, la priorité étant donnée aux professionnels du secteur sanitaire, avant le secteur social. Or ils ont dû prendre en charge des malades car personne ne voulait venir les chercher. Avez-vous identifié des enjeux éthiques sur ce secteur ?

Je souhaite aussi évoquer la cacophonie qui a résulté des expressions contradictoires des médecins dans les médias. Pour les citoyens, cela a été difficile à vivre. Aujourd'hui nous assistons à des manifestations anti-masques, c'est grave. Comment se fait-il en outre que des médecins doivent encore faire des pétitions pour que soit précisée la stratégie du dépistage ? Pourquoi le ministère de la santé a-t-il été au premier rang dans la gestion de la crise ? Cela a marqué les décisions qui ont été prises. Par ailleurs, que pensez-vous de la concurrence qui a pu exister entre les pompiers et le Samu ?

Concernant la mobilisation des sciences sociales, nous sommes aujourd'hui en déficit de recherche en sciences humaines et sociales et c'est un problème qui dépasse la crise sanitaire.

Mme Laurence Cohen. - Le problème de fond est celui d'un système de santé en souffrance depuis des années, au sein duquel les professionnels sont peu et mal entendus. Alors, dans ce système, lorsqu'une pandémie survient, les problèmes sont exacerbés. En matière d'éthique, la crise a révélé la faiblesse de la démocratie sanitaire. Avec les modifications qui se sont opérées dans le système de santé, le pouvoir n'est qu'entre quelques mains.

Nous avons besoin de ce retour d'expérience car il faut que nous puissions faire la part des choses entre la non connaissance du virus, puis une connaissance progressive, et des décisions qu'il faut analyser pour ne pas réitérer les erreurs commises. C'est très important car la méfiance naît au sein de la population lorsque les décisions sont dictées par la pénurie plutôt que par la connaissance scientifique.

Sur les transferts de patients, il est important de creuser cette question d'un point de vue éthique car des urgentistes nous ont dit que, pour certains patients, ils constituaient une perte de chance. Il y a certes l'état physique du patient mais aussi son état psychologique, lié notamment à l'éloignement de sa famille.

Concernant le traçage des patients, une question éthique se pose. Il y a la nécessité de suivre les personnes contaminées par le virus mais aussi la nécessité de préserver les libertés. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Enfin, je pense qu'on aurait besoin de se pencher sur la notion d'expert. Aujourd'hui, tout le monde se proclame expert sur les réseaux sociaux et dans les médias !

Mme Muriel Jourda. - Madame Crozier, quel est votre opinion sur le fait que, selon certains médecins, le renoncement aux soins est venu des messages diffusés par la direction générale de la santé de ne pas se rendre chez son médecin sauf si on y était convoqué ?

Monsieur Hirsch, vous nous disiez que vous aviez été peu sollicité sur les questions éthiques pendant la crise. Vous-même, avez-vous contacté certaines institutions et quelles ont été leurs réponses ?

M. Emmanuel Capus. - Le philosophe André Comte-Sponville a publié une tribune dans laquelle il explique que le confinement traduit une politique de précaution pour protéger principalement les populations âgées, au prix d'un effort considérable de la société. Il en conclut que c'est un basculement éthique inédit. Qu'en pensez-vous ?

Ensuite, les libertés individuelles ont été profondément encadrées pendant le confinement, notamment la liberté de culte. Le Conseil d'État a même considéré que certaines de ces restrictions étaient excessives. Où doit-on fixer le curseur entre protection de la santé et préservation des libertés ?

La question des rites funéraires et des hommages aux morts est essentielle dans notre civilisation. Où doit-on mettre le curseur entre le principe de précaution et les rites funéraires que toute société pratique vis-à-vis de ses morts ?

M. Arnaud Bazin. - Ma question porte sur le rapport entre la responsabilité et l'éthique. Nous vivons dans une société de plus en plus judiciarisée et des décisions ont été dictées par la crainte du contentieux. Comment percevez-vous d'un point de vue éthique l'intensification de cette judiciarisation ?

Mme Sophie Crozier. - Je vous remercie pour toutes ces questions. Concernant la communication sur les équipements de protection individuelle, elle pose la question éthique de la désobéissance à des ordres absurdes. C'est une question qui n'est pas nouvelle. On se la pose régulièrement dans nos pratiques soignantes. J'espère que cette crise va nous conduire à être en capacité d'interroger des consignes absurdes. Si on avait un doute sur la contagiosité du virus alors il fallait se protéger. Les Italiens ont vite réagi en disant qu'il fallait se protéger le visage, même avec un bout de tissu. Début mars, il n'y avait pas de consigne de port du masque pour les soignants dans mon service. C'est à ce moment-là que des soignants ont été contaminés. La question est aussi de savoir si les responsables politiques ne se sont pas défaussés sur des médecins pour prendre des décisions et les médecins n'ont pas toujours émis des recommandations basées sur le principe de précaution.

Sur les questions de logement et d'hébergement, je n'ai pas de compétence mais cela pose évidemment des questions éthiques. Ce sujet me fait penser à la question de la priorisation des équipements de protection. Ils ont été donnés d'abord à l'hôpital mais au sein même de l'hôpital, on nous culpabilisait de les utiliser. On se disait que certains services en avaient plus besoin que nous. On a donc mal fait, en réutilisant les masques par exemple, car nous avions intégré le fait qu'il y avait une pénurie.

Sur le système hospitalier, les problèmes qui se posent aujourd'hui dépassent la crise sanitaire. C'est le moment de revoir ce système, de revoir l'accès aux soins. La gouvernance du système hospitalier est une question essentielle sur laquelle il va vraiment falloir avancer.

La concurrence entre les pompiers et le Samu est un problème politique, même s'il peut poser des questions éthiques. Sur les éventuelles pertes de chances liées aux transferts de patients, il faudra évidemment savoir ce qu'il en a été. Par ailleurs, toute la dimension psychologique de la crise devra être étudiée.

La question du traçage des patients a émergé dans un climat de méfiance et de défiance, ce qui peut expliquer que très peu de personnes ont adhéré à ce dispositif. Il y a là une question de communication et de verticalité de la décision.

Sur la définition de l'expert, on pourrait y passer des heures. S'agissant de la communication de crise en général et de l'attribution du qualificatif d'expert, il y a une responsabilité des médecins et il faudra absolument qu'on s'interroge pour ne pas reproduire ces discours contradictoires.

La parole publique a effectivement eu un effet sur le renoncement aux soins. Si cette crise peut apporter des améliorations dans les échanges entre la médecine de ville et l'hôpital ce sera très bénéfique. Une autre source du renoncement aux soins vient du fait que les patients ne voulaient pas déranger les médecins en pleine crise. Il y a donc eu une part d'autocensure.

M. Emmanuel Hirsch. - Je n'ai pas rencontré d'autres institutions que le conseil régional d'Île-de-France et le conseil scientifique. J'ai eu des échanges directs avec Jean-François Delfraissy. J'ai adressé des documents à la direction générale de la santé et j'ai eu quelques échanges avec les services de la mairie de Paris. Cela montre que la concertation est possible. Nous la poursuivons, notamment avec les associations.

Le retour d'expérience est très intéressant, nous continuons à y travailler et il faudra en tirer des enseignements. Certains services ont été très affectés pendant la crise, en raison de décisions prises qui ont remis en cause des valeurs éthiques fondamentales. Pour d'autre, la cohésion a été maintenue en s'accrochant à ces valeurs ou en s'interrogeant collectivement sur des questions éthiques. La crise a tout autant aggravé les fragilités que permis de renforcer la cohésion des équipes professionnelles.

La question de l'accueil des plus vulnérables est fondamentale. Les gymnases ou les campements étaient mal équipés pour protéger les personnes. Des structures d'accueil ont dû être fermées par manque d'équipements de protection. Les maraudes et les Samu sociaux n'ont pas déserté, il faut leur rendre hommage. Ils attendent de la reconnaissance, plus que des indemnisations.

L'image de la personne hébergée en institution a beaucoup évolué avec la crise : on s'est aperçu que ce sont des personnes qui ont encore des relations sociales.

Je suis un admirateur d'André Comte-Sponville. Bernard-Henri Lévy s'est aussi exprimé sur la crise. Leurs positions pourraient être analysées, notamment sur la critique du biopouvoir. Ce sont des questions que beaucoup de personnes se posent : comment en débat-on socialement, au-delà des tribunes ? Il faut en discuter, maintenant que la sidération est passée. Le confinement a déjà été un moment de réflexion. C'est la première pandémie que l'on a vécue de chez soi, en direct, avec l'écran de télévision pour seul horizon. On peut aussi s'interroger sur la transparence de l'information, sur la manipulation de l'information, notamment de l'information scientifique.

Je pense que ce qui est en jeu, ce sont les valeurs de la République. La pandémie est une circonstance inattendue qui fait émerger des questions politiques et éthiques qu'on ne doit pas évacuer. Nous avons vécu une période extraordinaire, marquée par la dureté abyssale de ceux qui ont vécu des souffrances irréparables, de ceux qui sont dorénavant en fragilité économique et sociale. On doit témoigner des solidarités. De mon expérience, jamais la demande d'éthique, de sens et de politique n'a été aussi forte. Je vous remercie de nous avoir associés à vos travaux et de vos nombreuses questions qui nourrissent notre réflexion. Nous sommes inquiets de repères qui s'effondrent, qui font que la question du sens de la vie en société est peut-être de plus en plus contestée.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 35.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Table ronde avec des ordres des professions de santé

M. René-Paul Savary, président. - Notre audition de cet après-midi est consacrée aux ordres des professions de santé.

Nous entendons cet après-midi M. Patrick Chamboredon, président du Conseil national de l'ordre des infirmiers, Mme Isabelle Derrendinger, secrétaire générale du Conseil national de l'ordre des sages-femmes, Dr Serge Fournier, président du Conseil national de l'ordre des dentistes, Mme Pascale Mathieu, présidente du Conseil national de l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes, Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins, et Dr Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens.

Dans les premiers temps de la crise sanitaire, de nombreux professionnels de ville n'ont pas été en mesure de remplir leur rôle de premier recours, comme cela aurait dû être le cas s'agissant d'une épidémie pour laquelle les formes graves sont l'exception et ciblent des catégories de la population bien identifiées. Les causes en sont diverses : crainte des patients, défaut d'équipement et crainte des professionnels. Elles ont conduit les ordres à préconiser dans certains cas de fermer les cabinets.

Dans quelles conditions aurions-nous pu maintenir une activité à un meilleur niveau, comme cela a été le cas en Allemagne ? Quel retour d'expérience les ordres ont-ils tiré des premiers temps de la crise sanitaire ? Nous réserverons une place particulière aux pharmaciens, pour lesquels la problématique des équipements de protection est très spécifique. Qui est responsable de ces approvisionnements pour les professionnels ? À quel niveau doit-on stocker ces équipements ? Qui doit les financer ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Chamboredon, Mme Isabelle Derrendinger, M. Serge Fournier, Mme Pascale Mathieu, M. Jean-Marcel Mourgues, Mme Carine Wolf-Thal prêtent serment.

M. Patrick Chamboredon, président du Conseil national de l'ordre des infirmiers. - Alors que le nombre d'infirmiers est de 700 000, seulement 350 000 professionnels sont inscrits à l'ordre. Nous possédons toutefois une vraie représentativité, d'autant que nous avons réalisé un grand nombre d'enquêtes durant la crise sanitaire.

Autre particularité, un tiers des infirmiers exercent en libéral et deux tiers sont salariés du public ou du privé.

Durant la période de confinement, les professionnels ont continué à se rendre au domicile des patients, pour assurer la continuité des soins. Ils ont pris en charge les patients atteints du covid. Pour ce qui concerne le secteur hospitalier, ils se sont mobilisés, comme en ont témoigné les images transmises à la télévision, pour renforcer les services de réanimation.

Mme Isabelle Derrendinger, secrétaire générale du Conseil national de l'ordre des sages-femmes. - Je remercie tout d'abord mes collègues de me permettre de représenter les 24 000 sages-femmes de France.

La France a traversé et traverse la plus grande crise sanitaire qu'elle ait connue depuis plus d'un siècle. Pour lutter contre la covid-19, des mesures exceptionnelles ont été prises. Le monde s'est confiné, le système de santé s'est réorganisé et l'industrie s'est réorientée. Pendant cette période hors du commun, les sages-femmes ont continué leur activité. À la question « Ont-elles fermé leur cabinet ? », je peux répondre d'ores et déjà « non », malgré des conditions particulièrement complexes. Alors que la crise a imposé une interruption de l'activité médicale non urgente dans son ensemble, soulignons que l'obstétrique ne se déprogramme pas et, de facto, ne se reporte pas.

Je veux profiter de l'occasion qui m'est donnée pour remercier mes consoeurs les sages-femmes et saluer leur professionnalisme sans faille. Il est indispensable d'exposer les conditions complexes dans lesquelles elles ont été amenées à exercer. Il s'agit de répondre aux conditions de la crise actuelle, ainsi que des prochaines crises sanitaires, et d'améliorer la prise en charge de la santé des femmes.

Tout d'abord, l'accès aux équipements de protection individuelle a été chaotique et cacophonique pour l'ensemble des professionnels de santé, encore plus pour les sages-femmes. Le 28 février dernier, le Conseil national de l'ordre a alerté les autorités de santé sur les problématiques d'accès au matériel de protection pour les sages-femmes et a reçu une réponse rassurante.

Le 14 mars a été publié un arrêté permettant aux sages-femmes de bénéficier des stocks nationaux, au même titre que les autres professionnels de santé. Mais, quarante-huit heures plus tard, un nouvel arrêté est venu contredire le premier, puisqu'il ne mentionnait pas les sages-femmes. Le Conseil national a alors saisi en urgence le cabinet du ministre et la Direction générale de la santé (DGS) pour rectification. Le soir même, un message urgent de la DGS était publié. Néanmoins, la dotation était symbolique, puisque, à ce moment-là, n'étaient octroyés que six masques par semaine aux sages-femmes exerçant dans les zones à risque.

Pour rappel, le Haut Conseil de la santé publique avait classé les femmes ayant atteint le troisième trimestre de la grossesse comme patients vulnérables, et ce dès le 14 mars. Pour rappel encore, les sages-femmes n'ont pas interrompu leur activité. Elles ont été amenées à prendre en charge des patients atteints du covid.

Cette dotation de six masques par semaine ne s'est étendue à l'ensemble des sages-femmes du territoire français que le 25 mars. Elle est passée à dix-huit masques le 20 avril, puis à vingt-quatre masques au moment du déconfinement.

Ainsi, au plus fort de la crise, les sages-femmes n'ont eu accès qu'à un nombre plus que restreint de masques, ce qui a marginalisé la profession et, par extension, la santé des femmes. Ajoutons qu'aujourd'hui encore les sages-femmes ne bénéficient toujours pas de masques FFP2 pour prendre en charge les femmes covid+.

Par ailleurs, la prise en compte de la périnatalité par les pouvoirs publics a été tardive. En conséquence, les sages-femmes et les maternités se sont organisées difficilement, avec des protocoles aléatoires. La question de la place de l'accompagnant pendant l'accouchement a crispé les débats et stressé les femmes et les couples. Les réponses concernant la périnatalité ont été publiées tardivement, à savoir le 1er avril, et n'ont pas été actualisées au moment capital du déconfinement, en raison d'un blocage lié à la stratégie de dotation en masques FFP2 pour les sages-femmes.

Par ailleurs, si l'exercice de communication du ministère des solidarités et de la santé était difficile, du fait de la progression rapide de l'épidémie et de l'évolution quotidienne des connaissances, il est devenu quasiment impossible. La confusion de la communication politique et scientifique a conduit à la cacophonie, à la perte de repères et à la décrédibilisation de la parole publique.

Dans ce contexte, l'ordre des sages-femmes, à l'échelon tant national que local, s'est organisé pour soutenir les sages-femmes dans leur pratique, afin de garantir une prise en charge sécurisée et de qualité des femmes et des nouveau-nés et de défendre les droits des femmes. L'ordre a participé à la régulation des pratiques. Dès le 15 mars, nous avons adopté des consignes gouvernementales en recommandant aux sages-femmes de maintenir leur activité, tout en reportant certains soins non urgents. Nous avons publié un guide de bonnes pratiques, toujours en vigueur, dans le cadre du déconfinement.

Dès le début de la crise, la principale préoccupation de l'ordre a été la communication. Devant des informations évolutives et parfois contradictoires, afin de limiter la confusion, le Conseil a choisi de temporiser, en recoupant et centralisant les informations provenant de différentes sources. Nous avons ainsi mis en place une communication multimodale, pour informer directement l'ensemble des sages-femmes. Dans l'enquête flash du Collège national des sages-femmes de juillet 2020, les newsletters de l'ordre et les communiqués « DGS-Urgent » ont été les principales sources d'information des sages-femmes. L'ordre a joué un rôle de veille et d'alerte à destination des autorités, en relayant les demandes, les craintes, les questions des sages-femmes. Ainsi, nous sommes intervenus pour obtenir le remboursement de la télémédecine ou des dotations d'équipement de protection.

Historiquement engagé pour défendre les droits des femmes, l'ordre s'est mobilisé pour augmenter les délais légaux d'accès à l'IVG pendant la crise. Les droits des femmes ne doivent pas reculer. Les sages-femmes ont contribué à maintenir l'accès à la contraception et à l'IVG, afin de garantir aux femmes la possibilité disposer de leur corps.

Durant la phase aiguë de la crise, les sages-femmes ont oeuvré sans ménagement, dans des conditions complexes quotidiennes. Elles ont ainsi accompagné près de 120 000 naissances pendant ces deux mois de confinement. L'activité obstétricale ne se déprogramme pas.

Fatiguées par la crise sanitaire et leur marginalisation dans la gestion de cette crise, la lassitude des sages-femmes est aujourd'hui renforcée par les conclusions du Ségur de la santé. Elles se sentent plus que jamais oubliées et méprisées par les pouvoirs publics.

Dr Serge Fournier, président du Conseil national de l'ordre des dentistes. - Pour nous, cette crise a pris un aspect particulier, pour deux raisons : d'une part, nous étions et nous sommes toujours la profession la plus exposée aux risques de contamination ; d'autre part, notre exercice est à 95 % de nature libérale.

J'ai été l'un des présidents qui, le 16 mars dernier, ont demandé à l'ensemble de la profession de fermer les cabinets, pour des raisons de sécurité. Parallèlement, l'ordre national et les ordres régionaux et départementaux ont instauré un service de garde sur le territoire métropolitain et outre-mer. Nous avons également mis en place un numéro d'appel de service de garde national. Au cours de cette période, nous avons parfaitement ressenti que tout a reposé sur les ordres, qui ont assuré la gestion de la crise en totale autonomie.

Nous avons beaucoup à dire, notamment sur la gestion de la crise par les pouvoirs publics. Si nous n'avons pas de diaporama à présenter, nous avons transmis un lien donnant accès à la dernière revue dans laquelle les secrétaires généraux et moi-même retraçons toute l'histoire de la crise.

M. René-Paul Savary, président. - Tous les documents sont les bienvenus ; ils enrichissent notre réflexion.

Mme Pascale Mathieu, présidente du Conseil national de l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes. - Je suis très honorée d'être auditionnée dans le cadre de cette commission d'enquête. Il me semble en effet fondamental de faire part à la représentation nationale de ce que nous avons traversé en tant qu'organisateurs de nos professions respectives. Nous nous sommes à certains moments sentis bien seuls, notamment au début de la crise.

Si l'on peut comprendre que la crise était évolutive et qu'il fallait s'adapter jour après jour, ce qu'a par exemple dû faire le ministère des solidarités et de la santé, force est de constater que, très souvent, nous avons dû être les relais vers nos membres, faute d'informations. J'en veux pour preuve l'hygiène dans les cabinets : tout au début de la crise, bien avant que la Direction générale de la santé (DGS) nous donne des renseignements, il a fallu que nous nous débrouillions seuls pour délivrer des consignes claires à nos membres, puisqu'aucune n'était disponible. Moi-même, je m'étais rapprochée de la Société française d'hygiène hospitalière (SF2H), parce que je ne trouvais pas de ressources.

Les ordres ont donc vu leur rôle renforcé et réaffirmé vis-à-vis de leurs membres : ils ont en quelque sorte été les boussoles dans la crise. L'ordre des masseurs-kinésithérapeutes a envoyé des newsletters plurihebdomadaires, des flash actu ; chaque fois que nous avions des renseignements, nous mettions nos sites à jour ; nous avons dû traiter des milliers de questions écrites par internet ; nous avons organisé des Facebook Live. Nous avons dû communiquer énormément, parce que les professionnels étaient perdus.

Notre ordre compte 93 700 professionnels, dont 79 800 libéraux. Nous avons pris la décision, au moins dans les deux premières semaines du confinement, de demander la fermeture des cabinets. Cela n'était en aucun cas l'arrêt des soins, puisque nous avons recommandé à nos membres de poursuivre les soins à domicile non reportables et les soins urgents. Nous leur avons demandé de décider par eux-mêmes des soins qu'ils devaient mettre en oeuvre : si une entorse de cheville n'est pas une urgence, elle peut l'être chez un patient porteur d'un Parkinson en perte d'autonomie.

Si les 79 800 libéraux n'accomplissaient ne serait-ce que dix actes par jour, cela revenait à faire se déplacer quasi 800 000 personnes. Nous considérions que ce n'était pas raisonnable en période de confinement. Il nous a donc paru nécessaire d'adapter nos consignes. Nous les avons assouplies au bout de deux semaines, car il n'est pas toujours possible de reporter certains actes plus longtemps.

Cette crise a mis en exergue plusieurs éléments que je dénonce depuis des années, notamment le manque de kinésithérapeutes dans les établissements de santé. J'ai d'ailleurs pris l'initiative d'écrire à la commission des affaires sociales du Sénat tout au début de la crise pour l'alerter sur le fait que la prise en charge des patients serait compromise. D'ailleurs, je pense qu'elle l'a été, non pas en réanimation parce que l'on y trouve des kinésithérapeutes, mais dans les autres services vers lesquels les patients des services de réanimation ont été envoyés quand il y avait trop de bousculade, en raison du manque de kinésithérapeutes.

Nous avons été exclus des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) très tôt, dès le mois de janvier. J'ai alerté les pouvoirs publics et les fédérations d'Ehpad. Je suis très inquiète, car, pour sauver des vies, on a compromis l'autonomie de nombreux patients, ce qui ne se voit pas. Je suis sûre que des patients sont morts, non pas de la covid, mais des conséquences de la sédentarité et de l'absence de kinésithérapie dans les services.

Cette semaine, j'ai dû intervenir, car l'agence régionale de santé (ARS) Occitanie avait donné la consigne d'empêcher les kinésithérapeutes d'accéder aux Ehpad. Alors même que certains médecins coordonnateurs demandaient aux kinésithérapeutes de venir, ceux-ci se voyaient refuser l'entrée de ces établissements par les directeurs d'Ehpad. Cela s'est produit tout au long de la crise et cela recommence encore maintenant. J'ai contacté le ministère des solidarités et de la santé, qui a réagi tout de suite, et l'ARS Occitanie, qui a parlé de surinterprétation des consignes du ministère. Nous sommes là face à une réelle difficulté.

Sur la question des masques, ma collègue sage-femme a fait une présentation exhaustive. Nous étions soumis aux mêmes conditions, c'est-à-dire six masques par semaine, ce qui était ingérable. Nous nous sommes appuyés sur les acteurs locaux - les maires, les présidents de département - plus que sur les ARS, sauf lorsque nous avions des relations privilégiées avec elles et qu'on les connaissait par exemple personnellement.

Nous nous sommes heurtés à d'autres difficultés. Par exemple, des écoles ont refusé les enfants de kinésithérapeutes, parce que la liste des professionnels prioritaires ne précisait pas spécifiquement tous les professionnels de santé.

Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins. - L'ordre des médecins représente 307 000 médecins, dont un peu plus de 198 000 en activité régulière et 18 000 en cumul emploi-retraite, à peu près à parts égales entre ceux qui exercent une activité salariée, notamment hospitalière, et ceux qui ont une activité libérale, ce que l'on appelle communément médecine de ville, avec à présent une parité entre nos consoeurs et nos confrères.

Je découperai cette pandémie en trois phases, avec des observations, des constats et des griefs qui parfois se recoupent, parfois sont propres à chaque période.

Avant le confinement - c'est la première phase -, et c'est un constat commun, on note une impréparation de la France à ce risque sanitaire de pandémie, malgré des rapports qui ont été peu lus quant à la forte augmentation ces quarante dernières années des zoonoses, c'est-à-dire des pathologies transmissibles de l'animal à l'homme. Faut-il rappeler pendant cette décennie la diminution par dix des moyens de protection que sont les masques, une dépendance accrue vis-à-vis de ces moyens de protection et aussi des médicaments essentiels, notamment dans la sphère de la réanimation, très fortement fabriqués à l'étranger ? Et que dire des tests très notablement insuffisants, qui ont été ciblés pour le seul traçage des clusters, comme si les clusters et leur surveillance n'étaient pas appelés à devenir incontrôlés ? Tout cela a largement contribué à ce que la France, dans les pays qui ont des registres de mortalité fiables, soit hélas parmi les pays en tête au début de cette pandémie.

Pendant le confinement - c'est la deuxième phase -, on a parlé de résilience du système de santé. On devrait plutôt parler de formidable adaptation, dans l'urgence, des professionnels de santé, qui ont su casser les barrières, sur le plan tant de l'organisation que de leurs pratiques ou de leurs horaires pour absorber le surcroît de patients atteints. Cependant, le système a aussi montré ses faiblesses, en particulier pour des raisons d'organisation, mais aussi à cause de l'insuffisance d'implication, hélas, des établissements de santé privés et de la médecine de ville.

Cette période a aussi montré une désorganisation profonde du système de santé hors covid. Faut-il rappeler l'annulation massive de consultations et de soins programmés, les difficultés aggravées dans l'accès aux soins ? Ainsi, début juillet, 80 % des consultations ayant été annulées n'avaient toujours pas été refixées. C'est ainsi que l'on peut parler d'une perte de chance dans le suivi des pathologies graves ou chroniques et pour les personnes âgées, comme l'a évoqué Mme Mathieu.

Pendant ce confinement, l'information a été confuse. Sur ce point, les responsabilités sont partagées. Certes, la parole des scientifiques, dont celle des médecins dans les médias, a parfois été inaudible et contradictoire, mais il en est de même pour les agences régionales de santé vis-à-vis des professionnels de santé, lesquels étaient parfois mieux informés par la presse générale que par ces agences.

Le déconfinement - c'est la troisième période - montre des difficultés à retrouver un fonctionnement antérieur du système de santé, des incertitudes dans l'anticipation opérationnelle, s'il y avait une deuxième vague d'importance, ce qui est toujours craint, notamment cet automne. Il met aussi en lumière de façon particulièrement crue des insuffisances du système de santé avec toutes les incertitudes relatives aux mesures du Ségur de la santé dont chacun s'accorde à dire qu'elles sont insuffisantes, même si elles sont encore récentes. On note également un manque de transversalité dans le système de santé et de coordination : les agences régionales de santé ont été des agences de déconcentration, plutôt que des agences de décentralisation.

Je n'oublie pas la protection des soignants, qui a été insuffisante et qui a probablement largement expliqué les messages de santé publique sur le faible intérêt du port du masque, diamétralement opposés à ceux qui, heureusement, sont tenus aujourd'hui.

Je parlerai aussi de l'insuffisante concertation dans une prétendue démocratie sanitaire. Ainsi, les ordres ont été absents des comités scientifiques, alors que nous étions face à des questions éthiques, notamment vis-à-vis de la prise en charge des personnes âgées en Ehpad.

In globo, la prise en charge nous a semblé beaucoup trop administrative, pas suffisamment inclusive au regard de ce que les ordres des professionnels de santé, celui des médecins notamment, par leur engagement, leur représentativité de l'ensemble des professionnels inscrits au tableau auraient pu apporter, notamment sur les questions éthiques.

Dr Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens. - Dès le début de la crise sanitaire, au même titre que l'ensemble des professionnels de santé, les pharmaciens de tous les métiers se sont activement mobilisés pour répondre aux enjeux de santé publique. Les pharmaciens ont été en première ligne aux côtés de la population, malgré le confinement. Après la fermeture de la plupart des commerces le 15 mars et le confinement de la population le 17 mars, les officines de pharmacie et les laboratoires de biologie médicale sont toujours restés ouverts : ils étaient parfois les seuls professionnels de santé accessibles pour répondre aux questions d'une population inquiète et angoissée par le climat de pandémie ; tous les pharmaciens ont rempli leur mission de santé publique sans surenchère, sans céder à la cacophonie ou au doute qui a parfois prévalu sur certains sujets.

Les pharmaciens ont contribué à surmonter cette crise sanitaire, quelle que soit l'activité exercée, dans le seul but de garantir la continuité des soins. Fabricants, distributeurs en gros, pharmaciens exerçant en officine ou dans les établissements de santé, pharmaciens biologistes, pharmaciens réservistes : tous ont oeuvré pour la santé publique.

Le contexte était difficile et inédit. Chaque conseiller ordinal était présent pour soutenir ses confrères qui devaient faire face non seulement à une situation exceptionnelle, mais aussi à des violences verbales et physiques. Je tiens à votre disposition le nombre d'agressions déclarées par les pharmaciens officinaux, mais aussi d'escroqueries, notamment sur la vente de masques, et de sollicitations d'escrocs.

Bien sûr, les pharmaciens d'officine ont également dû s'adapter quotidiennement à de nouveaux modes d'organisation. Ils ont ainsi fait face à des équipes réduites, car ils n'avaient pas plus de masques que les autres professionnels de santé. Il a fallu mettre en place l'accueil du public dans les officines, sous l'égide de l'ordre qui a élaboré des guides et formulé des recommandations.

Par ailleurs, il a fallu adapter les règles de dispensation tout au long de la crise, avec des mesures exceptionnelles pour garantir la continuité des soins ou le bon usage des médicaments - on pourra revenir sur l'épisode de l'hydroxychloroquine -, mais aussi faire face au risque de pénurie. Sur tous ces sujets, l'ordre a été partenaire des pouvoirs publics afin de garantir l'accès aux soins.

Je n'oublie pas le rôle qui a été confié aux officinaux, sur la demande du ministère, de l'intérieur de recueillir les témoignages de violences conjugales. Dans ce temps où de nombreux lieux étaient fermés, les officines ont servi de lieu de relais et d'accueil aux personnes victimes de violences familiales, puisque ces agressions ont malheureusement beaucoup augmenté pendant cette période.

Nous aurons l'occasion de revenir sur la distribution des masques du stock État. C'est l'ordre des pharmaciens qui s'est porté volontaire auprès du ministère pour aider les autorités à acheminer ces masques vers les professionnels de santé de ville. Les pharmaciens ont accepté cette mission et l'ont relevée vaillamment, ce qui n'a pas été simple.

Je souhaite parler des pharmaciens de pharmacies à usage intérieur dont on a peu parlé. On a beaucoup parlé des lits de réanimation qui étaient ouverts, mais ceux-ci n'auraient pas été armés sans la présence des pharmaciens dans les hôpitaux, qui ont dû eux aussi faire des prouesses.

Les pharmaciens biologistes ont très rapidement été concernés pour mettre en place les solutions de dépistage et de diagnostic.

Au coeur de la crise sanitaire, en plein confinement, les pouvoirs publics ont dû gérer en urgence la pénurie des masques et les pharmaciens ont relevé cette mission difficile.

Très tôt, l'ordre a souhaité collaborer avec les ministères sur les autres sujets, notamment sur la mise en place de mesures pour préserver l'accès aux soins. Je ne les rappelle pas, mais tiens cette liste à votre disposition : le renouvellement des ordonnances, le circuit ville-hôpital de distribution des médicaments rétrocédés, la préparation des solutions et des gels hydroalcooliques, les restrictions sur les prescriptions d'hydroxychloroquine et de paracétamol, lequel a été limité pour éviter les ruptures, les mesures exceptionnelles de l'accès aux médicaments de l'IVG médicamenteuse, les médicaments de réanimation qui a nécessité la mise en place d'un circuit adapté. Les missions ont donc été nombreuses.

Ma principale préoccupation, c'est la préservation de la santé publique, tout faire pour la santé des soignants et celle des patients qui venaient tous les jours à l'officine. Les pharmaciens ont toujours été en première ligne et ont toujours répondu présent, quelles que soient les circonstances. Je suis extrêmement fière du comportement de tous les pharmaciens et je tiens à les remercier : durant cette crise, ils ont été à la hauteur des enjeux et des responsabilités que l'on attendait d'eux et qui, très souvent, dépassaient largement le cadre habituel de leur activité. Je veux souligner l'investissement très important des conseillers ordinaux dans l'accompagnement de leurs confrères dans l'exercice de leur activité.

Je souhaite que ces commissions d'enquête parlementaires soient l'opportunité de formuler des propositions constructives, tant sur l'évolution de nos exercices professionnels que sur nos relations avec les pouvoirs publics, afin que, si nous devions faire face à une nouvelle crise sanitaire, les choses soient plus claires sur le rôle de l'ordre et ce qu'il peut apporter aux pouvoirs publics. Ce sera peut-être l'occasion de mettre en place de nouvelles mesures dans de prochains textes de loi.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - À la suite de notre audition de ce matin, nous avons été les destinataires d'un mail émanant de l'ordre des médecins du Vaucluse, datant du 20 mars dernier et ayant pour objet une information covid-19 à diffuser à tous les confrères du département. L'introduction indique que « le poste médical avancé va être monté sur l'hôpital, permettant de faire le tri adapté des patients avant d'entrer dans l'enceinte de celui-ci ». Un peu plus loin, un paragraphe précise que, « malheureusement, au vu des dernières recommandations, les patients des maisons de retraite et Ehpad présentant des comorbidités et en détresse respiratoire ne seront bientôt plus admissibles à l'hôpital. Il devra être envisagé pour eux des soins de confort. Nous avons conscience que ces choix éthiques à venir seront douloureux, mais inévitables. Nous réaborderons bien entendu ce sujet prochainement. »

Monsieur Mourgues, avez-vous eu connaissance de ce mail ? Y avez-vous réagi au titre de votre ordre ? À votre connaissance, d'autres départements ont-ils adopté la même position ? Le Conseil national de l'ordre des médecins a-t-il validé cette disposition prévoyant que les patients des maisons de retraite et des Ehpad ne seraient plus admissibles à l'hôpital ? Dois-je comprendre, par ce mail en tout cas, que le Conseil national de l'ordre des médecins aurait cautionné cette disposition ?

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Je vous remercie très sincèrement de cette question.

L'ordre national des médecins a eu connaissance de ce mail et, autant dire les choses très clairement, c'était une crainte de l'ensemble de la communauté des soignants que la situation française ne devienne identique à celle de l'Italie. Fort heureusement, même si on a tangenté les capacités maximales de réanimation, celles-ci n'ont pas tout à fait été atteintes et, grâce à la formidable résilience de femmes et d'hommes professionnels de santé qui ont su ouvrir des lits supplémentaires et organiser des transferts sanitaires, on a évité cette situation qui aurait été catastrophique sur un plan éthique.

Le Conseil national s'est exprimé tout à fait clairement par communiqué de presse pour condamner tout éventuel tri. Fort heureusement - et il n'y a aucune ambiguïté là-dessus -, cela a été évité.

En revanche, hors de la pandémie, conformément à ce qu'il est communément admis par les collèges et sociétés savantes d'anesthésistes et de réanimateurs, la réanimation a été opérée sur des personnes en fonction de leur état de santé et de leur vulnérabilité sans que les soignants soient accusés d'acharnement thérapeutique déraisonnable. Je peux vous garantir que la situation où des personnes âgées notamment vivant en Ehpad n'auraient pas eu les soins auxquels ils avaient naturellement droit a pu être évitée et j'en remercie très sincèrement l'ensemble des soignants.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Je m'adresse à vous tous. Avant l'acmé de l'épidémie, qui est survenue vers la mi-avril, avez-vous été associés à l'élaboration de référentiels de prise en charge des patients ? Avez-vous eu des contacts avec les membres du cabinet ou de la DGS pour parler de l'épidémie ?

Ce matin, lors de notre réflexion sur l'éthique médicale, nous nous sommes interrogés sur la parole des médecins pendant cette crise et ses aspects contradictoires. Certes, il est bien normal qu'elle soit variée s'agissant d'une profession qui est elle-même diverse et qui a une pluralité d'expression. L'ordre des médecins estime-t-il qu'il y a eu dans cette séquence des infractions à la déontologie ou à l'éthique médicale ou que l'on est resté dans la controverse scientifique, laquelle est un élément normal du débat ? Des procédures sont-elles en cours ?

Monsieur Fournier, regrettez-vous d'avoir décidé la fermeture des cabinets dentaires ?

Dr Jean-Marcel Mourgues. - En ce qui concerne les référentiels de prise en charge, en particulier les référentiels médicaux, autant que je sache, il n'y a pas eu de contact direct avec le Conseil national de l'ordre.

Pour autant, je veux nuancer la critique que j'ai formulée à l'endroit des agences régionales de santé. Certaines ont accompli un travail remarquable. Ainsi, la gestion par l'ARS Île-de-France pour éviter une submersion des moyens a été louée à sa juste mesure. Une critique en règle n'est pas de mise.

Pour ce qui concerne la parole des médecins, la situation est complexe et complètement inédite. Lors de la grippe dite espagnole qui est survenue voilà un siècle et qui est la dernière référence de pandémie, il n'y avait pas d'autres médias que la presse écrite et cette effervescence médiatique n'existait pas.

Le temps scientifique n'est ni le temps humain ni le temps de la communication. La science est par nature évolutive ; elle est faite de doutes, avant confirmation ou infirmation. Il faut respecter l'expression de chacun, sans pour autant faire la promotion de thérapeutiques déraisonnables non éprouvées ou qui exposeraient les patients à une dangerosité particulière. Je ne suis pas là pour faire la publicité de tel ou tel médecin ou de telle ou telle procédure en cours. Les choses suivent leur rythme : l'audition de certains médecins par des conseils départementaux de l'ordre des médecins pourra entraîner, le cas échéant, au cas par cas, des traductions en chambre disciplinaire de première instance.

Dr Serge Fournier. - Dès le début de l'épidémie, l'ordre des chirurgiens-dentistes a été à l'initiative et à la réalisation de la création de la commission scientifique en médecine bucco-dentaire, dont il a assuré le total pilotage. Aujourd'hui, nous en sommes à la troisième version des recommandations, qui est un petit peu plus allégée. Il a été compliqué de réunir la totalité de la communauté scientifique.

M. René-Paul Savary, président. - À partir de quand cette commission s'est-elle exprimée ?

Dr Serge Fournier. - Dès le début, entre le 20 et le 30 mars, avec la première version des recommandations, laquelle a ensuite été avalisée par la Haute Autorité de santé (HAS), mais c'est arrivé en tout dernier.

Non, je ne regrette pas d'avoir recommandé la fermeture des cabinets, et ce pour une raison essentielle : nous nous étions aperçus depuis la mi-février, dans les échanges de courriers avec M. Jérôme Salomon, que l'État ne disposait pas de matériels de protection, notamment les masques FFP2, spécifiques pour les chirurgiens-dentistes. À partir du moment où nous avons eu cette conviction, il était hors de question de laisser mes confrères et mes consoeurs chirurgiens-dentistes exercer : cela aurait été une véritable boucherie.

J'ai donc pris cette décision et ce sera vraisemblablement la seule fois, car je n'ai pas l'intention, quoi qu'il arrive, de redemander la fermeture des cabinets. C'est historique dans la profession : jamais un président d'ordre n'a demandé à une profession libérale de cesser son activité, d'autant plus que j'avais demandé à plusieurs reprises la couverture des pouvoirs publics, du ministre des solidarités et de la santé et du Premier ministre pour appuyer cette recommandation, qui était à la limite de la légalité, puisqu'elle ne s'appuyait sur aucun fondement juridique.

M. René-Paul Savary, président. - Si vous aviez eu des masques FFP2, vous auriez pu maintenir cette activité ?

Dr Serge Fournier. - Si nous avions disposé de tels masques et de surblouses de protection, vraisemblablement.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - C'est à la mi-février que vous avez échangé avec le directeur général de la santé pour demander des moyens de protection ?

Dr Serge Fournier. - J'ai eu des échanges par mail entre mi-février et fin février.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Pourrez-vous nous transmettre ces échanges ?

Dr Serge Fournier. - Bien entendu.

Mme Pascale Mathieu. - Pour notre part, nous avons été sollicités par la HAS le 25 mars pour élaborer avec des personnes de la profession que nous avons désignées des réponses rapides sur la prise en charge des patients covid+, puis post-covid. Quand nous avons eu à faire valider les recommandations en matière d'hygiène et d'accueil dans les cabinets que nous avions instaurées nous-mêmes avec une grande fluidité, nous avons eu des relations permanentes avec la HAS.

S'agissant des relations avec le cabinet du ministère, nous avons pu solliciter en tant que de besoin un conseiller, qui nous a toujours répondu instantanément, même si ce qu'il nous répondait ne nous satisfaisait pas forcément.

Mme Isabelle Derrendinger. - Nous avons été convoqués à la DGS, à la demande de Jérôme Salomon pour des réunions de crise, les 29 janvier et 6 février.

Le Conseil national de l'ordre des sages-femmes n'a pas été associé à la rédaction du guide de préparation du 16 mars. Nous l'avons regretté, car nous aurions pu anticiper l'organisation des soins périnataux, qui ont été maintenus.

Nous avons nous aussi été associés aux travaux de la Haute Autorité de santé dans le cadre des réponses rapides ; celles-ci sont intervenues un peu plus tardivement en périnatalité, ce qui se comprend au regard des priorités sanitaires au cours du mois d'avril.

M. Patrick Chamboredon. - Pour notre part, nous avons été associés aux réunions des 29 janvier et 6 février sous l'égide de la DGS, présentant le développement de l'épidémie, mais nous n'avons pas été associés à quelque démarche que ce soit.

Nous avons continué notre activité au fil de l'eau. Ma profession est très habituée à prendre en charge des patients qui ont des bactéries multirésistantes ou toute autre pathologie transmissible et assez virulente. Nous n'avons pas émis de consigne particulière et aucun cabinet n'a fermé. Des mesures de précaution ont été prises dans les cabinets libéraux, ils ont reçu moins de patients à chaque fois. Toutefois, nous n'avons ni formulé de recommandations particulières ni demandé la fermeture des cabinets ou l'arrêt des soins.

Pour les moyens de protection, c'est toujours le même nombre, à savoir dix-huit masques hebdomadaires, dont six FFP2, ce qui était largement insuffisant pour assurer la continuité des soins. La question porte aussi sur les surblouses : quand on fait dix à vingt domiciles par jour, le FFP2 est indispensable, mais d'autres équipements aussi.

Dr Carine Wolf-Thal. - L'ordre des pharmaciens a été associé au démarrage aux réunions qui ont eu lieu à la DGS, tant que celles-ci ont été possibles, c'est-à-dire jusqu'au 18 février. La mise en place des diverses mesures que j'ai évoquées tout à l'heure s'est ensuite faite au coup par coup, au fil des événements. Nous avons également eu des contacts avec le cabinet en tant que de besoin ; la réactivité a été certaine. Il en est de même avec les cellules de crise, notamment la cellule de crise masques pour la distribution des masques. Tout cela s'est fait avec plus ou moins de succès.

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Je confirme les réunions auprès de la DGS et, en pointillé, sans rythme systématique et régulier, des contacts avec le cabinet ministériel, voire, ponctuellement, avec le ministre.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - La chronologie est pour nous majeure. Vous nous annoncez des réunions qui auraient eu lieu fin janvier et début février et des mesures qui, pour certaines, ont été prises le 27 mars, alors que le gros de l'épidémie dans le Grand Est était début mars. Lors de ces premières réunions, le stock des protections a-t-il été évoqué ?

Nous avons évoqué les relations avec la DGS et les ministères, mais comment les relations locales se sont-elles passées ? Qui était votre interlocuteur privilégié, le directeur de l'ARS ou le directeur de la délégation départementale ?

Il a été question de la rupture de soins. Comment se fait la reprise, notamment chez les dentistes ? Sur le terrain, on a l'impression que les délais sont très longs, car le nombre de patients reçus est très réduit.

Comment les dispositifs de télémédecine ont-ils été élaborés pendant cette période ? Que souhaitez-vous voir pérenniser ?

Monsieur Mourgues, vous avez parlé de sanctions disciplinaires, ce qui a choqué de nombreux praticiens. Il s'agit là d'une atteinte à la liberté de prescription qui a été cautionnée par le Conseil national de l'ordre.

Dr Jean-Marcel Mourgues. - La liberté de prescription doit être assortie d'un cadre qui est généralement celui de thérapeutiques validées ne mettant pas en danger la vie d'autrui, tout en sachant que les patients, que l'on appelle communément les usagers de la santé, confient en quelque sorte au médecin le choix éclairé d'une thérapeutique, les patients n'ayant bien évidemment pas la connaissance pour faire le tri entre telle ou telle thérapeutique. C'est inscrit dans le code de santé publique et n'est nullement nouveau. En revanche, ce qui est nouveau, c'est la situation inédite de cette pandémie brutale, pour laquelle nous n'avions pas de thérapeutique éprouvée.

Pour autant, cela n'est pas suffisant que les médecins s'affranchissent des garanties de sécurité qu'ils doivent apporter aux patients.

Il n'y a pas de sanction disciplinaire systématique sur des signalements. Des auditions sont organisées au cas par cas. Il peut y avoir des plaintes et, en fonction des explications qui seront apportées et de la gravité potentielle des fautes qui ont été commises, certains médecins pourront être traduits en chambre disciplinaire de première instance. Les chambres disciplinaires, toutes présidées par un magistrat, seules jugeront. Nous sommes dans un État de droit, avec une première instance, un niveau d'appel et un pourvoi en Conseil d'État.

M. René-Paul Savary, président. - La question est plus précise. Quand nous interrogeons individuellement des médecins, certains déclarent qu'ils prendraient de la chloroquine, s'ils avaient la maladie. Et il n'y a pas eu que la chloroquine !

Dr Jean-Marcel Mourgues. - La situation est complexe. Le temps scientifique est plus long que les attentes de nos concitoyens. Faut-il pour autant s'affranchir des règles de sécurité en matière de prescription du médicament ? Certainement pas. Reste que la question que vous posez demeure tout à fait licite. Je pense que l'on ne peut pas s'exonérer de règles qui garantissent fondamentalement la sécurité du patient dans les thérapeutiques qui lui sont proposées.

M. René-Paul Savary, président. - La question porte aussi sur le sentiment de confiance de nos concitoyens. Ce qui n'est peut-être pas entièrement justifié médicalement peut être psychologiquement volontiers accepté dans une société.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Je ne voudrais pas que le débat soit pour ou compte l'hydroxychloroquine ; ce n'était pas ma question. Certains médecins ont été convoqués par le conseil départemental de l'ordre parce qu'ils avaient prescrit des antibiotiques ou fait des associations d'antibiotiques. Reconnaissez que, pour une profession médicale, toucher à la liberté de prescrire lorsqu'un médecin est face à un patient atteint d'une pneumopathie et essaie d'agir avec ce qu'il y a dans l'arsenal thérapeutique pose question.

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Il convient d'être très précis : convocation ne vaut pas condamnation, mais vaut explication. Le cas échéant, cela peut conduire à une traduction devant une chambre disciplinaire. Dans un État de droit, et nous y sommes très attachés, tout médecin ayant fait l'objet d'une plainte a la possibilité d'être défendu, de faire appel de cette condamnation, voire, en phase ultime, de se pourvoir en cassation auprès du Conseil d'État.

Quantité de confrères ne comprennent pas non plus que la liberté de prescription puisse s'assortir des règles qui, jusqu'à présent, ont garanti la sécurité des patients. La brutalité de cette pandémie nous a plongés dans une situation inédite : force est de constater que, sur le plan thérapeutique, nous avons été désarmés. Cela introduit des réflexions fondamentales qui doivent être davantage approfondies.

Il n'est absolument pas dans notre intention de fracturer tant la communauté française que celle des médecins ; il s'agit bien plus d'édicter des principes garantissant la sécurité à laquelle nos patients ont le droit le plus absolu.

Mme Pascale Mathieu. - Sur la reprise des soins, je souhaite insister sur la perte de chance, qui est une évidence pour moi, même si je n'ai pas de chiffres à avancer.

Dans les établissements de santé, y compris dans les services de soins de suite et de réadaptation (SSR), très souvent, il n'y a pas de kinésithérapeutes et on confie des patients à d'autres professionnels en imaginant que c'est de la rééducation. On recrute par exemple des éducateurs sportifs, diplômés de la fac de sport. Certains ont une licence de sport, c'est-à-dire une formation de trois ans, et parfois font trente heures dédiées à la médecine ; ce qui s'appelle sport-santé. Certes, ils ont un rôle à jouer dans le système de santé, mais je crains que, sous couvert de sport-santé, ces établissements, au lieu de prendre les choses en main, c'est-à-dire de recruter les kinésithérapeutes et de les payer convenablement, mettent des succédanés qui ne sont ni des rééducateurs ni des professionnels de santé. Pour moi, c'est un véritable scandale sanitaire.

La perte de chance ne se mesure pas. Les neuromyopathies consécutives à la réanimation impliquent des lésions musculaires ou des lésions articulaires, qui appellent une rééducation très spécifique et particulière. Si ces patients ont par exemple une capacité de récupération à 80 %, mais ne récupèrent que de 60 %, qui va le dire et qui va le savoir ? C'est cela, la réelle perte de chance. Il faut donc que le système change.

À un moment, j'ai arrêté le recrutement d'un ostéopathe en réanimation en région parisienne- j'ai tous les mails -, alors que de nombreux kinésithérapeutes étaient inscrits et dans la réserve sanitaire et sur la plateforme #Renforts-Covid. Comme cela s'est ébruité sur les réseaux sociaux via Twitter, Nicolas Péju, le directeur général adjoint de l'ARS Île-de-France, m'a indiqué que l'AP-HP ne savait pas que des kinésithérapeutes étaient inscrits sur cette plateforme. Personne n'y a pensé ! On est face à des dysfonctionnements de cet ordre.

La télémédecine a également été pour nous un véritable scandale. Dès le début du confinement, j'ai écrit au ministre pour lui demander le télésoin, qui était absolument fondamental pour nous et qui permettait de maintenir des soins de rééducation à distance tout en préservant la santé de nos concitoyens et des kinésithérapeutes. Des textes ont été publiés pour les orthophonistes, pour les ergothérapeutes, pour les psychomotriciens, mais jamais pour nous !

Il a fallu encore une fois que j'interpelle Nicolas Revel via Twitter pour dire que les kinésithérapeutes étaient les paillassons. Pourquoi ? Qu'est-ce qui bloquait ? Pour les kinésithérapeutes, on proposait un acte dégradé, c'est-à-dire inférieur au tarif habituel, alors que, ni pour les sages-femmes, ni pour les infirmiers, ni pour les médecins, le montant de l'acte n'avait été abaissé. C'était pour la traçabilité, m'a-t-on indiqué. J'ai répondu qu'il suffisait d'augmenter l'AMK de 1,1 point. À la suite de mon intervention très vigoureuse, tout s'est débloqué en deux jours, mais les textes ne sont parus que le 16 avril, alors que nous avions formulé cette demande dès le début du confinement, que j'avais écrit partout, à Bruno Le Maire, à Cédric O, à Olivier Véran, en ayant l'impression de ne pas être entendue.

M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez pas bénéficié du chômage partiel ?

Mme Pascale Mathieu. - Non, nous avons maintenu l'activité, mais les kinésithérapeutes ont reçu l'aide de 1 500 euros, même si cela ne couvrait pas tout. Et il y avait les soins à domicile.

Pourquoi les kinésithérapeutes ne font-ils plus de domicile ? J'ai mis ce sujet à l'ordre du jour du prochain conseil national dans quinze jours, car je suis sollicitée à outrance par des patients qui ne trouvent plus de kinés se rendant à domicile. C'est aussi une question de tarifs : c'est du travail à perte ! Je ne suis pas là pour parler des rémunérations, mais la qualité des soins et des patients est une préoccupation pour moi. Or je n'ai pas les moyens de contraindre les kinésithérapeutes à aller à domicile.

Dr Serge Fournier. - Pour notre part, nous attendons toujours l'arrêté concernant les téléconsultations et ce n'est pas faute d'avoir fait le siège de l'ensemble des instances !

Si une téléconsultation avait été mise en place au moins de façon provisoire durant la crise, un nombre important de patients auraient pu être soignés. En chirurgie dentaire, il y a les actes techniques, mais il y a aussi l'acte intellectuel. Un certain nombre de cas aurait pu être temporisés par ces téléconsultations.

Pour les chirurgiens-dentistes, le déconfinement a été réussi et c'est grâce à l'État : le ministère nous a fourni 150 000 masques FFP2 cash, que nous avons distribués par l'intermédiaire des conseils de l'ordre. Je pense également aux dotations d'État, et je voudrais remercier les pharmaciens qui ont une fois de plus accepté de participer à la distribution hebdomadaire, qui a permis aux chirurgiens-dentistes de redémarrer leur activité.

Cela étant, nous sommes maintenant assez inquiets face aux investissements importants qui incombent aux cabinets dentaires et face au nombre de patients que nous pouvons voir chaque jour, à savoir un par heure, malgré des recommandations allégées. Celles-ci ne vont pas manquer d'entraîner, à moyen terme, des problèmes économiques et des problèmes de santé publique. Certains patients cherchent en vain à être reçus, ce qui pose un gros problème déontologique et d'éthique de la santé.

Mme Isabelle Derrendinger. - Les relations avec les ARS ont sans doute été moins marquées pour nous, puisque les échanges se faisaient à l'échelon national. Nous avons toutefois interrogé nos collègues élues départementales et régionales et l'ensemble de la communauté des sages-femmes concernant ces relations. Nous avons noté des variabilités. Certaines ARS ont associé des sages-femmes - de surcroît, quand une sage-femme exerce dans une ARS, l'habitude veut qu'on oublie moins la santé périnatale et la place des sages-femmes - pour discuter notamment des liens ville-hôpitaux. A contrario, d'autres ont complètement omis de convier les sages-femmes à une information aux professionnels de santé sur les risques liés au virus.

Dans le cadre de l'enquête que nous avons menée auprès des 24 000 sages-femmes, quasi 11 000 ont répondu, ce qui montre la proactivité de la profession dans cette pandémie : 42 % des sages-femmes ont annoncé avoir des relations avec leur ARS, ce qui signifie que 58 % restent sur le côté.

L'ordre national a saisi le ministère le 14 mars pour demander le remboursement des actes de télémédecine pour les sages-femmes ; cela a été acté cinq jours plus tard. La réactivité a donc été réelle et nous en remercions le ministère. Cependant, ce dispositif est soumis à échéance et, à ce jour, doit s'éteindre le 31 octobre prochain. La profession en demande la pérennisation.

N'ayant pas interrompu leur activité pendant le confinement, les sages-femmes l'ont bien évidemment préservée au moment du déconfinement. Moi aussi, je tiens à remercier mes collègues pharmaciens de leur réactivité. Vous le savez, nous avons été très modulés par les notes de la DGS concernant la dotation de masques, cela a demandé aux professionnels des officines de s'adapter de façon extrêmement rapide aux demandes des sages-femmes qui veillaient jour et nuit aux publications de la DGS.

M. Patrick Chamboredon. - Les infirmiers ont des relations avec un conseiller particulier du cabinet du ministère de la santé. Nous avions des réponses par SMS ou par téléphone, qui ne nous satisfaisaient pas toujours.

Je me suis toujours demandé pourquoi les infirmiers n'étaient pas présents dans les conférences régionales de santé et d'autonomie (CRSA) : il n'y a que des médecins. Nous sommes les seuls professionnels de santé à être répartis H24 sur le territoire ; pourtant, nous ne sommes pas conviés à ces conférences et à ces informations. C'est une situation que je souhaite voir très largement évoluer.

Nous n'avons pas pu faire de télésoin, même si le texte est paru assez rapidement, parce qu'il fallait une prescription médicale pour le déclencher. Or c'était une façon d'avoir une présence de professionnels de santé, à un moment où les consultations médicales ont fortement évolué en télémédecine et où les infirmiers étaient quasiment les derniers professionnels de santé à se rendre au domicile des patients. Sur le forum de questions en ligne que nous avons créé sur notre site internet, des infirmiers nous ont signalé que des patients leur refusaient l'accès au domicile : il y a eu des abandons de soin parce que les patients pensaient que les infirmiers étaient des vecteurs potentiels de la pathologie.

À ce jour, le texte sur le télésoin n'est pas pérennisé et n'est pas rédigé de la même façon que pour les kinés par exemple : si ces derniers déclenchent l'acte de télésoin sur leurs compétences propres, les infirmiers ne le peuvent pas. Pourtant, ils font autant d'études ; ils pourraient donc avoir aussi cette liberté.

Nous avons plutôt des relations avec les représentants de proximité, c'est-à-dire les maires et les délégations territoriales de l'agence régionale de santé (DTARS).

Dr Carine Wolf-Thal. - Je souhaite revenir sur la pénurie de matériels de protection. Oui, nous étions au courant, notamment depuis la dernière réunion à la DGS, le 18 février. Nous savions qu'il y avait une difficulté notamment sur l'acheminement des masques du stock État, qui se situait à Santé publique France, vers les professionnels de santé, notamment ceux de premier recours. C'est lors de cette réunion que j'ai proposé d'utiliser le réseau des pharmaciens pour la distribution aux professionnels locaux, puisque, par leur maillage, leur présence sur tout le territoire et surtout le fait que les officines restaient ouvertes et accessibles en cette période, c'était une solution. Cela a aussi été permis par le système de distribution en gros, à la fois les dépositaires et les grossistes répartiteurs, qui étaient en capacité, pour la partie logistique, d'aller chercher ces masques chez Santé publique France et de les acheminer en toute sécurité dans les officines.

Si nous étions au courant, nous ne savions pas trop et nous n'avons d'ailleurs jamais trop bien su pas trop quel était réellement le stock disponible et combien de masques nous allions pouvoir distribuer aux professionnels de santé dans les premières semaines et dans la suite du confinement.

M. René-Paul Savary, président. - Votre interlocuteur était Santé publique France ou les ARS ?

Dr Carine Wolf-Thal. - Ce n'étaient pas les ARS ; c'était la cellule de crise masques, mais cela concernait les opérationnels, c'est-à-dire les dépositaires et les grossistes répartiteurs, pour la partie logistique. En tant qu'ordre, nous n'étions pas du tout dans les discussions relatives aux dotations. On recevait simplement du DGS-Urgent le nombre de masques à donner aux médecins : dix-huit, douze, six...

Concernant les relations avec les ARS, je ferai la même réponse que les autres intervenants : cela variait d'une région à une autre en fonction de la situation sanitaire dans la région - les relations étaient différentes dans le Grand Est et en Normandie, par exemple, où j'exerce. Cela dépendait aussi des interlocuteurs : c'étaient souvent les unions régionales de professionnels de santé (URPS), qui sont les interlocuteurs privilégiés des ARS. Localement, il y a bien évidemment eu des contacts et des organisations.

Sur la télémédecine, même si les pharmaciens sont moins directement concernés, je profite de cette tribune pour dire que nous appelons depuis très longtemps de nos voeux la e-prescription. La téléconsultation donne lieu à une prescription. Or vous savez qu'il existe énormément de fraudes et de fausses ordonnances liées aux ordonnances dématérialisées. Rien n'est plus difficile au comptoir que de déterminer, à partir d'un smartphone, si une ordonnance est bonne ou fausse, si elle a déjà été délivrée dans une autre pharmacie ou pas. Tenter d'authentifier autant que faire se peut la validité de la prescription a constitué une véritable difficulté pour nous. La solution, c'est la e-prescription, qui est en travaux depuis bien longtemps. La France est très en retard sur ce sujet.

Sans ranimer le débat sur la liberté de prescription, je précise, en tant que pharmacien au comptoir, qu'il importe, quand il y a une prescription hors autorisation de mise sur le marché (AMM), que ce soit indiqué sur la prescription. Souvent, ce n'est pas le cas. Je pense qu'il faut que le médecin l'indique sur l'ordonnance, l'explique au patient et que le pharmacien puisse éclairer le patient en lui indiquant que ce produit est hors AMM et n'est pas remboursé. La liberté de prescription hors AMM doit se faire dans un cadre réglementaire. D'ailleurs, l'ordre des médecins et l'ordre des pharmaciens vont conjointement publier dans les jours qui viennent un guide sur la prescription et la délivrance hors AMM : que faut-il faire ? Quelles sont les responsabilités engagées ?

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Sur la liberté de prescription, les règles et la loi indiquent qu'il faut prescrire selon les règles d'autorisation de mise sur le marché. Dans le cas contraire, le prescripteur est obligé de donner toute l'information en précisant les raisons pour lesquelles il passe hors AMM.

Faut-il rappeler les dommages sériels considérables des prescriptions de médicaments hors AMM ? Les victimes et associations de victimes auraient du mal à entendre que l'on puisse prescrire sans ces contraintes, car elles-mêmes ou les membres de leur famille l'ont parfois payé de leur vie.

Les relations avec les agences régionales de santé ont très largement varié d'une région à l'autre : certaines - l'Île-de-France, la Nouvelle Aquitaine ou d'autres - ont su nouer des relations particulièrement bienveillantes et de qualité avec les professionnels et les ordres, non seulement les conseils départementaux, mais aussi en relais les conseils régionaux, en ce qui nous concerne.

En ce qui concerne la télémédecine, on peut dire que rien ne sera comme avant, mais il faut séparer l'ivraie du bon grain. Que faudra-t-il retenir de la télémédecine ? C'est tout le chantier. Il faudra veiller à ce que l'essor de la télémédecine ne se fasse pas sans perte de qualité des soins et veiller aussi - on a pu le voir notamment avec les téléconsultations covid - au problème de la fracture sociale, numérique et territoriale. La télémédecine ne peut pas résoudre cela : des barrages à l'accès aux soins existent selon les catégories sociales, les tranches d'âge, les territoires, les dessertes numériques. Il faut veiller à l'équité dans l'accès aux soins pour tous.

Mme Muriel Jourda. - Monsieur Mourgues, vous avez indiqué qu'il existait de nombreux rapports sur l'accroissement des zoonoses depuis quelques dizaines d'années. Qui établit ces rapports ? De quelle façon ont-ils pu être transcrits et transmis aux pouvoirs publics ?

Vous avez tous indiqué avoir eu des réunions avec le ministère, la Direction générale de la santé au cours desquelles les pénuries d'équipements de protection individuelle (EPI) avaient été actées, quoique les chiffres n'en soient pas connus, si j'ai bien compris. La possibilité d'un confinement général a-t-elle été évoquée à un moment ou à un autre comme une réponse à cette pénurie ?

Madame Wolf-Thal, vous avez indiqué quel avait été votre rôle dans le recueil des propos des femmes pour les violences conjugales. La pharmacie s'est-elle révélé un lieu approprié ? Avez-vous pu exercer ce rôle et quelle a été l'importance des propos des femmes que vous avez pu recueillir ?

Mme Victoire Jasmin. - Monsieur Chamboredon, dans les conférences régionales de santé et d'autonomie, il n'y a pas que des médecins ! Chaque organisation propose ses candidats : il y a des représentants d'élus, mais aussi les URPS, les médecins. Si vous voulez y participer, il suffit qu'avec vos syndicats vous en fassiez la demande.

Madame Derrendinger, quel est votre avis sur les maisons de naissance ? En pareille circonstance, ces structures pourraient-elles apporter une plus-value, en complémentarité avec les structures conventionnelles ?

Pendant cette période, pour diverses raisons, il y a eu des freins vers les différentes structures, en particulier vers certains professionnels de santé. Ces freins étaient notamment liés à l'obligation de justifier les déplacements : de nombreuses personnes étaient contraintes d'écrire pour dire où elles allaient ; certaines personnes avaient des rendez-vous et les professionnels étaient disponibles, mais elles n'avaient pas forcément la capacité d'écrire ou n'avaient pas accès au numérique. Et que dire des victimes de l'illettrisme ? Ces différentes dispositions n'ont pas favorisé les personnes qui avaient besoin de soins.

Selon moi, il y a eu une hiérarchisation des différents professionnels, en particulier de certains paramédicaux : les orthoptistes, les orthophonistes et un certain nombre de professionnels ont été écartés des dispositions qui ont été prises, ce qui a lésé des adultes, mais aussi des enfants.

Les professionnels, par exemple les infirmières en pratique avancée (IPA), ont-ils été suffisamment pris en compte sur leur territoire, dans la mesure où les dispositions qui avaient été prises ont été pendant une période principalement focalisées sur le tout hospitalier, en négligeant les professionnels libéraux qui étaient disponibles et qui attendaient vainement que leurs difficultés soient prises en compte - je pense en particulier à leur dotation ? C'était parfois difficile en fonction de l'aménagement du territoire.

Mme Annie Guillemot. - Je souhaite revenir sur les difficultés rencontrées sur le terrain pendant le confinement par l'ensemble des professions.

J'ai souvenir de pharmaciens se faisant engueuler toute la journée pour des masques, j'en ai vu pleurer. Quand il s'est agi de distribuer ces masques à certaines professions de santé, les aides à domicile, les Ehpad, les maisons d'accueil pour personnes âgées, ils n'en avaient pas.

Les cabinets dentaires ont fermé. Pour eux, la reprise se fait difficilement et c'est aussi un problème de santé.

Certaines sages-femmes se protégeaient avec des sacs poubelle et ne savaient même pas si celles qu'elles accouchaient avaient le covid.

Les citoyens ne comprennent pas certains débats, notamment sur la prescription de la chloroquine. À quoi servent les ordres si l'on convoque les médecins qui en ont prescrit ? Et que dire de la cacophonie sur toutes les chaînes, avec des médecins qui disaient tout et son contraire, alors que l'ordre ne s'est jamais exprimé ? Cette cacophonie explique peut-être la défiance des concitoyens vis-à-vis des consignes.

Tous les services d'aide à domicile, infirmiers, kinésithérapeutes sont absolument indispensables. Vous avez parlé de perte de chance et je pense que c'est vrai.

Madame Mathieu, vous avez parlé de paillasson. Pour avoir beaucoup travaillé sur cette question et être souvent intervenue en questions écrites ou orales, je pense qu'il y a un vrai problème de reconnaissance : les kinésithérapeutes n'ont pas obtenu la revalorisation tarifaire, le congé maternité - les femmes médecins l'ont eu -, l'inclusion des études dans le cursus universitaire alors qu'ils sont obligés d'avoir le concours de médecine.

Pour ma part, je m'inquiète que, dans certains Ehpad, on recommence aujourd'hui à ne pas vouloir de kiné. C'est comme pour les infirmiers ou les soins à domicile ! J'ai été maire pendant dix-sept ans, les gens m'appelaient parce qu'ils ne trouvaient pas de kiné avant quatre ou cinq mois : aujourd'hui, ils ne marchent plus alors qu'avant ils marchaient !

Aujourd'hui, on favorise l'hospitalisation à domicile et c'est tant mieux, mais comment faire s'il n'y a pas d'infirmiers et de kinés ?

Les kinés ont reçu de nombreuses consignes contraires : on leur a d'abord demandé de laisser leur cabinet ouvert, ensuite de les fermer, ensuite de les rouvrir, ensuite de les fermer de nouveau. J'aimerais que vous nous disiez un peu comment cela s'est passé.

J'en viens au forfait surcoût. Pour les kinés, mais c'est pareil pour les dentistes, des consignes ont été données et le protocole est extrêmement lourd : il faut mettre toutes ses affaires dans un sac, ensuite il faut tout désinfecter. Rien de tel quand on va sur une plage privée ! Quand les kinés parleront-ils du forfait surcoût et obtiendront-ils une compensation ?

J'insiste également sur le manque de produits. Nombre de professionnels n'arrivent plus à trouver des produits désinfectants qui respectent les normes. C'est un grave problème.

Mme Jocelyne Guidez. - Monsieur Mourgues, les médecins de mon territoire que j'ai reçus n'ont pas compris que le Gouvernement ait demandé aux patients de ne pas se déplacer dans les cabinets. Résultat, les médecins n'ont pas vu leurs patients, alors que certains avaient des suivis réguliers pour des pathologies bien spécifiques et très graves. Certains sont même décédés, non de la covid, mais de leur propre pathologie. Si une deuxième vague survient, pensez-vous réagir de la même façon ?

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Je ne m'attendais pas une question sur les zoonoses et le risque sanitaire accru de pandémie. Je n'ai pas les références, mais je pourrai vous communiquer ces rapports par mail. L'un des tweets que j'ai par ailleurs envoyés il y a quelques semaines contient notamment les références de l'un de ces rapports. En revanche, je ne sais pas comment ces rapports sont transmis aux pouvoirs publics.

Ces rapports indiquent que l'augmentation des zoonoses est réelle depuis plusieurs décennies et est liée à de multiples critères : le réchauffement climatique, la perte de la biodiversité, l'urbanisation, les modifications des modes de pratiques agricoles, etc. On peut parler de risques sanitaires au pluriel puisque, dans le même temps, dans le cadre d'une véritable politique de prévention de santé publique, il va falloir que nous absorbions les défis liés au réchauffement climatique, la canicule de 2003, les maladies vectorielles - dans le Sud-Ouest où j'exerce, les moustiques sont maintenant présents quasiment toute l'année avec des cas autochtones de dengue -, les perturbateurs endocriniens, les insecticides, etc.

Il faut une réflexion fondamentale pour que cela devienne une priorité de politique de santé publique et de prévention. Sinon, nous paierons au centuple l'insuffisance de ces politiques.

Dans tous les pays, le confinement s'est imposé. Là où ce ne fut pas le cas, par exemple dans des régimes populistes, la population a hélas payé un lourd tribut, avec une mortalité particulièrement forte, notamment outre-Atlantique.

Mme Muriel Jourda. - Sur le confinement, je souhaite savoir si, dans les rapports réguliers que vous avez eus fin janvier et en février avec le ministère, la Direction générale de la santé, le confinement général a été évoqué comme pouvant être une solution en raison de la pénurie d'équipements de protection.

Dr Jean-Marcel Mourgues. - En janvier, autant que je sache, non ; début mars, oui, puisque des rumeurs circulaient sur un confinement pour les régions les plus atteintes. Et puis se sont invités dans le débat politique des rendez-vous électoraux.

On savait que le confinement serait très probable début mars. Autant que je sache, en janvier et en février, le confinement généralisé n'était pas prononcé. Cela n'était pas stipulé pas dans les rapports que nous avions. Début mars, cela a été clairement édicté. Dans la mesure où l'on n'avait plus de maîtrise sur les clusters, la question était de savoir quand ce confinement aurait lieu.

En ce qui concerne la cacophonie dans l'expression médiatique, je ne peux que vous donner raison. Je m'exprime maintenant en tant que médecin généraliste en exercice dans le Lot-et-Garonne : tous les jours, j'entends des patients le déplorer. Je suis donc extrêmement sensibilisé à ce sujet.

Cela pose à mon sens deux questions fondamentales et il faudra que nous le rappelions à l'ensemble des médecins, un travail est d'ailleurs en cours sur ce point. A-t-on légitimité à s'exprimer sur un sujet que l'on ne connaît pas ? On ne peut pas être expert de tout. Avant de s'exprimer, a-t-on au préalable fait une expertise et a-t-on une pleine connaissance du sujet à débattre pour que l'expression soit robuste ? Manifestement, ce n'est pas le cas. Il faudra bien remettre de l'ordre dans tout cela. Reconnaissez cependant que la situation était inédite.

Le Premier ministre a incité les Français à n'aller dans les cabinets médicaux que s'ils étaient « convoqués ». Ce terme a été utilisé sans aucune intention malveillante, mais il était absolument inhabituel et pas du tout approprié. Dans les faits, les patients ne sont pas venus : soit ils ont eu peur d'être infectés dans les cabinets de soins, soit ils ont pris cela comme une injonction à ne surtout pas se déplacer, soit certains parcours de soins ont été chaotiques avec des rendez-vous annulés. Tout cela, pêle-mêle, a entraîné des retards dans les parcours, avec des pertes de chance.

Un reconfinement généralisé semble excessivement peu probable, mais, si on se trouvait face à une tension forte du système de santé nécessitant des mesures assez strictes selon les territoires, il faut espérer qu'avec les acteurs locaux et les agences régionales de santé des réunions soient organisées à l'échelon des bassins de vie et des départements pour éviter, en pratique, de trop nombreuses ruptures de soins.

Les problèmes dans les Ehpad existent en dehors même de la pandémie covid. Au fil du temps, les médecins traitants sont de moins en moins dans ces établissements, parce qu'il y a des difficultés d'accès aux soins et de coordination de soins. Il faut espérer que, dans le cadre des mesures qui suivront le Ségur, un véritable effort soit déployé en faveur des Ehpad. C'est peut-être un voeu pieux.

Je rappelle que tous les Ehpad n'ont pas de médecins coordonnateurs, et ce n'est pas la fonction de ces derniers. Améliorer l'accès aux soins et la coordination des soins dans ces établissements est un chantier considérable.

M. René-Paul Savary, président. - Nous avions demandé à ce que les médecins coordinateurs puissent prescrire !

Dr Jean-Marcel Mourgues. - La sous-préfecture dans laquelle j'exerce compte deux Ehpad privés : aucun des deux n'a de médecin coordinateur, parce qu'ils n'en trouvent pas !

Quand bien même un médecin coordinateur est présent, chaque patient a le choix de conserver son médecin traitant qu'il connaît depuis vingt ou trente ans. Par ailleurs, le médecin coordinateur est souvent à temps partiel et non pas H24. Je pense qu'il y a une complémentarité des fonctions : il ne faut pas le vivre comme une superposition. On a besoin des uns et des autres, et pas des uns à la place des autres.

Dr Carine Wolf-Thal. - Si le confinement était prévisible dès janvier et février, ce n'était pas dû au manque d'EPI, puisque, à cette époque, le port du masque n'était ni obligatoire, ni recommandé, ni nécessaire. Il suffit de se référer aux communications publiées fin février.

M. René-Paul Savary, président. - Ce n'était pas nécessaire, parce qu'il n'y en avait pas !

Dr Carine Wolf-Thal. - Oui, mais nous l'avons su après. Si la question du confinement a été évoquée, elle ne nous a pas été exposée comme étant liée au manque d'EPI.

Mme Muriel Jourda. - Je partage l'analyse du vice-président : si les masques n'ont pas été obligatoires, c'est parce que nous n'en avions pas. Nous avons été ensuite en grande difficulté pour répondre positivement à cette prescription.

Dr Carine Wolf-Thal. - Après la réunion du 18 février, nous n'avons plus été en contact.

M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez donc pas été associés à cette décision.

Dr Carine Wolf-Thal. - Non.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Si je comprends bien, dans les réunions de fin janvier jusqu'à mi-février, le confinement n'a pas été évoqué.

Vous a-t-on dit qu'il y aurait une pénurie ou une tension sur les équipements ?

Sans que ce soit lié à un manque de masques, puisqu'à l'époque on nous disait qu'on n'en avait pas besoin, le confinement a-t-il été évoqué, lors de ces premières réunions, hormis le fait peut-être d'isoler dans le cadre de clusters ?

Dr Carine Wolf-Thal. - Non.

Sur la question des violences intrafamiliales, qui ont aussi concerné les enfants et pas seulement les femmes, j'ai à l'époque été directement contactée par M. Castaner et, sans une seconde d'hésitation, j'ai proposé que les pharmaciens soient le relais de ces personnes en détresse. Cela a été annoncé le soir même par le ministre, ce qui m'a même un peu prise de cours. Le principe était lancé et les pharmaciens ont répondu à cette demande.

On ne nous a pas demandé de relevés statistiques, je n'ai donc pas le chiffre exact du nombre de personnes que les pharmaciens ont accueillies, mais nous avions mis à disposition sur le site Cespharm les documents que les pharmaciens pouvaient télécharger et la procédure à suivre. Il a été très consulté. Moi-même, dans le cadre de mon exercice, j'ai accueilli une femme qui était visiblement en fuite de son domicile. Quelques exemples ont été médiatisés, mais je dois dire que les pharmaciens accueillent les femmes même hors période covid : le pharmacien est souvent un confident, comme beaucoup d'autres professionnels de santé, il offre une aide et une écoute. Il est vrai que ce dispositif a permis de donner plus d'outils aux pharmaciens pour orienter vers les associations d'aide aux victimes, les avocats.

Cela a permis de construire d'autres réflexions associant d'autres ordres - sages-femmes, médecins, avocats, etc. - pour aller encore plus loin dans ce dispositif d'aide.

M. Patrick Chamboredon. - Vous pourriez sans doute avoir accès au compte rendu qui a été établi par la DGS. Il s'agissait surtout de réunions d'information, avec de nombreux slides, et je ne voudrais pas me mouiller en disant que c'était annoncé. La stratégie thérapeutique de confinement a été faite dans certaines contrées. A-t-on été trop bête pour comprendre ou est-ce que cela n'avait pas été dit clairement ? Mais il y avait forcément quelque chose.

On a découvert que, dans certains Ehpad, il n'y avait pas de médecins. Cela fait dix ans que l'on prône la présence d'infirmiers aussi la nuit. Nous avons de nouveau parlé de ce manque lors du Ségur.

Madame la sénatrice Jasmin, soixante infirmiers en pratique avancée (IPA) sont inscrits cette année au tableau de l'ordre ; nous sommes donc en phase de déploiement. Nous n'avons pas encore les effectifs nécessaires pour les déployer. Il est une spécialité qui n'existe pas encore, mais qui pourrait être promue dans le prochain projet de loi Grand âge de Mme Bourguignon : cette spécialité pourrait être utile dans les Ehpad.

Je considère que tous les ordres devraient être représentés dans les CRSA et nous voyons bien la complémentarité de chaque ordre ici présent. L'ordre des infirmiers ne figure pas dans le texte réglementaire qui fonde les CRSA.

C'est d'ailleurs bien en raison de cette complémentarité que l'on nous a fait venir aujourd'hui : chacun détient un bout de la vérité de la prise en charge des patients. Les infirmiers ont besoin de la prescription du médecin et ont besoin que le pharmacien leur délivre les médicaments pour faire des soins. Cette réalité ne se retrouve actuellement pas dans les instances de délibération de proximité régionale ou de DTARS pour permettre la prise en charge optimale des patients, d'autant qu'il s'agit d'une prise en charge de ville et l'on voit bien la confiance qui a été faite à la ville.

On parle beaucoup des prises en charge hospitalières, mais le plus gros des patients qui ont été soignés et sauvés l'ont été en ville. Il y a eu 30 000 décès, c'est très malheureux, mais beaucoup de gens s'en sont sortis et ont été pris en charge en ville.

Que fait l'ordre, demandez-vous ? Les textes sont très contraints, mais nous avons été là pour représenter les professionnels, pour les soutenir, pour agir pour eux, pour les aider, pour les écouter, pour remplir des missions que personne n'a remplies. Tous les professionnels de santé ont été en première ligne et ont réussi.

C'est un peu passé sous les radars, mais certains praticiens se sont demandé s'ils allaient exercer durant cette période. Certes, les EPI ont manqué pour la totalité des professionnels, mais, pour ceux qui sont obligés d'aller au combat, pour reprendre le terme du Président de la République, et de soigner les patients en proximité, il y a quelquefois eu des doutes et nous avons souvent été obligés de téléphoner ou de faire des écrits pour expliquer de nouveau la doctrine sur les épidémies et ce moment exceptionnel pour la France et le monde à l'occasion duquel les principes éthiques et déontologiques ont quelquefois pu tanguer.

Mme Isabelle Derrendinger. - Les maisons de naissance sont-elles une solution face à la situation de crise ? Je ne souhaite pas que cette épidémie soit l'occasion d'une approche réductrice des maisons de naissance. Il s'agit de structures expérimentées et évaluées dont nous attendons la généralisation. Pour répondre à votre question sur le fond, ce sont aussi des espaces de proximité, fondés sur le choix des femmes en termes d'orientation.

Les plus grands clusters ayant été les hôpitaux et les maternités se trouvant la plupart du temps dans les hôpitaux, nous avons eu de nombreuses inquiétudes concernant les freins de la population à venir. Pour être moi-même une hospitalière, j'ai vu les locaux de l'hôpital de la maternité désaffectés par les femmes, à la suite des publications officielles mentionnant qu'il ne fallait se déplacer que lorsque l'on était très malade.

Sur la justification des déplacements et la pertinence des modalités mises en place, je ne suis pas en mesure de répondre.

Au-delà d'invisibiliser les sages-femmes, les publications parfois contradictoires ont aussi invisibilisé les femmes et leur santé. Certes, un certain nombre de sages-femmes ont connu des difficultés dans leurs déplacements professionnels, mais les femmes aussi, qui voyaient leurs déplacements interrompus, et pas seulement en raison de barrières linguistiques ou logistiques ! Pour les pouvoirs publics en effet, il n'était par exemple pas justifié de se déplacer pour une demande contraceptive. Or, sans contraception, c'est une grossesse non désirée.

Quid de la situation sanitaire catastrophique des sages-femmes dans votre hôpital et de la communication de l'ordre ? En plus d'être des élus ordinaux, nous sommes des professionnels de santé ; nous sommes donc très au fait des conditions que vous avez évoquées, car directement concernés. Je rappelle que nos communications ont été nombreuses, aussi bien vers les pouvoirs publics que les médias. Nous avons joué un rôle d'alerte, dans la phase épidémique. Nous avons composé un rôle différent de celui qui nous était préalablement attribué. De surcroît, notre communication a été inédite : je pense à notre tribune du 30 avril. C'est un fait sans précédent, puisque tous les ordres se sont rassemblés pour communiquer et alerter sur les masques de protection.

Sur la situation, la préparation à l'après, la communication des ordres et ce que les ordres réclament pour la suite, il me semble avoir été claire dans mon propos liminaire : j'ai alerté sur la situation de la périnatalité et de la santé des femmes en France. Il y a des actions à mener. Pour ma profession, cela signifie obtenir enfin des masques FFP2. Je le dis publiquement : aujourd'hui, les sages-femmes continuent à exercer avec des patientes covid+ sans masque de protection adapté. Par ailleurs, il est absolument important de se focaliser sur des éléments tels que la télémédecine.

La question qui a été soulevée est partagée. Nous avons eu une approche consensuelle interordinale sur les actions de santé à mener collectivement.

M. Mourgues a évoqué la difficulté pour les citoyens en mauvaise santé à réfléchir à la pertinence de leur déplacement vers un cabinet médical. De surcroît et je le rappelle, une femme enceinte n'est pas malade, une femme qui souhaite une contraception ou qui souhaite avoir accès à sa gynécologie de prévention ne l'est pas non plus. Nous considérons donc que les femmes ont été relativement invisibilisées dans la dimension pandémique qu'a connue la France.

Dr Serge Fournier. - Sur le problème des masques, pour essayer d'être clair, il est évident que, à la fin de l'histoire, on a l'impression que les services de l'État ont essayé de cacher le plus longtemps possible, y compris aux professionnels de santé et aux corps intermédiaires, l'absence de moyens de protection, notamment de masques FFP2 ou de masques chirurgicaux.

J'entends que l'on me reproche d'avoir fait fermer les cabinets. J'ai fait fermer les cabinets lundi 16 mars, à 17 heures, soit trois heures avant l'intervention du Président de la République qui a confiné - pour les mêmes raisons ! - les Français. Qui plus est, je venais de découvrir que l'on n'avait pas un masque en réserve en France.

Quelques heures après, le ministère nous octroie 100 000 masques FFP2 ; or, la consommation par semaine pour l'ensemble des chirurgiens-dentistes est de 800 000 masques. Cela aura permis de faire fonctionner pendant un mois les cabinets de garde judicieusement répartis par département sur l'ensemble du territoire, même si je pense que, pour nous les donner, l'État a raclé les tiroirs.

Sur le moment, on n'en a pas fait la publicité, car nous savions que, dans les hôpitaux, dans les cabinets libéraux, les médecins, les pharmaciens, les infirmiers et tous les autres professionnels de santé n'en avaient pas. Certes, nous sommes les plus exposés.

Je découvre à la fin de l'histoire que n'avons pas de stock ! Dans les cabinets dentaires, les masques chirurgicaux que nous avons ne sont pas adaptés à l'état de crise. Or nous ne pouvons travailler qu'avec des masques FFP2, qu'il nous faut renouveler deux fois par jour. Nous ne disposons pas de ces masques.

Sur l'allongement des délais, nous sommes dans un processus totalement mécanique. Un cabinet moyen reçoit vingt patients par jour ; aujourd'hui, il n'en reçoit plus qu'un par heure. En travaillant dix heures par jour, son activité se voit mécaniquement réduite de 50 %. Par conséquent, selon les régions, les délais d'attente vont être multipliés par deux.

On m'a demandé de diminuer le caractère coercitif des recommandations que nous avons émises. Nous en sommes à la troisième version. Certes, ces recommandations sont allégées, tout en maintenant la sécurité du patient, du personnel des cabinets dentaires et du praticien. Nous ne pourrons pas aller en deçà. En revanche, j'ai vivement demandé à mes 46 000 confrères de bien vouloir augmenter leur temps de travail, afin de diminuer le délai de prise de rendez-vous. Il me semble que c'est possible, notamment chez les jeunes générations qui n'ont pas forcément l'habitude de travailler six jours par semaine.

L'ordre national a une position très claire sur le forfait covid : il ne peut y avoir de dépassement sauvage pour des soins conventionnés. Ces dépassements peuvent exister pour des soins à honoraires libres, à condition qu'ils soient affichés, mis sur le site et soumis à un devis préalable. Nous l'acceptons, car c'est la réalité du terrain, mais comment appliquer un forfait covid à un patient bénéficiaire de la CMU ? Aujourd'hui, dans un cabinet dentaire, les fournitures de protection représentent un budget considérable, qui, à terme, sans aide de l'assurance maladie comme cela devait être le cas puisqu'il était question d'avoir un forfait négocié avec les syndicats - ce forfait a disparu des négociations - posera problème.

Il n'est pas question d'appliquer un dépassement aux plus défavorisés ou pour des soins simples, bien que le matériel de protection soit le même. Nous sommes là sur la bande blanche et je suis en train de jouer un numéro d'équilibriste un peu compliqué.

Mme Pascale Mathieu. - Lors des réunions à la DGS au mois de janvier et après, on nous a remis des diaporamas. On a d'abord évoqué devant nous ce qui se passait en Chine, on nous a donné des chiffres, en nous disant, je pense en toute bonne foi, que c'était très contagieux, mais peu mortel. Peut-être avions-nous des chiffres qui ne correspondaient pas à la réalité, on l'a bien vu ensuite avec les incinérations en Chine. Nous sommes donc partis d'un postulat qui était faux. Je me souviens de cette première réunion où a été évoqué le fait de traiter d'abord les patients à l'hôpital, puis, quand le nombre de patients serait trop important, si on n'arrivait pas à juguler l'épidémie, de les traiter à domicile en confinement. En aucun cas, on ne nous a parlé de confinement généralisé.

J'ai gardé les diaporamas, je les ai revus récemment pour refaire l'historique : cela n'a pas du tout été évoqué. Peut-être d'ailleurs que cela nous aurait permis de mieux anticiper et de mieux nous organiser. Je pense que cela n'était tout simplement pas dans les tuyaux de l'administration.

M. René-Paul Savary, président. - Pourrez-vous nous faire venir ces diaporamas, avec leurs dates ? Cela nous permettra de reconstituer la chronologie.

Mme Pascale Mathieu. - Y participaient des virologues, des membres de l'Institut Pasteur, ce que la France compte de plus hautes autorités scientifiques en matière de virologie et d'épidémie. Il s'agit de réunions très intéressantes, mais plus informatives.

Madame la sénatrice Guillemot, je vous remercie d'avoir évoqué la souffrance des personnels. On ne nous a pas entendus à ce propos, dites-vous. C'est vrai. Nous avons l'impression d'être un peu loin de cette phase aiguë, alors que nous en sommes très proches, même si le quotidien a repris un petit peu le dessus.

Les professionnels ont été très angoissés, comme la population. On recevait des informations contradictoires, parce que l'on ne savait rien. On avait peur, car on avait tous des proches âgés. Il y avait aussi l'angoisse de l'avenir ; l'angoisse financière a parfois généré beaucoup d'agressivité, avec des comportements difficiles à gérer, notamment sur les réseaux sociaux. J'ai indiqué en creux le nombre de mails auxquels nous avons dû répondre en permanence. Très souvent, je demandais aux professionnels de me donner leur numéro et j'ai parfois passé quatre à cinq heures par jour au téléphone !

C'était la même chose dans les départements. Nous avons été au plus près des professionnels, mais il y avait beaucoup de questions et d'angoisse chez une profession qui est déjà en souffrance. Vous l'avez souligné, elle souffre d'un manque de reconnaissance.

D'ailleurs, je vois avec grand plaisir la plupart des professions autour de moi évoluer parce que la santé et la prise en charge de la population évoluent. Je me réjouis de voir de nouvelles compétences pour les pharmaciens, pour les infirmiers, pour les sages-femmes, mais je déplore que toutes les demandes que je formule pour ma profession ne soient jamais entendues. Je ne me l'explique pas et les kinésithérapeutes ne se l'expliquent pas non plus : ils voient leurs compétences distribuées à d'autres professions et ne savent plus du tout sur quel pied danser et ce que l'avenir leur réserve. C'est une véritable préoccupation. J'écris partout, à vous, aux députés, au ministre, et je n'ai pas de réponse.

On a parlé des médecins coordonnateurs dans les Ehpad. Pour ma part, je déplore que, dans ces établissements, les administratifs prennent le pas sur les médecins et les professionnels de santé. Je reçois de nombreux mails à ce propos. Quand le médecin coordonnateur demande à ce qu'il y ait un kinésithérapeute, rédige la prescription, appelle lui-même le kinésithérapeute, je ne comprends pas que le directeur de l'Ehpad lui refuse l'entrée. C'était peut-être illusoire, mais j'avais même demandé au ministère si l'on ne pouvait pas envisager l'absence de responsabilité pénale des directeurs d'Ehpad, car leur crainte en faisant entrer des gens dans leur établissement, c'est d'être accusés de mise en danger d'autrui.

Au mois de janvier, bien avant le confinement, quand les Ehpad ont commencé à refuser les kinésithérapeutes, j'ai alerté le ministère et les fédérations d'Ehpad : le ministère m'a répondu que ce n'était pas du tout leurs consignes, mais que les Ehpad avaient peur que le système de santé ne puisse pas tenir s'il y avait un afflux trop important de patients. Le ministère m'a dit : s'il y a trop de patients dans les hôpitaux, on sera peut-être amené à devoir trier et, dans les Ehpad, on ne pourra pas forcément mettre les personnes en réanimation, parce que la durée en réanimation, c'est au moins trois semaines, quelques fois jusqu'à six semaines ; avoir des personnes âgées polypathologiques susceptibles d'« encombrer » des lits d'hôpitaux et ne pas pouvoir intégrer des jeunes les inquiétait. Je ne dis pas qu'il y a eu du tri, mais c'est pour cette raison qu'on a très tôt limité l'accès aux Ehpad, y compris pour des soins qui sont pour moi essentiels. Les personnes âgées n'ont pas fini d'en payer les conséquences, d'autant que ce genre de situation se reproduira et se reproduit déjà maintenant.

S'agissant des kinésithérapeutes dans les Ehpad, on en revient aussi à la qualité des soins. Le maintien de l'autonomie d'une personne âgée en Ehpad est coté 12,60 euros bruts ; on est à 48 % de charges avant impôts, il reste donc 6,10 euros au kinésithérapeute. Ce n'est pas rentable, surtout s'il veut passer trois quarts d'heure pour faire un bon travail. La question de la rémunération devra donc se poser.

Vous avez raison, madame la sénatrice, sur les consignes diverses, je l'ai moi-même déploré et je m'en suis moi-même expliquée. L'ordre a donné des consignes en responsabilité, parce que nous n'avions pas d'équipement et que les conditions d'hygiène dans les cabinets sont très difficiles : on n'est pas dans la situation des infirmiers libéraux, qui accomplissent la majorité de leurs soins à domicile et très peu à leur cabinet, ou dans celle des médecins. Les cabinets sont pour la plupart pluriprofessionnels avec beaucoup de praticiens. C'est d'ailleurs ce que veulent le Gouvernement et peut-être la représentation nationale, on nous demande de nous regrouper. La ministre avait dit : plus d'exercice individuel.

Dans un cabinet qui regroupe quatre kinésithérapeutes, si l'on ajoute les patients et les accompagnants - la plupart des patients ne peuvent se déplacer seuls à cause de leur pathologie -, cela fait un monde considérable dans les salles d'attente et dans les salles de soins, qui, si elles sont individuelles, n'en sont pas moins communes ! Nous n'avons donc pas eu d'autre choix en début de crise. Actuellement, les consignes d'hygiène sont très strictes, mais je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. De ce fait, cela limite le nombre de patients accueillis et limite aussi les rémunérations. C'est pourquoi nous sommes également inquiets pour la santé économique de nos confrères.

Il y a eu de grosses difficultés d'approvisionnement en masques. Les pharmaciens ont été en première ligne et cela n'a pas été facile pour eux. En Sud Gironde où j'exerce, pendant trois semaines consécutives, en début de crise, je n'ai pas eu de masques : je n'avais pas ma dotation tout simplement parce que le pharmacien n'en avait pas ! Comme tous les autres professionnels de santé, j'ai râlé. Cela a été très compliqué pour les pharmaciens comme pour les professionnels. C'est pour cela que l'ordre a commandé des visières très solides et de qualité, qui ne se substituent bien évidemment pas au masque. Cela évite aussi de toucher le masque et permet d'avoir un peu plus de sécurité dans nos soins.

À la suite de cette crise, on nous a dit que ce ne serait plus jamais comme avant : il va y avoir le Ségur et ce sera le grand soir... Finalement, je n'ai qu'un regret, c'est que, pour la kinésithérapie et la rééducation en général, il n'y ait rien eu. Je n'ai pas du tout été entendue.

La rééducation est la grande absente des politiques publiques dans ce pays où on parle peu de prévention et jamais de rééducation et de réadaptation. C'est parce que l'on est dans le soin que nous sommes souvent les grands oubliés : nous sommes invisibles. Certes, un chirurgien orthopédiste sait très bien que, sans kinésithérapie, il n'obtiendra pas de bons résultats, les médecins avec lesquels nous travaillons le savent, mais les pouvoirs publics n'en sont pas conscients.

Mme Michelle Meunier. - Madame Derrendinger, sachez que je partage totalement votre colère et votre indignation : l'invisibilité sur la santé des femmes, notamment le périnatal, a été problématique. On l'a bien perçu au début du confinement sur la question de l'interruption volontaire de grossesse, mais aussi sur les suivis de grossesse et les accouchements.

Au cours du confinement, dans l'exercice de vos professions respectives, avez-vous eu le sentiment d'aller à l'encontre de l'éthique ? Les enquêtes que vous menez le corroborent peut-être. Les sages-femmes par exemple sont-elles allées plus vite, sans donner les bonnes pratiques ou les bons conseils ? Il est peut-être un peu tôt pour le savoir, mais quels sont les indicateurs en termes de déclenchements de naissance ou de recours aux césariennes ? Y a-t-il eu des heurts entre l'exercice de vos professions et le contexte tout à fait particulier du confinement ?

Lors des auditions précédentes, on a beaucoup entendu parler d'anticipation et vous-mêmes en avez parlé. En termes de dépistages et de tests, vous avez été plusieurs à faire des courriers ou des lettres ouvertes au Président de la République ou au ministre, avez-vous eu des réponses ? Je pense en particulier aux chirurgiens-dentistes.

Mme Laurence Cohen. - Connaissez-vous le nombre de professionnels de santé qui ont été contaminés dans leur activité et qui n'ont pas pu continuer à exercer ?

Les professionnels de santé comme ceux du secteur médico-social sont particulièrement exposés. Sont-ils prioritaires pour les tests ? D'une manière générale, la mise en place des tests a été longue et les laboratoires ont un peu partout des difficultés à suivre le rythme.

Vous avez donné une chronologie de ce que vous avez vécu lors de cette pandémie : manque d'anticipation, manque d'équipements, etc. Avez-vous des dates pour travailler avec les différentes autorités, notamment le ministère des solidarités et de la santé, pour faire un retour d'expérience ? Ce que vous nous dites dans le cadre de cette commission d'enquête est extrêmement riche et intéressant. Ce retour d'expérience devrait pouvoir profiter à l'ensemble pour corriger le tir.

Madame Mathieu, vous avez parlé de l'invisibilité des kinésithérapeutes et des difficultés en matière de rééducation. Je pense que cette situation dépasse le cadre de cette pandémie et que la crise a exacerbé cette problématique : en réalité, c'est l'ensemble du système de santé sur les questions de rééducation qui est en souffrance.

Aujourd'hui, nous vous recevons parce que vous êtes des représentants d'ordres. Les orthophonistes ne participent pas à cette table ronde, parce qu'ils ne sont pas constitués en ordre. Pour avoir visité bon nombre d'hôpitaux, d'Ehpad et d'autres structures, lorsque j'ai demandé où étaient les orthophonistes, on m'a répondu : il n'y en a pas, mais on se débrouille. Quand un patient a des troubles neurologiques avec des séquelles au niveau du langage, on ne se débrouille pas, car c'est autant de perte de chance pour lui. Le constat est donc global et interroge l'ensemble de notre système de santé.

Je terminerai sur une inquiétude. Il y a ce manque d'équipements de protection - on parle des masques, mais c'est vrai des blouses, des surblouses, etc. En tant que parlementaires, nous avons beaucoup été alertés sur les sacs poubelle utilisés en guise de surblouses. J'ai bien entendu que les sages-femmes étaient toujours en déficit de masques FFP2. Comment corriger cette situation ? On ne tire pas d'enseignement de ce qui vient d'être vécu.

Dans le cadre des auditions menées par Catherine Deroche, nous avons eu l'occasion de vous recevoir le 14 mai dernier, monsieur Fournier, et vous nous avez donné des éléments extrêmement précis concernant les chirurgiens-dentistes. Pouvez-vous revenir sur le fait que la remise en route des cabinets pose problème en raison des conditions d'aération et de désinfection qui sont imposées ? Vous aviez alors mentionné l'aspect économique, qui n'affecte pas seulement les cabinets dentaires, et indiqué que les soins dentaires représentaient un budget de 12 milliards d'euros, soit 3 % du budget de la sécurité sociale. Cela aura donc un impact non seulement sur le volet des soins, mais aussi sur le volet économique.

Mme Angèle Préville. - Je souhaite revenir sur la question de la pénurie. Apparemment, c'est en février qu'en tant que président de votre ordre vous avez pris conscience, pour chacune de vos professions, qu'il y avait pénurie sur les protections individuelles. Quand tous les praticiens en ont-ils pris conscience ? Comment ont-ils vécu les protocoles qui ont été élaborés, notamment le fait que, pendant un certain laps de temps, le port du masque n'était pas obligatoire, alors que la plupart d'entre vous avaient conscience qu'il fallait des protections individuelles ?

On peut s'intéresser à titre individuel aux zoonoses, mais y a-t-il une formation sur ces questions ? Les professionnels de santé sont-ils tous à même de comprendre ce que c'est ? Selon vous, cela doit-il être enseigné et cette connaissance devrait-elle être plus largement partagée pour mieux envisager l'avenir ?

Dr Jean-Marcel Mourgues. - La question des violences intrafamiliales nous concerne tous, tous ordres réunis, et nous émeut. Manifestement, ces violences ont augmenté, en grande partie en raison du confinement, tant et si bien qu'un comité national des violences intrafamiliales a été mis en place avec plusieurs partenaires. Il est présidé par l'une des vice-présidentes du Conseil national de l'ordre des médecins.

Avons-nous le sentiment que le confinement a heurté l'éthique du métier ? C'est une question très complexe. Nous l'avons vu cet après-midi, différentes questions se sont posées à nous, notamment le fait improbable que les capacités d'accueil des services d'urgences réanimation puissent être dépassées. Heureusement, cela n'a pas été le cas. Souvenez-vous que, lorsque le confinement généralisé a été déployé le 17 mars, trois régions se trouvaient déjà en forte tension : le Grand Est, l'Île-de-France et les Hauts-de-France. Il s'agissait de savoir si le confinement généralisé allait permettre d'éviter la généralisation de cette déferlante sur l'ensemble du territoire national.

C'était l'époque des grandes incertitudes et des questions sur l'accès aux soins. On a d'emblée compris, notamment avec l'application du Plan blanc et l'annulation en masse des soins et des consultations, que nos concitoyens souffriraient d'un retard dans l'accès aux soins pour tout ce qui ne concernait pas les soins liés à la pandémie covid. Il s'agit là de questions encore récurrentes, puisque l'on ne peut pas dire que la situation soit pleinement satisfaisante.

Sur le dépistage, on est à peu près tous d'accord pour dire qu'il faut tester. En l'état actuel des choses, on en est à peu près à 900 000 tests par semaine, l'objectif étant au moins un million. Plusieurs problèmes se posent, en particulier pour les tests dits virologiques par prélèvement nasopharyngé : on se heurte aux capacités intrinsèques des laboratoires à absorber la demande, avec des délais de rendez-vous les plus courts possible et la communication des résultats le plus vite possible. En effet, si les délais sont très longs, quelqu'un qui est encore positif peut basculer dans une négativité ou être à la limite, et les retards de dépistage sont préjudiciables, notamment pour les personnes asymptomatiques qui n'auront pas forcément l'idée de s'isoler tant qu'elles n'auront pas leurs résultats.

Un confrère corse conseiller national m'a confié la semaine dernière qu'il recevait un millier d'appels par jour pour des demandes de dépistage. Vous comprenez aisément qu'il n'existe aucune plateforme téléphonique adaptée et opérationnelle capable d'absorber un tel afflux. La question connexe, c'est celle de la hiérarchisation des demandes de tests selon des critères médicaux. On va du cas fortement suspect, cas contact lui-même malade d'un cas index, à une personne anxieuse, qui n'a aucun symptôme, qui ne s'est pas rendue par exemple dans des réunions festives où le risque est important, mais qui a besoin d'être rassurée.

Ce collègue et moi en convenions : il serait pertinent de pouvoir hiérarchiser dans le temps, selon des critères médicaux, pour traiter les cas les plus urgents. Cependant, cela pose un problème, parce qu'il n'est pas question de mobiliser le personnel des laboratoires qui est déjà en tension, pour réaliser un screening, c'est-à-dire une différenciation. Si l'on revient à la prescription médicale, on neutralisera ceux qui vont au laboratoire sans prescription et il sera alors très difficile d'atteindre les objectifs d'un million de personnes testées.

Une autre question se pose, mais qui reste pour l'instant en suspens, et qui ne relève pas tout à fait de ma compétence, c'est celle des autres tests, dits salivaires. Pour le moment, mais les choses peuvent évoluer très vite, ils ont une sensibilité inférieure d'environ 20 % par rapport à celle des tests RT-PCR, laquelle est de 90 % à 95 % si les prélèvements sont bien réalisés, ce qui n'a pas toujours été le cas. Il s'agit donc d'améliorer le plus rapidement possible la sensibilité des tests salivaires, si cela est possible, et de les proposer alors à une population qui n'est pas symptomatique, qui n'est pas à fort risque et qui de toute façon ne se ferait pas prélever. En outre, le caractère désagréable du prélèvement nasopharyngé disparaît et, avec un matériel adéquat, les résultats pourraient être produits dans un délai d'une heure.

Je pense pouvoir dire que, dès le début du confinement, voire un peu avant, début mars, l'inquiétude vis-à-vis des masques de protection a été largement partagée par l'ensemble des professionnels de santé. J'ai acheté à l'officine à côté de mon cabinet des masques qui étaient anciens, mais que ce pharmacien avait en stock. J'ai dû ensuite m'approvisionner à la débrouille avec des fournisseurs de collectivités territoriales qui avaient des masques de protection et qui avaient communiqué de façon informelle, en réseau, leur numéro de mobile aux professionnels de santé pour qu'ils puissent s'approvisionner.

Faut-il rappeler le contexte de l'époque ? Il n'y avait pas de tests, sauf pour les cas graves et les professionnels de santé. Et encore ! On a connu des situations où même le 15 nous répondait qu'il n'y avait pas moyen de tester, qu'il fallait travailler protégé. Je prends cet exemple, mais il ne s'agit bien évidemment pas de stigmatiser le 15. Je rappelle que nous étions en fin de période de grippe, il n'y avait pas de tests rapides d'orientation diagnostique (TROD) dans les cabinets de ville et nous étions dans le brouillard complet sur le plan épidémiologique.

Je le répète : il y a vraiment un progrès à faire dans le lien entre les agences régionales de santé et les professionnels de santé de terrain sur un complément d'information sur la réalité épidémiologique par bassin de vie. Il n'est pas normal que les professionnels de santé ne reçoivent pas une information plus complète et différenciée que ceux qui regardent les médias généraux.

En ce qui concerne le prix payé par les professionnels de santé, c'est complexe parce qu'il n'y a pas de répertoire centralisé. Une cinquantaine de médecins seraient décédés. S'agissant du nombre de médecins malades, c'est la grande inconnue.

Le ministre Olivier Véran a annoncé le 23 avril devant l'Assemblée nationale la reconnaissance, avec une présomption d'imputabilité, d'une maladie professionnelle, lorsque les professionnels de santé étaient atteints de la covid. Il semble bien que le tableau de maladies professionnelles liées à ce virus ne reconnaîtra finalement ces critères qu'en cas de gravité particulière. En d'autres termes, le répertoire de maladies professionnelles que collectera l'assurance maladie sous-estimera de façon importante le nombre réel de professionnels de santé atteints.

S'agissant des décès, comme on pouvait s'y attendre, on note une surreprésentation des généralistes, qui sont au-delà de la représentation numérique dans la démographie médicale. On peut en effet s'interroger sur le lien direct avec l'insuffisance de protection ou d'informations sur la réalité de la situation dans les bassins de vie.

La remise en route des cabinets pose problème à plus d'un titre. Il y a toujours des protocoles de désinfection quand les patients passent les uns après les autres, dans les salles d'attente, etc. C'est très contraignant et il s'agit de ne pas baisser la garde.

La reprise des parcours de soins est une préoccupation très forte, car la situation est loin d'être satisfaisante. Quantité de patients n'ont pas repris lien parce que les structures ont appelé pour annuler des consultations, qui ont été reportées sine die, et qu'ils n'ont été recontactés : cela va emboliser les professionnels de santé pour remettre ces patients dans le parcours de soins, mais avec un effet de d'embouteillages.

Le département du Lot-et-Garonne a enregistré onze décès hospitaliers et deux en dehors de l'hôpital. Rapporté à la France entière, cela ferait 2 500 morts. On a donc été relativement épargné par la première vague. En revanche, si l'on avait la possibilité de mesurer la surmortalité liée à tout autre raison - retards de prise en charge, glissements dans les Ehpad -, même si, sur les courbes Insee, ce n'est pas très net, on aurait selon toute vraisemblance davantage de décès hors Covid. Je rejoins ce qu'a dit Pascale Mathieu : un patient atteint de Parkinson qui a une entorse peut voir compromises sa rééducation fonctionnelle et son autonomie, ce qui peut provoquer un alitement et... on connaît la suite, pour peu qu'il y ait de l'isolement.

Je conclus sur l'aspect économique. Il sera très intéressant d'étudier l'impact en termes de démographie médicale que cette crise aura sur les jeunes médecins dans leur projet d'exercice libéral. Il semblerait, mais je serai très prudent, que les incertitudes énumérées à juste titre par les praticiens libéraux sur la période passée risquent d'aggraver le déficit d'attractivité de l'exercice libéral. Début 2021, nous aurons un retour sur l'année passée.

M. René-Paul Savary, président. - Avez-vous été sollicité pour des dates de retour d'expérience ?

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Non, sachant qu'il y a plusieurs types de retour d'expérience : un retour d'expérience de la pandémie qui doit être réalisé le plus rapidement possible pour savoir ce qu'il faut faire si une deuxième vague d'envergure survient, un retour d'expérience à plus long terme sur les risques sanitaires liés notamment aux pandémies virales, un retour d'expérience pour savoir en quoi cette situation a pu aggraver ou mettre en lumière les insuffisances de notre système de santé. On mesure bien à quel point c'est complexe.

M. René-Paul Savary, président. - J'imagine que vous avez des propositions à faire !

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Bien sûr ! Nous en avons d'ailleurs formulé dans le Ségur de la santé et je partage l'avis collectif : nous sommes inquiets.

Mme Angèle Préville. - Vous n'avez pas répondu sur la formation des médecins, des infirmiers et autres sur les zoonoses.

Dr Jean-Marcel Mourgues. - Sur cette question, je serai très prudent : dans le milieu universitaire, les formations sur ces questions sont limitées. Ma formation initiale est très limitée, mais elle date. En ce qui concerne le développement professionnel continu et la formation des médecins durant toute leur carrière, je crois que c'est également très limité. Manifestement, dès la formation initiale, mais aussi dans le développement professionnel continu, il faudra intégrer un gros bloc de santé publique et de prévention des risques sanitaires, dont les zoonoses.

Dr Carine Wolf-Thal. - Dans l'exercice pharmaceutique, tous métiers confondus, il n'y a pas eu de pratiques allant à l'encontre de l'éthique. Bien au contraire, tout ce qui a été mis en place visait justement à assurer une continuité d'accès aux soins et à éviter des dérapages ou des ruptures dans les soins.

Sur le nombre de contaminés, je ferai le même constat : il est très difficile d'avoir des chiffres précis et d'avoir la certitude que ces cas sont bien liés à la covid. Il n'y a pas de surmortalité chez les pharmaciens au cours de la période. Pour autant, on sait maintenant que des pharmaciens sont décédés, mais cela reste dans l'épaisseur du trait, si j'ose dire.

Sur les arrêts maladie, notamment des pharmaciens salariés, là encore, il est difficile de faire la part entre les arrêts maladie covid et les arrêts maladie pour garde d'enfants ou pour d'autres raisons, puisque certains salariés n'étaient pas eux-mêmes contaminés. On sait par des enquêtes déclaratives qui ont été notamment menées par les syndicats que 40 % des arrêts maladie ont été dus à un collaborateur malade. Dans le cadre d'une enquête réalisée également par un syndicat, 10 % des pharmaciens titulaires d'officine ont répondu que, dans leur équipe, ils ont été contaminés. C'est très approximatif, mais c'est lié au fait que le recensement n'existe pas.

L'ordre des pharmaciens a mis en place une cellule d'écoute spéciale pour répondre aux angoisses des pharmaciens, laquelle a été largement sollicitée. Les conseillers ordinaux ont été très présents et ont appelé un à un chaque pharmacien d'officine, pour échanger, écouter et essayer de tenter d'apporter des solutions.

Je vous fournirai les chiffres, mais le nombre de fréquentations de notre site spécial covid est impressionnant : on a atteint des dizaines de milliers de vues et de consultations de nos foires aux questions (FAQ). Nous avons organisé des webconférences qui ont réuni plus de 5 000 participants. L'ordre a été visible auprès de ses ressortissants. Il l'a probablement été moins dans les médias, même si je me suis personnellement rendue sur des plateaux télé. Il est vrai que nous étions bien occupés et dans nos exercices et à informer et accompagner nos confrères ; nous avions peut-être moins le temps d'être dans la presse. Notre priorité était la visibilité pour nos confrères.

Je reprends à mon compte les propos de Jean-Marcel Mourgues sur les tests et sur l'importance de la priorisation. J'ajoute que de nombreuses personnes ont besoin de se faire dépister soit pour des voyages, soit pour des process administratifs : on leur demande ce test. Pour eux, c'est prioritaire, car ils ne peuvent faire sans. C'est donc toute la difficulté de la priorisation des tests.

Les pharmaciens sont formés aux zoonoses ; notamment outre-mer, certains pharmaciens sont particulièrement au fait des dengues, zika et autres. De plus en plus, nous proposons des formations, car, comme cela a été dit, dans certaines régions françaises commencent à se développer des pathologies transmises notamment par les moustiques. Il faut probablement renforcer certaines procédures à l'avenir.

M. Patrick Chamboredon. - Nous avons incité les professionnels à faire des tests et, dans les dernières mesures, nous avons obtenu que les infirmiers puissent prescrire des tests pour faciliter l'accès au test.

Concernant la contamination des professionnels, Santé publique France a mené une enquête. Nous ne sommes pas en capacité de le faire, car le tableau n'est pas totalement inscrit. En revanche, nous avons insisté auprès de l'Assemblée nationale pour que les enfants de tous les professionnels de santé puissent bénéficier d'un statut similaire à celui de pupille de la Nation : cela a été débattu en séance publique et c'est maintenant entre les mains du Gouvernement.

Les professionnels de santé ont été en grosse difficulté. On a créé une adresse mail d'écoute et le site a été très consulté. On a proposé des rendez-vous avec des psychologues cliniciens, au-delà de l'entraide confraternelle, de façon à ce que les professionnels soient suivis dans la continuité.

On n'a pas de calendrier des travaux. On est très inquiet pour la suite, au-delà de la formation que vous avez indiquée sur les zoonoses. Une enquête a été menée sur les étudiants infirmiers qui est parue la semaine dernière : certains vont abandonner. Les étudiants infirmiers de troisième année ont fait fonction d'infirmiers dans les services de réanimations et ailleurs pour pallier l'ouverture des lits et la nécessité de continuité des soins pour les infirmiers. Certains nous ont dit qu'ils allaient abandonner la profession parce qu'ils avaient été mis en difficulté pendant leur exercice professionnel jusqu'au dernier moment et des étudiants qui étaient en fin de formation disent que les conditions étaient tellement dures - sans compter les retards de diplomation - que cela pose un vrai sujet.

On n'a pas de date. Vers la mi-mars, nous avons remonté au Gouvernement qu'il y avait un problème concernant la prise en charge des patients hors covid. Dans le même temps, dans la même enquête, les infirmiers ont évoqué les problèmes d'EPI, et pas seulement les masques.

Pour ce qui est de l'anticipation, nous avons demandé que la possibilité que nous avions obtenue de la Caisse nationale d'assurance maladie que les remplaçants exercent en même temps que les titulaires soit pérennisée jusqu'à la fin de l'année, de façon à augmenter sur les territoires la quantité de professionnels disponibles, notamment en médecine de ville, pour assurer la prise en charge. En effet, on voit que cela reprend à bas bruit.

Mme Isabelle Derrendinger. - Ai-je été heurtée dans mon éthique professionnelle ? Oui. Comment ne pas être heurté dans son éthique professionnelle et ordinale quand on encourage ses collègues à préserver l'activité sans avoir les mesures de protection pour soi et pour les autres ?

Je vous rappelle que c'est le 28 février que le Conseil national de l'ordre des sages-femmes a alerté la DGS sur les remontées du terrain des sages-femmes qui s'inquiétaient de l'absence de dotation. Nous sommes élus, mais nous sommes aussi professionnels, et nous connaissions le même déficit de fourniture.

Comment ne pas être heurté dans son éthique professionnelle quand la Haute Autorité de santé envisage de publier des réponses rapides en sortie de confinement pour les femmes et les enfants, que le Conseil national de l'ordre répond au cabinet du ministère qui l'a interrogé le 5 mai sur les préconisations ordinales pour la sortie du confinement qu'il faut doter les sages-femmes de masques FFP2, que, le 11 mai, l'ordre relit les réponses rapides de la Haute Autorité de santé et que celles-ci ne seront publiées que le 23 juin ? Ce qui diffère entre les réponses rapides du 11 mai et celles du 23 juin ? C'est la disparition des masques FFP2 pour les professionnels de santé périnatale. Suis-je heurtée dans mon éthique professionnelle ? À 100 %. Mes collègues sont-elles heurtées ? Oui.

Nous avons parlé des difficultés financières relatives à l'obligation de se doter d'équipements de protection et des variabilités d'activité pour les professionnels de santé libéraux. Je rappelle que les sages-femmes libérales ont les revenus les plus faibles des professionnels de santé libéraux en France. Qu'est-ce à dire quand elles doivent s'équiper de matériel, maintenir une activité et ne pas avoir eu une activité deçà de 50 % qui leur aurait permis de bénéficier des aides d'État ?

Comment le vivent-elles ? Je vous rappelle que l'ordre a interrogé les 24 000 sages-femmes, 11 000 ont répondu. Le collège a aussi interrogé les sages-femmes. Le burn out existe. À la sortie du confinement, une sage-femme sur deux veut renoncer à sa profession. J'ose à peine faire des hypothèses statistiques après les conclusions du Ségur de la santé.

Y a-t-il des axes d'amélioration ? Oui.

Avons-nous été conviées pour une date de retour d'expérience ? Non.

Dr Serge Fournier. - Vous demandez si la situation a pu aller à l'encontre de l'éthique des professionnels. La question est très intéressante et, pour les chirurgiens-dentistes, la réponse est oui. En effet, nous n'avons pu assurer les soins que par le biais de cabinets de garde : cinq lieux d'exercice pour un département important comme celui de la Haute-Garonne, d'où je viens. Par conséquent, un tri important a dû être fait par les régulateurs. À peu près un patient sur cinq était reçu dans les cabinets de garde, car ceux-ci ne pouvaient recevoir que dix patients en une journée.

Dans ces conditions, l'éthique du professionnel de santé a été fortement touchée et je n'ose pas imaginer ce qui devait se passer dans les hôpitaux de Paris, où des tris concernant l'urgence ont peut-être été faits. Or je peux dire aujourd'hui qu'au CHU de Toulouse les lits étaient vides et qu'on attendait avec impatience que les malades viennent. Je passe sur les cliniques privées qui n'ont pas vu un seul patient par un manque d'accord entre l'hôpital public et les cliniques privées.

Concernant les tests de dépistage, je m'étonne également que les chirurgiens-dentistes ne figurent pas sur la liste. Nous avons le droit d'opérer, d'aller dans un sinus, mais pas celui de mettre un coton au fond de la gorge : nous ne comprenons pas cette incohérence. Cependant, nous attendons avec impatience l'éclosion des tests salivaires qui, s'ils étaient amenés à être fiables, nous permettraient de dépister dans nos cabinets un maximum de population.

Concernant le nombre de chirurgiens-dentistes contaminés durant la période hard, la réponse est zéro, puisque j'ai demandé à ce que l'on ferme les cabinets. Un ou deux praticiens se sont retrouvés en réanimation, mais ils n'ont pas forcément été contaminés dans l'exercice de leur métier. En revanche, depuis le 11 mai, le nombre de chirurgiens-dentistes et d'assistantes dentaires qui travaillent au fauteuil croît, même si je ne dispose pas de statistiques officielles sur tout le territoire. Cela vient peut-être du fait que l'on a baissé un petit peu la garde en matière de mesures de protection.

Nous n'avons plus aucun contact avec le ministère depuis le 11 mai. Cela étant, il y a un peu plus d'un mois, j'ai fait une demande d'audience auprès du ministre pour évoquer le retex covid, mais aussi d'autres sujets en cours. À ce jour, je n'ai pas de réponse. Je n'ai pas de proposition de date, bien que je comprenne que la situation soit un petit peu tendue.

Sur la remise en route, nous n'avons pas effectué de soins pendant deux mois et nous effectuons des soins à moitié vitesse au moins jusqu'à la fin de l'année. On peut donc penser que, sur les 12 milliards d'euros qui sont alloués aux soins prothèses dentaires et traitements d'orthodontie, on devrait retrouver 6 milliards d'euros de positif dans le budget de la sécurité sociale.

Je donnerai en passant un petit coup de patte aux organismes dont on n'a pas parlé : les assureurs complémentaires ont brillé par leur absence durant la totalité de la période covid, alors que les soins dentaires, c'est un tiers l'assurance maladie, un tiers les assurances complémentaires et un tiers la poche du patient. Concernant le tiers économisé par les assureurs, nous espérions qu'il pourrait y avoir un retour dans ce domaine, mais ils sont pour le moment extrêmement discrets.

Comment les praticiens voient-ils l'avenir ? Bien et mal. Pour l'instant, ils sont contents de pouvoir exercer leur métier, de distribuer des soins, mais ils aimeraient bien que l'on baisse le niveau des recommandations, ce qui ne va pas être possible.

Je conclus en disant que je suis évidemment extrêmement fier d'eux, de ce qu'ils ont fait en toute autonomie, sans rien demander à personne, et avec efficacité, mais avec des larmes. N'étant pas reconnus par les pouvoirs publics, il a fallu qu'ils se déshabillent sur les réseaux sociaux pour qu'enfin les médias et l'État veuillent bien leur accorder leur attention. L'opération #dentistesàpoil a permis de réveiller les médias.

Mme Pascale Mathieu. - Sur la question éthique, Mme Derrendinger a fort bien résumé la situation. Les kinésithérapeutes eux aussi ont souffert de ne pouvoir suivre certains patients. Concernant les Ehpad, j'ai saisi le Défenseur des droits au plus fort de la crise, et je rencontrerai ses représentants la semaine prochaine, pour les alerter sur cette atteinte au droit fondamental à être soigné.

D'autres patients, immunodéprimés, souffrant par exemple de sclérose en plaque, ont interrompu leurs traitements par peur. Ils étaient très angoissés et, au déconfinement, malgré la reprise d'une vie normale, certains n'ont pas repris les soins. Nombre de kinésithérapeutes s'interrogent : ils ont recontacté en vain les personnes. Ils ne savent que faire et expriment une véritable préoccupation éthique et morale.

Permettez-moi d'évoquer mon propre exemple au sujet des tests. La Direction générale de la santé a demandé aux professionnels de se faire tester si possible avant de reprendre leur activité. Rentrée de vacances samedi, j'ai cherché hier en vain un laboratoire pouvant me recevoir pour un test, je n'ai pu obtenir de rendez-vous avant... début octobre ! De retour dans ma province, j'aurai peut-être plus de facilité à faire le test. Il y a certes un drive spécialisé pour les professionnels dans le XVIIe arrondissement, mais il est réservé, logiquement, à ceux qui exercent à Paris.

J'ai été surprise de constater que les sapeurs-pompiers pouvaient apporter leur concours pour les tests... tandis que nous ne sommes pas dans la liste des professions concernées. Nous faisons pourtant des prélèvements, par exemple pour l'analyse des crachats dans la recherche des bronchites. Au cas présent, à notre offre de services, on a répondu qu'il serait fait appel à nous « si besoin »... J'espère que ce point pourra se débloquer, car plus nombreux sont les intervenants susceptibles de pratiquer des tests, plus élevé le nombre de personnes pouvant être testées.

Les problèmes touchant les équipements ont été fort mal vécus par les kinés.

J'ai été sollicitée par APF France handicap, autrement dit l'Association des paralysés de France, car beaucoup de ces patients ont arrêté leurs soins et rencontrent en conséquence de grosses difficultés physiques. Je les ai appelés, dans le cadre de l'émission Le Magazine de la santé, à retourner chez leurs kinés, affirmant que les professionnels pouvaient assurer les soins, avec des équipements et en appliquant les gestes barrières. J'ai reçu des torrents d'insultes, émanant de confrères qui m'accusaient de les envoyer à la mort, protestant qu'ils n'avaient même pas de masques. Les kinés ont fort mal vécu la période, ils avaient le sentiment d'abandonner leurs patients.

J'ai été également saisie par des associations de patients, par exemple ceux qui souffrent de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO). J'ai expliqué que nous ne pouvions assurer les soins faute de masques FFP2. Cependant, grâce à certains réseaux, certains CHU - comme à Bordeaux -, nous avons reçu des masques et avons pu mettre en place des systèmes de garde pour les patients atteints de mucoviscidose et pour ceux qui avaient besoin de kinésithérapie respiratoire.

Sur les zoonoses, nous avons une formation de base, limitée, peut-être insuffisante. Il faudra sans doute revoir cela.

Les dotations de l'État pour l'achat d'équipements protecteurs prendront fin prochainement. J'ai demandé que nous bénéficiions au moins de prix planchers : nous avions l'habitude d'acheter des masques et d'en porter l'hiver, mais les prix ont flambé, c'est une charge devenue insupportable.

Les kinés m'ont alertée sur les directives contradictoires adressées par les caisses primaires d'assurance maladie. Certaines caisses estiment que le praticien qui serait un cas contact doit rester chez lui pendant quinze jours. Or, s'il soigne des patients atteints de covid, il est par définition cas contact ! J'ai donc écrit au directeur général de l'assurance maladie et au ministre pour les alerter et leur demander de mettre fin aux disparités.

M. René-Paul Savary, président. - Ce sont des cas contacts, mais qui appliquent des mesures de protection.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il y a la jurisprudence sur les soignants !

Mme Carine Wolf-Thal. - Merci à Mme Mathieu de soulever ce point, car nous rencontrons le même problème : depuis peu, on a tendance à mettre en quarantaine des équipes officinales entières. Va-t-on fermer toutes les officines ?

M. René-Paul Savary, président. - Alors qu'elles sont par construction en contact avec des patients !

Mme Pascale Mathieu. - Pour finir, je signale qu'aucune concertation ne nous a été proposée sur les suites du covid, alors que les kinésithérapeutes, je les en remercie vivement, ont fait montre d'un bel engagement. Merci aussi aux conseillers ordinaux qui ont été à la hauteur de nos attentes.

Enfin, je remercie la commission d'enquête du Sénat, qui nous donne l'opportunité de faire connaître notre vécu au quotidien, durant cette crise... qui n'est pas terminée.

M. René-Paul Savary, président. - Merci à vous tous de la franchise avec laquelle vous vous êtes exprimés, et de l'attention profonde que vous portez à cette réflexion.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 35.

Jeudi 3 septembre 2020

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président-

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Table ronde avec des fédérations hospitalières et médico-sociales

M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée aux fédérations hospitalières. Je vous prie d'excuser l'absence du président Alan Milon, qui est retenu dans son département.

Nous entendons ce matin Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer, M. Lamine Gharbi, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), M. Antoine Perrin, directeur général de la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés non lucratifs (Fehap) et M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF).

Les sujets que nous souhaitons aborder avec nos intervenants sont nombreux, qu'il s'agisse de la préparation de la crise, de sa gestion concrète, des équipements de protection, de la coopération public/privé en lien avec la question du transfert des patients, de la relation entre la ville et l'hôpital ou encore de la mise en oeuvre du plan blanc et de l'accès aux soins des patients non-covid. Sur l'ensemble de ces sujets, nous avons entendu beaucoup d'affirmations, souvent contradictoires et souvent peu étayées.

Les situations ont évidemment varié en fonction des territoires, selon l'ampleur de la vague épidémique qui les a touchés, la qualité de la relation entre les différents acteurs, mais aussi la capacité des autorités à prendre des décisions adaptées à la situation.

Sommes-nous dans la situation que nous aurions pu vivre si notre pays avait été correctement équipé en masques et en tests ? Risquons-nous de nouvelles tensions ? Si oui, sommes-nous prêts à y faire face ?

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434 -13 à 434 -15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sophie Beaupère et MM. Lamine Gharbi, Antoine Perrin et Frédéric Valletoux prêtent serment.

Mme Sophie Beaupère, déléguée générale d'Unicancer. - La crise sanitaire a pu mettre en évidence les valeurs essentielles des acteurs de notre système de soins, notamment le dévouement et l'humanité de nos soignants, ainsi que leur extraordinaire capacité d'organisation et de coopération.

Les centres de lutte contre le cancer (CLCC) ont dû poursuivre le traitement des patients et assurer leur sécurité, ainsi que celle des personnels. C'est toujours le cas aujourd'hui. Depuis le début, le travail de coordination de l'offre de soins et de gestion de la crise a été remarquable, tant à l'échelon national que de la part des agences régionales de santé (ARS). La situation était très complexe, et les délais contraints. Il fallait au maximum anticiper les tensions sur les capacités d'hospitalisation et favoriser la gradation des soins. Les difficultés d'approvisionnement en masques et en équipements de protection individuelle (EPI) pendant plusieurs semaines pour le personnel et les patients, alors qu'ils sont vraiment à risque dans le cadre du covid, ont été la principale problématique pour les CLCC.

La crise a révélé au grand jour la nécessité d'une réforme profonde du système hospitalier. Les propositions formulées lors du Ségur de la santé, comme celles sur la valorisation des professionnels, apporteront sans doute des améliorations, notamment sur l'exercice des missions de service public et la préparation à la crise sanitaire. Les mesures de financement permettront de sortir du tout tarification à l'activité (T2A), de piloter l'Objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam) de manière pluriannuelle et de revaloriser les financements liés à la recherche et l'innovation, qui sont essentielles face à une crise sanitaire. Il nous semble impératif de lever les freins à l'innovation, afin de contribuer au rayonnement de la Nation et de se préparer face aux crises, en poursuivant l'adaptation des procédures actuelles, qui ont pu être allégées durant cette période.

Alors que la crise se poursuit, l'enjeu majeur est celui de la continuité des prises en charge, notamment en cancérologie. Selon une étude menée pour l'ensemble des CLCC, il y a eu 7 % de nouveaux patients en moins durant les quatre mois de crise. Cela montre les conséquences qu'il a pu y avoir sur la prise en charge de maladies chroniques.

M. Antoine Perrin, directeur général de la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés non lucratifs (Fehap). - La crise a montré la qualité de notre société et de notre système de santé. Globalement, nous, les Français en général, y avons répondu dans un esprit solidaire. La mobilisation a été sans précédent sur le système de santé : public comme privé, ambulatoire comme hospitalier, sanitaire comme médico-social et social. Je salue l'engagement des associations, des mairies, voire des individus. Je songe aussi aux volontariats multiples dans les quartiers, à la fabrication de masques par des associations auto-créées ou déjà existantes, aux cagnottes, aux applaudissements, aux dons et aux renforts. Je porte donc un regard positif sur notre société.

Le secteur privé solidaire a été très mobilisé du fait de sa mission hospitalière, en santé et de service public. Mais nous avons peiné à être reconnus à notre juste place, à la hauteur de notre engagement. En particulier, en début de crise, dans le Grand Est, nous avons libéré des lits qui sont restés inoccupés pendant plusieurs jours alors que le secteur public était débordé, que l'on armait un hôpital militaire et que les transferts vers d'autres régions commençaient. Lors du Ségur, les personnels médicaux n'ont pas été pris en compte.

Le médico-social n'a été considéré que dans un deuxième temps, quand on s'est aperçu que lui aussi était débordé. Le secteur du domicile et du social, pourtant le plus à même d'aider les personnes en situation vulnérable et précaire, ont été l'oublié de la crise.

Le pilotage par les autorités a été important et volontariste, mais parfois inégal et difficile. Au début, il y a eu un retard à l'allumage. On pouvait le comprendre, puisque la crise a surpris. Les contradictions entre les directions générales du ministère ont vite été réglées. Le pilotage régional par les ARS est à saluer. Toutes ont été parfaitement présentes sur le territoire. Nous avons pu dire ce que nous avions à dire et être entendus.

Les avis du Conseil scientifique et d'autres instances nous sont parfois parus contradictoires, évolutifs et difficiles à comprendre. Certains dépendaient des capacités en EPI, et non de considérations uniquement scientifiques.

Il y a aussi eu des contradictions entre le ministère du travail et le ministère de la santé sur la protection des salariés et l'absentéisme en cas de test positif ou de crainte de covid. D'ailleurs, cela a conduit à un jugement à Lille. Je vous en parlerai.

On a regretté et craint la responsabilité des employeurs vis-à-vis des salariés et des malades face aux difficultés à assurer la permanence des soins et de l'accompagnement, avec des agents parfois absents, car contaminés ou craignant de l'être.

Nous avons salué le changement de méthode de l'État dans la gouvernance. Sur les réanimations, il s'est passé des procédures classiques - il n'avait pas le choix - pour augmenter les capacités en laissant la main aux acteurs. Quand il a fallu doubler, voire tripler les capacités de réanimation en Île-de-France en quelques jours, il n'y a pas eu besoin de toute la procédure des autorisations, des visites de conformité, etc. La confiance qui a été accordée aux acteurs est à saluer. Il faudra en tenir compte pour la suite.

La démocratie sanitaire a été en retrait. La place des usagers n'a pas pu être prise en compte. Les modalités de confinement des personnes âgées n'ont pas pu être discutées et ont parfois été très mal vécues. Et le décret du 1er avril sur les conditions de mise en bière a également été considéré comme très brutal par les personnes et leur famille.

M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF). - Pour rappel, la Fédération hospitalière de France représente les 1 000 hôpitaux publics et près de 4 000 établissements médico-sociaux. La crise est arrivée alors qu'il y avait eu 9,4 milliards d'euros d'économies sur les hôpitaux dans les quinze dernières années.

À l'instar des précédents orateurs, je souligne l'adaptabilité et la capacité à faire face en urgence à la crise des hôpitaux, qui ont tenu dans des conditions parfois très difficiles. Dans la perspective d'un éventuel rebond des cas de covid, regardons ce qui a marché et ce qu'il faudrait en urgence corriger.

Ce qui a bien fonctionné, c'est la mobilisation et la capacité d'adaptation des hospitaliers. C'est la coopération entre le public et le privé, ainsi qu'entre les régions. C'est la chaîne de service public, comme les gardes d'enfants pour les hospitaliers et les médico-sociaux. C'est le modèle des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), même s'il y aurait beaucoup à dire sur les protections. C'est le déploiement fortement accéléré de la télémédecine. C'est la mobilisation forte des hôpitaux psychiatriques, avec, même si c'est moins visible, un soutien psychologique à la population et aux soignants.

Mais des améliorations à très court terme s'imposent. Je pense à la mise en place dans les territoires des politiques claires de prévention et de santé publique pour éviter de contaminer les plus fragiles. Les ARS doivent faire le point sur l'offre de soins et le rôle que doivent tenir les acteurs pour conforter l'offre de premier recours. Il faut aussi fixer une doctrine pour permettre de limiter le renoncement aux soins. Une grande vigilance sur les EPI est de mise. Passons aussi la vitesse supérieure dans le médico-social et recrutons rapidement, peut-être via une campagne de communication, pour résoudre le problème des sous-effectifs.

Il faut clairement repenser l'organisation nationale en temps de crise. Nous attendons beaucoup de commissions comme la vôtre. La multiplication selon les sujets des cellules dans la chaîne de pilotage n'a pas toujours été source de clarté et d'efficacité.

Il faut sans doute aussi mieux anticiper les processus de mobilisation et de recrutement de renfort de professionnels tels qu'ils ont été mis en oeuvre dans le Grand Est et en l'Île-de-France, afin d'être plus réactifs.

Dès le mois d'avril, notre fédération avait plaidé pour un new deal de la santé. Nous avons été partiellement entendus lors du Ségur de la santé, qui a permis d'avancer au moins sur le financement du système et de l'investissement défaillant, d'une part, et les carrières et la revalorisation salariale dans les établissements, d'autre part. Mais des questions sont demeurées sans réponse sur trois sujets qui nous semblent urgents : la remise à plat de la gouvernance, tant nationale que dans les territoires, du système de santé, l'articulation entre préfets et délégués départementaux des ARS n'ayant pas fonctionné comme elle aurait dû ; le grand âge et l'autonomie ; enfin, l'organisation de notre système de santé dans les territoires.

M. Lamine Gharbi, président de la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP). - Nous le savons, le péril pandémique est loin d'être écarté. Tirer les enseignements des mois écoulés relève donc d'une impérieuse nécessité.

La crise sanitaire a révélé les ressources inouïes de mobilisation et d'engagement des acteurs de santé, plus que les failles du système. Dans un dialogue permanent entre l'État, le ministère de la santé, les ARS, les acteurs de santé, les parlementaires et élus des territoires et les patients, nous sommes parvenus à faire face à la vague épidémique qui déferlait.

Pour autant, ne faisons pas preuve d'angélisme. Il y a eu au début des replis sur soi et des réticences à la coopération. Mais, face à l'urgence et aux besoins impérieux, il a bien fallu sortir des cadres convenus. Des innovations se sont alors déployées. Des délais de réponse ont été réduits. Des organisations qui se regardaient en chiens de faïence ont collaboré, dans un remarquable partage de ressources humaines et matérielles. En Île-de-France, 26 % des malades en réanimation ont été soignés dans des établissements privés. L'ARS a su mettre tout le monde autour de la table.

Cette leçon d'espoir doit irriguer nos pratiques pour l'avenir. N'attendons pas demain que l'épidémie parvienne à un stade critique pour faire appel à toutes et à tous : les retours d'expérience sont toujours préférables aux règlements de comptes. Nous devons adresser un message positif aux Français, qui sont légitimement inquiets. Nous sommes prêts à travailler ensemble, sous l'égide d'ARS garantes d'une régulation équilibrée et équitable.

Face à l'adversité, il y eu une capacité collective à surmonter des obstacles. Vous êtes conscients de la complexité dans laquelle s'ouvre le débat. La crise sanitaire a allégé certaines pesanteurs administratives sur les autorisations ou les créations de lits pour y substituer davantage de réactivité et de pragmatisme. Malheureusement, il en a été autrement s'agissant des EPI, qui nous ont tant préoccupés pour la sécurité de professionnels et de nos patients. Il faut clarifier drastiquement les chaînes de décision. Empruntons résolument le chemin de la simplification et de la clarification tracé par l'expérience. Il profitera à tous : puissance publique, acteurs de la santé et patients.

Je tiens à exprimer ma fierté et ma gratitude envers de l'action des hôpitaux et cliniques privés. Je remercie aussi l'État protecteur, qui a donné aux établissements de santé de tous statuts les garanties de financement indispensables pour travailler de manière pérenne et qui a choisi de privilégier l'équité de traitement dans les revalorisations aux professionnels.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Les chiffres de la Ligue contre le cancer sur le différentiel de cancers diagnostiqués par rapport à l'année précédente sont plus importants que ceux qui viennent d'être indiqués. Où en est-on en matière de renoncement aux soins ? On nous a parlé de patients ne souhaitant pas revenir en hospitalisation et de personnels en récupération...

Selon certaines personnes auditionnées, cela a pris du temps pour que les lits libérés dans les établissements privés soient occupés. Qu'en a-t-il été dans vos différents établissements ? Comment avez-vous vécu, notamment dans le secteur privé, les transferts de patients alors que des lits étaient disponibles dans vos services ?

Avez-vous une idée du tribut payé par vos personnels à la maladie ?

Dans beaucoup de départements, la distribution des équipements relevait des groupements hospitaliers de territoire, qui sont publics. Comment le privé les recevait-il ?

Comment les établissements publics qui hébergent des SAMU ont-ils vécu les consignes initiales, consistant à inciter à ne pas surtout pas aller chez son médecin traitant et à appeler le SAMU ? Quid des liens entre SAMU et pompiers ?

Mme Sophie Beaupère. - En cancérologie, le renoncement aux soins est un sujet majeur. Le chiffre de 7 % correspond aux nouveaux patients accueillis dans les CLCC. Ceux de la Ligue contre le cancer concernent sans doute le dépistage. Entre mars et mai, le nombre de patients dépistés au sein des centres a baissé de 50 %, voire, dans certaines spécialités, comme les coloscopies, de 80 %. Selon les estimations des centres, 30 000 malades n'auraient pas été diagnostiqués pendant cette période. Des cas plus graves arrivent. Il y a un véritable effet de cliquet.

L'activité et l'accueil des nouveaux patients ne sont pas revenus à la normale. Nous observons toujours une baisse des nouveaux patients par rapport à l'année dernière. La crise continue. Les conditions de sécurité - je pense notamment au bloc opératoire - complexifient la prise en charge et les parcours des patients. Elles ralentissent également et augmentent les délais de prise en charge.

La problématique est donc double : diminution du nombre de patients dépistés et complexité de l'organisation. Une étude en cours de publication montre une surmortalité, avec un taux de mortalité de près de 30 % à trente jours pour des patients covid et cancer avec RT-PCR, contre 4 % normalement.

Dans la plupart des régions, la coopération entre les établissements publics et les autres a été excellente. Nous avons pu accueillir des transferts de patients de cancérologie des hôpitaux publics dont les réanimations étaient saturées vers les CLCC en prenant les mesures d'organisation nécessaires. Parfois, mais plus rarement, la coopération était plus complexe, mais nous avons pu échanger avec les établissements concernés et les ARS.

À ce jour, nous n'avons plus de difficultés d'approvisionnement en masques et en EPI. Nous avons pu refaire des commandes. La situation est revenue à la normale. Cela nous permet de protéger l'ensemble des professionnels et des patients.

M. Antoine Perrin. - Le retard à l'allumage sur la mobilisation des établissements n'a été qu'au début de la crise et il n'a concerné que la région Grand Est. Il a d'ailleurs servi de leçon. Dans les autres régions, tout s'est bien passé, voire de manière exemplaire, comme en Île-de-France, deuxième grande région très mobilisée.

Entre le 15 mars et le 19 mars, les hôpitaux publics du Grand Est, principalement Strasbourg, Mulhouse et Colmar, ont tout de suite été submergés du fait de la brutalité de la crise. On nous a demandé dès le 15 mars de libérer nos lits. Nous l'avons fait. Pendant plusieurs jours, alors qu'on annonçait des évacuations sanitaires, dès le 18 mars à Toulouse, et la mise en place de l'hôpital militaire, nos établissements étaient vides. Il s'est probablement moins agi d'une volonté de ne pas nous mobiliser que d'une habitude : le SAMU arrivait directement aux hôpitaux publics, car c'était son habitude. Les directeurs du public et du privé se sont contactés, et le problème a été réglé le 19 mars.

Nous n'avons plus aujourd'hui de problèmes de protections dans le sanitaire. Il reste des difficultés, en particulier sur les surblouses et les gants, dans le médico-social.

M. Lamine Gharbi. - Dans le Grand Est, nous avions le 15 mars 70 lits de réanimation vides, et nous sommes montés à 110 lits occupés sur la période. Je ne serai peut-être pas aussi angélique que M. Perrin sur les raisons pour lesquelles on ne pensait pas à nous. Je pense qu'il y a eu une volonté délibérée de gérer les patients concernés dans les hôpitaux. Mais ils n'ont pas vu la vague arriver, et ils ont été submergés. Les établissements privés ont proposé bien avant le 15 mars leurs services et leurs lits de réanimation aux ARS. Ces lits n'ont pas pu être armés dès le 15 mars. C'est à cette date que cela a commencé à « flamber », faute de masques, de protections et de surblouses. Ces équipements sont parvenus dans les hôpitaux publics à Strasbourg le mercredi 18 mars.

Les collaborateurs qui ont eu à prendre en charge des patients covid dans le Grand Est, en Île-de-France et dans les Hauts-de-France sont effectivement épuisés. Dans les autres régions, il n'y a pas eu de saturation. Il y a bien eu des patients en réanimation, mais le public et le privé ont parfaitement pu les gérer. Mais, pour les 7 000 patients en réanimation, il y a bien eu épuisement moral, humain, psychologique et matériel.

Avant le déconfinement, nous avons, avec nos collègues d'autres fédérations, notamment Unicancer, alerté sur les retards de prise en charge, qui étaient préoccupants : on ne peut pas laisser se développer des tumeurs pendant deux mois sans surveillance, dépistage ou traitement. Dès le mois d'avril, nous avons appelé à la reprise des blocs opératoires. Nous n'avons pas été entendus par la population, qui était encore effrayée, confinée à domicile.

Lors du confinement, c'est-à-dire à partir du 12 mai, nous avons eu un problème majeur de drogues - c'est le terme, même s'il n'est pas très élégant - ou de produits d'anesthésie : les « curares. » Nous étions contingentés. Nous ne pouvions pas avoir une activité opératoire normale. Nous avons reçu des menaces ou, du moins, des mises en garde dans des termes quelquefois violents de la part des ARS : la reprise devait se faire uniquement sur les « soins urgents. » Comment définit-on un soin urgent ? Hormis une fracture ouverte ou une tumeur visible au premier examen, l'urgence est toujours relative...

Nous sommes toujours confrontés au problème. Pour pouvoir opérer un patient, nous devons réaliser le test covid. Nous devons encore mettre nos patients dans des chambres individuelles. Toutes les chambres doubles ne peuvent pas être armées, ce qui réduit la capacité de nos établissements et la reprise d'activité. Nous ne sommes donc pas revenus au rythme normal de prise en charge des patients. C'est inquiétant : nous sentons des retards.

Il y a eu aux alentours d'une cinquantaine de décès parmi nos personnels. Ce drame est dû, je le pense, au manque de protections et à la méconnaissance de ce virus en raison d'une observation insuffisante de ce que nos voisins avaient vécu dans d'autres pays, notamment en Italie. Nous avons donc un peu de rancoeur.

Nous serons prêts. D'ailleurs, nous le sommes. N'étant pas épidémiologiste, je ne sais pas à quelles difficultés les établissements de santé seront confrontés demain. Mais nous sommes prêts. Aujourd'hui, nous n'avons pas beaucoup de patients dans nos lits de médecine en hospitalisation classique, et nous avons très peu de patients en réanimation. Tant mieux.

M. Frédéric Valletoux. - Les cas de renoncements aux soins sont parfois lourds, en raison des retards de prise en charge. Mais nous estimons globalement être revenus à des niveaux d'activité à l'hôpital ne permettant pas de pointer la durabilité du phénomène, qui a été très fort au printemps et qui s'est progressivement atténué au début de l'été. Cela étant, il y a effectivement eu beaucoup de cas plus lourds, de témoignages et de chiffres avérés. C'est pourquoi j'évoquais la nécessité de faire passer les bons messages ou d'organiser les filières pour que ce phénomène massif ne se reproduise pas.

Il faudra interroger les régulateurs qui ont mobilisé les acteurs de terrain pour savoir s'il y a eu ou non des retards. Moi non plus, je ne suis pas angélique : nous avons des témoignages très précis. À Mulhouse et à Colmar, des médecins privés sont venus tout de suite et spontanément donner un coup de main à leurs collègues du public. Des établissements ont hésité au démarrage à participer à la prise en charge : eux-mêmes ne comprenaient pas très bien les mesures qui devaient accompagner l'accueil de patients covid. Cela a été l'affaire de quelques jours. Il n'y a pas d'un côté ceux qui voudraient s'accaparer les patients et de l'autre ceux qui auraient été privés d'en traiter. Il y avait des incompréhensions. Les régulations n'étaient peut-être pas automatiques. La régulation par le 15 est orientée par le public, pas forcément par choix, mais parce que les filières de prise en charge fonctionnent ainsi. Si le concept d'urgence était partagé par tous les établissements quel que soit leur statut, la prise en charge au quotidien, c'est-à-dire hors des périodes de crise, serait sans doute meilleure. En période de crise, on reproduit ce qui se passe le reste du temps.

Vous avez évoqué les pompiers. La régulation du SAMU est une régulation médicale, ce qui n'est pas le cas du 18. Face à une crise sanitaire, la régulation devait être médicale : c'est un médecin qui devait décrocher. Or les plateaux d'appels des pompiers sont moins fournis en médecins et en régulation médicale que le 15. Bien entendu, tout cela est sur fond de vieilles tensions, de vieilles batailles. J'accorde donc peu d'importance aux propos qui avaient été repris, et d'ailleurs vite oubliés, dans un rapport malencontreux.

Nous n'avons pas de chiffres sur le tribut payé par les soignants. Je sais que la Direction générale de l'offre de soins (DGOS) est en train de faire remonter un certain nombre de données. Dans l'offre publique, de nombreux décès ont effectivement été déplorés, des médecins jusqu'aux agents administratifs.

Dans certaines régions, en particulier en Île-de-France, les groupements hospitaliers de territoire ont servi effectivement de maille, notamment pour organiser les répartitions d'équipements. À mon sens, dans la perspective de la réflexion territoriale qu'il faudra avoir dans les prochains mois ou dans les prochaines années, cette maille mérite d'exister. Elle doit mieux agréger l'ensemble des partenaires sur les territoires de santé.

Les territoires qui ont le mieux répondu en matière de coopération sont aussi ceux où la médecine libérale était la mieux organisée, notamment via les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Nous avons vu l'intérêt de telles structures, qui permettent une coordination de la médecine libérale. Or cette coordination, quand elle existait, a été un vrai appui et a véritablement bénéficié à la réponse sanitaire globale.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Madame Beaupère, quel regard portez-vous sur la priorisation des malades atteints du covid ? Quelle a été la perte de chances pour les malades atteints du cancer ? Y a-t-il eu des dysfonctionnements majeurs ?

Quels ont été les bienfaits de la téléconsultation ?

Avez-vous des assurances, notamment de l'ARS, pour que le fonctionnement public-privé soit pleinement opérationnel en cas de nouvelle vague ? La synergie s'est effectivement bien passée en Île-de-France. Dans le Grand Est, cela a été plus problématique.

Mme Sophie Beaupère. - Dans les CLCC, la mobilisation a été très forte et très rapide, car nos médecins des centres étaient très en contact avec leurs collègues, par exemple italiens, et ont ainsi disposé, plus tôt que d'autres sans doute, d'informations sur les conséquences du covid en matière de prise en charge des cancers. Les centres se sont mobilisés courant mars. Dès la troisième semaine de mars, ils se sont organisés pour la continuité de la prise en charge, en veillant aux urgences et aux cas qui devaient être traités, en décalant ce qui pouvait l'être, en mettant en place la téléconsultation - il y a eu une information spécifique sur les sites internet au sein de la fédération -, en transmettant des recommandations à l'Académie de médecine et en travaillant à la fois sur l'organisation et sur les modalités de prise en charge, afin d'éviter au maximum les pertes de chances.

Comme je l'ai souligné, le principal risque était lié à l'absence de masques pour permettre à l'ensemble des professionnels d'être protégés et de protéger les patients. Les masques pouvaient être disponibles pour les services d'hématologie, où il y avait les patients les plus immunodéprimés, mais pas pour l'ensemble des professionnels. Cela a été le gros point de tension. Pour les CLCC, notamment avec le retour d'expérience des centres italiens de cancérologie, il fallait impérativement que l'ensemble des professionnels puissent bénéficier de masques et que l'on puisse mettre des points de filtrage à l'entrée. C'est ce que nous avons indiqué à ce moment-là. Cela a duré trois semaines. Ensuite, nous avons pu nous débrouiller pour équiper l'ensemble des professionnels et des patients.

Vous m'interrogez sur les difficultés de prise en charge des patients en cancérologie, plus particulièrement dans le Grand Est. Le CLCC de Nancy avait mis du personnel à disposition pour le CHU. Des anesthésistes ont aidé le CHU, qui manquait de personnel. Beaucoup de structures privées ont fait de même, en coopération avec les structures publiques. Le CLCC de Nancy s'était mis en ordre de marche pour pouvoir accueillir des patients de cancérologie de la région, afin de soulager les structures de niveau 1. Tout n'a pas été complètement fluide à ce moment-là. Il a fallu une discussion au niveau de l'ARS pour que les patients puissent venir dans les CLCC susceptibles de les accueillir, comme cela avait été prévu, et qu'il n'y ait pas de retard de prise en charge.

La télémédecine a été bénéfique à l'organisation des soins. En cancérologie, comme pour d'autres pathologies, elle a permis la continuité des soins en toute sécurité pour des patients qu'il n'était pas nécessaire de faire venir sur place. Dans les CLCC, nous sommes passés de quelques dizaines de téléconsultations en 2019 à 45 000 entre mars 2020 et avril 2020. C'est devenu le mode opératoire principal pour les consultations moins urgentes, parce que les règles ont été assouplies. Cela a conduit à des changements accélérés dans les centres, où tout le monde a dû se mettre à la téléconsultation, en mobilisant les outils adaptés et en procédant à des réorganisations entre professionnels.

M. Antoine Perrin. - La crise a été très instructive sur les modalités du processus de décision. La DGOS, qui nous avait habitués à des consignes très précises et très cadrées, avec peu de marges de manoeuvre pour les ARS, a compris pendant la crise qu'elle ne pouvait donner des instructions qu'à grosses mailles. Elle a donc chargé les ARS de préciser les petites mailles, l'intensité et la temporalité de la crise variant selon les régions. Cela a été une très bonne chose, et il y a eu un véritable dialogue : lorsque nous n'étions pas d'accord, nous avons pu le dire et être entendus.

C'est lorsque les ARS ont laissé les établissements s'entendre entre eux que tout a le mieux marché. Dans le Grand Est, les directeurs se sont directement appelés le 19 mars et ont réglé la question de la répartition des malades sans passer par l'ARS.

Dans l'éventualité d'un retour de la crise, tirons les leçons et profitons des contacts qui ont été établis - honnêtement, ce n'était pas forcément les plus solides auparavant - entre les directeurs et entre les structures. Cette culture du dialogue direct entre les acteurs doit perdurer. Je songe notamment aux liens avec la médecine de ville. Il faut que les acteurs s'organisent eux-mêmes, sous l'autorité et le contrôle des ARS, si la deuxième vague a lieu. Mais je suis positif : je pense qu'en tirant les leçons de l'expérience, nous éviterons certains écueils que nous avons connus.

Sur la télémédecine, nous sommes passés d'une culture craintive à une culture engagée. Auparavant, tout avançait doucement : les tarifs venaient d'être donnés, de manière très limitée, et l'on craignait clairement les abus, c'est-à-dire des consultations non-contrôlables et mal faites. La crise a montré que la télémédecine était au contraire très utile, et qu'il fallait en voir non les éventuels abus, mais l'intérêt pour les patients, qui pouvaient ainsi consulter sans crainte de contaminer autrui ou d'être eux-mêmes contaminés, et les professionnels. Nous allons, je le crois, voir la télémédecine totalement différemment à l'avenir, dans le lien direct des patients avec les médecins et d'autres types de soignants, comme les infirmiers ou les kinésithérapeutes, ainsi qu'avec les établissements.

M. Frédéric Valletoux. - À mon sens, la clé réside dans la médecine de ville.

Si la coopération entre les établissements a pu patiner en Alsace entre le 16 mars et le 18 mars, elle s'est globalement bien faite. Et ce sera d'autant plus le cas : les quelques errements constatés au printemps n'ont plus de raison d'être. Que M. Gharbi soit donc pleinement rassuré s'il est un peu marri de s'être senti oublié. Nous n'avons pas tourné la page de l'épidémie. Tous les acteurs doivent continuer à prendre en charge l'ensemble des patients et à montrer que l'effort est bien collectif, et pas simplement en période de crise aiguë.

À la décharge des médecins de ville, l'impréparation et le manque de matériel, qui n'étaient pas de leur fait, ont conduit les cabinets à se vider : les patients autres que covid ne venaient plus, et les praticiens, qui n'étaient pas protégés, avaient des difficultés à accueillir des patients covid. D'ailleurs, eux aussi ont payé un lourd tribut.

La mobilisation de la médecine de ville se met en place dans les territoires. Il y a des expériences. À Annecy ou en Bretagne, des centres covid qui fonctionnent aujourd'hui s'appuient sur les centres hospitaliers et sur des médecins volontaires, en lien avec les CPTS et les unions régionales de professionnels de santé (URPS). Cela permet de soulager les urgences et d'assurer une prise en charge plus rapide et spécifique de patients covid.

M. Lamine Gharbi. - Cela fait quelques années qu'avec mon homologue de la FHF, nous sommes associés sur l'ensemble des problématiques de notre branche. Nous avons déjà montré que nous étions unis et complémentaires. Et cela se passe bien. Mais j'ai été surpris du décalage qui pouvait exister entre notre volonté partagée, avec la FHF, la Fehap et Unicancer, de porter des messages communs, et l'action sur le terrain de certaines équipes qui n'avaient peut-être pas forcément entendu la bonne parole centrale. Certes, c'était surtout au début. Mais ne nous voilons pas la face : sur le terrain, des équipes de médecins ne jouaient pas forcément la complémentarité entre le public et le privé. J'espère que c'est un souvenir, d'autant que nous n'avons pas le choix : il faut faire différemment, et tout de suite.

Au demeurant, cela ne concerne pas seulement la crise liée au covid. Nous devons aussi prendre en charge des patients chroniques en urgence. Soyons donc forces de propositions sur la prévention. Il faut que nous opérions immédiatement.

J'ai trouvé que c'était un non-sens absolu de confier aux GHT la distribution de masques pour l'ensemble de la profession hospitalière ; ce n'est pas leur rôle. Les pharmacies sont livrées sur l'ensemble du territoire en trois heures ; un Doliprane arrive au fin fond de tous les départements en quelques heures. Je pense que nous aurions pu avoir une distribution nominative, établissement par établissement. Il y a 22 000 pharmacies et 1 000 hôpitaux privés. Il était facile, me semble-t-il, de confier à un distributeur la régulation des masques. Certes, les GHT ont joué le jeu de la transparence et de la répartition équitable en fonction de ce qui avait été ordonné par les ARS ou la DGOS. Mais ce n'était absolument pas leur rôle d'effectuer cette distribution en temps de crise. Vous le savez, je suis un élu, mais aussi un opérateur sur le terrain : une partie des stocks de masques étaient sous clé à mon domicile, car nos pharmacies et nos établissements avaient été cambriolés. Une partie de la population a profité de la situation de crise pour revendre des masques à des prix effroyables. C'était devenu le produit le plus recherché avec les solutions hydroalcooliques. Nombre d'établissements ont été cambriolés, pour certains à plusieurs reprises.

M. René-Paul Savary, président. - La décision avait été prise par Santé publique France. Avez-vous eu des remontées de contacts ?

M. Frédéric Valletoux. - Les contacts étaient directement avec les ARS.

Les hospitaliers, à travers les GHT, n'étaient pas demandeurs sur la distribution des masques. Mais nécessité fait loi : la décision prise dans l'urgence devait s'appliquer. Comme maire, j'ai été en contact avec un important réseau de pharmaciens dans le sud de la Seine-et-Marne. C'est pour moi un doux rêve d'imaginer les pharmaciens stocker chez eux les cartons pour des dizaines d'équipements, qu'il s'agisse de gants, de masques, de blouses ou de charlottes. Ils avaient déjà parfois du mal à stocker ce qui correspondait à leurs propres besoins ou à ceux de leurs clients. Il y aurait eu des risques de cambriolages. Quoi qu'il en soit, la décision de s'appuyer sur les GHT a fonctionné.

M. René-Paul Savary, président. - Cela a tout de même été long.

M. Frédéric Valletoux. - Ce qui a été long, c'est non pas la distribution et la constitution des stocks de masse restés dans les lieux de stockage des GHT, mais l'approvisionnement sur le terrain et l'arrivée des équipements de protection, bref la logistique. D'ailleurs, les ARS ont fait montre de défaillances à cet égard. Les collectivités locales, notamment dans le Grand Est et en Île-de-France, mais aussi dans d'autres régions, ont prouvé qu'elles savaient acheter mieux et plus vite. Elles ont été meilleures logisticiennes que les ARS, voire parfois que l'appareil d'État, en obtenant des masques plus rapidement. Certaines entreprises, par exemple dans le luxe, ont aussi pu faire venir des masques beaucoup plus rapidement que les circuits administratifs étatiques.

L'autre question est celle de l'articulation sur le territoire. Les agences régionales de santé sont des structures très concentrées. Dans les grandes régions, l'éloignement est encore plus important. Classiquement, et en période de crise, l'État est plus implanté à l'échelon départemental, autour du préfet. Il y a eu des décalages importants dans les réponses : le lien avec les maires, les collectivités locales et les acteurs de terrain était plus difficile pour les ARS. Dans la perspective de futures crises, cela doit nous interpeler.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Il nous a été indiqué, notamment à propos du Grand Est, que les ARS avaient bien conscience de n'être pas faites pour la logistique, ce qui soulève la question du pilotage par le ministère de la santé : en « temps de guerre », cela aurait pu relever des préfets des zones de défense.

Les masques que les GHT étaient chargés de distribuer étaient exclusivement réservés aux hôpitaux ; la médecine de ville et les soins à domicile n'avaient rien. Et les pharmaciens étaient catastrophés de devoir en refuser à des patients ayant quitté l'hôpital et devant rester en convalescence chez eux.

Le problème tient à la pénurie. Les soignants et les personnels des hôpitaux, des urgences ou des services de réanimation ont été jugés prioritaires, ce qui peut s'entendre. Mais, face à l'inefficacité de l'État, les collectivités locales ont pris le relais.

À l'issue de la crise, il faudra revoir la gouvernance. Si les choses se sont bien passées dans les grandes régions, le lien entre les directions départementales de l'ARS et les préfets, avec parfois des conflits entre ces deux instances, s'est fait en proximité. Les lourdeurs administratives ont été des freins inutiles, avec des conséquences non négligeables.

Mme Sophie Beaupère. - Nous avions été plusieurs fédérations à demander que la distribution relève non des GHT, mais plutôt, par exemple, des grossistes répartiteurs ; ils ont l'habitude de répartir les dispositifs médicaux et sont bien implantés dans les territoires. Les GHT ont pleinement joué leur rôle, mais cela a représenté une pression, une charge de travail et une responsabilité supplémentaires pour eux.

Les fédérations avaient aussi demandé que l'on puisse voir les dotations attribuées aux établissements. Il y a toujours des erreurs ; c'est assez technique. En outre, dans le cas d'un calcul basé sur le nombre de professionnels, il y a toujours des éléments à mettre à jour. Les centres ont été confrontés à des sous-dotations pendant dix jours. Nous avons dû faire jouer la solidarité. Certains centres avaient un peu plus de stocks. On envoyait des masques à nos adhérents, ainsi qu'aux préfets, aux collectivités locales et aux entreprises. La médecine de ville a été en grande difficulté. Nous avons essayé de fournir des masques aux infirmières libérales qui travaillent avec nous.

M. Antoine Perrin. - Je n'ai aucune inquiétude sur la capacité du système sanitaire et de la médecine de ville à être prêts en cas de retour de la crise. Nous serons prêts. Certes, nous l'avons vu, il peut y avoir des obstacles. Mais, si c'est le cas, ils seront franchis. Toutefois, il y a deux points sur lequel je pense que nous ne sommes pas prêts.

D'abord, la démocratie sanitaire a été totalement mise sous le chapeau pendant la crise. Les décisions étaient prises - certes, on peut comprendre la nécessité d'agir vite - sans que les représentants des usagers et des familles soient consultés et puissent donner leur avis. En cas de reprise de la crise, il faudra absolument y remédier. Attention à un éventuel reconfinement dans les Ehpad ! Le confinement y est parfois vécu comme une grande violence par les personnes et les familles, qui en connaissent les conséquences. En matière de démocratie sanitaire, les processus de prise en compte des représentants des usagers et des familles ne sont pas encore au point.

J'ai également des craintes sur la prise en compte des acteurs vis-à-vis des plus vulnérables. Je pense aux personnes âgées à domicile qui ne sont pas dans des institutions et qui ne sont donc pas accompagnées au plus près, ainsi qu'aux personnes handicapées ou socialement précaires. Les acteurs du domicile ont été totalement absents. Ils n'ont pas suffisamment de protection. Il est question d'aborder le sujet dans le texte relatif au grand âge. Pour le moment, rien n'a été fait pour eux lors du Ségur. Pourtant, en cas de reprise de l'épidémie, ces professionnels de l'accompagnement au quotidien, du lever, du laver, de l'habillage, de l'alimentation et de l'activité simple seront en première ligne. Nous ne sommes pas prêts vis-à-vis de l'accompagnement social, en particulier dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et les maisons d'enfants à caractère social, avec l'aide sociale à l'enfance (ASE). La seule solution a été le confinement. Or, confiner des personnes socialement précaires, enfants ou adultes, c'est les mettre dans une cocotte-minute sans aucune perspective d'activité. Cela a fait de gros dégâts. Et, faute de réflexion sur le sujet, c'est la seule solution qu'on leur proposera en cas de reprise.

M. Arnaud Bazin. - En début de crise, le stock national de masques était clairement insuffisant, contrairement à ce qui avait été prévu pour les pandémies grippales. Apparemment, pendant le quinquennat précédent, il avait été décidé de renvoyer cette responsabilité au terrain, c'est-à-dire aux établissements, voire aux entreprises. Avez-vous eu des consignes précises pour entretenir ces stocks ? Peut-on penser les stocks de masques sans penser aussi les stocks d'EPI, qui se sont révélés nécessaires ? Sur qui reposait vraiment la responsabilité des stocks avant la crise ? Nous avons bien compris que la protection du public hors personnels spécialisés ne pouvait pas relever de vos établissements.

L'hospitalisation privée considère-t-elle la capacité réduite d'un malade par chambre comme un critère totalement scientifique et incontournable ? La prise en compte des risques de contentieux entrait-elle, au moins pour partie, dans la décision ?

Le président de la FHF a indiqué attendre la mise en place de politiques de territoire, de prévention et de santé publique en cas de nouvelle vague. Peut-il être un peu plus précis ? Qu'est-ce qui lui paraît manquer dans ce qui a été annoncé par le Gouvernement ? Dans quel agenda des actions envisagées pourraient-elles être menées ?

Mme Muriel Jourda. - La coopération entre l'hôpital public et le privé passera-t-elle plus par la constitution de CPTS que par le truchement de l'ARS ?

Face à ce que tout le monde a appelé une crise de l'hôpital, plusieurs solutions ont été préconisées, dont une diminution du personnel administratif au profit d'une augmentation du personnel soignant. Partagez-vous cette position ?

Le ratio entre personnel administratif et personnel soignant est-il le même dans le secteur privé que dans le public ?

Mme Michelle Meunier. - Les nombreuses contradictions dans les communications du Gouvernement, mais également sur les territoires, que M. Perrin a montrées ont été sources de confusion pour les Français et les personnels, parfois aussi de stress, voire de souffrance. Pouvez-vous nous en dire plus sur le service d'écoute psychologique et le dispositif de soutien éthique pour les professionnels et les directions que la Fehap avait mis en place ? Un bilan a-t-il été réalisé ?

Monsieur Valletoux, pouvez-vous revenir sur la notion de « doctrine » que vous avez évoquée à propos des renoncements aux soins ?

M. Frédéric Valletoux. - Il y a effectivement eu un changement de doctrine sur les stocks de masques en 2013. Il est demandé aux établissements de constituer des stocks pour une utilisation courante et pour faire face à une crise de quelques jours. Cela ne concernait pas la perspective d'une épidémie dont l'intensité n'avait jamais été atteinte dans notre pays. Là, ce sont des stocks stratégiques de l'État qui devaient venir en complément. Les stocks qui sont demandés aux établissements sont ceux qui doivent permettent de faire face à l'activité courante ou à une crise dont on pensait - on avait en tête les attentats terroristes ou des crises environnementales - que l'intensité serait de quelques jours.

Nous avions interrogé les fournisseurs habituels des hôpitaux en EPI sur les masques. Le 28 février, le réseau des acheteurs hospitaliers (Resah), qui est une centrale d'achat publique, nous répondait ceci : « À ce jour, les titulaires des marchés Resah ne livrent plus, sur ordre du ministère de la santé, qui va prioriser les commandes. Les établissements auront un retour du ministère et de l'ARS. » De son côté, l'Union des groupements d'achats (UGAP) indiquait : « En ce qui concerne les masques, et tous types de masques, l'UGAP n'est plus en mesure d'approvisionner aux conditions de ses marchés la sphère publique, et notamment les hôpitaux. Santé publique France a directement pris en charge à l'échelle nationale, en lien avec l'État et ses services, cette typologie de fournitures. »

M. René-Paul Savary, président. - Pourrez-vous nous communiquer ces réponses ?

M. Frédéric Valletoux. - Bien entendu.

Dès la fin du mois de février, nos établissements ne pouvaient plus compter que sur leur stock propre, c'est-à-dire le stock courant, celui qui devait permettre de faire face à une crise de quelques jours. Le constat du 28 février était déjà entré en ligne de compte depuis plusieurs jours. La pénurie touchait aussi les établissements eux-mêmes. La tension a été maximale dans le courant du mois de mars.

Sur les territoires de santé, la question est celle de la coordination. La grande promesse de Ma santé 2022, réitérée à l'occasion du Ségur de la santé, était que l'ensemble des acteurs, dans un système historiquement en tuyaux d'orgue, arrivent à se parler et à créer ensemble des filières de prise en charge, en fonction de l'état les forces dans chacun des bassins de vie ou des territoires. Cela varie évidemment entre monde urbain et monde rural, entre littoraux attractifs et zones moins attractives, etc. La clé se trouve dans la qualité et la réalité de la coordination, que les CPTS doivent d'ailleurs permettre d'améliorer pour le monde libéral. Il y a des expérimentations très intéressantes à Brest, Saint-Brieuc ou Annecy : le public et le privé travaillent main dans la main.

Encore une fois, là où les CPTS existaient déjà - mais celles-ci n'existent pas partout et ne sont pas obligatoires pour le monde libéral -, la réponse a été plus efficace, plus élaborée, en prenant en compte l'ensemble des acteurs. Le jour où la réalité de ce qui marche bien dans certains territoires sera constatée partout en France, on passera peut-être d'une approche beaucoup trop jacobine et centralisée à une approche plus en dentelles.

M. Bazin m'interroge sur l'agenda. Je souhaite que les réponses viennent le plus rapidement possible. Mais cela repose aussi sur la compréhension des enjeux par les acteurs.

Pour moi, les coopérations entre le public et le privé passent plus par les acteurs de terrain que par des oukases de l'ARS. Avec une approche trop administrative ou bureaucratique, on rate sa cible une fois sur deux. Faisons confiance aux acteurs de terrain pour proposer des modes d'organisation qui dépendent de l'état des forces dans les territoires.

Si l'objectif est d'avoir le ratio entre personnels soignants et personnels administratifs le moins élevé possible, je sais déjà qui, du privé ou du public, va gagner. Un directeur d'établissement reçoit à peu près 150 instructions ou directives par an des ARS. La pesanteur bureaucratique est beaucoup plus lourde dans le public. Nous avons vu émerger des nouveaux métiers liés à cette pesanteur, qui n'a eu de cesse s'accentuer au cours de ces dernières années ; leur seule utilité est de gérer des plannings compliqués, alors que des effectifs importants font défaut. La question de l'attractivité des carrières est majeure. Nous recrutons des personnels administratifs non pas pour nous faire plaisir, mais pour répondre à un contexte réglementaire qui s'est profondément alourdi ces quinze dernières années. Les acteurs médicaux et administratifs ont de moins en moins de marges de manoeuvre, et l'administration s'est considérablement étoffée. Il serait peut-être intéressant de comparer la courbe des effectifs au ministère de la santé avec celle des effectifs dans les ARS. Même si je n'ai pas fait d'étude experte, je n'ai pas le sentiment que la création de ces dernières ait permis d'alléger la tutelle nationale sur les politiques de santé. Je pense que la bureaucratie s'est installée à tous les étages et que la déconcentration n'a pas empêché chaque étage de gonfler ses effectifs. Tout cela pèse sur les hôpitaux.

Par « doctrine » sur le renoncement aux soins - le terme était peut-être un peu fort -, je faisais simplement référence au fait d'adresser des messages clairs aux Français. La crise n'exclut pas qu'il faille continuer à se faire soigner, à fréquenter son médecin. Rassurons nos concitoyens et donnons aux praticiens les moyens de les prendre en charge.

M. Lamine Gharbi. - Un malade par chambre, c'est uniquement lié au risque d'infectiologie ; pas au risque contentieux. Nous vivons en permanence avec le risque contentieux, dès qu'un malade franchit le seuil de l'établissement ou du cabinet médical. Ce n'est pas ce qui nous motive à progresser, tant s'en faut. En l'occurrence, il s'agit simplement de ne pas mettre un patient covid avec un patient non infecté. De même, les patients atteints de maladies bactériennes style staphylocoque ou bactérie multirésistante sont toujours en chambre d'isolement. Là, comme il y en a plus, nous sommes obligés de les séparer.

La coopération avec l'hôpital public a été largement commentée. Nous ne sommes pas membres de droit dans les CPTS, et toutes ne fonctionnent pas de manière équivalente. Cela n'apporte donc pas une réflexion pertinente à l'échelon national. Nous demandons que l'ARS soit le garant de la répartition des autorisations de réanimation, des patients et des prises en charge et que des contrôles soient effectués.

Au sein de l'hospitalisation privée, nous avons 12,8 % d'agents administratifs. Je suppose que le taux est supérieur dans les hôpitaux publics. Nous avons évidemment aussi des secrétaires médicales. Tous nos praticiens ne sont pas dotés en secrétariat médical.

M. Antoine Perrin. - On a beaucoup d'espoir dans les CPTS, mais je rappelle - le chiffre nous a été donné par le directeur général de la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM) en début de semaine - qu'il y en a actuellement 20 en France. Certes, il y en a 200 à venir. Pour le moment, c'est une institution en devenir.

À la Fehap, il y avait trois espaces différents. Le premier, mis en place par le ministère, était pour tout le monde et concernait les professionnels de santé ; il a été très sollicité. Le deuxième était spécifiquement pour les directeurs et les responsables de soins ; il a été peu sollicité. Le troisième, l'espace éthique dont vous parlez, était très intéressant. Je n'ai pas de bilan à vous présenter pour le moment, mais il y en aura un. Des professionnels en responsabilité confrontés à des questions éthiques douloureuses pouvaient demander à être entendus en débat avec un éthicien, un philosophe ou autre. Il y a eu des débats très intéressants. Des acteurs devant prendre à des décisions difficiles ont pu vider leur sac.

L'état psychique des professionnels est contrasté. Globalement, ils sont très fiers de ce qu'ils ont fait. Une infirmière me disait encore hier : « On l'a fait, et on a gagné. » Ils gardent la mémoire de leurs collègues qui ont subi la maladie et en sont morts ; il y en a eu dans tous les secteurs, y compris le nôtre. Cela reste très douloureux. Les vacances ont été utiles ; ils repartent motivés. Je pense qu'ils seront prêts en cas de nouvelle crise. Il y a tout de même une amertume, car nos médecins n'ont été ni reconnus dans le cadre du Ségur et ni revalorisés comme dans le public ; pour le moment, nous n'avons rien à leur proposer.

Les problèmes de doctrine s'agissant de l'éviction des professionnels touchés par la maladie se sont posés dès le 20 février. Nous avions des questions. Que fait-on d'un professionnel touché par la maladie ? À l'époque, il n'y avait pas beaucoup de tests. Que fait-on quand on a des suspicions ? Les réponses orales de la DGOS étaient très hésitantes.

S'il était moins difficile de compenser les absents dans le sanitaire, car l'activité de certains services avait été arrêtée - cela restait tout de même difficile -, les insuffisances en termes d'encadrement pour les personnes âgées et les personnes handicapées dans le médico-social avaient déjà été dénoncées avant la crise. Dès lors, quand des professionnels étaient malades ou invoquaient un droit de retrait, avéré ou non, on se trouvait en difficulté. Les doctrines qui nous ont été données en l'absence de connaissance du virus et de tests ont été très variables. Une fois, on nous avait dit que les professionnels asymptomatiques pouvaient continuer à travailler avec des protections. Or il est tout de même difficile d'être efficaces dans une telle situation, protections ou pas. Surtout, cela posait un problème de la responsabilité pour nos employeurs, qui craignaient d'être impliqués au pénal en cas d'infection avec des conséquences graves d'un malade, d'une personne accompagnée ou d'un autre professionnel. Faute de réponse claire, j'avais interrogé la DGOS le 12 mai ; je rappelle que nous n'avions alors pas suffisamment de protections dans le médico-social. Il a fallu attendre le 23 mai pour que le Haut Conseil de la santé publique donne un avis écrit et que nous disposions des directives claires sur l'éviction des professionnels. Cela a été très long. L'hésitation était liée à la mauvaise connaissance de la maladie et de ses implications possibles vis-à-vis des activités et des malades.

Une ordonnance du tribunal judiciaire de Lille du 3 avril 2020 montre les difficultés qu'il a pu y avoir entre le ministère du travail et nous. Suite à une saisine de l'inspection du travail et de la CGT, un établissement de services à domicile s'est trouvé condamné, certes de manière très symbolique, pour ne pas avoir mis en place les mesures de protection de ses salariés alors même qu'il n'en disposait pas, puisque l'État était incapable de les fournir. Nous avons ainsi fait l'objet d'injonctions contradictoires.

Mme Sophie Beaupère. - Notre centrale d'achat a constaté dès la fin du mois de février qu'il n'était plus possible de commander des masques et des EPI.

M. René-Paul Savary, président. - Étiez-vous déjà en situation de pénurie ?

Mme Sophie Beaupère. - Nous disposions de stocks pour un fonctionnement courant et un risque normal, mais pas de réserves pour une crise sanitaire.

M. René-Paul Savary, président. - Il n'y avait pas de tension sur les approvisionnements ?

Mme Sophie Beaupère. - Pas en février.

M. René-Paul Savary, président. - Mais tout a été bloqué dès le 28 février, puisque l'État était prioritaire.

Mme Sophie Beaupère. - Exactement. D'ailleurs, c'est normal. Mais l'enjeu était ensuite la redistribution. Cela soulève la question de la préparation de l'ensemble des établissements à de telles crises sanitaires. Nous participions tous à des exercices relatifs aux risques terroristes ou aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC), mais pas à ce type de risques.

Comme cela a été souligné, nous ne sommes pas membres de droit des CPTS. Tous les CLCC ne sont pas dans l'ensemble de CPTS, même si c'est un dispositif qui permet la concertation. Pour nous, le décloisonnement ville/hôpital passe à la fois par des outils informatiques permettant de partager les informations entre professionnels libéraux et établissements pour faire des parcours de soins coordonnés et par des financements incitatifs.

Je ne dispose pas du taux des personnels administratifs des CLCC. L'important à nos yeux est d'avoir un mode de gouvernance permettant de faire confiance aux professionnels et d'être coopératifs. Les centres essayent de promouvoir ce type de modèle managérial. Pour nous, le sujet principal est l'attractivité de nos établissements face aux difficultés à recruter un certain nombre de médecins, notamment spécialistes.

Il y a effectivement une véritable fierté de la part des professionnels d'avoir pu assurer la continuité de la prise en charge dans un tel contexte, mais un certain essoufflement, notamment du corps médical. Nos professionnels non-médicaux ont bénéficié des mêmes mesures de revalorisation que dans l'hôpital public. Mais ce n'est pas le cas de nos professionnels médicaux. Nous souhaitons l'équité de traitement. Les médecins des centres de cancérologie vivent mal la situation alors qu'ils éprouvent des difficultés à exercer normalement leur métier du fait des contraintes liées au covid.

Nous avons dû nous organiser rapidement, dès le mois de mars, c'est-à-dire avant la parution des documents officiels. Celui du ministère de la santé et de l'Institut national du cancer (INCa) relatif à l'organisation de la prise en charge du cancer dans le contexte de l'épidémie de covid-19 est daté du 27 avril.

Mme Véronique Guillotin. - En cas de deuxième vague, ou simplement de rebond, sachant que l'hiver va faire exploser les maladies infectieuses et respiratoires de tous ordres, on se demandera souvent si tel patient est atteint du covid ou non. Plusieurs d'entre vous se sont montrés optimistes, en indiquant que l'approche ne serait pas la même que lors de la première vague. Avez-vous eu des consignes claires, écrites, de la chaîne de commandement sur le renoncement aux soins, la distribution des masques, la coordination ville-hôpital ou privé-public ou l'organisation des soins en général ? Va-t-on encore compter sur les bonnes volontés de terrain et la capacité des acteurs à s'organiser selon les territoires ? Là où il n'y a pas de CPTS, c'est plus compliqué.

Mme Victoire Jasmin. - Nous savons très bien qu'il y a des déserts médicaux. Ce que vous avez vécu chez vous ne vaut pas nécessairement pour l'ensemble du territoire national. Les contrats locaux de santé (CLS) pourraient-ils permettre d'améliorer le vécu de certains patients et des professionnels ?

Aurait-il fallu qu'Unicancer puisse anticiper sur la prise en charge des personnes qui étaient déjà programmées lors du déclenchement du plan blanc ?

Les chefs d'établissement privé ou public ont des démarches d'accréditation ou de certification. Dans le cadre de l'amélioration continue de la qualité, avez-vous envisagé de revoir les dispositifs pour effectuer des réajustements en cas de nouvelle vague ?

M. Valletoux a fait part de sa satisfaction s'agissant des décisions prises lors du Ségur en matière de prise en charge financière pour certains professionnels. Mais envisagez-vous de tenir compte des difficultés et des psychotraumatismes de certaines personnes, en recrutant des médecins du travail et des psychologues ?

M. Roger Karoutchi. - Je le dis en toute sérénité, je n'apprécie que l'on déclare avoir « gagné » au printemps. Il y a eu 40 000 morts dans les hôpitaux, les Ehpad et à domicile. Cette commission d'enquête a pour objet de déterminer si tout ce qui a été fait a été bien fait ou si certains responsables publics ont failli. Car 40 000 morts, ce n'est pas rien. Et nous ne savons pas ce qui va se passer dans les mois à venir.

J'ai très mal vécu cette période. Le préfet des Hauts-de-Seine, département que M. Valletoux connaît bien, appelait les parlementaires pour leur demander s'ils savaient où trouver des masques. Des hôpitaux privés nous faisaient part de leur incompréhension : personne ne les appelait alors qu'ils avaient des places. Et les ARS nous disaient que tout était sous contrôle, ce qui n'était pas vrai. Je n'incrimine personne. Mais qu'on ne me dise pas que tout s'est bien passé. Ou alors, nous n'avons pas dû vivre dans le même pays.

On nous répète à chaque audition que les choses changent et que nous serons mieux préparés en cas de vraie deuxième vague. Mais il est un point sur lequel je ne vois toujours rien venir. En six mois, on s'est bien rendu compte que la centralisation ne marchait pas et que la multiplication des comités - je pense à Santé publique France, dont l'action se limite à faire des clips télévisés franchement nuls - ne servait pas à grand-chose. La responsabilité des acteurs de terrain n'est pas assez mise en avant. A-t-on envisagé une forte décentralisation pour leur rendre une réelle responsabilité et une capacité d'agir ? Comment améliorer le lien privé-public ? Faut-il avoir des ARS surdimensionnées, avec autant de fonctionnaires, de contrôles, de signatures ? En cas de deuxième vague, nous serons encore dans l'urgence. En temps de guerre, il ne faut pas multiplier les structures. Les acteurs de terrain doivent pouvoir mieux se coordonner et mener le combat.

Tout est-il en ordre aujourd'hui ? Les Français, dont on parle finalement bien peu, peuvent-ils se dire que le système mis en place les protège, les soigne et les aide ?

M. Lamine Gharbi. - La réponse est oui. Aujourd'hui, nous sommes organisés. L'erreur qui a été commise, outre l'absence de masques et de respirateurs, a été de considérer - mais nous ne le savions pas ; il est facile de refaire le match - que la pandémie serait sur tout le territoire national. Or cela n'a pas été le cas. Tant mieux. L'erreur, que nous ne ferons pas une deuxième fois, a été de vouloir mobiliser le peu de moyens que nous avions. S'il y a demain un cluster sur un territoire, tous les autres sont prêts, en cas de surrégime ou de dépassement de capacité, à venir immédiatement en renfort, qu'il s'agisse du matériel ou des moyens humains. L'approche est totalement différente par rapport au mois de mars.

Nous avons tous fait des exercices de plan blanc, mais ce n'est pas la vraie vie. La vraie vie, c'était en mars, quand des patients étaient en détresse respiratoire et allaient mourir dans les prochaines heures si nous ne faisions rien ; c'était un flot continu de patients. Il faut avoir vécu cette situation pour en parler de manière réelle, et avec émotion.

Aujourd'hui, notre rôle est de rassurer nos concitoyens, dont nous sommes chargés de garantir la santé. Il y a tellement de faux messages qui circulent toute la journée, tellement d'inquiétudes. Je suis choqué que toutes les manifestations, professionnelles, amicales ou autres, soient annulées les unes après les autres. Cela devient très anxiogène. Je rends hommage au Mouvement des entreprises de France (Medef), qui a tenu son université d'été, avec 2 500 personnes ; nous étions tous masqués, et nous avons simplement pu continuer à vivre. On ne pourra pas continuer longtemps à annuler toutes les manifestations, notamment professionnelles ; l'activité doit reprendre.

Nous sommes prêts. L'ARS a continué sa veille et nous réunit quotidiennement, en fonction des clusters. Chez moi, dans l'Hérault, en Occitanie, où il y a eu des foyers infectieux importants liés au tourisme, l'ARS est mobilisée. Nous sommes en lien avec la médecine de ville, avec le monde hospitalier public, privé et associatif et, bien entendu, avec le médico-social. Nous sommes prêts. Les moyens sont arrivés. Surtout, nous avons le retour d'expérience. Ne parlons pas d'« erreurs » ayant été commises ; nous ne savions pas.

Mais si une telle situation - vous l'avez dit, il y a eu 40 000 morts ; c'est effroyable ; nous avons tous eu des drames humains à gérer  - devait ressurgir aujourd'hui, je pense que nous serions prêts. C'est vraiment le message que je veux faire passer aujourd'hui. Nous devons rassurer nos concitoyens sur la solidité de notre système de santé. Certes, il y a eu des erreurs. Il vous appartiendra de déterminer lesquelles et d'en identifier les responsables. Notre rôle n'est absolument d'incriminer telle ou telle personne.

Toutefois, nous faisons un constat. Comme l'a souligné M. Valletoux, nous avons vécu une austérité budgétaire effroyable pendant dix ans, avec des baisses de tarifs de 2 % chaque année. Ne nous étonnons pas que la mariée soit un peu moins belle si les budgets de fonctionnement ont été amputés de 10 %, voire de 15 % pendant dix ans.

M. Frédéric Valletoux. - Monsieur Karoutchi, la certitude que nous avons aujourd'hui, c'est que tout serait en ordre en cas de retour d'une crise aussi forte que celle du printemps dernier. Le système tiendra. Il a déjà tenu. Certes, le prix a été élevé. S'il y a eu des erreurs, il vous appartiendra de les mettre en exergue. Mais le système a tenu.

Néanmoins, soyons réalistes, il y aura toujours des difficultés. Cela ira sans doute mieux sur les approvisionnements. Mais prenons la question des effectifs : les hôpitaux ont tenu parce que les hospitaliers se sont dépensés et mobilisés comme jamais, au prix d'un effort humain important. Il faut un an pour former une aide-soignante, trois ans pour former une infirmière, dix ans à quinze ans pour former un médecin, et il y a 30 % de postes vacants à l'hôpital. La réalité des effectifs n'a pas changé. La réalité de l'effort à fournir en cas d'épidémie d'une telle intensité ne changera pas non plus. La capacité humaine à faire face tiendra une fois de plus, grâce à un effort immense des professionnels de santé devant l'afflux.

Il est possible de mettre des respirateurs dans des salles hospitalières si on en achète. Il faut entre huit et dix professionnels autour d'un lit de réanimation pour un patient. On ne forme pas des infirmiers spécialisés en quelques semaines. On peut demander en urgence à des dermatologues ou à des médecins divers et variés de se plonger dans la vie d'un service de réanimation et de donner un coup de main. Cela a été le cas. Dans les services, les gens qui étaient autour de lits de réanimation n'étaient pas tous des infirmiers spécialisés, des réanimateurs. Tout le monde, moi le premier, connaît des médecins d'autres spécialités qui sont venus donner un coup de main et qui étaient sous les ordres d'infirmiers spécialisés. Cela n'a pas changé, et ne changera pas. Le système de santé est un paquebot, et les paquebots font des manoeuvres un peu lentes : entre le moment où on décide d'opérer un virage et son exécution, il se passe du temps. En l'espèce, cela se compte en nombre d'années.

À mon avis, il y a une prise de conscience ; elle s'est exprimée lors du Ségur. On a effectivement été trop loin dans les demandes d'économies et de rationalisation du système de santé. Aujourd'hui, cela ne peut plus passer. Il faut recoudre ce qui a été détricoté. Cela va prendre des années, à condition d'être à la hauteur des vrais enjeux.

Nous avons obtenu des réponses à peu près satisfaisantes sur les rémunérations. Le Gouvernement a mobilisé 7 milliards d'euros à 8 milliards d'euros. Il faut saluer cet effort, qui est sans précédent. Cela sera-t-il suffisant pour rendre les carrières hospitalières plus attractives et donner envie aux jeunes de s'engager dans ces métiers pénibles et pas toujours bien rémunérés ? C'est une vraie question, et elle n'est pas tranchée.

Dans notre système de santé, les écarts de rémunération entre public et privé sont abyssaux. Il faut regarder cette réalité en face. Comment demander à un hôpital public de tenir ses missions avec de tels écarts ? Il est compliqué de garder des médecins dans certaines spécialités. À cinquante ans, cinquante-cinq ans ou soixante ans, on peut n'avoir plus forcément envie de subir certaines contraintes de vie, comme celles qui sont liées aux gardes.

En France, la santé est sans doute l'un des sujets qui a le plus fait l'objet de littérature administrative, parlementaire ou savante, mais qui a le moins fait l'objet de véritables réformes. On a laissé prospérer des situations qui ne peuvent plus durer. Le temps des vraies réformes est venu. Le Ségur est un début de réponse, mais un début seulement.

Je suis malheureusement un peu plus nuancé sur la réponse à apporter à Roger Karoutchi. J'aimerais pouvoir être enthousiaste et dire qu'il n'y a pas de problème. Nous sommes évidemment prêts à faire face, mais à prix qui restera élevé et douloureux.

M. Antoine Perrin. - Les écarts de rémunération qu'évoque Frédéric Valletoux ne sont pas entre le public et le privé solidaire. En fait, les écarts entre le public et le privé solidaire vont même être inverses, compte tenu ce que le public a gagné dans le Ségur.

Monsieur Karoutchi, je pense qu'aucun d'entre nous n'a dit que nous avions « gagné ». Nous avons dit que nous avions tenu.

M. Roger Karoutchi. - Si ! Vous avez-vous-même employé le terme « gagné ».

M. Antoine Perrin. - Je ne me souviens plus à quelle occasion je l'ai employé. Face à la crise, nous avons tenu. Mon propos n'est nullement de dire que nous serions les gagnants et que le virus serait le perdant. Nous avons tenu dans une crise extrêmement difficile. Nous sommes prêts à y retourner, avec crainte. Je pense que nous tiendrons encore en cas de retour de la crise, mais il y a des conditions.

Des leçons ont été tirées sur le pilotage. Le national a compris qu'il ne pouvait pas faire descendre toutes ses décisions, notamment dans une crise qui touchait différemment les régions. Si nous voulons être à même de faire face à une nouvelle crise, il faut laisser des marges de manoeuvre pour que des réponses adaptées puissent être apportées à l'échelon régional. Bien entendu, il faut beaucoup de passerelles entre les régions s'il y a des besoins de transferts. Cela a été fait pendant la crise, mais cela peut être amélioré.

M. René-Paul Savary, président. - Pensez-vous que nous y soyons prêts ?

M. Antoine Perrin. - Je l'ai dit, c'est à améliorer. Il faut être plus réactifs.

M. René-Paul Savary, président. - Sur le terrain, on n'a pas vu bouger grand-chose.

M. Antoine Perrin. - Il y a eu des transferts entre régions, mais insuffisamment. Par exemple, les transferts vers les professionnels d'Occitanie, qui étaient inoccupés, n'ont pu être faits que début mai. Il faut mieux s'organiser.

Des améliorations s'imposent aussi à l'échelon infrarégional. Les ARS ont elles-mêmes reconnu que leurs délégations départementales n'étaient pas forcément armées pour accompagner au mieux nos attentes. Certaines décisions nationales mises en oeuvre par les ARS en région ont été sans effet dans les délégations départementales. Il y a là une faille à combler. Le lien avec les collectivités départementales a été très inégal, parfois inexistant, notamment sur l'action de proximité en faveur des personnes vulnérables ou en situation de handicap. Il faut absolument améliorer le lien entre les délégations départementales des ARS et les collectivités départementales.

M. René-Paul Savary, président. - Les situations étaient différentes selon les départements. Le secteur médico-social n'était pas touché là où le covid ne circulait pas.

M. Antoine Perrin. - Il n'était peut-être pas touché par le virus, mais il l'était par les mesures prises. Quand une personne autiste est isolée à domicile, sans activité, elle explose, de même que sa famille.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Les acteurs du domicile nous ont indiqué que la situation était effectivement très variable selon les départements. Sans tomber dans la délation, pouvez-vous nous préciser les départements dans lesquels le lien que vous évoquez a été bon et ceux où il a été moins bon ?

Mme Sophie Beaupère. - Il est clair que nous sommes beaucoup mieux préparés aujourd'hui, et heureusement. Les équipements et les tests sont présents. Le contact tracing, qui permet de suivre les contacts des patients positifs, est très important pour mieux maîtriser l'évolution de l'épidémie.

Nous avons aussi progressé sur la flexibilité des capacités de réanimation. Nous avons pu ouvrir ou transformer des soins intensifs en réanimation. Pour l'instant, nous avons conservé ces autorisations, ce qui permet d'avoir une variable d'ajustement importante.

Notre connaissance de l'épidémie s'est également améliorée, du fait notamment des essais que nous effectuons. Il nous semble important que ceux-ci puissent répondre à des questions spécifiques, comme l'efficacité de molécules spécifiques pour traiter les symptômes de patients atteints de cancer. Nos études de taille moyenne permettent d'avancer sur la connaissance de l'épidémie et sur ses interactions avec l'ensemble des pathologies.

La capacité humaine à faire face à la crise est un point crucial. Je ne reviens pas sur les enjeux de formation et de valorisation des professionnels. Les difficultés de recrutement en anesthésistes, en chirurgiens et en radiothérapeutes que connaissent les CLCC deviennent évidemment encore plus aiguës dans un contexte de crise.

Le rôle des élus a été essentiel.

M. René-Paul Savary, président. - Nous pouvons par exemple évoquer les CLS.

Mme Sophie Beaupère. - Il nous paraît très important que les élus puissent avoir une vision et une capacité d'anticipation, notamment sur les investissements. L'investissement, c'est la clé de la préparation des établissements et de l'ensemble des acteurs. C'est ce qui permet de se projeter à plus long terme en matière de santé publique.

Nous connaissons bien le sujet des déserts médicaux en cancérologie. Les difficultés à avoir des médecins experts et spécialistes dans beaucoup de territoires créent des inégalités de prise en charge. En période de crise sanitaire, cela ne s'améliore évidemment pas. La téléconsultation est une réponse, mais elle a ses limites.

Mme Victoire Jasmin. - Et il y a aussi des déserts numériques.

Mme Sophie Beaupère. - En effet. La solidarité nationale doit pouvoir jouer. Je pense par exemple aux transferts de professionnels, comme cela a été demandé, pour la Guyane. Il faut pouvoir continuer à promouvoir les exercices partagés médicaux - cela peut évidemment être développé dans le cadre des GHT - entre des centres d'expertise et des territoires qui connaissent des difficultés de recrutement.

Les CLCC ont déclenché des plans blancs très tôt, dès que des premiers patients ont été testés positifs au covid, avec des réunions quotidiennes. Évidemment, cela peut sans doute s'améliorer, avec davantage d'exercices, nationalement comme régionalement.

M. René-Paul Savary, président. - M. Karoutchi est-il rassuré ?

M. Roger Karoutchi. - Non ! J'attends le vaccin.

M. Jean Sol. - Selon M. Valletoux, malgré les 9,4 milliards d'euros d'économies réalisées ces quinze dernières années, les hôpitaux ont tenu. Certes, mais à quel prix ! Nos équipes soignantes, qui étaient déjà épuisées avant cette crise sanitaire sans précédent, le sont encore plus aujourd'hui. Je ne suis pas convaincu que le Ségur de la santé ait des résultats magiques. La pénurie en matière d'effectifs et de compétences spécifiques, notamment en réanimation, que nous dénonçons régulièrement avec mes collègues au Sénat, a-t-elle été un frein majeur à la gestion des prises en charge de nos patients ? Comment y avez-vous remédié ? Que préconisez-vous ?

Monsieur Gharbi, comment les menaces sur l'utilisation des curares dont vous avez fait l'objet se sont-elles traduites ? Verbalement ? Par écrit ? En avez-vous mesuré les conséquences de la prise en charge de vos patients, notamment en termes de pertes de chances ou de surmortalité ? Que sont devenus vos 110 lits de réanimation disponibles ?

Mme Laurence Cohen. - Le problème du déficit de démocratie sanitaire ne se pose pas seulement en période de crise, même s'il a été exacerbé à ce moment-là. D'une manière générale, il n'y a pas de réelle démocratie sanitaire. L'organisation ne permet pas de donner la parole et la possibilité d'agir aux acteurs et aux actrices de terrain. Je pense non seulement aux chefs de service et aux médecins, mais à l'ensemble des personnels - ce sont eux qui sont confrontés aux difficultés - et aux patients. Comment modifier totalement cela ?

Vous avez tous été rassurants sur les EPI. Mais il n'y a pas que les masques. Il y a aussi les surblouses, les charlottes, etc. Pendant la crise, nous avons vu des infirmières, des infirmiers et des sages-femmes utiliser des sacs poubelles. Lors de nos auditions, les acteurs du médico-social, singulièrement les aides à domicile, nous ont alertés sur le fait que l'État n'allait plus les approvisionner. Comment allez-vous prendre le relais ?

Tout le monde dit que le personnel a été exemplaire. Mais reconnaître leur exemplarité nécessite de prendre en compte leurs revendications. Le Gouvernement a mis en place des primes. Or ce que les concernés demandent, ce sont des revalorisations salariales et la reconnaissance de leurs différents métiers.

Suite aux récents propos du Président de la République indiquant vouloir accorder des primes à tous les personnels, il y a eu une certaine cacophonie : selon les départements, selon que l'établissement est privé ou public, les personnels n'auront pas les mêmes primes, ou pas au même niveau. Cela exacerbe les inégalités. Qu'en pensez-vous ?

En tant que parlementaires, nous avons été souvent alertés sur la souffrance des patients atteints de troubles psychiatriques. On nous a dit qu'ils étaient, pour beaucoup, laissés en errance, non pris en charge ou isolés. Nous aimerions avoir votre retour d'expérience.

Monsieur Gharbi, vous déclarez que vous serez prêts, parce que l'ARS a institué un dispositif de veille, avec des réunions quotidiennes et des retours d'expérience. Je suis agréablement surprise ; jusqu'à présent, toutes les personnes que nous avons auditionnées nous ont indiqué qu'il n'y avait aucun retour d'expérience. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Aujourd'hui, tout le monde dénonce l'austérité. Mais, en tant que parlementaires, nous avons une responsabilité. J'espère que le Sénat va cesser d'adopter majoritairement des budgets d'austérité, que moi et les membres de mon groupe avons toujours refusé de voter.

Mme Sophie Beaupère. - La démocratie sanitaire a été un peu mise à mal pendant la crise. Cela renvoie au sujet, que nous avons soulevé dans le cadre du Ségur - nous n'étions pas les seuls -, de la place des patients, qui doivent pouvoir donner leur avis sur un certain nombre de décisions stratégiques des établissements, mais aussi sur l'amélioration concrète de l'organisation et le parcours des soins.

La revalorisation des professionnels est un vrai sujet ; nous l'avons évoqué à plusieurs reprises. Nous pensons par exemple qu'il faut beaucoup travailler sur la valorisation du personnel infirmier. Je pense notamment aux infirmières en pratique avancée. C'est à la fois bon pour le système de santé, car cela permet de développer des compétences, et motivant pour les professionnels, en leur offrant des perspectives intéressantes de carrière. Il faut développer les protocoles de coopération entre médecins et personnels paramédicaux. La question des primes a été complexe. Il y a eu beaucoup de discussions avant d'obtenir la certitude qu'elles pourraient être versées dans les CLCC.

Comme vous l'avez souligné, ce qui compte pour les professionnels, c'est la revalorisation financière pérenne, plus que les primes. Cette revalorisation a été effective pour le personnel paramédical nous concernant. Elle ne l'est pas pour le personnel médical. Cela reste un point de crispation majeur pour nos professionnels.

M. Antoine Perrin. - Il y a une culture de la démocratie sanitaire et de la place des usagers en santé. Ils sont intégrés au conseil d'administration. Ils ont des associations bien organisées. Ils ont fait le constat de ce défaut de démocratie sanitaire pendant la crise. Par exemple, les associations de patients ont pu dénoncer la suppression des collations pendant les dialyses ou l'absence de masques vis-à-vis des personnes dialysées.

Le pire, c'est dans le médico-social, où la culture de la démocratie sanitaire est beaucoup plus récente. Ainsi, les compétences ou les capacités à agir des conseils de vie sociale (CVS) dans les Ehpad ou les structures pour personnes handicapées sont très limitées. Encore une fois, attention au reconfinement dans certains Ehpad, où les décisions sont prises par le directeur, avec une légitimité que l'on peut parfaitement comprendre, mais sans aucun dialogue avec les familles, ce qui est catastrophique. Il faut absolument anticiper et éviter ces problèmes par l'établissement d'un dialogue, avec des partenaires parfois difficiles à saisir.

Nous n'avons pas abordé l'abandon des carrières. Beaucoup de professionnels en santé abandonnent, parce qu'ils sont épuisés. Nous devons agir sur l'attractivité des parcours. Une jeune femme qui s'engage dans la carrière d'aide-soignante doit savoir qu'elle aura des perspectives. Elle ne doit pas penser qu'elle fera seulement des toilettes, même si ce n'est pas dévalorisant, toute sa vie. Elle doit avoir un parcours permettant d'évoluer dans son métier, voire de changer de métier. Cela vaut pour tous les professionnels.

La question de la psychiatrie ne concerne pas que l'institution psychiatrique. Elle concerne l'abord de la santé mentale de toute la population. Cela a été très difficile pendant la crise. Nous n'avons pas encore fait le point des conséquences psychologiques, voire psychiatriques de la crise sur toute la population. Les professionnels, qui sont au plus près, peuvent être suivis, même si c'est difficile. Les populations pour lesquelles je crains le plus sont, encore une fois, les populations précaires. Dans la rue, 30 % des personnes présentent des problèmes psychiatriques et 30 % - peut-être les mêmes ? - présentent des addictions. C'est énorme. Or, pendant la crise, la situation psychiatrique de ces personnes a été beaucoup moins prise en compte. Nous devons être vigilants.

M. René-Paul Savary, président. - Il n'y a pas eu de retour d'expérience ?

M. Antoine Perrin. - Non.

M. Frédéric Valletoux. - Les questions de pénurie constituent effectivement un point d'inquiétude et de vigilance. Pour le système de santé, c'est un point d'amélioration majeure. Il faut concentrer les efforts pour - M. Perrin l'a souligné - rendre les carrières beaucoup plus attractives. Je ne pense pas que cela ait été un frein à la prise en charge, car la mobilisation de tous les soignants à l'hôpital, quelle que soit leur spécialité, a permis de faire face à l'afflux de patients. Nous l'avons fait une fois. Nous pouvons imaginer le faire deux fois. En revanche, nous ne pouvons pas imaginer pérenniser un système reposant uniquement sur la mobilisation des femmes et des hommes qui servent l'institution.

La question des carrières et des rémunérations doit être posée. La Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la santé a accepté de mener une enquête sur les écarts de rémunération. C'est une nécessité. Aujourd'hui, nous avons énormément de mal à conserver des radiologues ou des anesthésistes réanimateurs du fait de ces écarts.

Il faut poser tous ces sujets en transparence. Le Gouvernement semble d'accord pour le faire, de même que nos fédérations. Il y va de l'attractivité et de la pérennité de l'attractivité de chacun de nos secteurs.

Je souhaite corriger ce qui a été indiqué à propos du Ségur. L'accord que nous avons cosigné à Matignon ne portait pas uniquement sur des primes. Il visait la réorganisation d'un certain nombre de grilles statutaires, donc de carrières, et sur des mesures relatives aux rémunérations. La prime de reconnaissance covid faisait suite à la mobilisation exceptionnelle. Le fait qu'elle n'ait pas été versée de la même manière à tous les personnels soignants ne me choque pas : tous les territoires n'ont pas été touchés de la même manière, et tous les professionnels de santé n'ont pas vécu le même printemps. On ne peut pas réclamer que notre système de santé évolue vers un peu moins d'uniformité et prenne mieux en compte les réalités des territoires et regretter dans le même temps que la prime ait plutôt servi à ceux qui avaient été en première ligne. D'ailleurs, un socle concernait l'ensemble des hospitaliers.

M. Lamine Gharbi. - La restriction des drogues organisée par l'administration centrale n'a évidemment pas abouti à des pertes des chances. En revanche, nous disposons d'écrits des ARS - nous pourrons vous les communiquer - nous mettant en garde pour que nous prenions seulement en charge les patients urgents ; il pouvait y avoir des contrôles et des demandes de remboursement des actes si nous prenions en charge des patients non urgents.

M. René-Paul Savary, président. - Ces documents nous ont été transmis.

M. Lamine Gharbi. - Les 110 lits de réanimation du Grand Est, c'est 40 supplémentaires en plus des 70 lits autorisés. Ils ont été désarmés. Nous sommes revenus au niveau initial de 70 lits.

M. René-Paul Savary, président. - Combien de ces 110 lits ont été occupés ?

M. Lamine Gharbi. - Ils ont été occupés en totalité, mais progressivement : un mois après le début de la crise.

M. René-Paul Savary, président. - Beaucoup d'établissements ont confié des respirateurs ou du personnel, se sont retrouvés dans le circuit et ont récupéré en provenance d'autres hôpitaux des malades en gériatrie, pour lesquels leurs spécialistes n'étaient pas formés. Cela a posé des difficultés.

M. Lamine Gharbi. - Exactement.

M. René-Paul Savary, président. - Certains de vos professionnels ont-ils eu des prêts garantis par l'État ou droit à l'activité partielle ?

M. Lamine Gharbi. - Dès le début de la crise, nous avons eu la garantie de compensation de nos charges. Nous avons pu - je n'ai eu de cesse de remercier le Gouvernement de son action - nous concentrer sur l'organisation des soins face à la pandémie sans souci de chiffre d'affaires. Comme nous sommes tarifés à l'activité, dès lors que le Gouvernement nous a demandé d'arrêter du jour au lendemain toute notre activité, c'est-à-dire 100 000 opérations sur la semaine à venir, nous n'avions plus de recettes. Mais nous avons eu une compensation totale.

M. René-Paul Savary, président. - Cette compensation a-t-elle été effectivement versée ?

M. Lamine Gharbi. - Oui. Bien entendu, quelques points, comme la part complémentaire avec la part du ticket modérateur, restent à voir. Mais environ 85 % de nos charges ont été solvabilisées. Je remercie donc la solidarité nationale. C'est le seul secteur en France où le privé a été totalement pris en charge. D'ailleurs, c'est normal, puisqu'on nous avait demandé d'arrêter notre activité. En revanche, les médecins n'ont pas été compensés. Ils l'ont été à la fin sur une partie de leurs charges fiscales et sociales.

Les réanimations dans le Grand Est ont été renforcées. Dans le même temps, les ARS ont créé quatre-vingt-dix-neuf services de réanimation temporaires sur le territoire. En d'autres termes, là où il fallait dix ans pour avoir une autorisation de réanimation, en trois jours, nous avons eu l'autorisation d'armer des services de réanimation. Cela a été un révélateur de ce que l'administration peut faire rapidement.

C'est une bonne chose que les ARS soient renforcées par les élus.

Sur l'Ondam, vous avez été trompés pendant des années. Chaque année, vous avez voté une augmentation dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale en pensant nous aider pour que nous ayons plus de moyens pour faire fonctionner les hôpitaux et les cliniques. Mais, derrière cette augmentation de 2 % de l'Ondam, il y avait des baisses de tarifs, et vous n'avez pas été sollicités pour les approuver. Il y a donc eu tromperie.

M. René-Paul Savary, président. - Ce n'est pas une tromperie. Nous avons voté en toute connaissance de cause. Nous savions très bien que si nous augmentions l'Ondam de 4 milliards d'euros par ans alors qu'il aurait fallu 8 milliards d'euros, il manquerait encore 4 milliards d'euros.

M. Lamine Gharbi. - Là où il y a tromperie, c'est que vous avez cru décider une augmentation alors qu'il y avait en fait une baisse.

M. René-Paul Savary, président. - Non. Nous le savions très bien. Nous avions passé des heures à analyser les budgets. Nous faisons notre travail de parlementaires.

M. Lamine Gharbi. - Je suis d'accord avec M. Valletoux pour qu'il y ait une comparaison des salaires. Sur les personnels soignants non médicaux, infirmières, aides-soignantes, les salaires de la fonction publique sont supérieurs à ceux du privé, parce que nous avons un différentiel de charges en notre défaveur. Sur les médecins, il y a effectivement un écart que nous devons analyser, notamment en comparant avec le temps de travail. Mais, au-delà de cette comparaison, qui amènera toujours des commentaires, voire des tensions, il faudrait réfléchir à la possibilité pour les médecins d'un secteur d'intervenir dans l'autre, et réciproquement, ainsi qu'au fait de laisser à chacun la liberté de son appartenance professionnelle, salariat ou médecine libérale. Un exercice mixte me semblerait profitable pour l'ensemble des fédérations.

M. René-Paul Savary, président. - Nous partageons ce point de vue. Nous y avons déjà travaillé, et nous voyons bien les difficultés. Vous pourrez peut-être nous aider.

M. Lamine Gharbi. - Il y a bien eu un retour d'expérience. Dans le cadre de mon activité professionnelle - j'ai des fonctions syndicales, mais mon « vrai » métier est la gestion d'établissements de santé -, j'ai participé la semaine dernière à des réunions sur l'organisation des soins au sein de l'ARS d'Occitanie. Il s'agissait pour les 138 cliniques privées et les 150 hôpitaux publics de la région de faire un point sur l'état actuel de la charge médicale dans nos établissements en médecine, en chirurgie et en réanimation, ainsi que sur une éventuelle dégradation du nombre d'hospitalisations et de réanimations. En Occitanie, il n'y a pas de cas de covid de manière importante. Il y a quelques cas en médecine, quelques hospitalisations et réanimations, mais pas plus. Aujourd'hui, la situation est stable. Évidemment, je ne sais pas ce qu'il en sera demain.

Sur les retours d'expérience, nous sommes vraiment, je peux vous l'assurer, au plus près de l'actualité épidémiologique et des risques sanitaires pour le pays.

M. René-Paul Savary, président. - Plusieurs questions se posent. A-t-on tiré les conséquences de la première vague ? Sommes-nous mieux préparés à une deuxième ? A-t-on réorganisé sur les territoires la coopération entre hôpital public et médecine de ville ou entre ARS et élus ? Il faut des retours d'expérience, pour voir ce qui n'a pas marché, sans animosité. Quoi qu'il en soit, je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 10.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président- 

La réunion est ouverte à 14 h 00.

Audition de Mme Katia Julienne, directrice générale de l'offre de soins au ministère des solidarités et de la santé

M. René-Paul Savary, président. - Mes chers collègues, je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, que je remplace pour les auditions du mois de septembre.

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Katia Julienne, directrice générale de l'offre de soins au ministère des solidarités et de la santé.

Cette audition fait écho à celle des fédérations hospitalières qui s'est tenue ce matin. Les thématiques sont nombreuses : nous nous interrogeons notamment sur le choix d'un traitement très hospitalier de l'épidémie, mais aussi sur celui de réorienter complétement l'offre hospitalière sur la prise en charge des patients covid - peut-être au détriment des autres -, y compris dans des zones peu touchées. Nous nous interrogeons également sur le point de savoir si cette stratégie n'a pas été dictée par les capacités disponibles, au moins dans un premier temps.

Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Katia Julienne prête serment.

Mme Katia Julienne, directrice générale de l'offre de soins au ministère des solidarités et de la santé. - Je voudrais tout d'abord saluer l'engagement des soignants et, plus largement, celui de l'ensemble des personnels qui ont concouru au bon fonctionnement du système de santé. Il me semble important de souligner devant vous leurs efforts et leur engagement - aujourd'hui encore - dans la gestion de cette crise.

Je voudrais également souligner l'importance des relations que nous avons pu nouer durant la crise avec les fédérations hospitalières, que vous avez auditionnées ce matin, avec les conférences hospitalières et avec les sociétés savantes, sans oublier France Assos Santé. Ces contacts permanents tout au long de la gestion de l'épidémie ont joué un grand rôle dans les décisions que nous avons prises.

La Direction générale de l'offre de soins (DGOS) a mis au service de la Direction générale de la santé (DGS), qui pilote la gestion de la crise sanitaire, non seulement sa capacité à activer l'offre de soins, mais aussi une partie de ses agents dans les cellules - cellule « logistique », cellule « opération »... - mises en place par la DGS, ce qui a permis d'introduire plus d'agilité à l'échelle nationale. Nous avons ensuite retrouvé cette agilité dans les agences régionales de santé (ARS) et dans les établissements de santé. Nous avons profondément fait évoluer nos organisations internes - nous n'y étions pas habitués - pour faire face aux contraintes et aux difficultés liées à la gestion de l'épidémie.

Il en a été de même à l'échelon interministériel : un certain nombre d'évolutions ont pu être mises en place rapidement. Je pense notamment à la garde des enfants des soignants, ce qui a été extrêmement important pour garantir la continuité des soins, ou à la prise en charge des transports, notamment les taxis, pour ramener les soignants à leur domicile. Ces deux exemples témoignent de la très forte coopération interministérielle durant l'ensemble de la crise.

Nous avons suivi deux lignes directrices. Tout d'abord, nous avons constamment veillé à lever les freins et à faciliter l'adaptation du système de santé pour aider les acteurs de terrain, à travers les déprogrammations ou en permettant aux ARS d'octroyer des autorisations exceptionnelles dans des délais très réduits, ce qui a facilité l'extension d'autres activités, notamment de réanimation. Je pense aussi à l'appui sanitaire aux établissements d'hébergement des personnes âgées dépendantes (Ehpad), levier extrêmement important, pour faciliter la prise en charge sanitaire des résidents.

Nous avons ensuite pris des mesures sur les plans administratif, juridique et financier pour faciliter notre engagement massif en termes de réaffectation et de renforts des professionnels de santé entre établissements. Ce fut aussi le cas pour la garde des enfants ou le recours aux taxis que j'évoquais à l'instant.

De même, il était essentiel d'assurer aux établissements de santé publics et privés le maintien de leur financement, qu'il s'agisse d'aides en trésorerie, de délégations financières ou de garanties de financement pour leur éviter toute préoccupation financière et leur permettre de se concentrer sur la gestion des patients covid. Tous ces exemples témoignent de ce que doit être la posture d'une administration centrale : elle n'est pas en première ligne, mais elle vient en appui des acteurs de terrain.

Après cette période de gestion de l'épidémie, nous avons eu à coeur d'organiser des réunions, dans des délais extrêmement courts, pour capitaliser ensemble sur les enseignements à tirer de cette crise. Nous avons ainsi rencontré, fin juin, le Conseil national de l'urgence hospitalière (CNUH), un certain nombre de sociétés savantes, les réanimateurs, les représentants de la médecine physique et de réadaptation (MPR)... Ces réunions nous ont permis, par exemple, de mieux comprendre combien les télésoins réalisés par les kinés avaient permis d'assurer la continuité de la prise en charge de patients dans les services de soins de suite et de réadaptation (SSR), notamment non-covid, durant la période de confinement. Les enseignements que nous pourrons tirer de la gestion de cette crise nous permettront à la fois de nous préparer à un éventuel rebond ou à une reprise de l'épidémie et de mettre en oeuvre des évolutions plus pérennes de notre système de santé.

Nous continuons d'échanger, depuis juillet, avec les deux conseils nationaux professionnels (CNP) de réanimateurs. Nous avons retravaillé avec eux certaines des instructions envoyées dès la fin du mois de juillet aux ARS pour qu'elles se tiennent prêtes en cas de reprise de l'épidémie. Nous travaillons également sur des évolutions plus structurelles des services de réanimation, qu'il s'agisse des professionnels - je pense notamment aux infirmiers - ou de la question du capacitaire. Ce dernier point est important : nous devons choisir avec eux les bons critères de détermination des capacités de réanimation, non seulement au plan national, mais aussi - et surtout - au plan régional. Ces capacités peuvent en effet être très différentes selon les territoires. Nous ne réglerons pas cette question dans les deux mois qui viennent, mais il faut impérativement la traiter. Nous devons travailler à la fois sur le court et le moyen terme.

Les décisions du Ségur constituent un autre élément important. Certaines étaient très attendues par l'ensemble du système de santé - je pense à l'investissement hospitalier, aux rémunérations, aux primes, aux parcours de carrière de l'ensemble des professionnels, personnels médicaux et non médicaux... Ces décisions, que nous mettons en oeuvre dès maintenant, portent sur plusieurs milliards d'euros.

D'autres sujets sont également très importants. Nous avons maintenu la prise en charge à 100 % des téléconsultations. L'épidémie a permis d'accroître très notablement le nombre d'actes de télémédecine, de télésoins, avec des professionnels assez différents. Je pense que la télémédecine a trouvé sa place. Nous devons la conforter de manière pérenne.

Je pense également à l'ancrage sanitaire autour des Ehpad : pendant la gestion de l'épidémie, nous avons demandé aux ARS de mettre en place un maillage sanitaire autour des Ehpad, notamment à travers des astreintes, pour qu'aucun établissement n'ignore qui appeler pour un appui sanitaire, qu'il s'agisse de soins palliatifs ou d'une aide plus générale aux professionnels. Nous avons demandé aux équipes mobiles de gériatrie de sortir de plus en plus de l'hôpital pour aller vers les Ehpad et les aider. Nous avons levé les restrictions qui pouvaient limiter les interventions de l'hospitalisation à domicile (HAD), laquelle a réalisé un travail remarquable auprès des résidents de ces établissements.

Il en va de même du déploiement du service d'accès aux soins qui nous permettra de parfaire l'organisation de la régulation médicale avec les généralistes et les urgentistes. Nous avons demandé aux ARS qui ont monté des projets de sites pilotes de les déployer et de nous faire un retour d'ici au 30 septembre.

Voilà quelques exemples d'évolutions structurelles, dont certaines peuvent être mises en place très rapidement et d'autres en quelques mois, que nous devons enclencher dès maintenant pour améliorer notre système de santé de manière pérenne et nous préparer au mieux à ce qui pourrait advenir.

J'évoquais les autorisations exceptionnelles de soins critiques - il en a d'ailleurs été question lors de votre audition de ce matin. Nous les avons mises en place dans le cadre de l'état d'urgence, pour une durée limitée. Nous nous interrogeons aujourd'hui pour savoir s'il ne serait pas intéressant - à titre personnel, j'y souscris - de confier cette responsabilité aux ARS plutôt qu'à l'administration centrale pour leur permettre de décider directement de l'octroi de ces autorisations dans un délai plus court, ce qui leur permettrait de mieux s'adapter à la situation de leur région.

Durant cette crise, il était important pour nous d'avoir des échanges permanents avec les acteurs de terrain afin d'identifier le plus tôt possible les difficultés qui étaient de notre ressort et de modifier, dans les délais les plus courts possible, les textes qui constituaient des freins administratifs ou d'agir sur les leviers financiers à notre disposition pour faciliter l'action locale de ces acteurs. C'est cet état d'esprit qui nous a animés.

Il me semble essentiel de préserver cette écoute entre nous et cette capacité de réactivité, ce qui nous conduit à définir des cadres généraux et à laisser les ARS et les acteurs de terrain en déterminer les modalités concrètes d'application. Lorsque nous avons demandé aux ARS de reprendre les soins, y compris hors covid, le 7 ou le 8 mai dernier, nous avons souligné qu'elles devaient le faire en fonction de la situation propre à leur territoire. La situation n'était alors pas la même dans le Grand Est et en Occitanie, par exemple. Il appartenait au plan local de déterminer, en fonction de ses contraintes et de ses capacités, comment conduire la reprise d'activité et non à l'administration centrale de donner des guidelines ou de publier des textes très prédictifs.

M. René-Paul Savary, président. - Madame la directrice générale, vous avez dressé un tableau de ce que vous avez fait, et nous ne doutons pas que vous avez agi au mieux. Mais pourriez-vous nous parler de ce qui s'est moins bien passé sur le terrain : réorientations, pénurie de matériels, malades non-covid ayant connu des retards de soins... Les auditions que nous avons déjà conduites nous ont permis de constater un certain nombre de dysfonctionnements - ce qui est inévitable en période de crise - qu'il serait possible d'améliorer. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

Mme Katia Julienne. - Je pourrais parler de la déclinaison entre décisions nationales et régionales. Lors de sa montée en puissance, nous ne savions pas si l'épidémie allait concerner essentiellement quelques régions ou se propager sur l'ensemble du territoire. Nous avons donc pris des décisions très fortes - je pense notamment à la déprogrammation - pour dégager des capacités en matériels, en renforts de personnels et en prise en charge de patients.

Nous devons recourir aujourd'hui à ces outils de façon beaucoup plus localisée et proportionnée. La déprogrammation reste intéressante, mais doit être maniée avec beaucoup de précaution en fonction de la situation dans une région ou dans un département et être beaucoup plus circonscrite au territoire concerné par l'épidémie. Nous avons développé un certain nombre d'indicateurs qui nous permettent de prendre des mesures plus limitées dans l'espace et dans le temps en fonction de la situation. C'est un enseignement très important.

Nous avons concentré les évacuations sanitaires sur les patients covid. Demain, nous pourrions être conduits à y recourir pour d'autres types de patients et mieux piloter les places disponibles. Nous avons développé de bons outils ; nous devons maintenant en faire un usage plus proportionné dans l'espace et dans le temps.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Comme l'a souligné le président, nous aimerions vous entendre sur ce qui, selon vous, n'a pas fonctionné de façon optimale et sur les voies d'amélioration en matière d'offre de soins.

La question du dépistage est aujourd'hui un des éléments importants de notre capacité à freiner la circulation du virus. Or cette offre est difficile à mettre en oeuvre : les laboratoires sont débordés et nous cherchons d'autres lieux pour réaliser ces tests. Les collectivités locales, les agences régionales de santé et d'autres acteurs prennent des initiatives pour porter une offre de dépistage en dehors des laboratoires. La détermination du public-cible pose également question. Cet exemple montre combien nous devons sans cesse adapter notre réponse. Selon vous, notre système de santé est-il conçu, adapté et pensé pour la gestion d'une épidémie ? Quelles voies d'amélioration pouvez-vous proposer ?

Vous avez évoqué la volonté de la DGOS d'améliorer et de faciliter l'offre de soins en Ehpad. Comment cette offre a-t-elle évolué - selon quels ratios - entre 2003 et début 2020 dans les Ehpad et les établissements médico-sociaux ? Vous aurez peut-être du mal à nous apporter une réponse précise aujourd'hui, mais j'aimerais avoir quelques éléments que vous pourrez ensuite compléter par écrit.

Enfin, nous nous interrogeons sur la faible mobilisation du secteur ambulatoire. En mars, les formes légères devaient être prises en charge par l'ambulatoire et les formes plus sévères par l'hôpital. Ce principe de répartition n'a pas vraiment fonctionné, même en amont. Les premières alertes avaient été actionnées courant janvier. Pourquoi le secteur ambulatoire n'a-t-il pas été mobilisé de façon satisfaisante ? Pourquoi n'a-t-il pas pleinement participé à l'offre de soins et à la lutte contre l'épidémie lors de cette première phase ?

Mme Katia Julienne. - L'organisation de notre système de soins est-elle adaptée pour gérer une épidémie ? Pendant trop longtemps, nous n'avons pas su tisser de liens suffisants entre le secteur médico-social et le secteur sanitaire. C'est une constatation. Nous avons demandé aux ARS de monter en quelques jours des dispositifs à même de faciliter, pour tous les Ehpad, cette prise en charge, quels que soient les acteurs sanitaires - hôpitaux de proximité, SSR, HAD, équipes mobiles de gériatrie... Nous devons impérativement consolider cette faiblesse de notre système de santé et pérenniser les dispositifs mis en place. Plus aucun Ehpad ne doit être privé d'appui sanitaire. Il s'agit d'un enseignement très fort de cette crise.

Début mars, nous recommandions à l'ambulatoire de prendre en charge les patients aux pathologies les plus modérées. Son rôle a sans doute été insuffisant et nous devons nous interroger sur la façon de renforcer la place de ces acteurs. Je nuance toutefois le propos : si le nombre de consultations a beaucoup baissé dans les cabinets de médecins généralistes, celui des téléconsultations a beaucoup augmenté. Nous avons aussi développé la prise en charge de l'appel téléphonique pour faciliter la prise en charge de certains patients. Ce levier est en train de trouver sa place. Jusqu'alors, nous n'avions pas de très bons chiffres en matière de téléconsultation au plan national. Les choses ont changé : la téléconsultation ne doit se substituer ni aux consultations ni aux visites à domicile, mais trouver sa place dans la prise en charge en ambulatoire que nous offrons à tous les patients.

Nous devons encore renforcer la place de la médecine de ville, surtout si nous devons être confrontés à un nouveau rebond de l'épidémie. Nos difficultés sur les équipements de protection individuelle (EPI) ont sans doute pesé. Avec le confinement, certains patients avaient aussi des réticences à aller physiquement chez leur médecin ou leur professionnel de santé. Nous devons travailler sur ces points pour nous assurer que la médecine générale ou, plus largement, la médecine de premier recours, joue pleinement son rôle dans la prise en charge des patients, y compris en cas de rebond épidémique.

La mise en place du service d'accès aux soins vise à mieux organiser sur le territoire la régulation médicale de la prise en charge des soins non programmés, qu'elle soit effectuée par le généraliste ou par l'établissement. C'est quelque chose qui nous manque et que nous développons. Au cours de cette période épidémique, des sas préfigurateurs ont été mis en place dans certaines régions. Ce n'est pas un hasard : nous avons besoin de ce mode d'organisation et nous devons renforcer l'organisation structurée en ville, comme vous l'avez largement souligné ce matin.

Très peu de communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) se sont constituées en tant que telles, mais le nombre de projets a très fortement augmenté - 578 au total, me semble-t-il - ces derniers mois. C'est très important, car nous avons besoin que les acteurs de ville se structurent entre eux et dans leurs relations avec l'hôpital et le médico-social.

Nous avons aussi facilité l'intervention des professionnels libéraux dans les Ehpad pour améliorer la prise en charge des résidents.

Pour résumer ma pensée, une des pistes d'amélioration de notre système de santé consiste à renforcer l'organisation et la structuration en ville et les liens du secteur sanitaire avec les Ehpad. Ce sont les deux points qui me semblent particulièrement importants.

Je serai prudente en ce qui concerne le dépistage, piloté par la Direction générale de la santé. Hier, nous avons atteint le seuil du million de tests réalisés en sept jours. Nous y sommes aussi parvenus parce que nous avons fait évoluer, au cours des dernières semaines, les textes sur les modalités de prélèvement et sur la capacité des professionnels à les réaliser.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci de la qualité de vos réponses, madame la directrice générale.

Nous partageons de longue date votre constat sur les Ehpad - j'ai évoqué 2003 à dessein. Depuis la loi de 1975, le fossé qui s'est creusé entre le médico-social et le sanitaire est pointé dans une somme de rapports et de travaux. Il s'agit d'une interrogation collective : pourquoi n'avons-nous pas comblé ces lacunes qui nous ont probablement coûté très cher lors de la survenue de la crise ? Sur un aussi grand nombre d'années, il ne s'agit pas d'une interrogation politicienne.

Une question d'organisation demeure sur le dépistage. Nous avons nettement dépassé le million de tests effectués sur sept jours, mais le quantitatif n'est pas le seul aspect à prendre en compte. Passons sur les limites et défauts du test PCR - faute d'avoir encore les tests salivaires. Quand les délais sont trop longs entre la demande de prélèvement, le prélèvement en lui-même et les résultats, on finit par rater la période de contagiosité et il devient compliqué de rompre la chaîne de transmission. Il s'agit encore d'une difficulté d'organisation que nous avons du mal à anticiper - ce n'est pas faute d'avoir eu les bons concepts : tester, tracer, protéger. La stratégie est élaborée depuis longtemps et l'assurance maladie et les agences régionales de santé, par exemple, ont mis en place - certes, avec retard - différents dispositifs pour aller au contact des populations et mieux dépister.

Pourtant, les modalités ne sont pas satisfaisantes aujourd'hui. Est-ce par défaut de responsabilisation des acteurs locaux ou par manque d'habitude ? Quand on fait face à une crise pour la première fois, on n'a pas nécessairement les bons réflexes... J'aimerais que vous dépassiez le constat des lacunes pour nous dire comment les choses pourraient mieux fonctionner.

M. René-Paul Savary, président. - C'est le propre d'une commission d'enquête de se poser ces questions, madame la directrice générale.

Mme Katia Julienne. - Pendant l'épidémie, nous avons dû faire évoluer les pratiques et les textes. Il existait, par exemple, des restrictions sur l'intervention rapide de la HAD en Ehpad. Des questions de moyens se posaient également, notamment pour les équipes mobiles de gériatrie. C'est à nous de donner les moyens, y compris financiers, permettant de faire fonctionner ces structures et de les développer.

De même, il faut financer les astreintes et il faut que des professionnels viennent. Cela fait partie des choses que nous n'avions pas faites. Nous avons fait bouger les textes et mis les moyens pour faire en sorte - c'est notre objectif - qu'il n'y ait plus d'Ehpad sans accroche sanitaire. C'est ce que nous avons fait concrètement et c'est ce que nous devons continuer de faire pour nous assurer que cette organisation persiste sur l'ensemble du territoire.

Nous avons piloté tout cela avec les ARS en instaurant un reporting hebdomadaire pour vérifier que les choses étaient bien mises en place. Je pense que cette organisation a bien fonctionné et que nous devons la conserver.

Encore une fois, la question des tests relève plutôt de la compétence de la DGS. Je préfère rester prudente. Les laboratoires ont connu un afflux très important de patients venus se faire dépister, une prescription n'étant plus nécessaire. Il était donc essentiel pour nous de permettre une priorisation dans la prise en charge de ces patients.

En ce qui concerne les délais, s'il existe encore des disparités selon les lieux - à charge pour nous de renforcer nos capacités -, il me semble que le délai moyen s'établit aujourd'hui à 1,6 jour. Nous avons ainsi étendu les types de professionnels pouvant faire les prélèvements pour faciliter l'organisation locale mise en place par les ARS.

M. René-Paul Savary, président. - Vous avez étendu aux kinés ?

Mme Katia Julienne. - Nous sommes en train de le faire.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Vous avez évoqué l'agilité des ARS. Je pense qu'elle aura été différente selon les territoires, et ce d'autant plus qu'elles n'auront pas été sollicitées de la même façon.

Vous avez ensuite parlé des coopérations interministérielles, très efficaces dans certains cas. Toutefois, au cours de nos auditions, nous avons pu constater quelques dysfonctionnements entre les préfets et les ARS. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Comment éviter que ces incidents ne se reproduisent ?

Contrairement à mes deux excellents collègues rapporteurs, je ne suis pas médecin. Selon moi, la priorisation des patients ne va pas de soi. Comment déterminez-vous cette organisation ? J'ai cru comprendre que les patients covid avaient été priorisés durant la crise. Comment décider de faire perdre davantage de chances de survie aux malades non atteints du covid ? Il s'agit d'une interrogation éthique.

Toujours en ce qui concerne la priorisation, et à la lumière des auditions que nous avons conduites hier, était-il bien prévu que les patients des Ehpad ne soient plus admis à l'hôpital ? Il semblerait que cette priorisation soit caractérisée. Pouvez-vous nous donner des explications ?

Vous avez également évoqué la réorganisation de la capacité de réanimation au niveau national et au niveau régional. Est-ce quelque chose de ponctuel ou de pérenne ? Allez-vous faire monter en puissance la capacité nationale ? Allez-vous mettre en place une adaptabilité au niveau régional de façon à pouvoir répondre aux infections plus localisées ?

Mme Katia Julienne. - En ce qui concerne l'agilité, tout n'est pas absolument parfait au plan national comme au plan local. Comme vous l'avez souligné, chaque ARS a été confrontée à des réalités différentes.

J'ai écouté avec attention ce qu'elles nous ont dit. Ce qui ressort de positif n'exclut évidemment pas les difficultés qui ont pu apparaître. La région Île-de-France a eu de très bonnes coopérations, tout comme les Hauts-de-France. Des choses intéressantes ont été mises en place. Je pense notamment aux ARS qui ont développé des échanges avec les établissements publics et privés. Il s'agit d'une bonne pratique qu'il nous faut développer. Les échanges que nous avons nous permettent de progresser dans la façon de faire face à une épidémie de ce genre.

En ce qui concerne la priorisation, nous n'avons pas donné de consigne. Nous avons demandé de déprogrammer toutes les activités non urgentes pour pouvoir se concentrer sur les patients covid. Nous n'avons pas défini quelles étaient les activités urgentes ne relevant pas du covid : ce n'était pas au national de définir qui devait être pris en charge durant l'épidémie.

Au moment de la reprise d'activité, nous n'avons pas fixé de listes de pathologies ou d'actes. Ce n'est pas à nous de le faire, mais aux acteurs locaux en fonction de l'état de santé des patients, de la situation des établissements et du niveau de l'épidémie. Ce n'est pas à nous de dire quels sont les patients prioritaires. Nous n'avons pas donné de consigne de priorisation.

Nous n'avons pas non plus donné de consignes pour les résidents des Ehpad. Je crois que les sociétés savantes se sont exprimées sur ce point en juillet dernier. Il existe des recommandations de bonnes pratiques de ces sociétés sur les critères d'admission et de prise en charge des patients. Nous n'avons pas à donner de recommandations de ce type et nous ne l'avons pas fait. C'est très important : nous considérons que la prise en charge des patients est fonction de leur état de santé et non d'instructions venant d'une administration centrale. Les sociétés savantes de réanimation et d'urgentistes l'ont clairement dit en juillet dernier. Il me semble important qu'il n'y ait pas d'ambigüité sur ce point.

En ce qui concerne la réorganisation des capacités de réanimation, vous connaissez les chiffres : nos capacités de réanimation, de soins continus et de soins intensifs sont importantes, mais diffèrent d'une région à l'autre. Nous travaillons avec les réanimateurs pour déterminer le bon niveau de capacité en réanimation dont nous devons disposer au plan national et au plan régional. Ces deux questions sont également importantes : certaines régions n'ont pas eu les capacités suffisantes pour prendre en charge leurs patients. Je pense à de grandes régions comme Grand Est, Hauts-de-France ou Île-de-France, mais aussi à Bourgogne-Franche-Comté qui a organisé directement des transferts de patients avec Auvergne-Rhône-Alpes dont les capacités étaient plus importantes.

Nous réfléchissons à déterminer le bon nombre de places. Peut-être faudra-t-il en créer à tel endroit plutôt qu'à tel autre. Je ne préjuge pas de la fin de nos discussions. Ce qui est certain, c'est qu'elles doivent aboutir à des décisions pérennes. Pour autant, cela n'exclut pas d'étendre à moyen terme les capacités de prise en charge - les professionnels ont très bien su le faire durant la crise - en ayant recours aux unités de soins intensifs et de soins continus et de mettre en place ce que certains d'entre eux ont appelé des « réas éphémères » pour répondre à un afflux important de patients dans les services de soins critiques.

M. René-Paul Savary, président. - Vous dites ne pas avoir dressé de listes d'actes dans le cadre de la reprise des activités. Mais il semblerait que certaines ARS ont signifié à des établissements qu'ils ne seraient pas remboursés s'ils ne respectaient pas le critère d'urgence. S'agit-il de décisions locales ?

Mme Katia Julienne. - Il ne s'agit pas de décisions nationales. J'ai écouté votre audition ce matin...

M. René-Paul Savary, président. - Vous le confirmez ?

Mme Katia Julienne. - Comme vous, je l'ai entendu ce matin, je ne peux donc rien confirmer. Je vais regarder cette question. Ce que je peux vous dire, c'est qu'il ne s'agissait pas d'une consigne nationale. Nous avons laissé le soin à chaque ARS de décider de la mise en oeuvre de la reprise d'activités, compte tenu des contraintes différentes qui pouvaient peser sur elles en termes de nombre de patients, de capacité ou de médicaments disponibles. Ce dernier point a été très important à un certain moment de la gestion de l'épidémie.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. -Vous avez dressé le bilan de votre action. Ce matin, les fédérations ont salué l'assouplissement de certaines procédures par la DGOS. Toutefois, toutes nos auditions - acteurs du domicile, représentants des Ehpad, ordres professionnels... - montrent que tout n'a pas été aussi parfait que ce que vous avez laissé entendre. Mais peut-être vous ai-je mal comprise...

Vous avez évoqué la télémédecine en soulignant le retard que nous avions en ce domaine. Il y a eu des prolongations de prise en charge jusqu'au 31 décembre pour certains actes. Pouvez-vous nous préciser lesquels ? Si nous étions en retard, c'est aussi parce que nous étions en pleine négociation sur le remboursement des actes de télémédecine entre la CNAM et les professionnels de santé. Où en est-on et les choses vont-elles se pérenniser ? J'ai vu qu'il s'agissait d'un des objectifs de la feuille de route que le ministre Olivier Véran a confiée au nouveau directeur de la CNAM. Hier, les kinés évoquaient les difficultés qu'ils avaient rencontrées dans les télésoins avec des tarifs peu encourageants qui ne correspondaient pas aux besoins.

À quel moment la bascule s'est-elle opérée entre les consignes du départ, selon lesquelles il ne fallait surtout pas aller chez son médecin traitant mais appeler le 15 - consignes que nous avions nous-mêmes relayées au Sénat - et celles selon lesquelles on pouvait finalement se rendre chez son médecin ? Avez-vous une idée de la date précise de cette bascule et des raisons qui y ont conduit ? Début mars, au Sénat, j'avais alerté le ministre sur les risques d'engorgement du 15.

Quelles étaient les réflexions de la DGOS par rapport à la gestion de cette crise au mois de février, avant que n'arrive la vague du Grand Est puis l'accélération des procédures, avec la crainte que l'épidémie ne se développe partout ? Quelque chose me frappe : le Grand Est nous a dit que, tout début mars, on voyait le tsunami arriver. Or, dans le même temps, le 6 mars, le Président de la République incitait les Français à aller au restaurant, au cinéma, au théâtre... Était-on dans une démarche d'immunité collective qui n'aurait pas été dite ? Pourquoi pas, il ne s'agit pas d'une critique... Comment expliquer le décalage entre ce qui se passait dans le Grand Est et les conseils donnés à Paris ?

Mme Katia Julienne. - Il existait effectivement plusieurs freins au développement de la télémédecine, notamment la tarification. Le ministre a demandé au nouveau directeur général de la CNAM de reprendre les négociations sur cette question.

La prise en charge à 100 % par l'assurance maladie obligatoire a permis de faciliter les choses. Nous avons pris ce texte au tout début de la crise. C'était important, parce que tous les patients ne sont pas à l'aise avec la téléconsultation. La CNAM discute et négocie sur ce point. Notre responsabilité consiste maintenant à préserver cette prise en charge dans la palette des pratiques pour l'ensemble des professionnels, qu'ils soient médecins, kinés ou infirmiers.

Il y a eu plusieurs phases assez différentes. La période que vous évoquez correspond aux phases 2 et 3.

Durant la phase 2, l'épidémie était très concentrée sur quelques lieux. Par ailleurs, on savait très peu de choses de la maladie. Notre préoccupation collective était d'isoler, de contenir l'épidémie et d'éviter sa propagation. Dans cette phase, nous nous sommes beaucoup reposés sur le 15. L'activité du SAMU a alors très fortement progressé - nous vous transmettrons les chiffres, mais on constate un pic très important d'activité. J'avais alors des échanges quotidiens avec les urgentistes. Ils ont fait évoluer très fortement leur capacité à prendre en charge les appels avec des renforts de personnels et l'aide d'organismes de téléphonie pour s'équiper et s'adapter. Dans certains endroits, ça a été extrêmement impressionnant. Et cela a duré durant toute la phase 2, tout début mars.

La bascule en phase 3 a fait baisser cette pression. On savait alors que la propagation de l'épidémie serait plus importante. Je pense que le directeur général de la santé en parlerait mieux que moi, puisqu'il pilotait ces différentes phases. C'est à ce moment que la pression s'est beaucoup relâchée sur le 15. Je vous ferai parvenir la chronologie précise.

Notre préoccupation était alors de préparer l'ensemble du système de santé au développement de l'épidémie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la déprogrammation a lieu le 12 mars. La chronologie est vraiment parlante : en phase 2, certains territoires comme la région Grand Est ou l'Oise sont clairement identifiés ; la bascule en phase 3 correspond à la propagation de l'épidémie et à la prise de mesures très fortes comme le confinement afin de stopper cette propagation et de limiter l'afflux de personnes en réanimation - comme vous le savez, le pic de prise en charge de patients en réanimation a été atteint le 7 avril. Entre début mars et le 7 avril, la montée du nombre de patients pris en charge a été constante et assez impressionnante.

M. René-Paul Savary, président. - Je n'ai pas eu l'impression que le message avait changé. On voyait encore à la télévision les spots incitant à appeler le 15...

Mme Katia Julienne. - Quand la situation est grave, le message est toujours d'appeler le 15. Si les personnes ont un doute sur leur état de santé ou si elles ont besoin d'aide, elles doivent appeler. Après, le message consistait également à inciter les personnes ayant une forme modérée de la maladie à appeler leur médecin généraliste. Durant toute la durée de l'épidémie, la prise en charge de ces patients via la téléconsultation a représenté une partie très importante de l'activité des médecins.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Vous ne m'avez pas répondu sur l'immunité collective.

Mme Katia Julienne. - Je vous prie de m'excuser, mais je ne suis pas en mesure de le faire. Le directeur général de la santé serait bien plus à même de vous répondre.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Nous avons bien l'intention de lui poser la question.

Mme Muriel Jourda. - Selon vous, madame la directrice générale, un des acquis de cette crise a été de permettre aux ARS de prendre des décisions dans des délais plus courts qu'habituellement. Vous avez notamment évoqué les autorisations pour les lits de réanimation. Quel est le délai habituel et quel fut-il durant la période de crise ?

Accorder plus d'autonomie aux ARS constituerait selon vous une piste pour l'avenir. Quelle est aujourd'hui l'autonomie des ARS par rapport à la direction générale de l'offre de soins ?

Vous avez évoqué la collaboration entre l'hôpital public, les structures privées et la médecine de ville. Aviez-vous une vision, une doctrine sur cette collaboration et quelles ont été les consignes données pour la mettre en oeuvre ? Comment l'envisagez-vous à l'avenir ?

Au début de de la crise, les laboratoires départementaux, par l'intermédiaire des conseils départementaux et de leurs présidents, ont demandé à pouvoir effectuer des tests. Je crois qu'il existe soixante-quinze laboratoires départementaux en France. Il aura fallu attendre trois semaines et demie pour obtenir une réponse positive. Ce délai ne me semble pas compatible avec une période de crise qui exige des réponses rapides.

Vous nous avez indiqué que, encore récemment, différents professionnels de santé ont été habilités à procéder aux tests. Nous sommes donc passés d'un délai de quelques semaines à un délai de plusieurs mois pour faciliter enfin la réalisation des tests, ce qui ne me paraît pas davantage compatible avec une période de crise. Ne peut-on envisager, en cas de crise éventuelle future, de prendre des décisions plus rapidement ?

M. Roger Karoutchi. - Au tout début de la crise, la France disposait de 5 500 lits de réanimation. On nous a dit récemment que nous étions à peu près, du fait des commandes de respirateurs et de l'ouverture de nouvelles chambres, à 11 000 lits. Or une nouvelle notion assez surprenante est apparue, celle de « capacité de réanimation glissante ». Il s'agit de déterminer combien de personnes peuvent passer en réanimation sur un ou deux mois - puisque, par définition, ils n'y restent pas tous deux mois... La direction générale de la santé nous a donc fait savoir que la France était en capacité d'accueillir 17 000 personnes en réanimation en deux mois. Peut-on avoir un vrai chiffre, définitif et clair ? Quelles sont nos réelles capacités, non pas avec des respirateurs de complément, mais avec des respirateurs lourds et le personnel nécessaire ? Sommes-nous plus proches des 11 000 lits ou ne s'agissait-il que d'une capacité provisoire, liée à la crise ?

Ce matin, comme lors de nos auditions précédentes, on a souligné qu'il existait trop de structures - ARS, comité scientifique, direction générale de la santé, comité national de la santé publique et autres organismes en tout genre... On n'y comprend plus grand-chose et chacun défend son « pré carré » : c'est moi qui m'occupe des masques, c'est moi qui m'occupe de la répartition, c'est moi qui m'occupe de je-ne-sais-quoi... N'avez-vous pas le sentiment que cette crise aurait dû ou devrait permettre une simplification des structures de décision en matière de santé. En temps normal, cette concurrence ne pose peut-être pas de véritable problème, mais elle est tout à fait ravageuse en période d'urgence et de crise.

Mme Victoire Jasmin. - Je voudrais parler des invisibles, qui sont aussi inaudibles : les laboratoires de biologie médicale, ceux des établissements publics de santé et ceux des établissements extrahospitaliers.

Dans votre intervention liminaire, vous n'avez pas du tout parlé de la place des laboratoires dans l'offre de soins. Or ils jouent un rôle essentiel dans le diagnostic clinique et dans l'aide à la décision. Je ne comprends pas que le Gouvernement ait fait des annonces concernant le nombre de tests à réaliser avec une très grande méconnaissance - dans le droit fil des propos de Mme Jourda - de la situation exacte des différents laboratoires.

Tous n'étaient pas en capacité de prendre en charge les tests. Au début, ces derniers n'étaient pas assez performants ni fiables ou sensibles. À cela s'ajoutent des difficultés en matière d'équipement. Fin 2019, quasiment tous les laboratoires, à l'appel de tous les syndicats de biologistes, étaient en grève. Je ne sais pas si vous connaissez les raisons de cette colère, mais on s'est rend compte, peu de temps après, que les laboratoires étaient limités, faute de disposer des équipements nécessaires. Les surcoûts pour les doter sont considérables.

Le Gouvernement a également annoncé qu'il pourrait recourir aux laboratoires vétérinaires. Mais avant de pouvoir les mettre à disposition, il faut qualifier le matériel et habiliter le personnel. Je regrette qu'à aucun moment vous n'ayez montré une attention particulière pour les biologistes et pour les techniciens de laboratoire qui ont travaillé quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant toute cette période pour répondre non seulement aux besoins liés au covid, mais aussi à tous les autres besoins de santé dans les milieux hospitaliers et dans les cliniques.

Il faut revenir sur les dysfonctionnements, mais aussi sur les omissions, volontaires ou non. Les laboratoires ont besoin d'une attention particulière. La grève de novembre 2019 témoigne de leurs difficultés. Ces personnels sont invisibles : ils sont dans des labos, ils ne font pas de bruit, ils n'étaient pas sur les ronds-points... Pourtant, ils connaissent de grosses difficultés. Regardez les files d'attente devant certains laboratoires : vous voulez tester, mais pour cela il faut des personnes formées, des personnes qualifiées, des personnes compétentes. Il en manque certainement, mais il faut commencer par valoriser ceux qui sont déjà là et prendre en compte non seulement les différentes recommandations pour l'accréditation des laboratoires, mais aussi les besoins qu'ont exprimés quasiment tous les syndicats de biologistes lorsqu'ils ont interpellé le Gouvernement avant même le début de cette crise.

Je voudrais déjà que vous, en tant que directrice générale de l'offre de soins, preniez en compte les laboratoires et les personnes qui y travaillent. M. Jomier a parlé des tests, tout comme Mme Jourda, mais les tests ne se font pas tout seuls.

Mme Katia Julienne. - Quand j'évoquais l'hypothèse de transférer des autorisations aux ARS, je pensais aux autorisations d'activité exceptionnelle, lesquelles ont notamment servi pour la réanimation. La procédure diffère du régime des autorisations habituelles qui répondent à des textes que nous souhaitons d'ailleurs simplifier. Quel que soit le secteur d'activité, nous pensons que nous devons progresser, notamment sur la question du renouvellement des autorisations et simplifier les procédures existantes. Cette question fait consensus avec les fédérations hospitalières et fait partie des discussions que nous avons eues dans le cadre du Ségur sur le volet simplification.

Cette mécanique est un peu particulière, puisqu'il s'agit de répondre à une situation exceptionnelle. Il me semble que l'ARS est alors mieux à même de mesurer les raisons pour lesquelles elle a besoin de cette autorisation, et dans quelles conditions. Ce transfert n'exclut pas une évolution du process d'autorisation qui est assez long et dont la durée peut varier entre l'autorisation initiale et son renouvellement. Les process peuvent différer selon le contenu des dossiers et selon les demandes liées à la qualité et à la sécurité des soins. Ils répondent à une procédure qui découle des projets régionaux de santé (PRS) élaborées par les ARS.

Il est nécessaire de simplifier le droit commun, au moins pour le renouvellement. C'est un point très important. Par ailleurs, afin de répondre à des besoins qui ont montré leur utilité durant la gestion de l'épidémie, il me semble nécessaire de transférer aux ARS la capacité de délivrer ces autorisations dont elles sont les plus à même de déterminer le caractère primordial ou non.

M. René-Paul Savary, président. - Quel est le délai traditionnel ?

Mme Katia Julienne. - Il s'agit de cycles : les autorisations sont corrélées à des renouvellements de programme...

M. René-Paul Savary, président. - Nous parlons d'un an, de deux ans... ?

Mme Katia Julienne. - Il faut un plan régional de santé...

M. René-Paul Savary, président. - Il faut donc des années, par rapport aux quelques semaines que vous évoquiez pour les autorisations exceptionnelles.

Mme Katia Julienne. - En cas d'urgence, les autorisations exceptionnelles peuvent effectivement être prises en quelques jours. Elles permettent d'être très réactifs en cas de crise. Elles ne rentrent pas dans l'organisation pérenne des soins sur un territoire, mais permettent de répondre à une demande urgente ponctuelle.

Nous avons toujours eu des relations avec les acteurs privés et publics. Durant la crise, nous avons eu des conférences avec toutes les fédérations hospitalières en même temps, tous les deux jours. Il était très important qu'elles disposent toutes du même niveau d'information. Dans les recommandations que nous diffusions, nous ne faisions pas de différence et demandions à ce que l'organisation soit mise en place avec les secteurs public et privé. Dans la recommandation de début mai que j'évoquais sur la reprise d'activité, nous demandions explicitement que l'ensemble des acteurs du territoire soit pris en compte.

Quel type de recommandation pourrions-nous donner ? Je pense à la mise en place d'une gouvernance généralisée, à l'instar de ce que font déjà beaucoup d'ARS, notamment celles d'Île-de-France ou des Hauts-de-France qui avaient mis en place des échanges réguliers, voire quotidiens, avec les établissements publics et privés. Il nous semble qu'il s'agit d'une bonne pratique que nous pourrions recommander. Mais la plupart des ARS en ont déjà l'idée et je sais que l'une d'entre elles l'a fait encore très récemment.

Mme Muriel Jourda. - Cela vaut aussi pour la médecine de ville ?

Mme Katia Julienne. - Tout à fait. Tous les directeurs généraux des ARS auxquels nous en avons parlé nous ont dit de le faire. Je pense que cette recommandation ne présente que des avantages. Vous avez raison, nous devons travailler avec l'ensemble des acteurs, y compris la médecine de ville. Au plan national, nous avons eu des liens réguliers avec la médecine de ville, qu'il s'agisse des médecins, des infirmiers ou des kinés. C'est extrêmement important.

En ce qui concerne les tests, je ne verrais également que des avantages à améliorer les délais. Nous essayons de faire un point très régulier avec les laboratoires. Pardon, madame Jasmin, si j'ai pu donner le sentiment de négliger le rôle des laboratoires. Ce n'était pas mon intention : les laboratoires en ville et les laboratoires hospitaliers jouent un rôle fondamental en temps normal et a fortiori en ce moment. Je tiens à le dire.

Cette stratégie est pilotée par un autre directeur et je me dois de rester prudente s'agissant d'une compétence qui lui échoit tout particulièrement. Mais le rôle des laboratoires est bien évidemment fondamental. Nous avons fait évoluer un certain nombre de textes pour faciliter les capacités à prélever. Nous savons qu'il faut améliorer la capacité des laboratoires en général : la cellule test pilotée par le directeur général de la santé se réunit chaque semaine avec les représentants des syndicats de biologistes pour faire un point sur les difficultés qu'ils peuvent rencontrer, y compris celles que vous évoquiez.

M. René-Paul Savary, président. - Une question vous était posée sur le délai des agréments, pour les laboratoires vétérinaires ou pour les autres. Pour les kinés, ce n'est toujours pas fait. Pourquoi ne prenez-vous pas de décision pour former très rapidement ces personnels à effectuer le prélèvement nasal ?

Mme Katia Julienne. - Nous avons pris plusieurs arrêtés visant à étendre le nombre de professionnels, après une formation assez courte, ayant la capacité de réaliser ces prélèvements.

M. René-Paul Savary, président. - Mais les délais étaient très longs : trois semaines pour les labos vétérinaires. Il nous semble que les choses pourraient aller plus vite.

Mme Katia Julienne. - Toutes les pistes sont bonnes à prendre. Nous pouvons nous pencher sur les délais d'agrément de la même manière que nous l'avons fait sur les autorisations.

M. René-Paul Savary, président. - Vous avez parlé d'un million de tests. Mais ce qui nous intéresse, ce sont les tests réalisés. Il en allait de même pour les masques : c'est très bien d'en commander un milliard, mais seuls ceux dont les résultats sont arrivés nous intéressent. Ce qui importe, c'est la capacité des acteurs de réaliser un million de tests et non de commander un million de tests. Il faut prioriser les demandes, tenir compte des délais durant lesquels les gens ne sont pas isolés... On a l'impression de perdre du temps. Quelle optimisation recherchez-vous pour améliorer le dispositif ?

Mme Katia Julienne. - Monsieur le président, hier, nous avons bien atteint le seuil du million de tests réalisés. Nous avons beaucoup augmenté nos capacités. Pardonnez-moi si je n'ai pas été suffisamment claire.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Quel est le délai de résultat ? On a beau augmenter le nombre de préleveurs, encore faut-il analyser le plus rapidement possible pour mieux répondre aux exigences en termes de voyage, de travail et surtout pour éviter de contaminer son entourage.

Mme Katia Julienne. - Actuellement, le délai moyen est de 1,6 jour.

M. René-Paul Savary, président. - Ce n'est clairement pas le chiffre qui nous est remonté. Peut-être reste-t-il encore à faire... Pardonnez notre impertinence, mais le but d'une commission d'enquête est aussi de faire avancer les choses

Mme Katia Julienne. - S'agissant des chiffres de réanimation, vous avez eu raison de souligner qu'il existait plusieurs notions différentes. La première concerne la capacité en réanimation : notre capacité initiale stricto sensu - je parle exclusivement des lits pour adultes - était d'un peu plus de 5 000 lits. Nous pouvions ajouter des capacités en soins continus d'un peu plus de 7 000 lits et, en soins intensifs, d'environ 5 800 lits. Il s'agit de nos capacités en matière de soins critiques.

Nous avons eu pour objectif de réarmer ou d'armer en respirateurs et en professionnels et de transformer des lits de soins continus ou de soins intensifs en capacités de réanimation, ce que certains professionnels appellent les « réas éphémères ». C'est de cette façon que nous avons pu étendre nos capacités de prise en charge de patients en réanimation.

La question de déterminer le bon niveau capacitaire en temps normal demeure. Mais en tout état de cause, nous pouvons réarmer des lits pour étendre nos capacités de réanimation très au-delà des 5 000 lits initiaux. Au pic de la crise - de mémoire, le 12 avril -, nous avons pris en charge 7 000 patients en réanimation.

Cette question est différente de celle du nombre de patients que nous pouvons prendre en charge en même temps. Nous regardons ce sujet de très près, puisque nos capacités de prise en charge dépendent aussi de la durée moyenne de séjour des patients. Comme vous l'avez vu, cette durée pouvait être très variable et parfois assez longue, ce qui a des conséquences sur la prise en charge non seulement en réanimation, mais aussi en soins de suite et de réadaptation. On en a peu parlé, mais c'était très important dans la filière de prise en charge : après avoir passé des temps parfois longs en réanimation, certains patients avaient besoin d'une réadaptation très importante. C'est un segment de l'offre de soins qui a joué un rôle très important et sur lequel nous sommes très vigilants.

M. René-Paul Savary, président. - Il s'agit des fameuses « réas éphémères » ?

Mme Katia Julienne. - Tout à fait, monsieur le président.

M. René-Paul Savary, président. - Comment expliquer la différence avec l'Allemagne en termes de nombre de lits par habitant ?

Mme Katia Julienne. - Nous en avons parlé avec les CNP de réanimation en juillet dernier : nous nous interrogeons sur la comparabilité. De mémoire, le chiffre de 28 000 lits est avancé pour l'Allemagne. Devons-nous les comparer aux 5 000 lits de réanimation ou faut-il additionner les lits de soins continus ? Si on additionne, on est à peu près à 18 000 lits. Il faut prendre les chiffres avec précaution.

La question de fond qui nous est posée est de déterminer le niveau de capacité de prise en charge en soins critiques que nous devons assurer à nos concitoyens au plan national et en termes de répartition régionale. C'est sur cette question que nous travaillons et c'est celle qui importe.

Devons-nous simplifier notre organisation ? Certaines questions se posent. Nous avons modifié nos organisations et notre fonctionnement durant toute la période de la gestion de crise : la Direction générale de la santé pilotait l'ensemble des dispositions sanitaires de la crise et réunissait, sous son égide, l'action de la Direction générale de l'offre de soins, de la Direction générale de la cohésion sociale, de la Direction générale de la sécurité sociale... Nous avions tous les jours des points quotidiens avec la Direction générale de la santé et l'ensemble des directions pour veiller à ce qu'il y ait une bonne articulation. Nous avons dû nous réorganiser pour monter des cellules spécifiques, que ce soit en matière de logistique - pour les équipements de protection individuelle - ou bien en matière de tests, constituées d'agents de différentes directions pour ces missions très spécifiques.

Devons-nous pour autant nous réorganiser de manière plus fondamentale ? La question peut se poser. Toujours est-il que les réorganisations que nous avons dû mener très rapidement pour être en capacité de répondre aux difficultés de cette crise ont montré qu'il nous fallait être capable de faire évoluer nos organisations et de fusionner des équipes traitant de sujets proches, parfois de manière séquencée dans le temps.

Mme Angèle Préville. - Je voudrais revenir sur quelque chose qui ne s'est pas particulièrement bien passé lors de cette crise, à savoir le nombre de personnes âgées décédées. Ces dernières constituent quasiment la moitié des décès, principalement dans des établissements pourtant mis à l'isolement.

Faute d'équipements de protection, les salariés qui entraient et sortaient de ces établissements ont été une source de contamination que nous n'avons pas su identifier, alors que c'était évident. Cet isolement, même bien respecté, n'a donc pas protégé. Pensez-vous que la situation aurait été pire si on ne l'avait pas fait ? Mon département du Lot a été très peu touché par le virus. Pourtant, la moitié des résidents des quatre structures de ma commune et des communes voisines a été testée positive - avec quelques décès, malheureusement. Quel enseignement tirer de tout cela ? Nous avons déjà connu la canicule : n'est-il pas possible de faire passer une consigne claire au niveau national, notamment sur les salariés qui entrent et qui sortent de ces établissements ? Isoler, c'est bien ; mais à quoi cela sert-il si on ne teste pas et si on ne dispose pas d'équipements de protection ?

M. Jean Sol. - Pouvez-vous quantifier et qualifier les personnels mobilisés, tout particulièrement ceux venus en renfort dans le cadre de cette crise sanitaire sans précédent, si possible par catégorie socio-professionnelle et par territoire ? Bien évidemment, il faudrait corréler ces indicateurs au nombre de patients traités pour le covid et aux équipements de protection individuelle (EPI) commandés, et surtout utilisés.

Pouvez-vous également quantifier le nombre de personnels contaminés et décédés, là aussi par catégorie socio-professionnelle et par territoire, qu'il s'agisse de titulaires ou de renforts ?

Qu'est-il prévu en matière de reconnaissance de maladie professionnelle pour ces personnels touchés ? Que vont advenir les personnels venus en renfort et qui n'avaient pas un statut de titulaire ou de contractuel ?

M. René-Paul Savary, président. - Avez-vous organisé un retour d'expérience sur chaque département pour pouvoir fluidifier le parcours des liens complémentaires des uns par rapport aux autres et se préparer à toute nouvelle échéance éventuelle ?

Mme Katia Julienne. - En ce qui concerne les Ehpad, je serai encore une fois prudente, dans la mesure où la Direction générale de la cohésion sociale, que vous avez auditionnée hier, est en charge de ces questions.

Il est important de mettre en place une stratégie claire de dépistage dans les établissements sociaux et médico-sociaux et de bien recenser les personnels qui reviennent de vacances, par exemple, et qu'il est important de dépister pour protéger les résidents et les protéger eux-mêmes. Cette stratégie est aussi importante au sein des établissements de santé, si vous me permettez d'élargir votre question : nous devons veiller à ce que les professionnels puissent bénéficier de dépistages. Pour en avoir discuté, je sais que ces stratégies se mettent en place dans les établissements. Il est très important de l'adapter en fonction de l'état de santé des professionnels et des services dans lesquels ils travaillent. Ces modalités de mise en oeuvre sont extrêmement importantes.

Je pourrai vous transmettre les chiffres de Santé publique France sur les personnels contaminés. Entre le 1er mars et le 21 juin, ils montrent qu'un peu plus de 30 000 professionnels avaient été contaminés dont 84 % de professionnels de santé, 10 % de non-soignants, 29 % d'infirmiers... Cette étude permet de faire le point à date à sur le nombre de personnes contaminées et de personnes décédées, par région.

La Direction de la sécurité sociale (DSS) travaille sur la reconnaissance pour maladie professionnelle. Les discussions se poursuivent. Nous pourrons vous transmettre les documents que la DSS nous transmettra sur l'état d'avancement de ces travaux très importants pour les professionnels, quel que soit leur statut.

Je n'ai pas les chiffres en tête sur les renforts par catégorie ou par territoire. Je vous les transmettrai également. Cette crise nous a permis de voir que nous devions aussi faire évoluer la réserve sanitaire et la façon dont nous organisions les renforts. Il s'agit d'un point de recommandation important : on voit bien que la réserve sanitaire avait initialement été mise en place pour des crises limitées dans le temps et dans l'espace. Or nous avons fait face à une crise qui a exigé que nous organisions de manière territorialisée des renforts de professionnels d'établissements publics et privés vers d'autres établissements sur un même territoire - organisés par une ARS - ou vers d'autres territoires. Ce fut un mouvement extrêmement important et très massif. Nous vous transmettrons les chiffres ; ils sont particulièrement éloquents. Nous avons mis en place une plateforme nationale qui permet de faciliter ces renforts, qu'il s'agisse du secteur sanitaire ou du secteur médico-social.

La DGOS a organisé des retours d'expérience au plan national avec ses interlocuteurs - sociétés savantes, représentants syndicaux ou de professionnels... Nous n'en avons pas organisé par département. Je pense que les ARS doivent se pencher sur ces questions. Vous avez tous souligné combien il est important d'avoir un retour rapide pour capitaliser sur ce que nous avons pu faire d'intéressant et sur ce que nous devons faire évoluer. C'est fondamental, car les chiffres actuels de propagation de l'épidémie nous conduisent à mettre en place l'ensemble des évolutions indispensables pour lui faire face.

M. René-Paul Savary, président. - Comptez-vous augmenter les capacités de traçage, au regard du nombre de clusters en augmentation exponentielle ? N'avez-vous pas peur d'être saturés ?

Mme Katia Julienne. - C'est effectivement une charge très lourde qui pèse sur les ARS. Cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons. Le nombre de cas contacts a beaucoup augmenté à partir de ces clusters, notamment pour les jeunes qui ont une vie sociale très importante. Nous regardons comment aider les ARS, les CPAM et la CNAM pour faire face à cet afflux.

M. René-Paul Savary, président. - Le débordement risque effectivement de venir de ce côté et non du système hospitalier.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Je voudrais revenir sur la question du délai nécessaire pour se faire tester aujourd'hui en France. Vous avez évoqué le chiffre moyen de 1,6 jour sur l'ensemble du territoire national. Avez-vous des chiffres affinés par département ?

J'ai passé quelques jours à Ajaccio, cet été. Je devais récupérer mon fils, qui était dans une autre partie de la Corse. Or il a été en contact avec quelqu'un ayant contracté le coronavirus. Le temps que je trouve un laboratoire pouvant le tester, trois jours se sont écoulés. C'était avant le week-end et deux jours se sont encore écoulés avant d'obtenir les résultats. Nous avons pu l'isoler durant ces cinq jours et le garder à la maison. Mais ses autres amis, loin de leurs parents, de leur foyer, sont tous repartis en avion pour se faire tester à Paris. L'histoire s'est bien terminée, puisqu'ils se sont tous avérés négatifs. Ce problème de délai est tout de même très important. Est-ce par manque de personnels dans les laboratoires, comme le soulignait Victoire Jasmin - et l'on peut comprendre qu'ils soient éreintés ? Est-ce parce que des personnes particulièrement inquiètes continuent de se faire tester de manière régulière, même sans aucun symptôme, ce qui augmente les délais ? Pouvez-vous nous donner plus de précisions ? Le délai nous semble encore bien trop important, surtout pour les cas contacts.

M. René-Paul Savary, président. - À l'aéroport, rien ne s'est passé non plus ?

Mme Katia Julienne. - J'ai bien indiqué que le délai de 1,6 jour était une moyenne qui pouvait recouvrir des situations différenciées. Je vais regarder quels chiffres nous pourrions vous transmettre pour vous donner les précisions demandées. Nous avons d'abord renforcé la capacité à prélever : depuis le mois de juillet, nous avons modifié à plusieurs reprises l'arrêté dressant la liste des professionnels habilités à réaliser ces prélèvements, sous réserve qu'ils aient suivi une formation. Ce levier nous a été demandé par les ARS pour accroître leur capacité de prélèvement.

Dans cet afflux très important, nous priorisons les personnes symptomatiques et les cas contacts.

Nous sommes en train d'analyser les motifs en cours pour les faire évoluer. Nous en discutons en permanence avec les ARS et avec les laboratoires de biologie que nous rencontrons une fois par semaine. Nous avons agi sur plusieurs leviers et nous regardons encore ce que nous pouvons améliorer. D'ores et déjà, nous pouvons nous réjouir d'avoir atteint, hier, le million de tests réalisés.

M. Roger Karoutchi. - Même si elle est crédibilisée, on se dit par moments qu'il serait bon de faire entendre davantage la parole publique. À la fin du mois d'août, sur toutes les chaînes d'information, des épidémiologistes de talent et des virologues estimés ont appelé, dans leurs débats, tous les jeunes qui rentraient de vacances à se faire tester. Tous ! Résultat des courses, on a provoqué une sorte de panique : tout le monde a voulu faire tester ses enfants, même s'ils étaient en parfaite santé. Pourquoi ne peut-on entendre une parole publique expliquer dans quels cas précis et dans quel délai il est nécessaire de se faire tester ? Les gens ne sont pas absurdes, mais entre les conseils des uns et des autres sur les plateaux de télévision, tous plus savants les uns que les autres, c'est du grand n'importe quoi ! Comme si les jeunes partis en vacances étaient, par définition, tous positifs.

M. René-Paul Savary, président. - Si nous en avions les moyens, ce serait l'idéal.

Merci, madame la directrice générale, d'avoir répondu à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 40.