Mardi 6 avril 2021

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Audition de M. Jean-Christophe Niel, candidat proposé aux fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)

M. Jean-François Longeot, président. - Notre ordre du jour appelle l'audition de M. Jean-Christophe Niel, candidat pressenti pour exercer les fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), pour un second mandat.

Nous avons été informés le 2 mars dernier que le Président de la République envisageait, sur proposition du Premier ministre et sur proposition de la présidente du conseil d'administration de l'Institut, de vous renouveler dans vos fonctions.

Nous vous entendons aujourd'hui en application de la loi organique et de la loi ordinaire du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution. Comme vous le savez, cette audition doit avoir lieu devant les deux commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat.

Elle fait l'objet d'une diffusion en direct sur le site du Sénat et sera suivie d'un vote à bulletins secrets. Le même vote aura lieu demain à l'issue de votre audition par la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, ainsi que le dépouillement des votes des deux commissions.

Je rappelle qu'il ne pourra être procédé à votre nomination si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.

Monsieur Niel, vous connaissez bien l'exercice qui nous réunit aujourd'hui puisque vous étiez déjà venu devant nous pour votre premier mandat, en mars 2016.

Je reviendrai d'abord brièvement sur votre parcours avant de rappeler quelques éléments sur l'IRSN.

Vous êtes ingénieur général des ponts et chaussées et docteur en physique. Vous exercez depuis cinq ans les fonctions de directeur général de l'IRSN, en lien avec la présidente du conseil d'administration, Mme Marie-France Bellin, que nous avions entendue en novembre 2018 en application de l'article L. 1451-1 du code de la santé publique, une procédure différente de celle qui est prévue pour votre nomination et qui ne donne pas lieu à un vote. La fin de votre mandat est fixée au 19 avril prochain.

Avant cela, vous avez exercé pendant neuf ans les fonctions de directeur général de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et avez effectué une grande partie de votre carrière dans ce domaine, y compris à l'IRSN, pendant dix ans.

Vous avez également travaillé au sein du ministère des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer. Vous devez donc disposer d'une très bonne connaissance des enjeux de sûreté nucléaire et du paysage budgétaire et administratif français.

J'en viens à l'IRSN. L'institut dont vous assumez la direction générale est' un établissement public industriel et commercial à vocation scientifique et technique, placé sous la tutelle conjointe des ministres chargés de l'écologie, de la recherche, de l'énergie, de la santé et de la défense. Il assure des missions d'expertise et de recherche en matière de sûreté nucléaire, de protection de l'homme et de l'environnement contre les rayons ionisants ou encore de protection des installations et des transports de matières radioactives contre les actes de malveillance. Vous avez une relation particulière avec l'ASN, à laquelle vous apportez un appui technique décisif pour ses missions de contrôle.

Le budget 2021 de l'IRSN avoisine les 275 millions d'euros. Il est constitué pour l'essentiel de subventions pour charges de service public (SCSP), à hauteur de 170 millions d'euros, inscrites au budget du ministère de la transition écologique au titre du programme 190 « Recherche dans le domaine des risques » et au budget du ministère des armées au titre du programme 212 « Soutien de la politique de la défense ». Ce montant est stable par rapport aux années précédentes.

À cela s'ajoute, depuis 2011, une taxe affectée, qui est le produit de la contribution acquittée par les exploitants d'installations nucléaires de base (INB).

Enfin, l'Institut dispose également de ressources propres complémentaires, qui proviennent soit de la vente de prestations, soit de cofinancements de programmes de recherche par des acteurs français ou étrangers, soit de subventions de la Commission européenne, de l'Agence nationale de la recherche (ANR) ou provenant du programme d'investissements d'avenir (PIA).

Les effectifs de l'IRSN ont été fixés à 1 745 équivalents temps plein travaillés (ETPT) pour l'année 2021.

J'en viens aux questions que je souhaite vous poser et que je vous demande de bien vouloir traiter dans le cadre de votre propos liminaire.

D'abord, je souhaiterais que vous dressiez un bilan de votre mandat actuel. Quels ont été les points positifs, quels sont les points à améliorer ? En d'autres termes, pour quelles raisons devrions-nous vous faire confiance pour un nouveau mandat ?

Ensuite, je souhaiterais vous entendre sur la stratégie de l'Institut face aux nombreux défis de notre filière nucléaire en matière de radioprotection et de sûreté pour les prochaines années. Quelles seront vos priorités d'actions ? En particulier, quel rôle joue l'IRSN à l'échelle internationale et comment comptez-vous conforter l'expertise française de sûreté nucléaire dans le cadre international ?

Enfin, quel a été l'impact de la crise sanitaire sur le budget de l'IRSN ? Lors de l'examen du budget pour 2021, le Gouvernement avait indiqué que l'évolution du solde budgétaire de l'Institut serait comprise entre -1 million d'euros et +1 million d'euros du fait de la crise sanitaire. Les pertes de recettes propres étaient censées être équilibrées par la limitation de dépenses pendant la période de confinement. Qu'en est-il plus précisément ?

Je vous laisse la parole, Monsieur Niel, puis mes collègues vous poseront un certain nombre de questions. Je pense notamment à Frédéric Marchand, rapporteur pour avis sur les crédits consacrés à la recherche en matière de développement durable du programme 190, et à Pascal Martin, rapporteur pour avis sur les crédits du programme 181 relatif à la prévention des risques. Je vous remercie.

M. Jean Christophe Niel, candidat proposé aux fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. - Merci Monsieur le Président. Comme vous venez de le rappeler, j'ai l'honneur de servir mon pays en évaluant les risques radioactifs depuis une trentaine d'années. Vous avez présenté mon parcours et l'IRSN. Je soulignerais en particulier mon expérience du dialogue avec les élus et les associations, mon expérience des situations de crise - nous mobilisons notre centre de crise régulièrement, pour des exercices, mais aussi des situations réelles, en France et à l'étranger. Par ailleurs, je suis président, depuis 2017, du comité de la sûreté des installations nucléaires de l'OCDE, qui regroupe des organismes similaires à l'IRSN. Enfin, j'ai une expérience en matière de direction de structures publiques, d'autorités administratives indépendantes ou d'établissements publics, de management, de dialogue avec les tutelles, le Parlement, les instances représentatives du personnel (IRP), ainsi que dans la capacité à conduire des changements. J'ai aussi une connaissance des mécanismes budgétaires et administratifs.

L'IRSN prend une place particulière dans la transition écologique, avec l'enjeu de la prolongation de deux réacteurs au-delà de quarante ans, le réexamen de sûreté des installations du cycle du combustible, la gestion des déchets radioactifs, le démantèlement d'installations, la construction de nouvelles structures, comme le réacteur pressurisé européen (EPR), le centre industriel de stockage géologique (Cigéo), le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER), le réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH), la contribution du personnel médical et le recours à des techniques de plus en plus sophistiquées notamment de radiothérapie, enfin un enjeu de protection contre les rayons ionisants en particulier des professionnels et des patients. Le baromètre de l'IRSN montre que les Français se préoccupent de plus en plus de santé environnementale.

Les questions de sécurité et de lutte contre les actes malveillants prennent une importance grandissante et ce contexte me conduit à vous proposer trois axes pour être au rendez-vous en matière de sécurité et de sûreté nucléaires ainsi qu'en radioprotection.

Le premier consiste à réaffirmer les fondamentaux de l'IRSN : expert public du risque radiologique et nucléaire, l'Institut doit éclairer la décision par l'évaluation du risque lié à l'utilisation des rayons ionisants ; cette évaluation est technique et scientifique, elle obéit aux canons et aux exigences de la science, elle est collective et impartiale ; elle s'appuie sur une expertise nourrie par la recherche. En cohérence avec les agences sanitaires européennes et nationales, cette mission d'évaluation est bien distincte de la mission d'inspection et de sanction qui appartient aux pouvoirs publics. C'est par ce système de double sécurité, entre l'expert et l'autorité, entre l'évaluateur et le gestionnaire du risque, que l'État assure la protection de nos concitoyens à l'égard des usages des rayonnements ionisants. L'IRSN est un interlocuteur de confiance des pouvoirs publics et de la société en répondant à leurs attentes par des informations qu'il délivre de manière transparente, en interagissant avec eux.

Deuxième axe, l'anticipation et la culture du risque. Notre environnement évolue en permanence et de nouveaux risques émergent, par exemple la pandémie de coronavirus, ou l'accident de Fukushima, survenu il y a dix ans. Lors de chaque crise, l'anticipation et la culture de risque sont questionnées, les pouvoirs publics sont interpellés : l'IRSN est un outil pour aider à anticiper les risques liés à l'utilisation des rayons ionisants et pour la gestion des risques en général.

Cette anticipation fait partie de notre contrat d'objectifs signé il y a deux ans : il s'agit, par la recherche, par les retours d'expériences, par l'évaluation des sujets à venir comme la prolongation d'exploitation de réacteurs, les déchets, le radon, la cybersécurité, d'anticiper les enjeux liés à la révolution numérique, d'anticiper les nouvelles demandes de la société par un dialogue avec elle, d'instaurer de nouveaux partenariats, mais aussi d'anticiper en capitalisant sur l'humain et l'accumulation des compétences et des connaissances. Comme le disait Saint-Exupéry : pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible.

Troisième axe, c'est la performance et l'efficience. L'IRSN doit être performant, prospectif, faire évoluer ses méthodes et ses pratiques. J'ai introduit dans notre fonctionnement quatre programmes de transformation : celui des modes de collaboration, par exemple le mode projets ou les communautés de pratiques ; celui de la transformation managériale, avec la mobilité professionnelle et la préparation des métiers de demain ; celui de la transformation numérique, en développant les méthodes et les outils d'aide à l'expertise ou à la recherche ; enfin, le programme de la transformation des relations sociales et sociétales, en renforçant notre démarche de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Grâce à ces quatre programmes, nous évaluerons mieux notre rôle et les conditions d'exercice de nos missions, et ce de manière collective, en interaction avec nos tutelles et la société.

Depuis sa création, l'IRSN contribue à la protection des citoyens contre les risques liés aux usages des rayonnements ionisants sous toutes leurs formes, à renforcer leur implication dans la vigilance à l'égard de ces risques. Dans un monde en constante évolution, la pertinence de notre action nécessite une adaptation permanente aux nouveaux enjeux. Mon projet, c'est de permettre à l'Institut de répondre à tout moment à ce besoin d'adaptation pour que la sûreté nucléaire, la sécurité nucléaire et la protection des personnes et de l'environnement soient au plus haut niveau. C'est la voie pour que l'IRSN soit un outil d'anticipation et de confiance dans un univers innovant et numérique.

Pour répondre à votre question sur notre bilan, je dirai que l'IRSN a été résilient durant la crise sanitaire. Dans un contexte de télétravail massif, nous avons pu rendre un avis attendu sur la capacité, pour EDF, à poursuivre l'exploitation de ses réacteurs au-delà de quarante ans - un avis qui a demandé 200 000 heures de travail sur quatre ans et que nous avons rendu dans ce contexte très particulier. Nous avons rempli nos missions, y compris en situation de crise, par exemple en créant notre centre de crise à distance pour suivre les incendies autour de la centrale de Tchernobyl en avril dernier. Nous avons pu utiliser un grand nombre de nos plateformes expérimentales, mais pas toutes, ce qui nous a fait prendre un peu de retard sur certains programmes de recherche et d'expérimentation.

La crise sanitaire a eu un impact sur nos finances que nous évaluons entre 7 et 8 millions d'euros, en particulier pour l'achat de matériel informatique, et ce compte tenu du manque à gagner dû au report de la vente de dosimètres et des économies liées aux moindres déplacements pendant les périodes de confinement.

M. Pascal Martin. - Lors de votre audition en 2016, vous vous étiez engagé, je cite, à « renforcer la cohérence stratégique entre les autorités publiques, notamment l'ASN et l'IRSN » et vous appeliez à « une programmation pour une expertise incontestable, opérationnelle et proportionnée aux risques ». Or, l'ASN estime encore aujourd'hui que ses moyens sont insuffisants et que ses demandes d'expertise ne sont pas toujours satisfaites. Le Sénat avait d'ailleurs adopté, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2021, un amendement dont j'ai été à l'origine au nom de notre commission, pour permettre à l'ASN de développer ses propres actions en matière de recherche même avec des moyens modestes (120 000 euros de plus pour son budget). Quel bilan tirez-vous de votre action sur ce volet ? Quel regard portez-vous sur les relations actuelles entre l'IRSN et l'ASN ? Comment entendez-vous répondre aux besoins d'expertise de l'ASN pour lui permettre d'exercer au mieux ses missions ?

En 2016, vous aviez également annoncé vouloir renforcer la transparence sur la sûreté nucléaire et l'information du public ; quelles ont été vos principales réalisations et quels sont vos projets en la matière ?

Enfin, quel rôle joue l'IRSN dans le démantèlement de la centrale de Fessenheim, dont la phase de préparation devrait s'achever en 2025 et l'enquête publique durer jusqu'en 2037, un processus particulièrement important puisqu'il préfigurera notre méthodologie pour d'autres centrales ?

M. Frédéric Marchand. - Je suis heureux de vous retrouver, car j'ai pu, en préparant l'avis de la commission sur le programme 190 dans le cadre du projet de loi de finances pour 2021, mesurer la qualité et la pertinence du travail mené par l'IRSN. Dans un rapport que vous venez de publier sur la catastrophe de Fukushima, vous évoquez les concepts d'anticipation et de résilience : pensez-vous qu'il y ait là des pistes pour faire évoluer notre corpus juridique et renforcer davantage la sûreté et la sécurité nucléaires ? Vous m'avez dit faire face à un problème d'attractivité de l'IRSN en raison de rémunérations jugées trop faibles dans le secteur, et subir en particulier la concurrence du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), où elles ont augmenté : quelles pistes vous semble-t-il possible d'emprunter dans les années à venir ?

Mme Marta de Cidrac. - Notre commission porte une attention particulière au stockage des déchets nucléaires, et nous nous étions rendus en septembre 2018 à Bure, sur le site du projet Cigéo de stockage en couche géologique profonde, puis en octobre 2018 à Marcoule pour découvrir le centre de stockage du CEA. Le centre industriel de regroupement, d'entreposage et de stockage (Cires) de Morvilliers, dans l'Aube, qui est dédié depuis 2003 au stockage des déchets de très faible activité et depuis 2012 au regroupement de déchets radioactifs issus d'activités non nucléaires et à l'entreposage de certains de ces déchets qui n'ont pas encore de solution de gestion définitive, est bientôt saturé ; il était à 63 % de sa capacité fin 2020 et il devrait être plein dans huit ans. Comment l'IRSN travaille-t-il avec l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) sur ce sujet ?

Ma seconde question concerne le projet Citéo de stockage profond de déchets hautement radioactifs et à durée de vie longue, à Bure, qui devrait être mis en service en 2035. Récemment, de nouvelles oppositions locales se sont manifestées et quatre communes ont émis un avis négatif sur le projet, exprimant des doutes pour la sécurité des habitants et sur les promesses de développement économique qui ont été faites par le Gouvernement. Quel rôle joue l'IRSN dans le suivi de ce projet ? Comment mettez-vous votre expertise au service des populations et des acteurs publics mobilisés pour sa mise en oeuvre ?

M. Jean-Michel Houllegatte. - Nous sommes à mi-parcours du contrat d'objectifs et de moyens 2019-2023 entre l'IRSN et l'État, un contrat très ambitieux avec ses 38 objectifs : la crise sanitaire en a-t-elle affecté le déroulement, en particulier les programmes de recherche ? Vous avez évoqué des retards : concernent-ils le nettoyage des piscines de refroidissement du combustible lors de la perte du circuit primaire, ou bien les risques d'explosion dans des enceintes de confinement ?

Le contrat mentionne que l'IRSN doit adapter sa capacité d'expertise aux besoins futurs, donc aux enjeux du démantèlement de réacteurs, mais aussi à la prolongation de deux réacteurs au-delà de quarante ans, à la réalisation de nouveaux équipements pour la gestion des déchets ; l'IRSN devait faire la revue de ces besoins d'expertise dans un document d'étape : où en êtes-vous ?

Comment, enfin, comptez--vous faire pour attirer à l'Institut des compétences rares ? D'une manière plus large, est-ce que la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 vous aide dans ce sens ?

Mme Évelyne Perrot. - Une enquête publique sera menée dans mon département de l'Aube pour un complément d'enfouissement : quel rôle l'IRSN va-t-il y jouer ?

M. Jean-Christophe Niel. - Les relations de l'IRSN et de l'ASN sont quotidiennes, elles représentent le tiers de l'activité de l'Institut, avec plusieurs centaines d'avis délivrés chaque année ; ces relations sont structurées et très denses, à tous les niveaux, du terrain à l'état-major ; nous avons deux auditions annuelles, avec un bilan au printemps et la définition du programme pour l'année suivante à l'automne.

Le président de l'ASN nous a dit, cette année encore, son approbation complète et sans réserve du travail de l'IRSN. Nous avons co-évalué notre expertise, sur l'ensemble de la chaîne, de la saisine à l'avis, en passant par l'expertise elle-même et nous avons constaté, ensemble, que le système fonctionne, ce qui n'empêche pas quelques progrès à faire, notamment sur la communication - nous y travaillons. Je dirai donc que la situation s'est améliorée depuis quatre ans.

J'ajoute que nous proportionnons notre expertise à l'importance du risque, aux enjeux de sûreté et de sécurité nucléaire.

La transparence est un objectif prioritaire dans une société vigilante au risque, où l'on gagne à ce que chacun soit capable de se faire sa propre opinion. Nous avons signé en 2009 une charte d'ouverture à la société, qui demande aux personnels de l'Institut de porter à connaissance l'expertise produite et d'aider les personnes qui le souhaitent à monter en compétence, nous l'avons fait dans la concertation sur la prolongation de deux réacteurs au-delà de quarante ans, ou encore dans le cadre du débat public sur le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), nous avons proposé des fonctionnements innovants, notamment des « serious games », des jeux de rôle où chacun envisage plusieurs points de vue. Nous poursuivons dans cette direction : l'ANR a lancé un appel à manifestation d'intérêt sur des projets de sciences participatives intitulé « Les sciences avec et pour la société » ; nous avons déposé quatre projets qui ont été retenus à ce stade. Petit bémol cependant : nous n'avons pas encore mis en place le comité des parties prenantes, comme prévu par le contrat d'objectif et de moyens, nous allons le faire prochainement.

Sur le démantèlement, l'IRSN joue un rôle d'expertise, de recherche et d'ouverture à la société. Le démantèlement est une activité industrielle à part entière, qui doit être gérée comme un projet ; elle n'impose pas de technique rédhibitoire, ce qui ne signifie pas qu'elle soit facile, en particulier compte tenu de ses risques spécifiques, et nous expertisons les conditions dans lesquelles l'opérateur démantèle. Nous avons aussi des programmes de recherche, notamment sur l'incendie. Nous avons agréé un centre de crise en juin dernier, lors de l'incendie intervenu sur le sous-marin Perle, à Toulon, lors d'une opération de maintenance lourde. Nous menons des recherches en sciences humaines sur le comportement des organisations - je pense à une recherche sur la co-activité, que nous conduisons avec la RATP. Enfin, l'ouverture à la société passe par le travail avec les commissions locales d'information (CLI). Nous répondons à une centaine de sollicitations par an et nous présentons notre position scientifique et technique.

Il n'entre pas dans les missions de l'IRSN de proposer une évolution des normes relatives à la sûreté et la sécurité nucléaire. Cela dit, nous réfléchissons sur les liens entre la capacité de prévoir des difficultés et le fait que certaines se produisent, cela vaut d'ailleurs pour l'ensemble de l'industrie.

Nous avons lancé, fin 2019, une plateforme intégrée de retour d'expérience (Pirex), avec le concours, pour 1 million d'euros, du Fonds pour la transformation de l'action publique (FTAP) ; cette plateforme utilise l'intelligence artificielle pour mieux extraire, dans les milliers de données que nous collectons chaque jour, l'information qui nous aidera à prévenir les incidents et les difficultés. D'une manière générale, les installations se complexifiant, il faut renforcer la résilience des opérateurs, c'est-à-dire leur capacité à intervenir sur des situations non prévues. Nous n'avons pas de prospective juridique, mais nous analysons ces questions de façon technique et scientifique.

Sur l'attractivité de nos métiers, il est vrai que, à la suite de l'accident de Fukushima, l'Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN) a constaté un recul du nombre des candidats pour la filière génie atomique, notre « turn-over », la rotation de nos effectifs, est passée, elle, de 4,6 % à 6,5 % ; la crise sanitaire a ralenti le mouvement, nous allons voir ce qui se passe ensuite. L'IRSN étant un établissement public, il ne concurrencera jamais les industriels pour les rémunérations, mais nous avons des atouts que nous faisons valoir sur le sens de nos missions et sur la qualité de la vie au travail - c'est pourquoi nous avions développé le télétravail avant le confinement, dans le cadre d'un accord avec les syndicats et je dois dire que le dialogue social est de bonne qualité à l'IRSN.

S'agissant de la stratégie scientifique de l'IRSN, le contrat d'objectifs mentionne cette année 2021 pour un nouveau document, sachant que la stratégie 2015-2025 va s'achever. Nous y travaillons, en partant d'une vingtaine de questions que posent la sûreté et la sécurité nucléaires.

Madame de Cidrac, l'Andra est un exploitant nucléaire ; il exploite ainsi le centre de stockage de la Manche - qui est sans activité, mais sous surveillance - ou celui de l'Aube - pour des déchets de faible activité à vie courte. Nous menons donc à l'égard de l'Andra un travail d'expertise technique, à la demande de l'ASN, pour assurer la sûreté de ces centres.

Le centre Cigéo est un cas tout à fait particulier, car il s'agit d'un centre de stockage en profondeur, avec une durée d'exploitation d'au moins une centaine d'années. Nous nous sommes penchés en 2018 sur le dossier d'option de sûreté et la prochaine étape sera le rapport de sûreté, qui sera remis dans les prochains mois. Nous avons considéré que le dossier d'option de sûreté était en cohérence avec l'avancement des travaux, tout en soulignant quelques points d'attention, notamment sur la maîtrise du risque incendie - qui ne semble pas suffisamment assurée s'agissant des colis de déchets de bitume -, la surveillance du stockage ou encore la capacité d'intervention. Ces points devront être traités par l'Andra.

L'Autorité environnementale nous a interrogés sur la déclaration d'utilité publique de Cigéo : nous avons répondu en janvier. Enfin, nous menons également des projets de recherche communs avec l'Andra, notamment européens.

Mme Marta de Cidrac. - Ma deuxième question portait sur le stockage de déchets hautement radioactifs et à durée de vie longue à Bure, dans le cadre du projet Cigéo. Certaines collectivités territoriales sont réticentes. Comment l'IRSN contribue-t-il le cas échéant à faire évoluer la position des uns et des autres ?

M. Jean-Christophe Niel. - Nous sommes tout à fait disposés à mener un dialogue technique autour de Cigéo : nous sommes disponibles et même volontaires pour expliquer nos avis techniques qui sont tous rendus publics depuis la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.

Mme Évelyne Perrot. - Une enquête publique relative à un enfouissement complémentaire devrait prochainement être lancée : quel regard portez-vous sur cette enquête ?

M. Jean-Christophe Niel. - Nous serons saisis par l'ASN sur l'aspect technique de ce projet : c'est une dimension majeure du dossier bien entendu, car un centre d'enfouissement ne peut voir le jour que si sa sûreté est garantie.

Mme Évelyne Perrot. - Le jour où ce site sera fermé, conserverez-vous un droit de regard ?

M. Jean-Christophe Niel. - Si ce centre est mis en service et si l'IRSN et l'ASN existent toujours à l'issue de l'exploitation du site - prévue pour au moins cent ans -, l'IRSN continuera à assurer une prestation technique. C'est ce qui se passe pour le centre de stockage de l'Andra dans la Manche : c'est un centre inerte, mais l'IRSN y maintient son expertise avec, notamment, un réexamen de sûreté tous les dix ans comme pour toutes les installations nucléaires de base.

Monsieur Houllegatte, nous sommes globalement dans les clous s'agissant du contrat d'objectifs. Nous avons cependant pris quelques mois de retard sur certains programmes expérimentaux, comme celui qui est mené par l'équipe de Cadarache sur l'impact de l'irradiation chronique des poissons-zèbres que j'avais décidé d'arrêter au début du premier confinement.

Nous faisons face à une demande croissante d'expertise, à moyens constants. Nous travaillons donc par hiérarchisation et priorisation. C'est ainsi que nous avons mis en place des comités de pilotage sur le projet de l'EPR. Nous avons des rencontres régulières avec l'ASN et les autres autorités afin d'identifier les sujets qu'il faut travailler dans une démarche de risque. Le dossier de mise en service de l'EPR représente 40 000 pages...

La question des compétences critiques fait partie intégrante de notre contrat d'objectifs. Suivant une recommandation de la Cour des comptes, nous avons fait évoluer notre organisation afin de créer une direction de la maîtrise des risques et de la performance qui traite de la maîtrise de l'ensemble des risques de l'Institut, dont la gestion des compétences critiques. Ces compétences - qui répondent aux trois critères suivants : difficiles à obtenir, peu fréquentes et sensibles pour l'IRSN - sont évaluées tous les ans afin, le cas échéant, de procéder à un recrutement, de mettre en place un tutorat ou de faire appel à un autre organisme.

L'IRSN n'est pas concerné par la loi de programmation pour la recherche, même si nous avions participé aux groupes de travail en amont.

M. Didier Mandelli. - Sur la question des risques en radiothérapie, pouvez-vous nous éclairer sur le partenariat signé avec l'Institut Gustave Roussy (IGR) le 23 mars dernier ? Un ionisateur industriel est installé à Pouzauges pour la stérilisation du matériel médical, mais aussi des denrées alimentaires. Pouvez-vous nous en dire plus ? L'ionisation des aliments est en effet un aspect méconnu du nucléaire qui inspire parfois de la méfiance.

M. Joël Bigot. - Le tritium est un polluant récurrent de l'industrie nucléaire. Des concentrations anormales ont été détectées dans les eaux de la Loire, entre Chinon et Saumur, selon un relevé de l'Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest (Acro) de janvier 2019. Vous avez annoncé mener des études : quels en sont les premiers résultats ? Ces substances peuvent-elles être filtrées ?

On a également observé des pollutions diffuses et chroniques de sols en Loire-Atlantique, avec des concentrations et des effets cocktail qui, à terme, peuvent poser problème pour la santé humaine et l'environnement. En octobre 2020, l'ASN a diligenté une campagne de mesures. Comment vos missions s'articulent-elles avec celles de l'ASN ? Quelle est votre vigilance sur ces pollutions diffuses qui préoccupent nos concitoyens et sur lesquelles les élus locaux sont régulièrement interpellés ?

M. Guillaume Chevrollier. - Votre expertise est essentielle pour contrer les attaques contre notre filière nucléaire française qui produit pourtant une énergie décarbonée. Au cours de votre carrière, avez-vous pu mesurer l'augmentation des critiques contre le nucléaire dans notre pays ? La fermeture de Fessenheim a-t-elle eu un impact sur le rayonnement international de la France en matière nucléaire ?

Enfin, pouvez-vous nous dire comment l'IRSN se situe au regard de l'index d'égalité femmes-hommes prévu par le décret du 8 juin 2019 pour les entreprises de plus de 50 salariés ?

Mme Angèle Préville. - Je profite de cette audition pour vous remercier pour vos lettres d'information, courtes et utiles. Nous devons protéger nos concitoyens, mais aussi les associer, en développant leur culture scientifique et leur culture du risque. La situation actuelle vous semble-t-elle satisfaisante à cet égard ? Comment faire en sorte que les Français se sentent concernés et aient les bons réflexes en cas d'accident ? Sommes-nous collectivement prêts ?

Je salue votre volonté de travailler avec les sciences sociales et de développer les sciences participatives. Pouvez-vous nous en dire plus ? Certains territoires ou certaines populations seront-ils plus particulièrement ciblés ?

M. Jean-Christophe Niel. - Je remercie M. Mandelli pour sa question, car le nucléaire est très souvent associé aux réacteurs, alors que nous sommes également très présents dans le domaine médical. L'IRSN a fait le choix stratégique de renforcer son action dans le domaine du cancer. C'est ainsi que nous avons publié un travail sur l'impact cardiaque des irradiations médicales sur les enfants et que nous avons été consultés dans le cadre de l'élaboration du plan Cancer 2021-2030 annoncé le 4 février dernier par le Président de la République. L'IRSN contribuera à ce Plan sur ses deux axes : la prévention - avec, notamment, des travaux sur le radon, gaz radioactif naturel, à l'origine de quelque 3 000 décès par an par cancer du poumon - et la qualité de vie des patients - avec, par exemple, l'étude de l'impact des irradiations sur les tissus sains.

Sachez que l'Europe a lancé un partenariat sur six ans et doté de 30 millions d'euros dont l'IRSN devrait être le pilote. Ce partenariat se structure autour de trois axes : effet des faibles doses, gestion de crise et post accidentel et sécurité des rayonnements ionisants et des patients. L'IRSN et l'IGR travaillent également, dans le cadre d'un accord, sur l'impact des rayonnements ionisants.

Le site de Pouzauges est une INB, avec des quantités de radioactivité considérables. L'IRSN donne son avis à l'ASN sur la sûreté de ce type d'installations. L'irradiation des aliments ne pose pas de question de contamination, mais simplement de qualité.

En janvier 2019, l'Acro a réalisé des mesures de radioactivité qui ont fait apparaître des quantités faibles, mais inhabituelles, de tritium dans la Loire, à hauteur de 310 becquerels (Bq) par litre, alors que les mesures font d'ordinaire apparaître un taux de 30 à 40 Bq par litre, que la valeur de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est de 10 000 et que la valeur européenne d'alerte est de 100. Les investigations menées pour trouver l'éventuel responsable n'ont pas abouti. La piste du rejet des centrales a été explorée par l'IRSN avec plus d'un millier de prélèvements opérés au pont Cessart à Saumur et un travail de modélisation. Le rapport de synthèse devrait être divulgué dans quelques jours, mais je peux d'ores et déjà vous indiquer que nous n'avons pas retrouvé le niveau de 310 Bq par litre. Nous travaillons sur ces sujets en lien avec l'ASN et de manière transparente avec un comité de suivi qui réunit des élus locaux et des associations. Pour l'IRSN, c'est un budget de 600 000 euros.

S'agissant des critiques contre le nucléaire, nous sommes dans une démarche d'ouverture à la société et d'explication de nos actions, par nos experts.

En 2001, la création de l'Institut a permis de rassembler tous les aspects du risque radiologique et nucléaire : sûreté, sécurité, recherche, expertise... Avec nos 1 800 personnels, nous sommes un important acteur international. De surcroît, la France dispose d'un parc nucléaire conséquent et est le premier pays producteur d'énergie nucléaire en pourcentage de la production totale d'électricité, ce qui lui confère une reconnaissance à l'international sur ces sujets. Au niveau de l'IRSN, nous entretenons des relations techniques nourries avec nos homologues étrangers.

L'index d'égalité femmes-hommes de l'IRSN est de 88 sur 100. L'IRSN accuse un retard sur les niveaux de rémunération les plus élevés. C'est pourquoi nous nous sommes assigné un objectif ambitieux de promotion des femmes au sein de l'Institut dans notre contrat d'objectifs.

En matière de culture du risque, chacun doit pouvoir se faire son opinion. Notre comité des parties prenantes y contribue. Nous menons également des actions en direction des scolaires : c'est ainsi que des élèves de première ont travaillé sur la présence de tritium dans des prélèvements d'eau de pluie en lien avec le laboratoire d'Octeville, et que nous avons confié au skipper de l'Escondida un appareil de mesure de la radioactivité, en relation avec des lycéens de la région de Cherbourg.

S'agissant des recherches participatives, l'IRSN dispose d'une structure originale, le comité d'orientation des recherches. Nous espérons être retenus dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêt sur la multi-exposition dans la région de Dunkerque.

M. Jean-Paul Prince. - La centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux est en cours de démantèlement. Mais les tonnes de graphite encore présentes dans le coeur du réacteur inquiètent les populations. Que pouvez-vous nous en dire ? Quels enseignements avez-vous tirés des suites de l'accident de Fukushima, dix ans après ?

M. Jean-Christophe Niel. - Le démantèlement d'un réacteur de type Fessenheim ne pose pas de difficulté technique, contrairement au démantèlement d'un réacteur à uranium naturel graphite gaz (UNGG). Un tel réacteur doit faire l'objet d'un réexamen périodique de sûreté tous les dix ans, car la corrosion peut affaiblir la structure.

Dans le cas de Fukushima, le réacteur s'est arrêté lorsque le séisme a détruit les installations électriques, le 11 mars 2011. Mais sept vagues de tsunami ont ensuite déferlé sur le site détruisant les installations d'eau. Le délai de 40 minutes entre le séisme et le tsunami a toutefois réduit l'ampleur de l'accident, car cela a permis au réacteur de perdre beaucoup de sa puissance.

Les Japonais ont fait un travail considérable, mais la situation reste fragile, comme en témoigne le séisme qui a frappé le site début février. Il n'y a toutefois plus d'énergie pour diffuser de la radioactivité.

Sachez qu'un million de litres d'eau tritiée est présent sur le site en raison du ruissellement de l'eau de la montagne. La quantité d'eau contaminée a cependant été réduite de 400 mètres cubes par jour à 100. Cette eau est traitée et stockée, mais le tritium est un élément très difficile à éliminer. Des études d'impact sanitaire montrent qu'un rejet de ces eaux serait acceptable dans la durée, mais l'acceptation sociale de cette solution - notamment par les pêcheurs - reste à démontrer. Le Japon a fait le choix de la décontamination du territoire, avec un écroûtage de la terre sur la zone qui a conduit à stocker 20 millions de mètres cubes de terre potentiellement contaminée.

Les Japonais ont interrogé 2 millions de personnes pour mesurer l'impact sanitaire de cette catastrophe. Ils ont reçu 500 000 réponses, qui ont montré que 62 % des personnes ont reçu moins d'un millisievert et toutes sont en dessous de 15 millisieverts. À ce stade, les analyses internationales ne montrent pas d'apparition de pathologies, mais des effets indirects ont toutefois été mis en lumière dans un article de The Lancet de 2015 : 50 résidents de maison de retraite sont décédés des suites de leur évacuation et un peu moins de 2 000 personnes de conséquences indirectes de la catastrophe dans les deux ans qui ont suivi.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Vote sur la proposition de nomination de M. Jean-Christophe Niel, aux fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)

M. Jean-François Longeot, président. - Nous avons procédé à l'audition de M. Jean-Christophe Niel, dont la nomination est envisagée par le Président de la République pour exercer les fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Chers collègues, je vous rappelle qu'en application de la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, les délégations de vote ne sont pas autorisées.

Le scrutin sera dépouillé demain matin et les résultats vous seront communiqués à l'issue du dépouillement, après l'audition de M. Niel par la commission de l'Assemblée nationale.

Il est procédé au vote.

La réunion est close à 18 h 35.

Mercredi 7 avril 2021

Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

Audition des représentants des inspections de l'État auteurs du rapport relatif aux dispositifs zonés de soutien du développement économique et de l'emploi dans les territoires

La réunion est ouverte à 9 heures.

M. Jean-François Longeot, président. - Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur les perspectives de la politique d'aménagement du territoire avec une table ronde consacrée au thème du zonage de nos territoires.

Nous sommes très heureux d'entendre les représentants des corps d'inspection de l'État, auteurs du rapport relatif aux dispositifs zonés de soutien du développement économique et de l'emploi dans les territoires.

Les zonages, c'est-à-dire les avantages fiscaux et les allègements de charges ciblés sur les territoires, ont fait couler beaucoup d'encre avec des rapports qui se sont accumulés. Celui que vous avez publié en juillet 2020 est particulièrement impressionnant non seulement par sa taille, mais aussi par la liste des personnes qui l'ont établi et qui se rattachent à nos quatre grands corps d'inspection - finances, environnement, administration et affaires sociales. Le Gouvernement a résumé votre message en quelques mots : faible efficacité des zonages en termes de créations d'emplois ou d'activité, et faible lisibilité. Toutefois, il a fait adopter, en loi de finances pour 2021, un amendement de prorogation des principaux dispositifs de zonage jusqu'au 31 décembre 2022, en reconnaissant, je cite, leur « ?dimension symbolique et financière pour les territoires ».

« Symbolique » : ce mot me fait réagir et je formulerai une observation pour lancer le débat. Quel est le grand message du Conseil d'État dans ses rapports sur la lisibilité et la simplification des normes ? Réponse : il hiérarchise à juste titre les problèmes en disant que la pire pathologie, plus encore que la complexité, c'est l'instabilité, car elle crée « ?un climat d'incertitude qui mine la confiance envers la loi, la justice et nos institutions? ». Cela figure dans sa remarquable étude annuelle 2016. Que nous disent les grands capitaines d'industrie ? Exactement la même chose, en allant encore plus loin. Je me souviens d'une intervention de Louis Schweitzer, issu, comme vous, des grands corps de l'État, mais qui, sur la base de son expérience à la tête de Renault, soulignait que la prévisibilité est tellement importante pour un investisseur qu'à la limite il vaut mieux conserver un dispositif imparfait que de le modifier.

Ne voyez, dans ce propos liminaire, qu'un début de réponse à cette allusion du Gouvernement à la « ?symbolique? » du zonage. Soyons sérieux : si l'on veut réindustrialiser et relocaliser l'emploi dans nos territoires, il faut beaucoup de réalisme et de pragmatisme. Nous souhaitons tous ici la simplicité et le législateur démontre tous les jours sa volonté de perfectionner les normes, mais nous tenons également compte du monde réel, surtout au Sénat. On recense 17 000 sous-traitants pour nos grands constructeurs automobiles et 5 000 pour les fabricants de vaccins. Pourtant, bien gérée, la complexité n'apparaît pas au consommateur ou à l'usager quand on peut la lui résumer de façon simple. L'essentiel, c'est la stabilité et l'efficacité.

Mme Noémie Angel, inspectrice générale de l'administration. -- Je vais vous présenter succinctement la mission réalisée au printemps dernier par le conseil général du développement et de l'environnement durable (CGEDD), l'inspection générale de l'administration (IGA), que je représente, l'inspection générale des finances (IGF) et l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur les dispositifs zonés d'exonérations fiscales et sociales à destination des entreprises. Ces dispositifs bénéficient à des quartiers en difficultés de communes urbaines - quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), zones franches urbaines et territoires entrepreneurs (ZFU-TE) -, à des zones rurales - zones de revitalisation rurale (ZRR) et zones de développement prioritaire (ZDP) - et à des territoires en reconversion économique - bassins d'emploi à redynamiser (BER), bassins urbains à dynamiser (BUD), zones de restructuration de la défense (ZRD).

Notre mission a constaté leur faible efficacité en matière de création d'entreprises et d'emplois. Pourquoi ? D'abord, les zonages se sont multipliés, voire superposés sur les territoires, avec à chaque fois des critères particuliers de définition et d'accès aux exonérations, ce qui a créé des règles complexes pour les entreprises. Au total, alors que plus de la moitié des communes sont concernées par un ou plusieurs zonages nationaux, seules 2,3 % des entreprises bénéficient des exonérations. En ZRR, seulement 7 % des entreprises éligibles aux exonérations d'impôt sur le revenu (IR) et d'impôts sur les sociétés (IS) y ont eu recours. Ensuite, notre mission a constaté la forte attractivité des exonérations pour les activités libérales, facilement relocalisables et peu créatrices d'emploi. Notre constat de faible efficacité sur la création d'entreprises et sur l'emploi a, du reste, été souligné par l'ensemble des études économiques fines réalisées ces dernières années.

Deuxième constat : les exonérations zonées sont trop souvent un levier d'action que les acteurs utilisent par défaut, faute d'une alternative plus efficiente ; elles n'exercent guère d'effet d'entraînement sur les stratégies territoriales de développement économique.

Pour les entreprises, la fiscalité n'est pas le facteur déterminant d'installation : elle s'intègre dans une offre globale de services aux acteurs économiques proposée par les collectivités publiques d'un territoire. Pour les collectivités locales, ce zonage marque la reconnaissance de leur vulnérabilité, mais il est très rarement utilisé comme cadre de référence pour les actions des régions, voire des départements et des intercommunalités, en faveur des territoires vulnérables - d'autant que les régions et les départements ont leurs propres outils et découpages territoriaux. Pour l'État, si les ZRR servent à l'allocation de certaines aides publiques ou au calcul de dotations, les zonages ne sont pas articulés aux programmes d'intervention de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) ni, pour la plupart, aux contrats territoriaux, comme les contrats de ruralité.

À partir de ces constats, notre mission a identifié les conditions préalables à toute réforme. Premièrement, il est nécessaire d'adopter une approche plus dynamique et moins figée des territoires vulnérables, s'inscrivant dans une dimension non seulement curative, mais aussi préventive, et intégrant les enjeux de la transition écologique et de la cohésion européenne.

Deuxièmement, les dispositifs zonés d'exonération sociale et fiscale doivent s'intégrer dans une offre de services aux entreprises et prendre part aux stratégies de développement local portées par les collectivités

Troisième condition de réussite : il n'y a pas de réforme possible sans mobilisation de l'ensemble des acteurs locaux publics et privés avec une gouvernance structurée. Pour fédérer les acteurs, les exonérations zonées doivent intégrer les contrats territoriaux existants.

Plus globalement, toute réforme nécessite une concertation avec les acteurs des territoires. C'est pourquoi la mission a recommandé de prolonger au minimum d'un an le dispositif des exonérations pour prendre le temps de construire cette réforme avec les forces vives du territoire.

Pour l'avenir, la mission propose trois scénarios de réforme qui pourront servir de base à une concertation avec les territoires. Dans les trois cas, les demandes nouvelles d'exonérations zonées de cotisations sociales ne seraient plus satisfaites et les mesures résiduelles s'éteindraient progressivement, ce qui est justifié par les baisses générales consenties aux entreprises en contrepartie de l'abandon du Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE).

Le premier scénario est celui de la rationalisation des dispositifs actuels, en particulier des ZRR. Il consiste à réduire le nombre de zonages tout en maintenant le triptyque « territoires ruraux, territoires urbains, territoires en reconversion industrielle », et à concentrer l'effort financier sur les territoires ruraux les plus vulnérables. Deux niveaux d'intervention seraient ainsi définis : un premier niveau, ZRR 1, reprenant le périmètre actuel et conservant l'ensemble des aides spécifiques au milieu rural existantes. Un second niveau plus concentré, ZRR 2, ouvrirait droit, en supplément, aux exonérations fiscales. Le zonage en ZRR 2 serait établi en ajoutant aux critères existants un critère d'accès aux services.

Dans tous les cas, la mission préconise de faire des ZRR un véritable levier de l'agenda rural en développant des mesures ciblées en faveur des territoires ruraux les plus vulnérables. De plus, ce scénario propose des simplifications pour les entreprises afin d'accroître le taux de recours aux exonérations : critères d'accès simplifié, accompagnement d'une durée adaptée.

Le scénario 2 intègre les dispositifs d'exonérations zonés dans une stratégie de développement économique transversale adaptée à chaque territoire et co-construite avec l'ensemble des acteurs intéressés. À l'échelle nationale, l'enjeu est de mettre fin à l'approche sectorielle et géographique du zonage pour adopter une notion unifiée de territoire vulnérable, en écartant les spécialisations géographiques et sectorielles actuelles. Pour ce faire, la mission propose de définir, dans le cadre d'une concertation avec les collectivités locales et les partenaires économiques et sociaux, deux séries de paramètres : d'une part, des critères permettant d'arrêter les listes régionales des territoires vulnérables éligibles à l'exonération fiscale d'État (directe ou compensée aux collectivités), et, d'autre part, la liste des indicateurs optionnels permettant une adaptation territoriale de la géographie prioritaire hors fiscalité des régimes d'aide.

À l'échelon régional, la mission propose qu'un accord entre le préfet de région et le conseil régional définisse la carte régionale des territoires vulnérables, en concertation avec les autres acteurs locaux ; puis, sur la base de l'ensemble des indicateurs retenus, ils élaboreraient une stratégie commune d'intervention dans ces territoires vulnérables. Cette stratégie donnerait lieu à des contrats d'échelle intercommunale, lesquels serviraient de cadre pour mobiliser l'ensemble des leviers d'aide économique à l'échelle intercommunale qu'il s'agisse de fonds européens, de dotations, voire de leviers réglementaires de l'État - à travers les pouvoirs de dérogation du préfet - mais également des politiques des collectivités locales, ce qui inclut les délégations de compétences.

Le principal avantage de ce scénario est de conjuguer les outils de développement économique des territoires vulnérables dont disposent l'État et les collectivités territoriales pour créer un effet de synergie territoriale. Le contrat doit permettre de développer une stratégie locale différenciée en fonction des réalités économiques du territoire concerné.

Enfin, le scénario 3supprime les zonages nationaux et les exonérations au profit de pactes régionaux de relance et d'aides directes aux entreprises. Pourquoi supprimer les zonages ? Outre leur effet stigmatisant, ils reposent sur un postulat d'équivalence entre inégalités sociales et territoriales ; surtout, ils ne reflètent pas les dynamiques entre territoires et, comme le souligne le géographe Daniel Béhar, l'échelle des problèmes diffère souvent de celle des solutions.

Dans cette perspective, le scénario 3 propose, tout d'abord, un diagnostic approfondi des territoires vulnérables dans chaque région, associant tous les acteurs du développement local et notamment les milieux économiques? ; puis la formalisation, sur le fondement de ce diagnostic, des objectifs de développement et des engagements de chaque acteur dans un pacte régional de développement des territoires. Ce troisième scénario prévoit également la mobilisation d'un fonds d'appui régional aux entreprises, relais financier des priorités économiques identifiées localement, auquel l'État apporterait un montant global équivalent aux exonérations supprimées et qui pourrait être abondé par les collectivités et l'Union européenne. Enfin, le pacte régional serait décliné à l'échelle des EPCI, selon les objectifs spécifiques du territoire dans des contrats territoriaux uniques regroupant l'ensemble des contrats préexistants.

Je précise que notre mission a rendu son rapport début juillet 2020, donc avant le lancement des contrats de relance et de transition écologique.

Je souligne qu'aucun dispositif, y compris celui des exonérations fiscales et sociales, ne peut régler à lui seul les problèmes complexes liés au développement économique et à l'emploi que connaissent les territoires vulnérables. Ces territoires en souffrance, dont on peut prévoir qu'ils seront plus nombreux à l'issue de la crise économique et sociale que nous traversons, nécessitent une approche à la fois agile, souple et différenciée selon les enjeux locaux.

Mme Patricia Demas. -Les zonages relèvent d'une certaine méconnaissance de la réalité des territoires et de leur articulation. Qu'elle vous paraît la meilleure gouvernance souhaitable dans chacun des trois scénarios pour prendre en charge cette coordination des aides et des zonages ?

Mme Martine Filleul. - Tout le monde s'accorde sur la faible efficacité des exonérations zonées : elles sont, vous l'avez dit, utilisées par défaut et n'exercent pas de réel effet d'entraînement sur l'activité économique ; il s'agit plutôt, la plupart du temps, d'effets d'aubaine. Ensuite, si ce zonage permet de mettre en avant des vulnérabilités territoriales et d'attirer des aides de l'État, il est trop souvent mal relayé par les politiques des collectivités territoriales, et le processus manque de synergie. C'est pourquoi je suis a priori favorable au scénario 3 qui fait disparaître les zonages nationaux et abonde les régions d'une enveloppe équivalente aux aides actuellement zonées : ce sera autant de moyens qui peuvent venir en soutien des politiques de développement conduites par les collectivités avec les acteurs économiques et l'Union européenne. Cependant, un tel changement présente l'inconvénient de changer encore les règles, contre l'impératif de stabilité : avez-vous réfléchi au phasage d'une telle réforme et aux modalités de passage à des politiques non-zonées ?

M. Bruno Rojouan. - Je crois qu'il nous faut avant tout revenir sur les fondamentaux de l'aménagement du territoire. Dans le monde rural, on trouve généralement une métropole, qui rayonne sur le territoire alentour, et deux types de communes : les bourgs-centres, qu'on a définis comme des pôles de services intermédiaires, et les villages qui composent la ruralité profonde. Depuis des années, on a vidé la substance de vie des plus petites communes au profit de l'agglomération principale, la métropole, et je crois que l'enjeu, aujourd'hui, c'est de maintenir coûte que coûte l'offre de services dans les pôles intermédiaires, car ce sont eux qui permettent de tenir le choc dans la ruralité plus profonde et qui jouent à ce titre une fonction d'équilibre. Si l'on échoue à maintenir ces pôles intermédiaires, c'est l'aménagement du territoire dans son ensemble que l'on compromet.

Ensuite, le classement des territoires est fondé sur le constat de leurs faiblesses et de leurs difficultés : cela revient toujours à les considérer par défaut. Je crois, au contraire, qu'il vaudrait mieux partir de leurs forces, pour structurer à partir de leurs atouts un projet fondé sur la recherche de la vitalité - c'est dans une telle dynamique que je vois un prolongement possible des ZRR qui ne soit pas un renoncement à l'aménagement du territoire.

Mme Noémie Angel. - Je fais observer que notre mission d'inspection n'a pas considéré les territoires par défaut ; nous nous sommes rapprochés des forces vives et des acteurs économiques, en particulier des chambres consulaires, pour examiner comment valoriser leurs atouts. Nous avons constaté combien les outils d'exonération étaient méconnus et déconnectés des initiatives des autres acteurs, d'où notre proposition de rapprocher des territoires la définition des zonages, pour mettre en synergie et articuler les différentes politiques de développement à l'oeuvre. Le très faible niveau de recours aux exonérations témoigne de la méconnaissance qu'en ont les acteurs économiques et de la faible articulation avec les autres politiques locales de développement.

La mission propose-t-elle un phasage plus précis de la réforme ? Nous sommes plutôt partis de l'hypothèse de l'extinction des dispositifs, puisque toute nouvelle demande serait refusée, et nous avons travaillé sur le flux, sur les nouveaux entrants, et en fait sur les perspectives - le phasage précis et le passage d'un système à l'autre requièrent des simulations plus précises par territoire.

Sur la gouvernance, il nous semble que le niveau régional est incontournable, ce qui implique un dialogue étroit entre le préfet et la région, élargi aux départements et aux intercommunalités ; mais nous soulignons aussi que ce dialogue ne peut se limiter aux acteurs publics et qu'il faut y associer les agents économiques, à tout le moins les chambres consulaires.

M. François Noisette, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts au conseil général du développement et de l'environnement durable (CGEDD). - La mise en oeuvre des aides pourrait être conditionnée par une inscription dans le contrat territorial, à proposer à l'ensemble des acteurs économiques du territoire, comme on le fait pour la politique de la ville. On sait que les exonérations fiscales actuelles manquent d'efficacité à elles seules, même si on mesure mal comment les choses se passent très concrètement pour les entreprises : nous manquons d'études de cas. En réalité, dès lors que les avantages fiscaux ne sont pas connectés à la stratégie de l'entreprise, ils prennent trop de temps à obtenir, ils demandent de mobiliser trop d'énergie et les chefs d'entreprises ne vont pas chercher cet argent, alors même qu'ils en ont besoin.

M. Jean-François Longeot, président. - C'est d'autant plus vrai que les dispositifs changent souvent. Pour avoir participé à l'installation d'une boulangerie dans mon département, je peux vous confirmer qu'il faut avoir bien du courage pour passer avec succès toutes les étapes administratives, qu'elles soient d'ordre communal, avec le permis de construire, ou qu'elles impliquent les autres collectivités et l'État, avec des aides qui exigent chacune son dossier, tous différents les uns des autres bien entendu... Les industriels le disent, il faut une continuité des politiques fiscales et plus de souplesse administrative, tout en maintenant un niveau de contrôle satisfaisant.

Mme Patricia Demas. - Les constats de la mission renvoient aussi aux insuffisances dans la communication et l'information des entreprises sur l'existence même des aides : le Gouvernement ne s'est pas suffisamment attelé à cette tâche.

Mme Angèle Préville. - Il y a également un travail important à faire sur le diagnostic approfondi des territoires vulnérables : comment l'envisagez-vous ? Vous parlez des régions, mais elles sont devenues très vastes, et dans certains cantons, on peut se sentir loin de l'administration régionale. On a vu que des territoires ne candidatent pas à des dispositifs européens pour la simple raison qu'ils ne disposent pas de moyens suffisants. Comment prévoyez-vous de mieux prendre en compte ces difficultés bien réelles pour les surmonter ?

M. François Noisette. - La mobilisation des outils varie fortement selon les territoires. L'exemple des Ardennes le montre bien : dans la vallée de la Meuse, les acteurs mobilisent les aides zonées, parce que le zonage est intégré dans une stratégie d'ensemble qui se rattache à la fermeture des unités sidérurgiques. En revanche, dans le bassin minier, les exonérations zonées sont moins utilisées, faute d'avoir trouvé leur place dans une stratégie plus large. En réalité, les outils existent, ils sont accessibles, et en général les diagnostics sont faits, mais il manque des équipes d'animation opérationnelles à la bonne échelle et capables de mobiliser les outils autour d'un projet partagé. Ces équipes n'ont pas à être pléthoriques : deux ou trois personnes suffisent dans les Ardennes, mais elles sont décisives pour accompagner la définition de projets locaux et pour mobiliser les bons outils.

Mme Noémie Angel. - Le constat est très largement partagé, les diagnostics existent, mais il reste en général à se mettre d'accord sur une stratégie et à y associer les différentes strates. Par exemple, la Bretagne a élaboré sa propre cartographie des territoires vulnérables, avec des indicateurs qui sont débattus entre échelons locaux et qui donnent lieu à des contrats signés par la région. Ces diagnostics doivent s'appuyer sur les documents existants et mieux associer les acteurs économiques à la compréhension du territoire pour faire mieux ressortir tout ce qui participe au décrochage de territoires et sortir de la dichotomie entre l'urbain et le rural. En effet, les écarts se creusent dans tous les territoires et il y a des évolutions contrastées partout, ce qui demande une approche fine, au moins à l'échelon de l'EPCI.

M. François Noisette. - Le diagnostic n'est cependant jamais complet puisqu'il ne comprend quasiment pas de volet fiscal et il ne renseigne pas, par exemple, le taux de recours aux aides fiscales.

Mme Noémie Angel. - Nous n'avons pas analysé les recours aux fonds européens, car ils n'entraient pas dans notre lettre de mission, mais nous avons examiné les aides à finalité régionale ; leur cartographie est en cours de révision et il faut la faire coïncider avec une réflexion sur la vulnérabilité. Nous avons aussi constaté un besoin de cohérence, car les zonages se cumulent trop souvent : ainsi, plus de 3 200 communes cumulent deux zonages, certains territoires en cumulent quatre, et cela ne facilite pas la compréhension ni le recours aux aides.

M. Bernard de Courrèges d'Ustou, inspecteur général des finances. - Les montants mobilisés par les fonds européens sont beaucoup plus importants : nous parlons de 690 millions d'euros sur cinq ans pour le programme européen Leader, qui vise précisément les zones rurales, à comparer aux 290 millions d'euros pour les ZRR ; on imagine mal qu'une telle mobilisation de moyens se passe sans coordination.

Mme Noémie Angel. - Le lien entre les différentes aides en direction d'un territoire est bien établi dans la politique de la ville.

Mme Évelyne Perrot. - C'est aussi le cas pour le parc naturel que je connais bien : les liens opérationnels ont été établis et une équipe a pris en charge des fonctions qu'une petite commune, comme il y en a sur le territoire, ne peut assumer seule, avec, en définitive des retombées bénéfiques pour le territoire tout entier.

M. Pascal Martin. - Je crois tout de même que les comptables connaissent les aides mobilisables et que le problème de développement économique tient bien davantage à ce que ceux qui sont à l'initiative de projets ne sont pas assez présents dans les territoires fragiles. Et s'ils n'y sont pas, c'est aussi parce que ceux qui avaient des projets sont partis dans les territoires favorisés, au moins pour faire leurs études, et qu'après leurs études il faut s'efforcer de les faire revenir. C'est pourquoi je crois que nous avons tout un travail à faire en allant solliciter les universités ou autres organismes d'enseignement supérieur technologique, pour les inciter à s'installer dans les territoires fragiles en leur offrant un accompagnement fiscal et technique. C'est ce qui paraît fonctionner le mieux pour les « ?déserts médicaux? » : les aides à l'installation sont prises en compte par les médecins lorsqu'ils décident de s'installer et les étudiants en médecine connaissent très bien leur existence.

M. Laurent Caussat, inspecteur général des affaires sociales. - Notre rapport identifie bien la place particulière du soutien à l'installation des médecins libéraux. Dans le scénario 3, il faudrait effectivement redéfinir des outils pour continuer de soutenir cette installation.

M. Joël Bigot. - Notre pays comprend des territoires très contrastés et une administration complexe : nous sommes bien placés pour le savoir. Je rappelle que le Sénat a publié un rapport d'information sur les ZRR, rédigé par Rémy Pointereau, Frédérique Espagnac et Bernard Delcros : qu'en avez-vous retenu, en particulier de sa proposition d'instituer trois types de ZRR ? L'État, ensuite, vient d'installer une Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) : comment voyez-vous l'articulation avec ce nouvel outil ?

Mme Noémie Angel. - Nous avons lu avec attention les travaux du Sénat et nous avons auditionné Bernard Delcros sur le rapport que vous citez ; nous l'avons d'ailleurs suivi pour intégrer dans le scénario 1, parmi les critères de la vulnérabilité des territoires, la notion d'accès aux services, un critère qui fait défaut aujourd'hui. S'agissant de la proposition d'instituer trois zonages, telle qu'elle figure dans ce rapport sénatorial, nous avons préféré concentrer le montant financier des exonérations sur une seule catégorie de ZRR, au bénéfice de ces territoires les plus fragiles.

M. François Noisette. - L'ANCT coordonne les moyens d'appui de l'État, et ce dont les territoires ont besoin, ce sont des agents de développement en ingénierie qui agissent depuis le territoire. Ce sont les élus, et pas le préfet, qui vont convaincre les porteurs de projets de s'implanter dans le territoire, de revenir au pays. L'ANCT peut aider à structurer l'ingénierie et l'intervention de l'État, mais cette fonction ne remplace pas le besoin de développeurs.

Nous avons aussi fait la liste de mécanismes et contraintes qui rendent plus difficiles l'installation dans les territoires fragiles ou l'accès à certains dispositifs d'aides. Par exemple, la restriction à l'établissement principal, à l'exclusion de toute filiale est conçue comme un garde-fou contre la création de filiales « ?boîtes à lettres? », mais elle empêche des développements et qu'il serait possible d'assouplir dès lors que l'instruction relève d'un échelon proche du territoire et à même de savoir ce qu'il s'y passe.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci de cet échange fructueux : nous voyons l'ampleur des difficultés à surmonter. Ces dispositifs étant trop souvent méconnus, il faut plus de clarté et de continuité ; cependant, je rappelle que l'entrée en vigueur de la dernière réforme des ZRR est tombée comme un couperet pour de nombreuses collectivités. Je sais, pour l'avoir observé concrètement dans une communauté de communes qui a perdu le bénéfice de ce zonage en se raccrochant de manière forcée à une autre communauté de communes, combien ce type de changement peut être vécu brutalement : il faut donc de la souplesse. Et pour avoir présidé la commission spéciale sur le projet de loi d'accélération et de simplification de l'action publique (ASAP), je sais aussi que la simplification est une des tâches les plus complexes qui soient.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Vote sur la proposition de nomination de M. Jean-Christophe Niel, aux fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) - Résultat du scrutin

M. Jean-François Longeot, président. - Voici le résultat du scrutin :

- nombre de votants : 13

- nombre de bulletins blancs ou nuls : 0

- nombre de suffrages exprimés : 13

- pour : 13

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La commission donne un avis favorable à la nomination de M. Jean-Christophe Niel aux fonctions de directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

« La réforme de la géographie prioritaire de la ruralité : quels critères et quels outils de politique à mobiliser pour répondre aux fragilités et à la diversité des territoires ruraux ? » - Audition de représentants d'associations d'élus locaux

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux sur le thème de l'aménagement du territoire. Je remercie chaleureusement les représentants d'associations d'élus locaux d'avoir accepté de nous éclairer sur le thème de la géographie prioritaire de la ruralité. Je salue plus particulièrement : M. Dominique Dhumeaux, premier vice-président de l'Association des maires ruraux de France qui représente l'AMRF ; Mme Karine Gloanec-Maurin, co-présidente de la commission des communes et territoires ruraux de l'Association des maires de France (AMF) et M. Nicolas Fricoteaux, président du conseil départemental de l'Aisne qui s'exprime au nom de l'Assemblée des départements de France.

Nous venons d'entendre les corps d'inspections : ils ont publié en juillet 2020 un rapport qui formule un jugement mitigé sur l'efficacité des zonages. Pour résumer nos débats, je dirai que face à « l'esprit de géométrie », qui est parfaitement compréhensible et légitime de la part de nos grands corps, nous avons fait valoir le pragmatisme en rappelant que la stabilité des dispositifs est un atout fondamental pour attirer les investisseurs et l'emploi sur nos territoires. Quant à l'efficacité des zonages et des allègements fiscaux et sociaux, nous attendons avec beaucoup d'intérêt votre diagnostic. Les zonages sont-ils un simple « coup de pouce » - certaines décisions fondamentales ou certains résultats se jouent, en définitive, à peu de choses ? Quels sont vos arguments dans la nécessaire concertation qui s'ouvre sur les perspectives d'évolution de ces dispositifs et, plus généralement, sur l'avenir de la transition économique sur nos territoires ?

Je vous donne la parole pour un propos liminaire de cinq minutes. Mes collègues vous poseront ensuite des questions qui nourriront notre débat.

Mme Karine Gloanec-Maurin, co-présidente de la commission des communes et territoires ruraux de l'Association des maires de France (AMF). - Merci, Monsieur le Président, de cette invitation à débattre autour des dispositifs accompagnant la grande ruralité. Ces outils sont extrêmement précieux pour nos territoires, mais ils évoluent parfois trop rapidement. Leur stabilité est pourtant essentielle pour que nous puissions nous organiser et mettre en perspective des projets de territoires cohérents, plutôt que d'être portés au fil de l'eau par des dispositifs changeants.

M. Nicolas Fricoteaux, président du conseil départemental de l'Aisne qui s'exprime au nom de l'assemblée des départements de France. - Je vous remercie, au nom de l'ADF, de nous donner la parole sur ce dossier très important pour les territoires ruraux. Il est essentiel de tenir compte de leur très grande diversité et, à ce titre, je rappelle qu'en 2019, les propositions liminaires d'une commission évoquaient la possibilité de classements différenciés selon les difficultés de la ruralité (Zones de Revitalisation Rurales ZRR 1, ZRR 2, ZRR 3). Ces classements nuancent ce qui pourrait être mis en oeuvre dans les zones rurales. Cet aspect me semble important, car les problématiques de la ruralité sont variées.

Quelles solutions pouvons-nous apporter aux collectivités, communes et intercommunalités ? Nous devons tout d'abord autoriser la polyvalence dans la fonction publique dès qu'elle est possible. Nous avons besoin de professeurs polyvalents dans les collèges pour que les équipes soient mieux structurées, concentrées sur un seul établissement, et non pas dispersées sur plusieurs établissements en raison d'un faible nombre d'heures dans une matière. Il restera toujours difficile de recruter un agent sportif ou à connotation culturelle si nous empêchons la bivalence. Par exemple, un agent embauché dans les services techniques doit pouvoir, le cas échéant, être éducateur sportif, sans cela, nous ne parviendrons jamais à structurer une offre de qualité pour la population. Il est impératif d'ajuster les règles à l'échelle territoriale et, selon les densités ou le classement géographique, nous devons pouvoir instaurer la polyvalence dans les équipes d'agents et dans la fonction publique.

Les ZRR ouvraient droit, auparavant, à un mécanisme d'exonération d'impôt sur les bénéfices relativement conséquents dans la durée. Un dispositif semblable mériterait d'être déployé en matière de cotisations sociales pour favoriser le développement de l'emploi. De plus, la réglementation n'est pas toujours appliquée avec bienveillance. Par exemple, dans ma commune, un dentiste par ailleurs implanté dans une ville hors ZRR souhaitait s'installer dans une zone de revitalisation rurale. Or, sa présence dans une zone hors ZRR l'a empêché d'être éligible au dispositif d'exonération. Il était pourtant important qu'il puisse intervenir quelques jours en ZRR pour limiter la fracture médicale. Nous pourrions donc, dans de tels cas, revoir les règles d'éligibilité à un dispositif qui pénalisent certains territoires.

Il convient également de faciliter l'investissement immobilier par les collectivités. Nous investissons parfois à la place du secteur privé, quand celui-ci ne souhaite pas prendre de risques importants. Par exemple, nous avons racheté un hôtel-restaurant ainsi qu'un garage et nous avons ouvert une maison médicale. La Dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) et les aides des départements sont intéressantes, mais il faut certainement imaginer des dispositifs plus puissants de soutien à l'investissement des collectivités, car la problématique immobilière reste un sujet difficile à résoudre pour les porteurs de projets.

Dans le secteur de l'éducation, des primes de ruralité me semblent indispensables, à l'instar de celles qui ont été mises en place dans certaines zones urbaines difficiles. Des valorisations de carrière seraient également opportunes pour que les enseignants aient envie de venir et de rester dans les ZRR.

Une dotation de centralité était autrefois accordée dans les anciens chefs-lieux de canton et les communes concentrant plus de 15 % de la population, mais cette aide n'est plus sanctuarisée. J'attire l'attention sur ce point, car ces communes assument les charges de centralité en ruralité.

Par ailleurs, les infrastructures de communication sont essentielles pour revitaliser les zones rurales. Sur la téléphonie mobile, le New Deal est tout à fait positif, mais il conviendrait, en complément, de proratiser une dotation supplémentaire pour les départements comptant des ZRR. Une telle bonification des dotations du New Deal me semble opportune pour accroître les moyens accordés par l'État au développement de la fibre.

S'agissant de l'emploi, j'évoque à nouveau les exonérations de cotisations sociales pour préconiser un élargissement du champ de ces dispositifs. Les sièges sociaux des entreprises se localisent souvent en région parisienne. Une mesure inscrite dans le PLF 2016 visait à redistribuer la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) en fonction de l'implantation des sites, mais ce dispositif n'a toujours pas été mis en oeuvre et cette injustice mériterait d'être corrigée.

Nous rencontrons parfois des difficultés de recrutement et de compétences. Pour y remédier, un dispositif pourrait prévoir, outre une exonération de charges sociales, une réduction du coût du poste pendant une ou deux années afin que les personnes au RSA bénéficient d'une période d'immersion ou d'adaptation. Grâce à cet accompagnement financier du département - voire de l'État -, nous pourrions recourir à une main-d'oeuvre locale dépourvue d'emploi sur des postes ouverts dans les ZRR.

Dans le cadre de leur solidarité territoriale, les conseils départementaux sont volontaires pour contribuer à l'équilibre de l'écosystème dans les zones rurales. Encore faut-il leur donner les moyens d'agir en ce sens. Nous avons travaillé sur les péréquations des droits de mutation : ces derniers sont très largement perçus par des zones plus dynamiques et beaucoup moins par les zones rurales ou les zones en déprise économique. La solidarité territoriale pourrait être favorisée par les conseils départementaux, à condition qu'ils en aient les moyens : pour ce faire, il convient certainement de revoir les éléments de péréquation et d'équilibre des ressources entre les départements.

J'ai étudié les propositions formulées en 2019 par votre commission et celle des finances dans le rapport d'information de M.  Bernard Delcros, Mme Frédérique Espagnac et M. Rémy Pointereau. Il prévoit que, sous certaines conditions, les exonérations d'impôt sur les bénéfices pourraient être étendues au maintien d'activités existantes et cet aspect me paraît essentiel. Je souligne à nouveau la nécessité de maintenir, voire d'améliorer, les dotations aux anciens chefs-lieux. D'une manière générale, les propositions émises sur le sujet me semblent intéressantes. Il convient sans doute d'étendre les exonérations de cotisations sociales, en complément des exonérations d'impôt.

Bien sûr, nous devons être attentifs à ne pas interrompre trop brutalement les dispositifs existants. Si des mesures ou des classements en ZRR devaient être mis en cause, un lissage serait nécessaire, afin que les territoires puissent se préparer à un nouveau système.

M. Jean-François Longeot, président. - Préconisez-vous une pérennisation de l'aide aux anciens chefs-lieux de canton ou de l'aide aux centres-bourgs ?

M. Nicolas Fricoteaux. - Je faisais référence à la dotation auparavant accordée aux chefs-lieux de canton et aux communes représentant plus de 15 % de la population. Le dispositif a été maintenu, mais il n'est pas sanctuarisé et l'aide peut donc être remise en cause à tout moment. Or, il s'agit pratiquement des seuls moyens restants en capacité d'autofinancement pour investir et assurer les charges de centralité. Ayant moi-même été maire d'un chef-lieu de canton de 1 100 habitants, je parle en connaissance de cause : sans cette dotation, nous ne pouvons quasiment plus rien faire.

M. Jean-François Longeot, président. - Je partage votre point de vue.

M. Dominique Dhumeaux, premier vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF). - Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur ce sujet extrêmement important. Lors des auditions réalisées dans le cadre de la mission « Agenda rural », nous avions constaté qu'une grande partie des politiques publiques n'irriguaient pas l'ensemble des territoires, ce qui avait contribué au sentiment d'abandon qui s'était exprimé fin 2018. L'objectif est de trouver les bons critères et les bons outils afin que les politiques publiques actuelles et futures bénéficient à ceux qui en ont le plus besoin.

Quels sont les outils actuels ? Les Zones de développement prioritaire sont basées sur la densité de population et le revenu par habitant. Le dispositif est intéressant, mais il repose sur le périmètre intercommunal et ce postulat soulève une réelle difficulté, car de nombreuses communes bénéficient, de ce fait, du statut de ZDR tout en ayant des revenus importants - même les ressources par habitant dépassent parfois la moyenne nationale. En outre, dans le cadre de l'Agenda rural, l'INSEE a modifié sa définition du rural : la cartographie, réalisée à l'échelle communale, a gagné en précision et ce document objectif fait foi sur ce qu'est une commune rurale. Il s'agit d'un outil de base pour retravailler les dispositifs.

La dotation de solidarité rurale - d'un montant d'environ 1,5 milliard d'euros - est également un outil important. Près de 31 000 communes bénéficient de cette aide, dont 2 300 communes urbaines. Ici encore, nous voyons les difficultés que posent les critères d'attribution. D'année en année, les évolutions législatives font entrer de nouvelles communes dans ce périmètre, réduisant significativement l'impact de cette dotation, qui se trouve dispersée sur un nombre grandissant de bénéficiaires. De fait, les situations de déséquilibre ne sont plus corrigées.

De la même manière, la DETR concerne aujourd'hui 97 % des communes et 90 % des EPCI. Plus de 3 300 communes urbaines bénéficient de cette dotation. Progressivement, l'outil a été dévoyé de son rôle initial - celui d'accompagner en priorité les territoires ruraux. La multiplication des communes percevant cette aide rend le dispositif moins impactant, moins utile pour les territoires qui en ont réellement besoin.

L'intercommunalité a récupéré bon nombre de compétences qui constituaient jusqu'à présent des charges de centralité pour les chefs-lieux de canton. Cet aspect mériterait d'être retravaillé, afin que nous puissions mieux réfléchir à la redistribution d'argent public vers les communes afin de les accompagner dans des politiques publiques de proximité. Les charges de centralité se sont significativement réduites dans bon nombre de chefs-lieux de cantons ou de centres-bourgs. Pourtant, les dotations n'ont pas évolué en conséquence - la DGF, par exemple, varie du simple au double selon les communes.

Nous travaillons également sur la question des aménités. Dans un contexte de crise sanitaire et environnementale, les territoires ruraux ont un rôle important à jouer dans la préservation des terres et espaces naturels. Il en résulte des contraintes supplémentaires pour nos villages. J'indique que la rémunération des aménités permettrait aux territoires d'arrêter cette course effrénée pour maintenir ou développer leur population.

La redéfinition du milieu rural par l'INSEE porte la population concernée à 24 millions de personnes, contre moins de cinq millions auparavant. En couplant les critères de revenu par habitant ainsi que de potentiel financier et en adoptant une approche à l'échelle communale, les politiques publiques pourraient mieux cibler les communes qui en ont le plus besoin.

Mme Karine Gloanec-Maurin. - Mes collègues ont largement décrit les outils à notre disposition. Au nom de la commission que je co-préside à l'AMF, mon message est le suivant : la ruralité n'est pas faite de territoires en creux, mais de territoires « en plein », amenés à répondre à nombre de questionnements de nos concitoyens s'agissant, notamment, de la concentration urbaine. Ce contexte - et la crise actuelle le démontre - place nos territoires dans une position nouvelle.

Les outils ne doivent pas uniquement être orientés vers le développement des soutiens financiers ; ils doivent également permettre d'établir de véritables projets de territoires pour que nous soyons considérés comme des territoires d'avenir. J'insiste sur ce point. Les ZRR doivent être protégées. Le nouveau CRTE et l'accompagnement de l'ANCT dans l'ingénierie peuvent aussi être des réponses utiles. Divers dispositifs, dont les Maisons France Services, aident également à maintenir les services publics.

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec M. Dhumeaux sur un point. À mon avis, tous les dispositifs favorisant les coopérations entre communes sont bénéfiques. Une commune de 80 habitants ne peut pas développer à elle seule un projet accompagnant sa population étant donné la complexité du développement territorial. Les coopérations sont donc essentielles pour maintenir le service public et accompagner l'habitant.

Nous devons sans doute travailler plus pour garantir l'accès au logement correct pour tous. Une réflexion sur les transports est également nécessaire, car les territoires ont été impactés par les changements de modèle de mobilité et le rapport du sénateur Jacquin sur ce sujet est intéressant. Nous devons aussi penser l'accueil des populations jeunes au travers, notamment, des projets d'école. L'idée n'est pas de conserver une école dans chaque commune, mais de négocier avec l'Éducation nationale pour que la moyenne des effectifs ne soit pas la même en territoire urbain et en territoire rural. En zone périurbaine, les effectifs sont réduits à douze enfants par classe : nous souhaitons que cela soit également le cas dans les territoires ruraux. Une prime aux enseignants en territoire rural a été évoquée et nous avons besoin de tels outils.

Une attention particulière mériterait d'être portée aux moyens européens pouvant nous être alloués. Nous devons réclamer un accès élargi aux programmes accompagnant, non seulement l'agriculture, mais aussi le développement rural et l'avenir des territoires ruraux, car les élus des territoires ruraux sont souvent en difficulté pour bénéficier de ces dispositifs.

Il nous est aussi difficile de capter les financements en ingénierie et de trouver les compétences nécessaires. Le volontariat territorial en administration attire de jeunes diplômés. En revanche, un problème demeure dans l'évaluation du Fonds d'intervention communal (FIC) : des territoires peu denses et pauvres contribuent à ce fonds alors qu'ils devraient en être bénéficiaires.

Je finirais par les services publics à maintenir : outre la santé et La Poste, j'inclus la dimension culturelle. Nos territoires participent à l'évolution du monde et nous devons avoir accès à cette dimension.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie pour ces trois exposés. Je donne la parole à Madame Filleul.

Mme Martine Filleul. - Le sentiment d'abandon des maires et des acteurs locaux des territoires ruraux est notable. Dans le même temps, je constate une formidable adaptabilité et réactivité vis-à-vis des dispositifs proposés, même s'ils sont complexes et nombreux. Je suis admirative de la technicité acquise par nos élus locaux.

Je vous rejoins sur la nécessité d'une nouvelle définition de la réalité rurale, en plein bouleversement. Ces territoires sont en mutation du fait des mouvements de population, accentués par la crise de la Covid-19. Ces territoires doivent également se donner de nouveaux objectifs sur les sujets environnementaux - y compris l'artificialisation des sols. Enfin, la ruralité est confrontée à une évolution des compétences et des acteurs du fait de l'intercommunalité.

Il est nécessaire de fixer une stratégie commune pour partager des définitions, partager une réalité et trouver les bons outils à la lumière de ce diagnostic au plus près du terrain.

Je partage également le constat d'un besoin d'ingénierie. L'intervention de l'ANCT et des différents acteurs n'est pas à la hauteur de ce qu'expriment les territoires ruraux.

M. Jean-François Longeot, président. - Effectivement, l'ingénierie est essentielle, en particulier pour les plus petites communes.

M. Stéphane Demilly. - Je vous remercie pour ces exposés. M. Dhumeaux rappelait que les campagnes contribuent pleinement à la préservation de la biodiversité. Surtout, elles disposent de ressources naturelles exceptionnelles, fondamentales pour développer les énergies renouvelables. N'est-il pas temps de repenser la ventilation des ressources fiscales générées par les énergies vertes ? Travaillez-vous cette question dans vos associations ?

M. Bruno Rojouan. - Nous avons peu évoqué les conseils départementaux et régionaux, ce qui démontre que la puissance de ces collectivités territoriales leur permet de satisfaire largement leurs besoins. Nous estimons tous que l'État doit donner plus et renforcer les exonérations de cotisations pour soutenir des territoires fragiles.

Nos trois intervenants mettent aussi en évidence le fait que notre système étatique privilégie ceux qui sont les mieux dotés. La croissance est largement soutenue par les dispositifs d'aide, qui favorisent des territoires déjà favorisés. En revanche, les territoires en perte de population subissent une double peine. Comment repenser le système d'aides, non pas pour pénaliser ceux qui sont en croissance, mais pour rééquilibrer les mesures au bénéfice des communes en démographie négative ?

Pour moi, la mairie reste la première maison des services publics dans nos territoires. Nous devons donc absolument privilégier la présence d'une mairie dans chaque commune. Depuis 20 ans, l'administration privilégie l'intercommunalité pour faire transiter la richesse et beaucoup de communes ne peuvent plus investir. Ne faudrait-il pas replacer la commune à son rang principal ? Bien sûr, elle ne peut pas vivre seule, mais une autre relation avec l'intercommunalité est possible.

La qualité de vie dans les milieux ruraux peut compenser certains manques. Dans mon département, des maisons en vente depuis des années ont récemment trouvé des acquéreurs depuis le début de la crise de la Covid-19. Toutefois, nous devons faire en sorte que les populations fassent de ces biens leur résidence principale, et non pas leur maison secondaire.

Comment voyez-vous la commune dans l'avenir de nos territoires ?

M. Hervé Gillé. - Lisibilité et transparence sur les dotations me semblent nécessaires. Les commissions dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) se réunissent, mais nous ne disposons pas de tous les éléments sur la mobilisation des crédits d'État. Les services de l'État mettent en place des compensations, conduisant certains territoires à recevoir davantage de DETR et moins de dotation de soutien à l'investissement local (DCIL). La transparence des dotations à l'échelle des territoires n'est pas assurée : certes, nous connaissons les dossiers acceptés, mais pas nécessairement ceux refusés. Partagez-vous ce point de vue ? Si oui, quelles seraient vos propositions ?

La DGF est, à la base, un monument d'illisibilité. Ne serait-il pas temps de redonner du sens à ses critères d'attribution ?

M. Jean-Claude Anglars. - Je partage le plaidoyer qui vient d'être fait sur la proximité. Devons-nous rouvrir la question du champ des compétences ? Les départements perdent beaucoup. Les communautés de communes ne s'appuient pas sur une représentation démocratique, et elles devraient uniquement apporter de la valeur ajoutée. Comment être plus efficace ? Pour moi, le débat des années à venir est celui de la proximité et de l'engagement démocratique.

Mme Angèle Préville. - L'idée de polyvalence dans la fonction publique me semble intéressante. La bivalence des professeurs a progressivement disparu. Cette orientation pourrait pourtant répondre aux problématiques des territoires ruraux. Des formations seront nécessaires, car le fonctionnement n'est pas prévu ainsi.

Je rejoins Hervé Gillé sur l'incompréhension autour des dotations et leur perte de sens. Nous atteignons les limites de ce système, mais une remise à plat est extrêmement complexe. Quelles sont vos pistes de réflexion sur ce sujet ?

Mme Karine Gloanec-Maurin. - Pour les élus des territoires ruraux, l'évaluation de la contribution - ou non - au FIC est incompréhensible. Bien souvent, nous devons interpeller la préfecture ou la DGFIP pour comprendre les évolutions de ces fonds. La problématique de l'ingénierie rejoint cette question. L'incompréhension est réelle. Heureusement, les associations d'élus sont là pour accompagner les personnes en place.

Je partage vos propos sur la proximité. Bien sûr, la mairie est le premier lieu de proximité. Toutefois, il s'agit souvent d'une proximité de fait, sans moyen d'évolution. Historiquement, ma commune rassemblait 240 habitants. Nous avons constitué une commune nouvelle pour atteindre le seuil de 1 000 habitants et obtenir la qualification de centre-bourg. Dans chaque commune, nous avons préservé un accès à la mairie au travers de permanences. L'une de nos communes de 80 habitants a bénéficié de ces évolutions, car seule, elle ne parvenait pas à capter les investissements. Les toutes petites mairies peuvent, en effet, se trouver en difficulté, notamment pour investir. Nous pouvons préserver la proximité tout en agrandissant le territoire. Le sujet ne doit pas être tabou.

Les communautés de communes sont aussi là pour permettre de franchir des caps aux communes. Communauté de communes et commune ne doivent pas être dans une opposition de postures. C'est par la coopération que nous évoluerons. Certes, les communes ont perdu quelques compétences. Néanmoins, nous pouvons revendiquer des compétences partagées pour aider un territoire à évoluer.

Lorsque notre trésorerie a été fermée, une permanence a été assurée dans la Maison France Services. Nous avons souligné auprès de la DGFIP que la fréquentation de seulement deux ou trois personnes par semaine ne signifiait pas que le service était inutile. Les critères d'évaluation ne doivent pas être les mêmes dans les territoires de très faible densité et dans les territoires urbains. Cette question revient sans cesse.

Nous portons cette complexité. Nous devons voir ces territoires en plein et les soutenir pour ce qu'ils sont, avec leurs atouts. Nous ne pouvons pas considérer que ces communes ne sont vouées qu'à être soutenues pour survivre.

M. Jean-François Longeot, président. - Je partage en assez grande partie votre point de vue sur la proximité. Cependant, la commune, avec l'élu local et le maire, reste le lieu de proximité. Les intercommunalités peuvent apporter des accompagnements, notamment pour capter des investissements, mais elles sont parfois trop vastes pour assumer une fonction de proximité.

M. Nicolas Fricoteaux. - J'adhère à vos propos. L'action publique en ruralité repose sur deux piliers : la polyvalence et la mutualisation. La mairie est au coeur de la polyvalence, tandis que l'intercommunalité permet la mutualisation. La polyvalence doit, en particulier, être améliorée dans la fonction publique, avec des formations adéquates. L'État travaille dans cet état d'esprit avec les Maisons de Services publics. Je précise que la polyvalence porte sur des besoins du quotidien alors que la mutualisation répond à une temporalité plus éloignée.

Dans le domaine scolaire, il conviendrait de sanctuariser la classe de cours préparatoire, comme cela est fait dans les zones d'éducation prioritaire.

En pratique, la transparence sur les aides dépend des préfets, qui peuvent ou non consulter la commission des élus. Certains organisent le débat et assurent la synthèse tandis que d'autres imposent leurs décisions. Il serait opportun de généraliser les bonnes pratiques.

Aujourd'hui, nos concitoyens sont devenus très attentifs à la qualité de vie, ce qui favorise les ventes de maisons en milieu rural. Toutefois, la présence des réseaux de fibre et de téléphonie mobile est indispensable pour garantir l'attractivité du milieu rural. En ZRR, des bonifications aux dotations inspirées du New Deal seraient opportunes.

Il revient au département d'assurer les solidarités territoriales. Cependant, même s'ils sont présents, tous n'ont pas les moyens d'assumer de nouvelles compétences, car la répartition des ressources est trop déséquilibrée. La décentralisation, que nous revendiquons, doit être régulée, sous peine d'accroître le fossé entre les zones urbaines et littorales et les zones en déprise économique. Les départements de ces zones ne disposent pas des ressources nécessaires pour assumer des solidarités territoriales pourtant primordiales à ces endroits. Je rappelle par exemple que le budget de fonctionnement de l'Aisne est grevé par 71,5 % de dépenses sociales. Après cela, vous n'avez plus de moyens à allouer aux solidarités territoriales. Nous nous retrouvons dans une dynamique vertueuse inversée.

Ce n'est pas l'avis général de l'ADF, mais je suis convaincu que la problématique des ressources reste fondamentale. Les droits de mutation sont ainsi très inégalement répartis : ils peuvent descendre à 70 euros par habitant, pour une moyenne de 140 euros. Avec de tels planchers, il est difficile d'accompagner des dynamiques locales.

M. Dominique Dhumeaux. - Je m'étonne qu'une association d'élus telle que l'AMD, qui représente 35 000 communes, tienne des propos allant à l'encontre de ses adhérents en ce qui concerne leurs capacités d'action.

Faute d'ingénierie, beaucoup de communes se trouvent dans l'impossibilité de répondre aux sollicitations du plan de relance. L'afflux de demandes est important. Nous cherchons des solutions pour créer rapidement des bureaux d'études et procéder aux diagnostics énergétiques, sans trop regarder leurs capacités et leurs compétences. La problématique n'est pas celle de la mutualisation, mais de la concentration de l'ingénierie sur des projets d'envergure, plus rémunérateurs, au détriment des autres.

Les impositions forfaitaires sur les entreprises de réseaux (IFER) sont essentiellement destinées aux intercommunalités. Nombre de projets d'énergie renouvelable n'aboutissent pas, car les communes ont peu d'intérêt à accueillir un programme porteur de tensions ou de nuisances, sans recettes supplémentaires. La loi « Engagement et Proximité » devait fluidifier le fonctionnement des intercommunalités. Une année après la désignation des conseils communautaires, 2 % des intercommunalités seulement ont mis en place un pacte de gouvernance et très peu se sont emparés des outils prévus par la loi. Les conseils des maires sont en place, mais fonctionnent rarement. Les choix de l'intercommunalité doivent irriguer tous les territoires, et non pas uniquement les communes les plus importantes. Or, les intercommunalités continuent à avancer en mettant de côté les communes les plus petites et en perpétuant le sentiment d'abandon. Lorsque nous tirerons un bilan de ce fonctionnement dans cinq ou dix ans, nous constaterons la déception et la démobilisation des maires.

Confier les outils aux préfets ajoute de la complexité. Par exemple, la date limite de dépôt des dossiers DETR était fixée au 15 janvier en Vendée, à la fin mars dans la Sarthe et au 10 mars en Mayenne, mais uniquement sur une plateforme dématérialisée. Malgré plusieurs lettres de cadrage du ministère de la cohésion des territoires, chaque préfet fait un peu ce qu'il veut dans son département, en fonction de son intérêt particulier ou de l'organisation de la préfecture. Certains préfets refusent de cumuler DETR et DCIL. Des règles strictes et homogènes sont pourtant nécessaires pour que ces dotations soient efficaces et justes.

Je ne suis pas opposé à un transfert des compétences, notamment en matière de mobilité, mais pourquoi ne pas prévoir qu'une commune puisse mettre en place un service de mobilité particulier répondant aux besoins de ses concitoyens ? Dans une grande intercommunalité, les chances sont faibles qu'un projet qui ne concerne qu'une ou deux communes aboutisse. Pourtant, il apporterait des solutions pour ces habitants. La mobilité peut légitimement être vue à une échelle plus large que celle de la commune, mais pourquoi exclure toute initiative locale si les habitants s'y retrouvent ?

Je partage ce qui a été dit sur l'école. L'Éducation nationale a eu un an pour construire des outils à déployer en cas de nouveau confinement. L'échec de la plateforme espace numérique de travail (ENT), qui a été signalé hier, démontre que le modèle n'a pas évolué. L'Éducation nationale a poursuivi la réorganisation de la carte scolaire et l'augmentation du nombre d'élèves par classe alors que nous aurions pu imaginer une pause en période épidémique pour faciliter la distanciation. Les cahiers de doléances rédigés lors de la crise des Gilets jaunes expriment une demande de maintien de l'école en milieu rural. Les plus petits doivent pouvoir profiter d'une éducation de qualité sans prendre les transports en commun.

Nous n'avons pas abordé la santé, mais des millions de Français se trouvent actuellement sans médecin traitant.

Malgré la crise sociale de 2018, nous maintenons les règles et le fonctionnement antérieurs. La situation ne se débloquera pas sans un changement de modèle et sans une réponse favorable aux souhaits de proximité. Les regroupements en cours sont à l'opposé des demandes des habitants de nos communes.

M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - Je rejoins les propos de nos intervenants sur l'ingénierie. La semaine dernière, nous avons auditionné le Cerema, qui estime n'avoir les moyens de suivre qu'une soixantaine de communes dans le cadre du programme « Petites villes de demain », qui concerne pourtant 1 300 communes sur le territoire. On est loin du compte pour permettre aux communes de bénéficier du service attendu.

Il est donc urgent que régions, départements, communautés de communes et État définissent des protocoles permettant d'apporter l'ingénierie la plus efficace possible : pour cela, la concertation est nécessaire. Je m'inquiète de l'organisation de l'ingénierie, mais aussi des comités locaux de l'ANCT, qui n'existent toujours pas. Le préfet reste seul décisionnaire. Ce qui devrait être mis en place ne l'est toujours pas - en tout cas, dans la Sarthe.

Un mot sur le projet de loi 4D. Après la loi NOTRe et la loi Engagement et Proximité, les élus attendaient que des solutions soient trouvées pour répondre aux attentes des communautés de communes, des communes et des territoires. Or le texte 4D semble s'effilocher progressivement et je suis déçu que la loi soit ainsi oubliée.

Mme Patricia Demas. - Ces échanges passionnés et passionnants mettent la commune au coeur des débats. Elle reste le premier maillon du territoire et la première porte d'entrée pour l'attractivité du territoire qu'elle représente. Je m'interroge sur le devenir des secrétaires de mairie, dont 40 % partiront prochainement à la retraite sans être remplacées. Lorsque nous évoquons la polyvalence, nous devons aussi évoquer la spécificité de ce métier. Certes, la généralité fait la force des Maisons de Services publics. Toutefois, dans les petites communes, les élus s'adressent souvent à la secrétaire de mairie pour apporter la technicité et le savoir-faire utile au montage des dossiers.

Nous avons largement évoqué l'ingénierie territoriale. Quel serait l'outil le plus utile pour une commune cherchant une expertise afin de construire rapidement et en autonomie un programme propre à son territoire ? Que pensez-vous de l'idée d'un chèque forfaitaire d'aide à l'ingénierie territoriale pour les petites communes de la ruralité ?

M. Jean-François Longeot, président. - Je salue ces excellentes questions.

M. Dominique Dhumeaux. - L'Association des maires ruraux de France espérait beaucoup d'avancées ainsi que le laissait entrevoir le projet de loi 4D, s'agissant notamment des consultations citoyennes en amont des débats en conseil municipal sur la création d'une commune nouvelle. Malheureusement, l'Association des maires de France (AMF) semble avoir fait pression auprès du Premier ministre et l'article a été supprimé du projet de loi. Nous effectuons un lobbying important pour sa réintégration. Cette mesure permettrait de mobiliser les élus sur un véritable projet de territoire, qui supposerait de convaincre les citoyens en amont. Les communes nouvelles seraient créées pour un projet et non pas uniquement en considération d'intérêts financiers.

Le sujet des secrétaires de mairie est éminemment important. Pôle emploi semble remettre en question l'accompagnement financier accordé aux demandeurs d'emploi qui suivent une formation qualifiante de ce type et la problématique est donc bien réelle. Selon moi, un important travail doit être réalisé autour de la formation. À Laval, le lycée Haute-Follis forme des secrétaires de mairie au travers d'une formation qualifiante de cinq mois, basée sur des cours, avec présence physique et des stages pratiques. Les jeunes femmes ou hommes diplômés sont rapidement employés. Une secrétaire en stage dans mon village vient de trouver un poste, un mois avant la fin de sa formation.

L'accompagnement financier de l'ingénierie est, comme vous l'avez indiqué, une piste intéressante. Cependant, au-delà du coût, le circuit d'accès aux compétences reste une problématique majeure. Dans mon village de 600 habitants, un grand bâtiment très énergivore nécessite une réhabilitation. Depuis cinq mois, je rencontre de grandes difficultés pour trouver un accompagnement. J'ai sollicité tous les réseaux : ANCT, région, ordre des architectes, etc. À ce jour, j'ai bien trouvé des pistes, mais aucun accompagnement concret ; or le projet requiert des compétences spécifiques. Je ne suis probablement pas le seul dans cette situation. Si je n'ai pas les documents nécessaires à temps, il se pourrait que nous ne puissions pas bénéficier du plan de relance : les conséquences des difficultés que nous rencontrons sont donc importantes.

M. Nicolas Fricoteaux. - Les secrétaires de mairie sont polyvalentes. Régulièrement les exécutifs profitent d'un départ en retraite pour réduire le nombre d'heures allouées et réaliser des économies sur ce poste. La secrétaire est un pilier pour soutenir le maire et l'équipe municipale. Le poste doit être occupé par quelqu'un de compétent qui aura les moyens d'exécuter ses missions. L'obligation de fléchage des moyens de la DGF pourrait être une solution pour éviter des économies qui n'en sont pas.

Ma crainte - elle n'est pas nécessairement partagée par tous mes collègues - est celle d'un accroissement des écarts, entre ceux qui auront les moyens de prendre des compétences et ceux qui ne le pourront pas.

Je ne perçois pas de problématique d'ingénierie dans mon département, car mon prédécesseur a créé une agence dédiée il y a sept ou huit ans. Sur les 800 communes du département, près de 600, parmi les plus rurales, y ont adhéré. L'agence réalise de l'assistance à maîtrise d'ouvrage sur les travaux de bâtiments et de la maîtrise d'oeuvre sur la voirie, elle aide dans la reprise de biens sans maître, elle fournit des conseils en énergie, elle surveille les ouvrages d'art et les édifices classés. Le fonctionnement est tout à fait satisfaisant. L'agence a permis à des communes de faible importance de mener des travaux en toute sécurité.

Mme Karine Gloanec-Maurin. - La loi 4D était très attendue pour accompagner les territoires, notamment dans la différenciation. La déception est réelle, car nous ne la voyons pas arriver. Le texte a sans doute cédé la priorité à la loi Engagement et Proximité du 27 décembre 2019, qui permet aux intercommunalités de communiquer et soutenir la gouvernance sur le territoire. Dans ma communauté de communes, nous avons activement mis en place la gouvernance proposée par ce texte et la conférence des maires fonctionne tous les mois. La consultation est importante : les documents de l'intercommunalité peuvent être envoyés à tous les élus du territoire et non pas uniquement aux élus communautaires. La loi Proximité a ainsi fait évoluer les relations entre les communes et les communautés de commune et la communication sur les territoires s'en trouve améliorée.

Je vous remercie d'avoir évoqué la situation des secrétaires de mairie. Leur polyvalence et leurs compétences sont à saluer. Nous travaillons à la question de leur renouvellement avec Pôle emploi. Les fiches de poste doivent être attractives pour que des candidats compétents se positionnent. Sur mon territoire, les communes tendent à augmenter la durée du travail des secrétaires de mairie pour répondre à la problématique d'ingénierie. L'enjeu est de recruter des personnes formées et compétentes, mais aussi des personnes ayant l'état d'esprit de nos fonctionnements ruraux. Le sujet est complexe, mais je suis moins pessimiste que mes collègues.

Dans ma commune nouvelle, nous avons recruté un jeune diplômé en maîtrise de droit européen et de droit français pour accompagner un projet de revitalisation rurale appelé « Hacker un village ». Le contrat de ce jeune, en poste depuis un an, sera renouvelé. Les ventes et reprises de logements augmentent sur le territoire, en partie grâce à ce projet.

Comme vous l'avez souligné, nous pouvons avoir des inquiétudes quant à l'accompagnement des emplois sur nos territoires. Pour autant, les maires ne cherchent pas toujours à faire moins, même si les moyens se réduisent. Une mutualisation à l'échelle communale s'opère. J'espère que cette vision plus optimiste reflète bien les territoires de l'association que je représente aujourd'hui.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie pour ces échanges fructueux. Même si les conceptions sont parfois différentes, il est important de savoir comment les uns et les autres répondent aux attentes de nos concitoyens. La commune doit prendre et garder toute sa place dans l'aménagement et le développement des territoires. Notre échange de vues montre également que le mode de recrutement dans la fonction publique territoriale et les modalités d'évolution des carrières méritent d'être revus. À cet égard, une refonte du statut des salariés des collectivités territoriales me semble impérative.

Notre débat était très intéressant et mérite de se poursuivre afin d'aborder les questions de santé, par exemple. Nous évoquions les transports scolaires et je fais observer que nous pourrions parfois nous en passer si nous conservions nos écoles.

Je suis optimiste pour l'avenir. La loi 4D, comme toutes celles qui suivent la loi NOTRe, ne sera qu'un ajustement : il s'agit de régulariser des dispositifs mal mis en place à l'origine. Pour ma part, je soutiens l'idée d'une remise en cause plus large de la logique d'ensemble pour repartir de la commune et remonter les échelons. Malheureusement, je crains que cela soit un voeu pieux.

Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Désignation d'un rapporteur

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues,

Nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur sur le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans le domaine des transports, de l'environnement, de l'économie et des finances.

Ce projet de loi contient de nombreuses dispositions relatives notamment aux transports (aviation civile, transports terrestres et maritimes), à la prévention des risques mais également à la protection et à l'information environnementales

La Conférence des Présidents a acté l'inscription de ce texte à l'ordre du jour du Sénat le 19 mai 2021, sous réserve de son dépôt en Conseil des ministres qui devrait intervenir le 14 avril. Nous devrions examiner le rapport et le texte en commission le 12 mai prochain, ce qui est un calendrier très resserré.

En 2015, notre commission avait déjà examiné un projet de loi portant des dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans le domaine de la prévention des risques. Récemment, en novembre dernier, le Sénat a examiné un « Ddadue » en matière économique et financière. C'est à présent à notre commission qu'il reviendra d'examiner le Ddadue qui vient prochainement à l'ordre du jour du Sénat compte tenu des thèmes qui y sont traités et qui entrent dans le champ de ses compétences.

La commission désigne M. Cyril Pellevat en qualité de rapporteur pour le projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans le domaine des transports, de l'environnement, de l'économie et des finances, sous réserve de son dépôt.

Questions diverses - Publication du rapport d'information sur la stratégie nationale portuaire

La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable autorise la publication du rapport.

La séance est close à 11 h 45.

La séance est ouverte à 16 h 30.

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

Projet de loi constitutionnelle complétant l'article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l'environnement - Audition de juristes

M. Jean-François Longeot, président. - Après l'aménagement du territoire ce matin, nous consacrons notre ordre du jour de cet après-midi à un sujet particulièrement important, qui s'inscrit au coeur des préoccupations de notre commission : l'insertion de dispositions relatives à l'environnement et au climat dans notre texte constitutionnel.

Notre commission s'est saisie pour avis de ce projet de révision de notre Constitution, dont le rapporteur est notre collègue Guillaume Chevrollier. Nous avons déjà entendu le garde des Sceaux, en commun avec la commission des lois, nous présenter l'objectif recherché par l'ajout de cette nouvelle phrase à l'article 1er de la Constitution : « Elle [la France] garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique.»

Toutes les questions que nous nous posons n'ont cependant pas trouvé de réponses satisfaisantes et nous n'avons pas été pleinement convaincus par les explications du ministre. C'est pourquoi nous poursuivons nos auditions, afin que l'indispensable analyse des juristes et des spécialistes du droit de l'environnement éclaire nos travaux parlementaires. Débattre des conséquences de l'insertion dans la Constitution de dispositions environnementales et climatiques me paraît indispensable : si cette phrase figure à l'article 1er de notre texte fondamental, elle irriguera tout notre droit, et il importe que nous soyons bien conscients des effets qu'elle produira sur la hiérarchie des normes et sur l'office du législateur en matière environnementale.

J'ai le plaisir d'accueillir M. Michel Prieur, professeur émérite, président du Centre international de droit comparé de l'environnement ; Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences philosophique et juridique de la Sorbonne, enseignante à Paris 1 et à Sciences Po Paris, directrice du réseau Droit et Climat, ClimaLex ; Me Christian Huglo, avocat à la cour, docteur en droit, spécialiste du droit de l'environnement, co-directeur du JurisClasseur Environnement ; Me Arnaud Gossement, avocat à la cour, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; M. Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement ; et Mme Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit.

Avant que vous nous exposiez vos analyses, nous devons vous faire part de nos interrogations quant à la rédaction proposée. Vous paraît-il opportun de modifier la Constitution pour y ajouter cette phrase, alors que la Charte de l'environnement, pleinement intégrée au bloc de constitutionnalité, fait partie des instruments de contrôle du Conseil constitutionnel en matière environnementale ? Le libellé proposé vous paraît-il équilibré et à sa juste place à l'article 1er ? Le verbe « garantir » implique, comme l'a fait ressortir le Conseil d'État dans son avis, une quasi-obligation de résultat pesant sur les pouvoirs publics : n'est-ce pas une source intarissable de contentieux, qui paralyserait l'action politique et contraindrait l'appréciation du législateur ? Le Conseil d'État évoque des conséquences « lourdes et imprévisibles » sur l'action et la responsabilité des pouvoirs publics. Les deux verbes d'action de cette phrase, lutter et garantir, introduisent-ils une rupture d'équilibre entre les différents principes constitutionnels et remettent-ils en cause leur conciliation, au fondement même du droit constitutionnel et de son contrôle par le juge constitutionnel ?

Nous aimerions enfin que vous traciez à grandes lignes l'évolution récente des contentieux constitutionnels environnementaux, notamment en ce qui concerne l'invocation de la Charte de l'environnement, à la fois par les requérants et par le juge constitutionnel.

Me Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement. - À mon sens, il est nécessaire d'adopter un texte, pour plusieurs raisons. Premièrement, il y a dans le code de l'environnement des dispositions très négatives pour s'adapter aux nécessités de la lutte contre le changement climatique. L'article L. 229-1 de ce code dispose ainsi que la lutte contre l'intensification de l'effet de serre et la prévention des risques liés au réchauffement climatique sont reconnues priorités nationales. Résultat : un arrêt de 1997 de la cour administrative d'appel de Nancy en déduit qu'il s'agit d'une invitation, et non d'une règle. Il y a donc un vide législatif sur le sujet. Doit-il être comblé par un texte constitutionnel ? Oui, car ce qui touche à la question du climat se trouve uniquement dans le préambule. Certes, par sa décision du 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel donne une valeur juridique à ce préambule, mais, pour les spécialistes de la procédure constitutionnelle, la reconnaissance par le Conseil constitutionnel ne va pas au-delà du statut d'objectif de valeur constitutionnelle (OVC), qui ne comporte aucune obligation de résultat.

Je considère également que la charte est insuffisante. En effet, la jurisprudence du Conseil constitutionnel fluctue, selon la matière traitée. Quant à l'avis du Conseil d'État, il traduit un certain agacement d'avoir été consulté pour la quatrième fois, et il invite à relire ses avis précédents ! Il nous met en garde, à tort selon moi, sur le mot « garantir ». S'il donne un commandement et établit une règle de droit, ce verbe, contrairement à ce qu'énonce le Conseil d'État, ne fonde pas une obligation de résultat, compte tenu de la matière. Si je prends un billet d'avion Paris-Francfort, j'ai un horaire déterminé ; là, il s'agit de faire le tour du monde... Il ne peut donc pas y avoir d'obligation concrète de résultat. Mais il y a une obligation intégrale et intensive de mobiliser tous les moyens. Le Conseil d'État a une préférence très nette pour le verbe « préserver » : mais c'est un synonyme du verbe « garantir » !

Quelles seraient les conséquences de l'adoption d'un tel texte ? Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n'y aurait pas de bouleversement, contrairement à ce qu'on entend parfois. Il sera amené à interpréter cette nouvelle phrase, certainement, et l'on assistera à une ouverture facilitée à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Mais il n'y aura en aucune façon de dérèglement contentieux. Je suis bien placé pour le savoir, puisque je suis à l'origine, avec Corinne Lepage, de l'arrêt de Grande-Synthe du Conseil d'État rendu le 19 novembre dernier. Et il y a eu le jugement du tribunal administratif de Paris de février 2021 « Affaire du siècle » : la responsabilité de l'État a déjà été reconnue en dehors de ce texte. Pourquoi donc agiter un chiffon rouge et brandir la menace d'une apocalypse contentieuse ?

L'intérêt de ce texte constitutionnel est qu'il permettra de guider les assemblées parlementaires : le bouleversement portera sur les contours des études d'impact qui devront en tenir lorsqu'un projet de loi est déposé sur le bureau d'une assemblée. C'est là que son effet sera le plus fort.

Le contentieux international climatique s'est considérablement développé. Il y a dans le monde 146 États, dont le droit constitutionnel traite d'environnement. La nouveauté, c'est la lutte contre le changement climatique : sur ce sujet, il n'y a plus que quatre ou cinq États ayant intégré des dispositions constitutionnelles. Si nous voulons être cohérents avec l'accord de Paris, qu'appliquent le Conseil d'État et les grandes juridictions, y compris hors de France, nous devons nous doter du matériel juridique adéquat. La vraie difficulté, dans tous les contentieux climatiques en France, est de déterminer l'obligation d'agir. Est-ce une règle de droit international ? Faut-il passer par le droit communautaire, puisque l'Union européenne a ratifié le traité de Paris ? Il existe une façon autonome pour les pouvoirs publics d'assurer l'exécution de l'accord de Paris.

Me Arnaud Gossement, avocat à la cour, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - J'ai lu avec intérêt les comptes rendus des premières auditions auxquelles la commission des lois a procédé, notamment celle des professeurs Bertrand Mathieu et Jessica Makowiak. Je vois deux questions supplémentaires, par rapport à celles que vous nous avez posées. La première porte sur l'incidence de cette réforme pour l'article 34 de la Constitution ; elle figure d'ailleurs au point 11 de l'avis du 14 janvier 2021 du Conseil d'État. La seconde, qui a suscité des débats importants en commission, porte sur une éventuelle hiérarchisation des normes constitutionnelles à la suite de cette révision.

Il est rarement question dans les débats du point 11 de l'avis du Conseil d'État. Celui-ci s'est inquiété de savoir si, en fractionnant la notion d'environnement avec cette phrase, qui distingue l'environnement, la diversité biologique et le dérèglement climatique - ce que le pouvoir constituant s'était refusé à faire en 2004, au moment de l'élaboration de la Charte de l'environnement - la révision n'allait pas avoir pour conséquence de priver le législateur de la possibilité de s'intéresser à d'autres sujets que l'environnement stricto sensu. En effet, l'article 34 de la Constitution précise que le législateur fixe les principes fondamentaux de la préservation de l'environnement. Si l'environnement est détaché du climat et de la diversité biologique, nous dit le Conseil d'État dans ce point 11, cela introduira un doute sur la compétence du législateur pour traiter d'autres sujets que celui de l'environnement.

Il faut répondre à ce point précisément pour rassurer l'ensemble des juristes en droit de l'environnement, en précisant bien que par cette réforme, si vous la votiez, la notion d'environnement ne serait pas fractionnée, et que le législateur pourrait continuer à s'intéresser à d'autres sujets que l'environnement stricto sensu. Sinon, on aboutira à une logique en silos : l'environnement, la diversité biologique, le dérèglement climatique. Imagine-t-on, demain, voir rejeter une QPC fondée sur la Charte de l'environnement, au motif que celle-ci ne traiterait pas du climat ni de la diversité biologique ? Elle traite de la diversité biologique dans son considérant introductif, mais le mot « climat » n'y figure pas - c'est d'ailleurs l'un des arguments des partisans de la révision que de dire que la Charte ne parle pas de climat. Vous n'allez pas mettre ce mot dans la Charte, mais ailleurs. De ce fait, non seulement la loi verrait son périmètre réduit, mais je vais plus loin que le Conseil d'État : je me demande si demain nous pourrons prétendre que la Charte de l'environnement traite de la question du climat, voire de celle de la diversité biologique.

La question est posée par le Conseil d'État. Dans les débats à l'Assemblée nationale, aucune réponse n'est venue de la part du Gouvernement, ce qui me paraît assez grave, puisque c'est votre compétence qui est en jeu !

La seconde problématique qui me semble extrêmement importante est de savoir s'il y aura une hiérarchisation nouvelle des normes constitutionnelles. Il me semble que non. J'attire votre attention sur le fait que cette hiérarchisation aurait procédé de l'emploi du verbe « garantir », si cela doit créer une obligation de résultat. Je pense, comme Christian Huglo, que cela n'aura pas d'effet sur le contentieux, ni constitutionnel ni administratif.

Mais pourquoi se focalise-t-on sur le verbe, et pas sur le sujet ? Qui garantit ? Dans l'article 2 de la Charte de l'environnement, qui a la même fonction de créer un devoir de protection de l'environnement, il est question de « ?toute personne ». « Toute personne », nous savons que c'est un sujet de droit, et cela a d'ailleurs été confirmé par le Conseil constitutionnel. Mais, dans la phrase que vous allez peut-être adopter, il est question de « la France ». La France, c'est qui ? Le débat parlementaire devrait répondre à cette question quelque peu philosophique.

Jessica Makowiak, professeur réputée, a posé au cours de son audition une question qui doit aussi être traitée. Elle rappelle que la Constitution contient déjà le verbe « garantir », puisque le préambule de la Constitution de 1946 précise que la loi garantit l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Force est de constater que, malgré cette action puissante en 1946, la loi ne garantit toujours pas l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Je me demande donc si certains débats sur le verbe « ?garantir » ne sont pas hors sujet... La vraie question est plutôt celle du sujet.

En tous cas, il me semble que cette révision constitutionnelle n'apporterait rien par rapport à l'article 2 de la Charte de l'environnement, si ce n'est le fractionnement de la notion d'environnement, que le Congrès avait refusé avec sagesse en 2004. Actuellement, le Conseil constitutionnel peut tout à fait parler du climat. Sur l'évolution du contentieux, je vous renvoie à la décision de 2000 sur la loi de finances pour 2001 : le Conseil constitutionnel s'était préoccupé, déjà, de dérèglement climatique, à propos de la continuité de la taxe générale sur les activités polluantes. Cela prouve que, s'il le souhaite, il peut étendre son contrôle à cet enjeu, sans qu'il soit pour cela nécessaire de modifier la Constitution.

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur pour avis. - Le débat sur la révision constitutionnelle est intéressant, tant il suscite de questionnements ! Le texte aura-t-il une valeur ajoutée pour la préservation de l'environnement ? C'est un sujet qui mobilise notre commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Tout texte inutile affaiblit les textes et les lois nécessaires, et il y a déjà la Charte de l'environnement... Estimez-vous qu'elle a produit la plénitude de ses effets juridiques, ou bien qu'elle recèle encore des potentialités pour servir au contrôle constitutionnel, que le Conseil pourrait découvrir à l'occasion de futurs contrôles ou examens de QPC ? La phrase proposée par la révision constitutionnelle produit-elle le même effet juridique selon qu'elle figure dans les considérants et articles dans la charte de l'environnement ou à l'article 1er de la Constitution ? Cette révision constitutionnelle aurait nécessairement une portée rétroactive : la totalité des lois pourrait potentiellement être censurée à l'aune de cette nouvelle phrase dans le cadre de la procédure de QPC, si leurs dispositions portent sur des droits ou libertés que garantit la Constitution. Quelle formulation nous conseilleriez-vous pour ne pas fragiliser l'ensemble de notre édifice normatif ? Enfin, en l'état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, quels sont les articles de la Charte qui peuvent être invoqués dans le cadre d'une QPC ?

D'autres professeurs de droit constitutionnel ont mis en avant que, s'il y avait un problème de cohérence entre l'article 1ermodifié et l'article 6 de la Charte, ce manque de cohérence pourrait avoir pour conséquence une augmentation de la judiciarisation et donc des contentieux, sans pour autant améliorer la situation de l'environnement dans notre pays. D'ailleurs, la France représente moins de 1 % des gaz à effet de serre. Que peut-elle garantir seule ?

Mme Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit. - Je souhaite insister sur la contextualisation du droit. Le droit ne tombe pas du ciel, il est toujours le produit de ce que veut la société. Nous vivons une crise du droit. En effet, le droit doit être considéré comme un outil, et non comme une finalité. Et il faut absolument se demander pourquoi on fait du droit, avant même d'en faire ! Donc, avant de modifier la Constitution, il faut se demander pourquoi on veut la modifier. Il y a quelque temps, le Parlement a modifié le Code civil pour décider que l'animal était un être sensible. Les débats parlementaires ont été à la fois intéressants et parfois très creux : finalement, la modification a été faite pour ouvrir une porte, mais on n'a pas bien compris sur quoi... L'article du Code civil qui en résulte est très difficile à comprendre, et sa portée est très difficile à appréhender, comme les juristes ne sont pas d'accord sur son interprétation. Il n'est que de voir, il y a quelques jours, les discussions sur une proposition de loi relative à la maltraitance animale : on ne sait pas si les animaux sauvages sont concernés ou non, par exemple.

Ce que je veux dire au travers de cet exemple, c'est qu'il n'est pas bon, à mon sens, d'adopter des textes sans savoir précisément ce qu'ils comportent, ce qu'ils signifient et quelles sont leurs conséquences. Et sur cette proposition de révision de la Constitution, les comptes rendus de vos débats montrent encore beaucoup de questions et très peu de certitudes. En tant que spécialiste du droit de l'environnement, je sais que, quand il y a beaucoup d'incertitudes, on doit agir avec précaution. Si précaution ne veut pas dire inaction, elle impose tout de même de bien prendre en compte toutes les incertitudes, tous les risques, et de bien peser le pour et le contre avant de modifier l'article 1er de la Constitution, qui pose les valeurs de notre République. Une telle modification ne saurait être anodine, et on sait qu'elle aura des conséquences. Au fond, pourquoi veut-on modifier la Constitution ? Quel est ce monde meilleur que nous voulons construire ? Pour l'instant, je n'ai pas entendu de réponse claire à cette question.

Un deuxième point essentiel, qui a déjà été abordé, est la question de l'équilibre entre les différents principes et les différentes libertés publiques. Le juge constitutionnel veille à atteindre l'équilibre entre les différentes libertés en présence : liberté d'entreprendre, propriété privée... La protection de l'environnement, de la santé peut porter atteinte à ces libertés publiques, mais de façon équilibrée. Garantir, assurer, préserver : je ne sais pas si le choix des mots changera fondamentalement les choses. Mais il est important d'être clair dans l'équilibre entre les différents intérêts et les différentes libertés en présence. Dans la Charte de l'environnement, il est bien indiqué que la protection de l'environnement se situe au même niveau que les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Si vous deviez voter cette révision, il me semble qu'il conviendrait d'indiquer que la France garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique - et qu'elle lutte contre le dérèglement climatique - mais au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation, pour lever les doutes que l'on pourrait avoir sur cet équilibre. Ce serait cohérent avec l'article 6 de la Charte de l'environnement, qui porte sur le développement durable.

En somme, il faut bien se demander pourquoi on touche à la Constitution, dans quel but, et bien s'assurer de l'équilibre entre les différentes libertés publiques et les différents intérêts.

M. Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l'environnement. - De mon point de vue, le projet de loi constitutionnelle vient à son heure.

Sur le fond, la Constitution doit s'adapter aux nécessités de notre temps, comme le dit le Préambule de 1946. Certes, il y a eu la Charte de l'environnement en 2005, mais nous sommes en 2021, et il est légitime de répondre aux nécessités de 2021. Pour cela, il faut prendre en compte les alertes répétées du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sur les conséquences du changement climatique, en particulier ses quatrième et cinquième rapports, surtout les trois derniers rapports spéciaux de 2018 à 2020, et prendre en compte également les décisions internationales approuvées par la France dans les forums internationaux : Rio+20, cadre d'action de Sendai sur les catastrophes, objectifs de développement durable - parmi lesquels je rappelle que l'objectif 13 indique que les États doivent prendre d'urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques - et, bien entendu, l'accord de Paris. Tous ces éléments montrent qu'il est temps de renforcer la protection de l'environnement, telle qu'elle avait été décidée en 2005.

Le verbe « garantir » n'est aucunement une innovation juridique. Il est même au coeur de la Constitution, puisque l'article 16 de la Déclaration de 1789 dit que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée [...] n'a point de Constitution ». Par ailleurs, l'article 61 de la Constitution évoque également la garantie des droits.

J'en viens au problème, souvent évoqué, du risque de judiciarisation. Je voudrais de façon très claire, en tant que juriste, dire que le droit est fait pour être appliqué et pour être contrôlé par les juges. Craindre que les juges viennent bouleverser l'ordonnancement juridique est quelque peu paradoxal. On constate d'ailleurs qu'en matière d'environnement, les recours contentieux, qu'on craint tant, sont très peu nombreux. En 2019, devant le juge administratif, il y a eu 10 216 affaires enregistrées ; en matière d'environnement, il n'y a eu que 251 recours. Cela représente donc 2,45 % du contentieux devant le juge administratif. En matière pénale, c'est à peu près équivalent : sur la même année, devant les juridictions correctionnelles, seuls 5 % des affaires concernaient l'environnement, et cette proportion est en baisse.

J'ai regardé la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour voir comment celui-ci traitait le verbe « garantir ». Ce verbe figure en effet à de nombreuses reprises dans la Constitution. Je n'ai trouvé aucun arrêt du Conseil constitutionnel qui déclare une loi contraire à la Constitution pour n'avoir pas garanti un droit constitutionnel. Comme il le fait d'habitude, le juge constitutionnel établit un équilibre, mais il ne considère pas le verbe « ?garantir » comme un fétiche ! Il vérifie, par exemple, que la garantie n'empêche pas des dérogations : elle permet des dérogations. Il considère aussi que la garantie n'empêche pas le législateur de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées. En tous cas, le Conseil constitutionnel n'a jamais censuré le législateur pour ne pas avoir garanti un droit.

Pour certains, l'article 1er ainsi modifié ferait double emploi avec la charte et avec le préambule, parce qu'il reprendrait des concepts ou des principes figurant déjà dans ces textes. Mais d'ores et déjà, l'article 1er, dans sa rédaction actuelle, mentionne sept fois des éléments figurant aussi bien dans le Préambule de 1946 que dans la Déclaration de 1789, ou même dans la Charte.

Le verbe « garantir » n'est pas une innovation juridique ; il n'est pas non plus une innovation sémantique. Il figure en effet dans la Constitution : six fois dans le Préambule et deux fois dans le corps de la Constitution.

La plus-value de cette révision serait à plusieurs niveaux. D'abord, il est évident qu'elle renforcerait l'obligation juridique pour tous d'agir pour l'environnement. Incontestablement, la Charte ne s'est pas avérée suffisante, à la fois devant le Conseil constitutionnel et devant les autres juridictions. Par ailleurs, inscrire l'environnement et le climat au coeur des valeurs de la République est une étape à la fois symbolique et juridique essentielle en 2021 par rapport à 2005. La réforme devrait permettre aux pouvoirs publics, c'est-à-dire à la fois au Parlement, au Gouvernement et à l'administration, de mieux justifier et de mieux asseoir juridiquement les mesures législatives que le Parlement doit prendre en application des conventions internationales que la France a ratifiées. Enfin, cela donnera aux citoyens et aux juges de nouveaux arguments pour mieux garantir l'effectivité des Droits de l'homme, et notamment du droit à l'environnement sain. Ces droits ne doivent pas être des droits théoriques et illusoires, mais des droits effectifs, protégés par le droit international.

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur pour avis. - Monsieur le professeur, vous êtes à la tête d'un centre international de droit comparé. Comment les Constitutions de nos partenaires européens traitent-elles ces questions environnementales ?

M. Michel Prieur. - En Europe, beaucoup de Constitutions traitent de l'environnement, mais aucune ne traite du changement climatique. Les seules Constitutions qui traitent du changement climatique - il y en a une dizaine, à ma connaissance - sont toutes dans des pays du Sud. La France s'honorerait d'introduire le changement climatique dans sa Constitution : elle serait la première à le faire parmi les États du Nord, qui ont une forte responsabilité en la matière.

Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences philosophique et juridique de la Sorbonne. - Ce projet de loi constitutionnelle porte une ambition très forte pour la France concernant la cause environnementale et la cause climatique. Nous faisons face à des phénomènes globaux et interdépendants, qui affectent toute la planète. La France a pris conscience de cette urgence, à la fois écologique et climatique, depuis peu de temps. Le Haut conseil pour le climat a rappelé le manque de cohérence, en France, entre les moyens déployés et les ambitions. L'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, tout comme l'avait fait auparavant le GIEC, fait également le lien entre l'urgence environnementale, la perte de biodiversité et le réchauffement climatique.

La formule retenue - la France « garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique » - a une portée symbolique, mais également juridique, forte. L'emplacement, entre le préambule et le titre 1er de la Constitution, en fera, comme l'avait dit René Cassin, une sorte de préambule prolongé. En tous cas, ce texte créera un principe constitutionnel plein et entier.

Si ce projet de loi constitutionnelle est voté, la France sera le premier État européen, et l'un des premiers États de l'hémisphère nord, à inscrire la lutte contre le dérèglement climatique dans sa Constitution. Ce texte se place dans la continuité d'autres révisions constitutionnelles : celle de 2005, avec la Charte, et celle de 2008, qui reconnaît au Conseil économique et social une compétence en matière environnementale. Il ne s'agit nullement de remplacer ce qui existe déjà : cela viendrait plutôt en complément, voire en renforcement.

La référence à la France, contrairement à ce qui a pu être dit, concerne l'État et recouvre également les pouvoirs publics nationaux et locaux. Cela pointe vers un niveau d'action à la fois national et territorial, sans exclure le niveau international : la France est l'État par rapport à l'extérieur aussi.

Ajouter à la notion d'environnement, plus générique, celle de diversité biologique et de dérèglement climatique me semble justifié, car ces deux notions ont pris une place essentielle ces derniers temps dans notre société. Cela s'inscrirait dans un mouvement bottom-up puisqu'il existe une demande forte venant de la société.

Sur le verbe « garantir », je suivrai l'avis du garde des Sceaux : il revient à assurer sous responsabilité l'exécution de quelque chose dans des conditions parfaitement définies. Je pense que cela pourrait apporter beaucoup de clarté à une certaine ambiguïté - et parfois même un certain oubli - qui existe aujourd'hui sur la protection de l'environnement. Le verbe « lutter » s'inscrit dans la même logique, qui est aussi celle de la plupart des textes nationaux, mais également internationaux et européens, visant la lutte contre le réchauffement climatique. Il s'agit de verbes d'action qui auront des conséquences fortes, avec des garanties constitutionnelles renforcées.

Il convient de rappeler que, jusqu'à présent, le Conseil constitutionnel a considéré que la question environnementale et climatique était un objectif d'intérêt général. Ce projet de loi constitutionnelle la consacrerait comme un principe constitutionnel, qui aura beaucoup plus d'impact qu'un simple objectif.

Cela peut avoir trois conséquences majeures : ériger la préservation de l'environnement, élargie et renforcée, en principe constitutionnel ; instaurer un principe d'action des pouvoirs publics en général en faveur de l'environnement ; créer une obligation renforcée de résultat, ou de moyens. En tous cas, cela permettra d'étendre la responsabilité des acteurs publics en matière environnementale.

Reste la question de l'articulation avec l'article 6 de la Charte de l'environnement, qui porte sur les politiques publiques devant promouvoir un développement durable et, à cet effet, concilier la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. Il faudra trouver des solutions, mais cela ne semble pas très compliqué si l'on inscrit la préservation de l'environnement à l'article 1er.

Reste enfin la crainte d'une multiplication des contentieux. Je n'ai aucune crainte, d'abord parce que ces contentieux existent déjà : ce n'est pas parce qu'on va inscrire la préservation de l'environnement à l'article 1er de la Constitution qu'ils vont se multiplier. D'ailleurs, ils ne sont pas si nombreux. De plus, cela pourrait avoir un effet vertueux : si l'État doit augmenter ses ambitions et relever ses objectifs dans la lutte contre le dérèglement climatique et la protection de la diversité biologique et de l'environnement, il y aura davantage de cohérence entre les moyens de la France et ses ambitions, ce qui ne pourra que diminuer le risque contentieux. C'est un pari que je souhaite faire.

M. Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement. - Il est important d'un point de vue symbolique d'inscrire la lutte contre le changement climatique dans l'article 1er de la Constitution, même si cela pose quelques difficultés. En effet, cela permet de consacrer un certain nombre d'objectifs. Pour autant, on peut se demander s'il s'agit du bon texte et des bons termes. Je vois dans la terminologie employée un certain nombre de risques de contradictions, même si, dans le bloc de constitutionnalité, toutes les dispositions doivent être lues de façon complémentaire. L'article 34 de la Constitution indique déjà que la loi détermine les principes fondamentaux du droit de l'environnement. Cette révision introduirait une segmentation entre la biodiversité, l'environnement et la lutte contre le changement climatique. Faudra-t-il comprendre que « ?l'environnement » de l'article 1er n'est pas « l'environnement » de l'article 34 ? Que celui de l'article 34 serait beaucoup plus large en englobant les trois éléments ? Ou alors, que l'article 34 est limitatif et exclut la biodiversité et le changement climatique ?

La Charte constitutionnelle, elle, ne parle jamais de l'environnement en tant que tel. Elle indique simplement que la préservation de l'environnement doit être recherchée, au même titre que celle de la biodiversité et que la lutte contre le changement climatique. Il y a donc une très forte ambiguïté dans la terminologie : que doit-on entendre par l'environnement ? On a évoqué les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Dans ce cadre, en faisant une lecture croisée, il faut peut-être comprendre que la biodiversité et la lutte contre le changement climatique font partie des autres intérêts fondamentaux de la Nation.

Il y a aussi une contradiction dans les objectifs si on déclare que la République garantit la préservation de l'environnement, ce qui pose une obligation de résultat. La Charte, elle, dit que la préservation de l'environnement doit être recherchée. La garantie, est-ce compatible avec l'objectif indiqué par ces mots ? Pour un même élément, c'est-à-dire l'environnement, nous aurions deux modalités, et deux objectifs différents : d'un côté, garantir sa préservation, de l'autre, rechercher simplement sa préservation. Nous risquons une dichotomie entre ces deux éléments.

Le texte indiquerait que la République garantit. Est-il nécessaire de reprendre le terme « ?la République » ? Peut-être. La Charte constitutionnelle, elle, vise « ?toute personne », publique comme privée - y compris l'État, donc.

Lutter contre le dérèglement climatique ? Oui, d'un point de vue principiel. Non, peut-être, d'un point de vue jurisprudentiel. La décision du Conseil constitutionnel, dite UIPP (Union des industries de la protection des plantes), en janvier dernier, emploie les termes suivants : « à ce titre, le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger ». Autrement dit, c'est une transposition, une reprise de la sentence arbitrale de 1941 « Fonderie du Trail » entre les États-Unis et le Canada sur la question de l'utilisation non dommageable de son territoire. L'État français, par ce biais, est déjà responsable des effets que ses activités pourraient avoir, notamment en matière de changement climatique, à l'étranger. Donc, nous avons déjà en germe les éléments de lutte contre le changement climatique. En outre, l'État français n'est pas seul à lutter. S'il le fait seul, cela n'a aucun résultat. Il y a 145 autres pays...

Bref, sans remettre en cause le principe même de cette révision, j'attire votre attention sur les risques de contradictions dans les terminologies, qui pourraient avoir des incidences sur le contentieux.

Me Christian Huglo. - On a évoqué la question du sujet du verbe « ?garantir ». Il existe une réponse du Conseil constitutionnel : quand on parle de la France, on parle de l'État. Cela résulte de la décision du 21 février 2013 à propos du principe de laïcité. Le Conseil constitutionnel écrit « que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit » et « qu'il en résulte la neutralité de l'État ». Donc l'État, c'est la France, et la France, c'est l'État.

Je rappelle à tous qu'il ne faut modifier ce texte qu'en tremblant, car il s'agit incontestablement d'une disposition constitutionnelle fondamentale. Ce dont nous parlons conditionne l'avenir. Pourquoi ce texte, dès lors que nous avons la Charte ? A-t-il vraiment une utilité ? En tant que praticien du droit et observateur de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il me semble que le Conseil constitutionnel n'a jamais rendu une décision fondamentale en matière de droit de l'environnement. La seule réellement importante est celle du principe de vigilance, dans la décision du 28 avril 2005. Il existe une disposition dans le code de la construction qui dit que, lorsqu'on s'est établi après une pollution, on n'a pas le droit de se plaindre, au nom du principe de la priorité. Il y a eu un recours, visant une décision du Conseil constitutionnel de 1982 sur les lois Auroux et l'article 1382 du Code civil, qui avait d'ailleurs été défendu par mon maître, le doyen Vedel, et qui est un principe absolu, interdisant de restreindre la responsabilité dans une loi. Le Conseil constitutionnel, de façon intelligente, face à cette question de causalité, souligne qu'il y a une barrière : s'il y a une faute, il n'y a pas d'exonération - mais on doit rester vigilant.

En fait, le problème de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est que c'est un faux juge de l'excès de pouvoir, faute d'être un juge de plein contentieux. Quand il retoque la taxe carbone, il le fait au nom du principe d'égalité. Pratiquement, on n'a presque rien sur la taxe carbone, alors qu'on en a besoin. Je ne sais pas quelle est la procédure contradictoire lorsqu'une disposition législative est en cause, mais c'est un échange de mémoires. Si l'on veut faire évoluer une juridiction, il faut une procédure adéquate. En l'occurrence, ce serait la possibilité d'intervenir, qui est interdite par le Conseil constitutionnel. J'ai connu un exemple symptomatique dans l'affaire du gaz de schiste : je représentais la région, et l'on a déclaré ma requête irrecevable sans que je sache pourquoi, et sans recours possible, alors que la région avait son mot à dire, puisque dans le texte de la Constitution, la région est concernée par le principe de précaution.

Il n'y a pas de dialogue devant le Conseil constitutionnel ni d'expertise. Or, tout le droit de l'environnement est une question technique. Comment, dès lors, insuffler un vent nouveau ? Tant que cette procédure sera enfermée, il n'y aura pas de respiration.

Même sur la Covid, le Conseil constitutionnel est en totale contradiction avec les principes édictés par le Conseil de l'Europe - ce qu'on appelle la convention de Venise : il faut prendre des mesures nécessaires, proportionnées, temporaires, incluant une participation démocratique, et mettre en place des commissions d'enquête. Attendait-on d'un tel juge qu'il ne nous donne pas d'éléments de guidage ? C'est toute la question.

L'utilité de cette révision, c'est aussi de renforcer l'image de la France. Déjà, l'accord de Paris est cité jusque devant les tribunaux australiens, tout comme la jurisprudence française. L'exemplarité est un moteur d'avenir.

Mme Angèle Préville. - Je comprends l'argumentation selon laquelle l'environnement devrait être appréhendé dans sa totalité et les risques qu'il y a à dissocier la préservation de l'environnement, la diversité biologique et la lutte contre le dérèglement climatique, au regard de l'article 34 de la Constitution. Le dérèglement climatique provient en partie de l'accumulation de gaz à effet de serre et la perte de la biodiversité est aussi liée aux pollutions. Il est vrai que la notion d'environnement englobe ces aspects.

Le premier alinéa de l'article 1er de la Constitution dispose que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » Cet alinéa traite donc des relations humaines.

L'alinéa 2, quant à lui, est ainsi rédigé : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. » Ne serait-il pas alors plus judicieux et contraignant d'y ajouter la protection de l'environnement ? Il est vrai que la portée symbolique serait moindre, mais cela serait peut-être plus efficace.

M. Philippe Billet. - Le second alinéa ne concerne que le législateur ; or, l'environnement est une question plus large. C'est pourquoi il me semble préférable d'inscrire la protection de l'environnement au 1er alinéa de l'article 1er ; l'environnement est avant tout une affaire de relations humaines et les êtres humains doivent être solidaires pour le préserver.

Me Christian Huglo. - Le Conseil constitutionnel a considéré, dans une décision de 2015 relative à l'égalité entre les hommes et les femmes, que le verbe « favoriser » n'entraînait aucune règle de droit.

Le droit de l'environnement a changé de nature depuis une ou deux décennies. On parlait alors des pollutions ou de la protection de la nature. Les droits du climat et de la biodiversité deviennent des droits autonomes. Ils donnent lieu à des conférences des parties internationales (COP). On ne peut donc pas considérer que le climat et la biodiversité sont inclus dans le droit de l'environnement. Le droit climatique bouleverse les modes de décisions. Ainsi les aides européennes sont soumises à l'éco-conditionnalité : il faut remplir six critères pour y être éligible, mais ces critères ne sont pas liés au droit de l'environnement. Il s'agit d'une autre logique.

M. Jean-Michel Houllegatte. - En matière législative, il y a aussi une grande biodiversité : lois organiques, lois constitutionnelles, lois de programmation, lois d'orientation... et les lois de circonstance, comme la loi du 14 décembre 2020 qui autorise, à titre dérogatoire, l'usage des néonicotinoïdes pour la culture des betteraves sucrières. Qu'adviendrait-il de cette loi si la révision constitutionnelle était adoptée ? Ne risquerait-elle pas d'être invalidée dans le cadre d'une QPC ? Ne pourrait-il pas en être de même pour un éventuel plan de soutien à l'aérien ou pour des mesures ponctuelles dans une loi de finances ?

Me Christian Huglo. - Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel n'a pas évoqué le principe de non-régression du droit, alors qu'il figure pourtant dans les traités européens. Mais une plainte a été déposée au niveau européen et la question sera résolue à ce niveau. Il est certain, vu les conditions draconiennes de la réglementation européenne, que cette loi n'est pas conforme au droit européen. Le droit de l'environnement comporte plusieurs dimensions. La Cour suprême des Pays-Bas s'est ainsi appuyée sur la Convention européenne des droits de l'homme dans l'affaire Urgenda. Le droit de l'Union européenne a toujours tiré le droit de l'environnement. Notre Conseil constitutionnel suivra. J'ajoute que, comme il a déjà eu à se prononcer sur la loi que vous évoquez dans le cadre de son contrôle a priori, il me semble qu'une QPC serait irrecevable.

Me Arnaud Gossement. - Je partage l'analyse de Philippe Billet : ce serait en effet réduire la portée de la réforme que d'inscrire la protection de l'environnement au second alinéa qui ne concerne que le législateur.

Ensuite, l'État n'est pas seul compétent en matière de lutte contre le changement climatique. L'article 2 de la Charte de l'environnement dispose bien que : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement. » Chacun a le devoir d'y prendre part, ce qui plaide, à mon avis, pour l'inutilité de cette réforme.

Le Conseil constitutionnel s'est, en effet, déjà prononcé sur la loi sur les néonicotinoïdes. Je n'ai pas le sentiment qu'une QPC peut aboutir, dans la mesure où le principe de non-régression ne figure pas dans le bloc de constitutionnalité. La réforme proposée par le Gouvernement ne le prévoit pas non plus. De plus, la loi ré-autorise jusqu'en 2023 l'usage des néonicotinoïdes, et il est fort peu probable, au cas où une QPC serait déposée, qu'elle puisse être examinée à temps...

M. Jean-Michel Houllegatte. - Soit, mais qu'en serait-il pour d'autres lois similaires à l'avenir ?

Me Arnaud Gossement. - La révision proposée me semble inutile et comporte des risques, en fractionnant la notion d'« environnement ». Nous sommes tous d'accord pour lutter contre le dérèglement climatique, mais il aurait été préférable de préciser que l'environnement inclut le changement climatique et la biodiversité. Le rapport de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que l'urgence, si l'on veut endiguer le changement climatique, est de lutter contre la crise de la biodiversité, car en détruisant des forêts on détruit aussi des puits de carbone. Séparer le climat de l'environnement n'a rien de moderne. Le Conseil d'État a d'ailleurs évoqué ce sujet dans le point 11 de son avis. Je regrette que le Gouvernement n'y ait pas répondu.

L'article 1er n'a pas de valeur symbolique plus forte que la Charte de l'environnement. Elle a la même valeur constitutionnelle. Le droit ne varie pas en fonction de la valeur symbolique des normes, sinon quelle serait la valeur d'une réforme constitutionnelle adoptée par référendum avec une abstention de 70 % ?

M. Gilbert Favreau. - L'examen de cette réforme sera concomitant de celui de la loi Climat, et elle imprégnera nos débats. On ne manquera pas de nous l'opposer si nous voulons réduire certains avantages accordés au nom de la continuité écologique de l'eau ou de la désartificialisation des sols. On risque de couper la France en deux, entre ceux qui profiteront de ces mesures et ceux qui seront pénalisés.

Mme Carole Hernandez-Zakine. - C'est pour cela qu'il faudrait préciser que la préservation de l'environnement doit être conciliée avec les autres intérêts de la Nation, autrement le risque est de voir cet objectif prévaloir sur tous les autres. Il faut s'interroger sur l'articulation entre cet objectif et les autres libertés. Le dérèglement climatique est d'ailleurs dû à des activités humaines. La question est donc bien de savoir jusqu'où on peut aller dans l'encadrement des activités humaines.

Me Christian Huglo. - J'ai consacré le numéro d'avril de ma revue Énergie - Environnement - Infrastructures à la question que vous avez posée. Effectivement, cela n'a guère de sens de voter la loi sur le climat en l'état, parce que l'étude d'impact est lacunaire et ne tient pas compte des facteurs environnementaux. Si l'on inclut les dimensions liées à la biodiversité et au dérèglement climatique dans les dispositions organiques relatives aux études d'impact, cela donnerait une tout autre orientation à la loi. C'est tout à fait regrettable qu'il n'en soit pas ainsi.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie. Je ne sais pas si la lumière viendra du Conseil constitutionnel, mais j'espère que nous contribuerons à éclairer le débat !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Projet de loi constitutionnelle complétant l'article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l'environnement - Audition de scientifiques

M. Jean-François Longeot, président. - Mes chers collègues, puisque nous avons à nous prononcer sur l'inscription, au sommet de la hiérarchie des normes, d'une phrase qui prescrit à la France de garantir la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et de lutter contre le dérèglement climatique, demandons aux scientifiques et aux chercheurs de nous éclairer sur ce qu'il convient de préserver et la menace contre laquelle il est nécessaire de lutter.

Il nous est en effet proposé de compléter l'article 1er de la Constitution avec des notions qui se rencontrent plus fréquemment sous la plume des scientifiques ou des journalistes que dans des textes juridiques : vérifions-en le sens précis, intéressons-nous aux dangers et menaces qui pèsent sur la biodiversité et aux effets du dérèglement climatique. En partageant le même langage, nous pourrons nous concentrer sur le débat de fond.

J'ai le plaisir d'accueillir pour cela les participants à cette table ronde : Bruno David, directeur de recherche au CNRS et président du Muséum d'histoire naturelle, Chris Bowler, titulaire depuis février dernier de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France et, par visioconférence, Valérie Masson-Delmotte, climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et membre du Haut Conseil pour le climat

Madame, Messieurs, nous vous remercions de nous faire partager l'indispensable travail de recherche que vous accomplissez et les constats que vous en retirez. Comme le rappelait Max Weber, le savant et le politique évoluent dans deux sphères différentes. Soyez donc sincèrement remerciés de venir dans notre assemblée parlementaire pour y apporter vos éclairages et vos connaissances, si précieuses pour la vitalité de notre démocratie.

Nous prenons très au sérieux le rôle de constituant que nous endossons dans le cadre de l'examen de ce projet de révision constitutionnelle. C'est pourquoi nous souhaitons vous interroger sur ce que la recherche scientifique la plus récente nous apprend de l'érosion de la biodiversité, des menaces que cette érosion fait peser en France et dans le monde, ainsi que des effets, présents et à venir, du dérèglement climatique, ceux qui sont d'ores et déjà certains et ceux qu'il est encore possible d'éviter ou d'atténuer.

Commençons par les questions sémantiques : la diversité biologique est-elle strictement équivalente à la biodiversité ? Les notions de dérèglement, de changement et de réchauffement climatique sont fréquemment employées : laquelle devrait-on privilégier ? Quelle signification revêt, selon vous, l'expression de « préservation de l'environnement » ?

L'urgence d'agir fait l'objet d'un consensus qui paraissait inimaginable il y a encore une vingtaine d'années. Mais quelles formes cette action doit-elle prendre ? La constitutionnalisation de ces deux objectifs répond-elle à cet impératif ? Quelles seraient, selon vous, les meilleures voies d'action ? En somme, quels conseils la science peut-elle souffler au droit ?

En 2004, la Charte de l'environnement avait été rédigée par une commission de scientifiques et de juristes, présidée par le professeur Yves Coppens. Aujourd'hui, l'évolution constitutionnelle proposée émane du travail de 150 citoyens tirés au sort, sans compétence scientifique a priori. Il est donc important que l'on entende également l'expertise scientifique.

M. Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle. - En matière de biodiversité, nous faisons face aujourd'hui, davantage que par rapport au climat, à un problème d'amnésie. Nous avons tous en mémoire des évènements climatiques extrêmes (tempêtes, inondations, canicules, etc.). En revanche, l'érosion de la biodiversité est plus progressive et par conséquent moins notable. En 15 ans, plus de 50 % des moineaux ont disparu des rues de Paris. On ne le note pas parce que nous y voyons toujours des moineaux. Cette difficulté à percevoir l'érosion de la biodiversité conduit à une forme d'amnésie environnementale.

Le terme de « biodiversité », forgé en 1988, a commencé à s'imposer à partir du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. S'il paraît simple, il recouvre en réalité une pluralité de dimensions. Il peut renvoyer à la richesse des espèces, c'est-à-dire au nombre d'espèces présentes au sein d'un écosystème. Il peut renvoyer à l'abondance des espèces, c'est-à-dire au nombre d'individus que comptent celles-ci, voire aux rapports d'abondances entre celles-ci, c'est-à-dire à leurs prédominances ou raretés respectives. Il peut renvoyer au poids et à la biomasse des espèces - la biodiversité terrestre demeurant aujourd'hui faite principalement de plantes et de microbes, avec une masse bien moindre d'animaux, au sein de laquelle les arthropodes et les mollusques pèsent davantage que les mammifères. Parmi eux, les mammifères domestiques pèsent entre 10 et 20 fois plus que les mammifères sauvages, ce qui donne une mesure de l'emprise de l'homme sur la planète. Il peut également renvoyer aux réseaux d'interactions entre les espèces, c'est-à-dire aux équilibres au sein des écosystèmes et à la capacité homéostatique de ces équilibres à se restaurer ou à se transformer après avoir été perturbés - un écosystème peut supporter la disparition d'un certain nombre d'espèces, jusqu'à atteindre un point au-delà duquel il ne revient plus à l'équilibre et n'est plus en capacité de rendre les mêmes services.

Ce caractère multidimensionnel et non-déterministe de la biodiversité empêche la réalisation de prédictions. L'évolution biologique s'appréhende comme une histoire, qui n'est pas prédictible, à la différence de la physique ou de la chimie. Il convient donc de demeurer modeste à son encontre, sans avoir l'arrogance de penser pouvoir gérer la biodiversité. Nous avons tenté, par exemple, d'éradiquer le fléau des punaises de lits en ayant recours à des insecticides puissants, dont le DDT. Cependant, celles-ci sont revenues, en s'adaptant et en développant une résistance, par une forme de sélection darwinienne.

Face à cette complexité, pour penser les futurs possibles, nous avons besoin d'un cadre. Il nous faut tout d'abord penser plus loin que ce que nous sommes, c'est-à-dire au-delà de la microseconde financière, d'un mandat électoral ou même d'une génération - les temps de l'écologie ou de l'évolution se chiffrent quant à eux en milliers, voire en centaines de milliers d'années.

Pour penser ainsi de nouveaux horizons dans un monde non-déterministe, nous avons besoin des connaissances issues de l'histoire naturelle - cette dernière alimente une démarche intellectuelle qui se fonde sur l'observation et contribue à forger des citoyens responsables et respectueux des faits. Nous avons besoin tout autant des sciences humaines et sociales, qui permettent d'aborder des enjeux complexes, d'améliorer l'acceptabilité des mesures prises au sein de nos sociétés et de franchir les « murs d'acceptabilité ». Nous avons également besoin de rationalité scientifique pour rejeter les faits alternatifs et assurer une meilleure transmission de la parole scientifique.

Enfin, nous avons besoin de changer de paradigme. Longtemps, l'Homme s'est pensé en dehors de la nature. Nous avons lutté contre la nature pendant des générations, avant de nous pencher à son chevet, avec la tentation de vouloir la gérer. Désormais, nous commençons à réaliser, au moins scientifiquement, que nous en faisons partie. Nous sommes en relation avec le reste de la nature et nous ne sommes rien sans elle. Il nous faut donc sortir de ce dualisme. Néanmoins, il est nécessaire que nous en conservions une pincée, pour ne pas nous déresponsabiliser totalement et avoir conscience de l'impact de ce que nous faisons sur l'ensemble du vivant.

Pour conclure ce panorama général des enjeux liés à la préservation de la biodiversité, je reprendrai la formule de l'un de mes prédécesseurs à la tête du Muséum d'histoire naturelle : « L'Homme saura-t-il s'adapter à lui-même ? »

M. Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France. - L'une des façons dont la science tente de projeter l'avenir est de regarder le passé. Vis-à-vis de la biodiversité, il est ainsi possible d'examiner les changements survenus au cours de l'histoire de la vie sur terre, comment elle a évolué et s'est complexifiée. Celle-ci a été ponctuée par plusieurs extinctions massives à l'échelle planétaire, dont nous pouvons tenter de comprendre les causes. Cette analyse met en évidence une relation extrêmement étroite et des dépendances réciproques entre le climat et le monde vivant.

En pratique, chacun des cinq grands évènements d'extinction massive connus est généralement associé à une dérégulation du cycle du carbone et à des perturbations dans les quantités relatives de carbone présentes dans les réservoirs que sont l'atmosphère, la matière organique et la terre.

Aujourd'hui, en libérant massivement le carbone séquestré dans la terre, nous libérons d'énormes quantités de CO2 dans l'atmosphère, dans des proportions probablement plus importantes que lors de toutes les extinctions massives passées. En se comportant comme un gaz à effet de serre, le CO2 contribue au réchauffement climatique. En se dissolvant dans l'eau, il provoque également une acidification des océans.

Dans ce contexte, beaucoup d'espèces sont en danger. Au regard de la concentration actuelle de CO2 dans l'atmosphère, à hauteur de 417 ppm, nous pourrions faire face, d'ici 240 à 540 ans, à des taux d'extinction planétaires supérieurs à 75 %, soit le seuil définissant une extinction massive.

Les générations futures nous jugeront sur notre réaction face à cette perspective. De fait, nous sommes devenus une puissance capable d'influer sur le fonctionnement du système terrestre, aussi puissante que des centaines de volcans massifs. D'autres espèces avant nous ont provoqué des extinctions massives. Les microbes, en produisant du méthane ou du sulfure d'hydrogène, ont probablement déclenché une prolifération des plantes ayant elle-même entraîné une élimination massive de CO2 dans l'atmosphère par le biais de la photosynthèse, avec un impact sur les températures à l'échelle planétaire. Dans la situation actuelle, la différence est que, contrairement aux microbes et aux plantes, nous sommes conscients des dommages que nous causons et nous tentons d'y remédier.

À cet égard, les prochaines décennies seront critiques. Quels que soient les actions mises en oeuvre et les résultats obtenus, il est déjà trop tard pour éviter de graves perturbations du climat.

Dans ce contexte, le changement individuel apparaît nécessaire. Toutefois, le changement systémique l'est tout autant. Il nous faudra pour cela faire preuve de la volonté politique nécessaire, à l'échelle mondiale, c'est-à-dire à une échelle équivalente à celle du problème.

Nous aurons certes besoin de remèdes techniques pour répondre aux problèmes environnementaux. Néanmoins, appliquer des solutions spécifiques à chacun d'entre eux ne saurait être suffisant, tant ceux-ci sont interconnectés. La culture écologique ne saurait ainsi être réduite à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes immédiats de la pollution, de la détérioration de l'environnement et de l'épuisement des ressources naturelles.

L'ampleur du problème apparaît trop importante pour que nous puissions rêver d'un retour en arrière en nous contentant d'inciter à la consommation de produits bio. L'environnement a été si massivement modulé par l'Homme que même la préservation du milieu implique désormais des interventions.

Le système alimentaire et agricole mondial, s'il représente aujourd'hui la plus grande menace pour la biodiversité terrestre, doit aussi être perçu comme une opportunité d'améliorer notre rapport à l'environnement. Le développement d'une agriculture durable, plus efficace en termes de rendements et protégeant ou restaurant les habitats naturels, sera ainsi essentiel pour enrayer l'érosion de la biodiversité ou participer à sa reconquête.

Au regard du lien étroit entre la crise de la biodiversité et le changement climatique, il est nécessaire de promouvoir des solutions fondées sur la nature, pour atténuer le changement climatique, renforcer la résilience face à celui-ci tout en améliorant la biodiversité et le bien-être humain.

La crise de la Covid-19 a par ailleurs mis en évidence les freins qui subsistent à un dialogue efficace entre la science et la politique. En France, nous observons aujourd'hui un mouvement extrêmement dangereux vers « l'antiscience ». Les conditions favorables d'exercice de la science fondamentale se sont dégradées au cours des dernières années. En parallèle, une certaine résistance à la technologie se développe, vis-à-vis de l'énergie nucléaire, des OGM dans l'agriculture ou encore des vaccins. Les discussions autour de ces sujets nécessiteraient de reposer, sans manichéisme, sur les preuves scientifiques les plus rationnelles et les plus consensuelles. Le sentiment antiscientifique actuel compromet l'avenir technologique de la France. Il conviendrait donc, au niveau politique, de restaurer le soutien et l'investissement consacrés à la science fondamentale et à l'enseignement des sciences, particulièrement dans le domaine des sciences de l'environnement où il est nécessaire d'augmenter le rythme des découvertes face à la crise environnementale et climatique.

Dans cette optique, l'EMBL d'Heidelberg en Allemagne ouvrira prochainement une nouvelle division consacrée à la biologie planétaire. La France doit-elle aussi investir de la même manière dans ce champ ?

M. Jean-François Longeot, président. - Je retiendrai de cette intervention la nécessité du changement individuel. De fait, au-delà des mesures qui pourront être mises en oeuvre, si nous ne remettons pas en cause individuellement nos attitudes et nos comportements, il sera beaucoup plus difficile d'obtenir des résultats.

Mme Valérie Masson-Delmotte, climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC). - Je m'appuierai sur l'état des connaissances scientifiques sur le changement climatique et notamment sur les trois rapports spéciaux du GIEC de 2018 et 2019, qui ont passé en revue près de 20 000 publications scientifiques récentes.

Par la combustion d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) et les changements d'utilisation des terres, en lien avec les activités agricoles et industrielles, les activités humaines perturbent profondément la composition de l'atmosphère et sont responsables, depuis la révolution industrielle, d'une hausse continue des niveaux de gaz à effet de serre. Ceci induit une rupture par rapport aux variations naturelles du dernier million d'années. En dépit d'un effet « parasol » refroidissant lié au rejet de particules de pollution, les activités humaines conduisent à un déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre et à un phénomène de réchauffement climatique.

Les facteurs qui agissent le plus sur ce réchauffement climatique sont les rejets de COet de méthane. Les rejets mondiaux de CO2, aujourd'hui de l'ordre de 42 milliards de tonnes par an, modifient profondément le cycle du carbone à l'échelle planétaire. Environ 30 % des émissions sont puisées par la végétation et les sols et 25 % par les océans, ce qui conduit notamment à leur acidification et une modification de la composition chimique de l'eau. Les 45 % restants, qui ne sont pas captés par les puits naturels, s'accumulent dans l'atmosphère et produisent des effets sur le climat pendant des centaines, voire des milliers d'années.

La chaleur ainsi retenue sur Terre par l'effet de serre conduit à une accumulation d'énergie. Le réchauffement à la surface de la Terre est l'un des indicateurs de ce climat qui change : il dépasse désormais 1 degré Celsius par rapport à la période 1850-1900. Ce phénomène est plus marqué en France - plus de 1,5 degré Celsius - et plus intense encore autour de l'arctique, du fait de processus amplificateurs. Par rapport à l'énergie supplémentaire accumulée, ce réchauffement de l'air ne représente que 1 % de l'énergie supplémentaire accumulée sur Terre. 3 % de cette énergie conduisent à la fonte du manteau neigeux, au dégel des sols gelés et des glaces. 5 % entraînent un réchauffement des sols et 90 % contribuent au réchauffement des océans, en surface et en profondeur.

Compte tenu des temps de mélange des eaux dans les océans, de l'ordre du millier d'années, ce changement climatique, lié aux émissions de gaz à effet de serre passées, apparaît irréversible.

Ce changement climatique n'est par ailleurs expliqué par aucun facteur naturel (activité du soleil, éruptions volcaniques, variabilité spontanée du climat, etc.). Marquant une rupture dans l'histoire du climat au cours des derniers millénaires, ce réchauffement semble lié à 100 % à l'influence humaine sur le climat, avec une marge d'incertitude estimée à 20 %.

Ce déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre entraîne un ensemble de conséquences : une modification de la circulation atmosphérique, une intensification du cycle de l'eau (avec des records de précipitations et des sécheresses, plus fréquentes du fait d'une vidange plus rapide des sols par l'évaporation et la transpiration des plantes), une augmentation de la fréquence et de l'intensité des extrêmes chauds et une diminution pour les extrêmes froids, une accentuation des conditions favorables aux incendies de forêt, une augmentation de la proportion des cyclones tropicaux intenses, une élévation du niveau des mers (en accélération depuis les années 90) et une augmentation du nombre d'évènements de très haut niveau marin (submersions côtières, tempêtes, marées, etc.). Les enjeux pour le littoral et les zones de basse terre sont majeurs.

L'accentuation du réchauffement climatique produira des effets multiplicateurs à chaque région du globe, en tendance et avec des extrêmes, le cas échéant au-delà des seuils de tolérance de nos écosystèmes ou de nos infrastructures.

Chaque fraction de réchauffement supplémentaire compte et emporte des risques importants pour la préservation des écosystèmes (récifs de coraux, perte d'habitats des espèces, dépérissement des forêts, inondations pluviales et côtières, etc.) et la sécurité humaine (en termes de santé publique, de sécurité alimentaire, de déplacements climatiques et au regard des droits humains fondamentaux).

À cet égard, il convient de noter que le réchauffement climatique accentue les risques d'insécurité alimentaire découlant déjà de la pression démographique et de choix socioéconomiques ne mettant pas nécessairement l'accent sur la soutenabilité. Le niveau des rendements agricoles est directement affecté par le réchauffement : chaque céréale atteint son rendement maximal en deçà d'un certain niveau de température, au-delà de ce seuil, les rendements chutent drastiquement. Les terres sont une ressource critique et sous pression croissante, ce qui menace la sécurité alimentaire. Les choix d'utilisation des terres, d'évolution vers des modes de production et de consommation résilients et diversifiés, et de lutte contre l'extrême pauvreté, permettent de limiter ces risques alimentaires.

Les risques liés au changement climatique apparaissent par ailleurs disproportionnellement plus élevés dans les régions proches de l'arctique, les régions semi-arides et de climat méditerranéen, les zones de basse terre, deltas et petites îles, ainsi que les pays au développement moins avancé. Nos territoires ultramarins sont particulièrement concernés. Dans ces régions, un réchauffement de 1,5 à 2,5 degrés, soit le niveau actuel, pourrait affecter plusieurs centaines de millions de personnes, avec des effets croisés et en cascade : exposition aux aléas climatiques, destruction des écosystèmes et des activités associées, diminution des rendements agricoles et du potentiel de pêche, réduction de la disponibilité en eau pour les villes et l'agriculture et des capacités de production d'hydroélectricité, basculement dans la pauvreté.

Nous avons aujourd'hui mis en mouvement les composantes les plus lentes du système climatique, à savoir l'océan et les calottes polaires. Toutefois, si la montée du niveau des mers apparaît inéluctable, son rythme et ses conséquences dépendront de l'ampleur du réchauffement climatique et des actions d'adaptation mises en oeuvre pour réduire ou retarder les risques associés : systèmes d'alerte, ouvrages de protection, avancée ou repli planifié, solutions fondées sur la résilience des écosystèmes côtiers et marins, réductions des autres pressions locales.

À cet égard, les populations les plus vulnérables et les plus directement exposées apparaissent être souvent celles dont la capacité de réponse est la plus faible. Les conséquences pour l'océan sont majeures : un océan plus chaud, affecté par l'acidification, a des répercussions sur la vie marine, sa répartition et sa productivité. Le potentiel de prises de pêche a déjà diminué et continuera à décroître dans les régions tropicales. Les communautés qui dépendent des produits de la mer seront confrontées à des risques pour leurs revenus, leur sécurité alimentaire et leur santé nutritionnelle. Face aux conséquences irréversibles et à long terme du réchauffement climatique, le dernier rapport spécial du GIEC a souligné l'urgence à agir de manière « ambitieuse, coordonnée et tenace ».

Au-delà du changement climatique déjà impulsé et inévitable, notamment du fait de l'inertie de nos infrastructures, le niveau de réchauffement à venir dépendra des émissions nouvelles de CO2, de leur cumul avec les émissions passées et présentes et de l'effet net des autres facteurs (méthane, oxyde nitreux, particules de pollution, etc.).

Au-delà de 2050, les tendances dépendront radicalement des choix opérés dans le monde entier : l'Accord de Paris sur le climat a fixé un objectif de limitation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés voire à hauteur de 1,5 degré, ce qui implique la nécessité d'une diminution forte et coordonnée des émissions mondiales de gaz à effet de serre d'ici 2030, dans l'optique d'atteindre le plus rapidement possible un « net zéro » afin de mettre fin aux effets cumulatifs dont je viens de parler.

À cet égard, la vitesse à laquelle nous serons capables de transformer nos infrastructures (modes de transports, systèmes de chauffage, usines, etc.), en utilisant toutes les options bas carbone disponibles, constituera un facteur clé.

Contenir le réchauffement en dessous de 2 degrés nécessite de mettre en oeuvre des transitions qui combinent adaptation, gestion des risques, résilience et décarbonation profonde, dans tous les grands systèmes de production : énergie, utilisation des terres, systèmes urbains, production industrielle, grandes infrastructures. Pour ce faire, il conviendra de s'appuyer sur des ruptures technologiques et des financements adaptés. Ces transitions nécessiteront également une évolution des comportements afin d'agir sur la demande, une diminution rapide de l'utilisation du charbon et des énergies fossiles et une réorientation des investissements vers les options bas carbone et l'efficacité énergétique : d'ici à 2050, on estime que le besoin en financement de cette transition nécessite des montants 5 à 6 fois plus importants qu'aujourd'hui.

De nombreux leviers liés au système alimentaire devront également être actionnés : élimination des pertes et gaspillages, changement des modes de production, de transformation et de consommation, gestion des risques, diversification des régimes alimentaires et augmentation de la part des protéines végétales. Le système alimentaire dans sa globalité, depuis la production jusqu'à nos poubelles, concentre aujourd'hui près d'un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et souffre d'une grande vulnérabilité face au changement climatique.

Pour contenir la trajectoire de stabilisation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés, il est nécessaire de poursuivre l'élimination du CO2 déjà accumulé dans l'atmosphère, pour compenser les émissions résiduelles, voire produire des émissions nettes négatives.

Dans ce cadre, il est indispensable de considérer les co-bénéfices des solutions de préservation, restauration ou renforcement des puits naturels de carbone, de production massive de biomasse pour l'énergie ou d'afforestation. Toutefois, il convient de tenir compte également des effets potentiellement néfastes de celles-ci pour la biodiversité, la sécurité alimentaire, la disponibilité en eau ou encore les droits fonciers des populations locales.

Un déploiement soutenable des solutions d'adaptation au changement climatique et de diminution des émissions de gaz à effet de serre devra être privilégié, en envisageant localement les profils de synergie ou de compromis de chaque solution dans toutes les dimensions de la soutenabilité : sociale, économique et environnementale.

L'enjeu serait ainsi de ne pas positionner l'action pour le climat dans un silo ou une boîte, mais au contraire de l'intégrer à une vision d'ensemble, pour construire des transformations profondes qui soient à la fois éthiques, équitables, justes, protectrices de la biodiversité et respectueuses des droits fondamentaux, en particulier des plus vulnérables et des plus exposés.

La faisabilité d'une telle transformation emporte des enjeux de coopération, à tous les niveaux de décision, d'éducation, de formation et de rapport à la science afin de permettre à chacun de se projeter vers un avenir désirable et souhaitable, de développer l'innovation technologique et sociale, pour développer des solutions « frugales » abordables pour tous et qui s'appuient sur la nature, de trouver un financement adapté et de définir une gouvernance opérationnelle. La répartition de la responsabilité, historique et actuelle, des conséquences du changement climatique, entre les régions et les générations, en fonction des vulnérabilités et des capacités à agir en fait profondément un enjeu de justice. En France, deux tiers de la population sont exposés directement aux aléas climatiques.

Ces éléments scientifiques soulignent à quel point chaque fraction de réchauffement climatique supplémentaire ou évitée, chaque tonne de gaz à effet de serre émise ou évitée, chaque année et chaque choix comptent.

Pour conclure, il me semble effectivement essentiel d'inscrire l'action pour le climat et la biodiversité au coeur des valeurs de la République, aux côtés des règles fondamentales du vivre ensemble et des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité.

M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - Le Sénat a également pour rôle de diffuser de la connaissance, pour objectiver les débats qui traversent notre société. À ce titre, les interventions proposées lors de cette table ronde sont tout à fait intéressantes.

Je souhaiterais désormais recentrer nos échanges sur le projet de loi constitutionnelle que nous sommes chargés d'examiner.

Quelle pourrait être la valeur ajoutée, par rapport à la Charte de l'environnement, de la proposition faite de compléter l'article 1er de la constitution ? Depuis 2005, une telle disposition aurait-elle empêché des extinctions et la dégradation de la biodiversité que vous évoquiez ?

En tant que scientifiques, la phrase proposée par l'exécutif suite aux travaux de la Convention citoyenne en ajout à l'article 1er de la Constitution vous paraît-elle satisfaisante ? Le cas échéant, si vous aviez la plume du constituant, quelle formulation proposeriez-vous ?

Êtes-vous optimistes quant à la possibilité pour les pouvoirs publics de satisfaire aux obligations nouvelles qu'une telle révision constitutionnelle instaurerait ?

L'inscription de telles obligations au seul niveau national serait-elle de nature à produire des effets mesurables sur la biodiversité et le climat ? La protection de l'environnement à cette échelle serait-elle utile, même en l'absence d'un cadre de coopération internationale organisé, au-delà des COP climat et biodiversité ?

Enfin, l'appréciation, par le juge constitutionnel, des efforts menés en faveur de la protection de l'environnement serait-elle aisée ? Quels indicateurs scientifiques pourraient pour cela être pris en compte ?

M. Jean-Michel Houllegatte. - Nous sommes tous convaincus de la nécessité de faire évoluer notre rapport à la nature, en opérant un changement de paradigme, pour passer d'une logique de domination et d'exploitation de la nature à une logique de coopération respectueuse voire fraternelle avec elle.

Cependant, ce changement de relation ne doit pas nous conduire à une forme de divinisation de la nature, car celle-ci a parfois des travers. Les écosystèmes abritant la biodiversité demeurent très vulnérables aux invasions biologiques - je pense notamment au chiendent qui colonise les herbus littoraux, au frelon asiatique ou encore au rat musqué  -, vis-à-vis desquelles l'Homme a un rôle de régulation à jouer.

La question se pose donc de la place de la main de l'Homme dans la préservation de l'environnement et de la diversité biologique. La révision constitutionnelle proposée est-elle de nature à favoriser cette régulation ou au contraire à l'obérer ?

M. Olivier Jacquin. - Je fais le constat que nous n'entendons plus aujourd'hui de propos climatosceptiques au sein du Parlement. Toutefois, le rapport de notre société au réchauffement climatique demeure complexe : le président de l'Association des 150 a décrit cette relation comme similaire à celle d'un fumeur avec son médecin. Bien qu'ayant connaissance des risques, le fumeur poursuit dans son addiction, jusqu'à ce que son médecin lui annonce qu'il est trop tard. Ceci renvoie à la question soulevée lors de cette table ronde : « l'Homme saura-t-il s'adapter à lui-même ? ».

Des propositions intéressantes viennent de nous être présentées, reposant sur des mutations potentiellement accessibles et pas trop effrayantes. Comment rendre ces propositions et ce futur véritablement désirables, pour en finir avec notre addiction au carbone ?

M. Bruno David. - La phrase proposée par l'exécutif à l'article 1er de la constitution ne repose pas sur une formulation scientifique. Je livrerai donc à son sujet un commentaire de citoyen, par ailleurs scientifique. Cette révision me paraît souhaitable, car susceptible de participer à une prise de conscience et de contraindre à une certaine action.

Certes, les climato-négationnistes sont aujourd'hui de moins en moins nombreux. Mais, il est urgent de passer à l'action en faveur du climat et de la biodiversité. La révision constitutionnelle proposée pourrait donner une impulsion en ce sens.

La question se posera des limites à instaurer, pour que les actions mises en oeuvre ne puissent pas être contestées en tout lieu et à tout moment. Néanmoins, une telle obligation d'action serait de nature à nous rendre davantage optimistes.

Vis-à-vis de la biodiversité, nous devrions pouvoir agir ici et maintenant, en misant sur les capacités de résilience des espèces en deçà de certains seuils. Des résultats visibles localement et offrant un réel retour sur investissement, y compris en termes de rapport contraintes\bénéfices pour les citoyens, peuvent être obtenus relativement rapidement, ce qui est gratifiant.

Il en va de même pour les actions à mettre en oeuvre autour des enjeux d'alimentation, que ce soit en matière d'évolution des modes de production agricole, de consommation ou de gestion des ressources marines.

Vis-à-vis du climat, compte tenu de l'inertie du système climatique, les résultats pourraient n'être visibles que dans quelques décennies. Il pourrait également être plus difficile d'agir seuls. Pour autant, ceci ne saurait justifier une inaction, au regard des conséquences potentielles du réchauffement climatique.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - La formulation proposée me semble relever davantage du registre juridique que du champ scientifique et s'apparente plus à un marqueur de choix de société. Cette formulation, qui reprend des termes utilisés couramment, me conviendrait donc.

Pour ce qui est de la pertinence d'agir au niveau national, il convient de garder à l'esprit que les actions menées localement peuvent produire des effets en cascade, tant sur la biodiversité que sur le climat. En pratique, les importations représentent aujourd'hui la moitié de l'empreinte carbone des populations vivant en France. Des leviers d'action existent sur ces filières d'approvisionnement, le cas échant dans le cadre européen en agissant sur le cahier des charges des commandes, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre importées ou les phénomènes de déforestation associés.

La Charte de l'environnement, quant à elle, n'a pas conduit à une évaluation des lois et des budgets sous l'angle de l'adaptation au changement climatique, des émissions de gaz à effet de serre ou des conséquences pour l'environnement. Elle n'a pas conduit à la mise en place de formations autour de ces enjeux dans le système éducatif ou à l'attention des acteurs des collectivités. Elle n'a pas non plus conduit à une réelle prise en compte de ces enjeux dans la commande publique. Cette charte, si elle était nécessaire, n'a pas été suffisante pour impulser une action en faveur de la préservation de l'environnement. Aujourd'hui, l'enjeu serait de positionner cette action au coeur des valeurs et des principes de la République, pour que les règles fondamentales de notre société ne soient pas déconnectées des milieux naturels dont elle dépend.

En France comme dans d'autres pays, le déni de l'influence de l'Homme sur le climat et de la sévérité des risques liés au changement climatique tend effectivement à s'atténuer. Cependant, des discours de l'inaction se développent. Des chercheurs en sciences sociales ont cartographié les discours d'inaction les plus fréquents. Le premier consiste à se dédouaner, en disant que nous ne pesons rien à titre individuel et que la responsabilité est collective. D'autres types de discours renvoient la responsabilité aux seuls individus, sans prendre en compte l'incidence de l'organisation des activités et du cadre réglementaire et juridique qui s'impose à tous. Les troisièmes types de discours reposent sur la résignation, considérant les transformations vaines ou trop lentes, en se focalisant non pas sur les actions possibles, mais sur ce qui nous échappe. D'autres mettent l'accent sur les effets indésirables de certaines actions, en préférant des politiques publiques perfectionnistes plutôt que pragmatiques. Un dernier type de discours plaide pour des actions non-transformatives, assorties d'encouragements plutôt que d'obligations. L'enjeu est de comprendre ces postures, qui conduisent à repousser des transformations pourtant indispensables pour agir sur le climat et la biodiversité.

Depuis les années 70, nous ne cessons d'affiner les constats concernant le changement climatique et l'influence de l'Homme sur le climat. Pour autant, cette accumulation d'éléments scientifiques et les négociations internationales successives peinent à générer des actions à la hauteur des enjeux. Il conviendrait donc d'impulser des changements structurels profonds, pour construire un nouveau cadre - les enjeux environnementaux n'ayant jusqu'ici guère été pris en compte dans le cadre juridique et constitutionnel de nos sociétés.

Enfin, je préciserai que la préservation de l'environnement a vocation, selon moi, à recouvrir les écosystèmes et la biodiversité, le climat, ainsi que la qualité de l'eau et de l'air.

M. Chris Bowler. - La révision proposée ne repose effectivement pas sur une formulation scientifique. Toutefois, elle contribuerait à une salutaire prise de conscience. Il s'agirait d'un bon signal adressé aux Français, pour leur faire comprendre que le climat et la biodiversité constituent les grands enjeux actuels. La plupart des Français ne s'inquiètent aujourd'hui pas véritablement du changement climatique et de la perte de la biodiversité. Le travail de sensibilisation en direction du grand public demeure donc important.

Il s'agirait également d'un message important adressé à la communauté internationale, dans le prolongement de l'Accord de Paris.

En parallèle, il conviendrait aussi d'insister sur les liens entre le climat et la biodiversité : aujourd'hui, le grand public n'est pas en mesure de définir les contours précis que recouvre la notion de biodiversité et n'a pas de vision claire de son articulation avec le climat.

Autour de ces enjeux, l'important serait également de diffuser un message optimiste. En pratique, les défis qui se présentent à nous génèrent de nombreuses opportunités, pour les jeunes notamment, qui devront être créatifs pour trouver des solutions innovantes autour de l'alimentation, de la décarbonation des industries, de l'évolution des modes de transport ou de l'élimination du CO2 de l'atmosphère. Nous ne sommes pas confrontés à une situation sans issue ou de fin du monde. Il conviendrait donc de présenter aussi la crise comme une source d'opportunités.

Pour ce qui concerne la place de la main de l'Homme dans la régulation de l'environnement, il convient de souligner que, jusqu'ici, nos interventions, que ce soit le biocontrôle, l'introduction de nouvelles espèces ou la modification des écosystèmes, ont souvent eu des effets contraires ou se sont révélées peu efficaces, en faisant émerger d'autres problèmes. Cependant, nous apprenons continuellement. Nous acquérons progressivement une meilleure compréhension du fonctionnement du système terrestre et de son articulation avec le vivant. À l'avenir, il sera nécessaire d'envisager de nouvelles manières d'intervenir sur l'environnement, en tenant compte des interactions et interdépendances entre toutes ses composantes.

Du reste, il n'existe plus aucun milieu sur Terre n'ayant pas été touché par l'Homme - des concentrations de plastique et de CO2 se retrouvant jusqu'au fond de l'océan. Notre rôle consiste aujourd'hui en la préservation de la nature et de la biodiversité, que nous avons déjà modifiées.

M. Gilbert Favreau. - Dans le discours d'inaction ou de justification de la situation actuelle évoqué, on retrouve souvent l'argument selon lequel les émissions mondiales de CO2 sont générées à plus de 50 % par les trois pays les plus peuplés du monde. Dans ce contexte, le discours de nombreux Français est de dire que, dans l'espace clos que constitue la planète, leurs efforts seront vains.

Pensez-vous malgré tout que, si nous Français faisons des sacrifices majeurs, nous pourrons bénéficier, demain, d'une réaction collective mondiale ?

Mme Évelyne Perrot. - Je souhaiterais pour ma part insister sur l'importance de mieux communiquer en direction du monde agricole. Les agriculteurs sont aujourd'hui conscients des enjeux liés au climat et à la biodiversité. Cependant, ils sont très inquiets pour le devenir de leurs professions et se sentent à la fois incompris et isolés. Les agriculteurs sauront faire évoluer leurs pratiques s'ils sont écoutés et correctement accompagnés.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - Les plus gros émetteurs de CO2 dans le monde sont aujourd'hui les États-Unis, la Chine et l'Union européenne : nous en faisons donc partie. En termes d'émissions par habitant, en tenant compte des importations, nous figurons également parmi les populations ayant l'empreinte carbone la plus importante. Nous avons donc, en France, une responsabilité à agir, d'autant que nous en avons la capacité.

Pour ma part, je ne parlerais pas de « sacrifices » à faire. Dans les entreprises, dans le monde de la finance, au sein des collectivités locales ou dans le monde universitaire, il est davantage question de transformations à opérer et d'opportunités à saisir.

Au niveau individuel, trois grandes catégories de choix se présentent à nous pour réduire notre empreinte environnementale : les pratiques qui consistent à éviter, à déplacer, en privilégiant d'autres façons de faire et à améliorer, en termes d'efficacité énergétique notamment. Sans parler de sacrifices, il est ainsi nécessaire de comprendre ce que l'on peut transformer, déplacer et abandonner.

À cet égard, il convient de souligner que, durant la crise sanitaire, les entreprises les plus engagées en faveur de la transition énergétique ont affiché la meilleure résilience. Le fait de se projeter vers des transformations complexes, de contribuer à l'action collective et de bâtir des filières responsables reposant sur des compétences, des emplois durables et un rapport plus apaisé à l'environnement apparaît ainsi porteur de résilience.

La révision constitutionnelle proposée permettrait ainsi une projection vers un meilleur avenir, dans un esprit de construction plus que de sacrifice, afin de parvenir à un vivre ensemble plus apaisé.

Dans le cadre de l'élaboration du rapport du GIEC sur l'utilisation des terres dans un climat qui change, nous avons par ailleurs beaucoup travaillé avec la FAO. Nous avons également pu bénéficier d'échanges directs avec des acteurs du monde agricole.

De fait, les acteurs du monde agricole connaissent bien les enjeux liés au climat et à la biodiversité. Ils sont parmi les premiers concernés par les phénomènes de canicule, d'inondation ou de sécheresse ou les infestations induites par des hivers plus doux, etc. Ils ont aussi conscience des transformations constantes à mener et s'y engagent. Ils se mobilisent également par le biais de la FNSEA ou de la Confédération paysanne, pour porter des solutions en faveur du climat.

Cependant, il conviendrait aussi de réfléchir à une évolution du système d'aides accordées aux agriculteurs, pour que celles-ci soient plus justes et porteuses de moins d'effets indésirables sur la qualité de l'eau, les écosystèmes et la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit d'un défi majeur.

Je souligne par ailleurs que je supervise actuellement la rédaction du prochain rapport du GIEC sur l'état du climat à l'échelle globale et régionale. À travers ce rapport, qui devrait être publié à l'été 2021, l'objectif est de faciliter l'accès à l'information climatique, sous la forme d'un atlas interactif. L'enjeu serait de permettre au plus grand nombre de décideurs de s'approprier cette information climatique.

En complément, le travail mené par le monde académique en liaison avec les acteurs de terrain, du monde agricole notamment, nécessiterait d'être renforcé et davantage soutenu, y compris dans le cadre des financements publics de la recherche. Pour soutenir les transformations et l'action, nous avons aujourd'hui besoin de co-construction et de décloisonnement, entre les domaines académiques et vis-à-vis des acteurs de terrain. Les institutions sont pour l'instant insuffisantes : à ce titre, il serait opportun de soutenir les groupes régionaux d'experts sur le climat, où des échanges fructueux entre les acteurs ont lieu. L'enjeu serait ainsi de mieux définir les connaissances à produire et à partager pour accompagner l'action et les prises de décisions.

M. Bruno David. - Ne soyons pas trop pessimistes : de nombreux projets de science participative, auxquels les citoyens prennent part, se développent aujourd'hui. Le Muséum d'histoire naturelle a ainsi mis en place un programme transversal de science participative, autour de la filière agricole. Dans ce cadre, nous réunissions des acteurs du monde agricole, des horticulteurs, des maraîchers, des citoyens pour qu'ils échangent sur leurs pratiques, leur perception des enjeux.

Au sein du monde agricole, on retrouve effectivement un sentiment d'incompréhension, autour de la présence en France des grands prédateurs notamment. Sur ces sujets, il convient de sortir d'une logique d'affrontement, pour avancer ensemble.

Nous avons aujourd'hui une grande question à aborder ensemble : comment habiter la Terre, avec quelle éthique vis-à-vis de la planète et de nos territoires ? Ceci pose la question des limites à instaurer pour l'espèce humaine dans un monde fini. Quelle limite à nos ambitions, au consumérisme, à nos comportements ? L'espèce humaine a déjà repoussé à l'extrême ses limites. Il nous faut désormais envisager la manière de les gérer.

Cette révision constitutionnelle adresserait un signal fort en ce sens, en France comme à l'international. L'enjeu serait ainsi d'inscrire cette prise de conscience dans le texte constitutionnel, qui serait incitative pour passer à l'action, en envisageant éventuellement d'autres limites pour ne pas paralyser l'action des pouvoirs publics.

La France pourrait s'enorgueillir d'être le premier pays au monde à s'être engagé aussi clairement dans cette voie, comme elle peut être fière d'avoir rédigé la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen au moment de la Révolution française.

M. Chris Bowler. - Un meilleur dialogue entre les acteurs et les disciplines apparaît effectivement nécessaire. Pour opérer un tel décloisonnement, le point de départ devrait être l'éducation. Il conviendrait d'introduire une plus grande souplesse dans le système éducatif, pour faciliter les passerelles entre les parcours et ainsi permettre à chacun d'acquérir tout au long de sa scolarité des notions scientifiques, de sciences sociales, mais aussi de gouvernance.

En pratique, il n'existe pas de science de l'environnement, ce n'est pas une discipline en tant que telle. Les acteurs travaillant dans ce domaine doivent maîtriser des notions physiques, chimiques et écologiques, mais aussi des notions de gouvernance et de sciences sociales. Or, cela demeure difficile dans le système actuel. Il conviendrait donc de décloisonner les disciplines pour une meilleure maîtrise par chacun des enjeux.

M. Jean-François Longeot, président. - Je retiendrai de cet échange la nécessité de faire passer un message optimiste, sans opposer les mondes.

L'accent a également été mis sur le nécessaire travail de sensibilisation à mener en direction du grand public. Nous avons aujourd'hui tous plus ou moins conscience des enjeux. Cependant, nous ne nous sentons pas nécessairement tous concernés.

L'éducation a un rôle essentiel à jouer en la matière. En milieu scolaire, nous pourrions peut-être nous appuyer sur des intervenants davantage spécialisés dans les domaines de l'environnement il nous faudrait également pouvoir faire davantage le lien entre la biodiversité et le climat.

Enfin, je retiendrai de cette table ronde la nécessité pour l'Homme souhaitant répondre à son destin de constamment s'interroger, sur lui-même, son origine et son avenir.

Mme Valérie Masson-Delmotte. - J'ajouterai pour finir que des travaux de recherche ont montré l'importance de la parole politique et de ce que disent les élus pour l'opinion publique et la prise de conscience des enjeux liés à la biodiversité et au climat.

M. Jean-François Longeot, président. - Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 heures.