Jeudi 6 mai 2021

- Présidence de M. Bernard Jomier, président -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition « Dimension territoriale de la lutte contre la pandémie et solidarité de proximité »

M. Bernard Jomier, président. - Mes chers collègues, avant de lancer la première table ronde de la matinée, je souhaitais vous faire un compte-rendu de l'entretien de Roger Karoutchi et moi-même avons eu en début de semaine dernière avec Roselyne Bachelot au sujet des recommandations formulées par notre mission commune d'information en matière de réouverture des lieux culturels.

La ministre nous a rappelé que le haut niveau de circulation du virus n'avait pas permis jusqu'ici de rouvrir les établissements culturels, le Président de la République ayant, depuis l'origine, conditionné leur réouverture, à compter du 15 décembre 2020, à la maîtrise de la circulation du virus sur le territoire. Elle a souhaité démentir l'idée que la culture serait moins bien lotie en France que dans le reste de l'Europe : d'une part, parce qu'une minorité de pays européens ont aujourd'hui autorisé les réouvertures et que celles-ci ne concernent que certaines catégories d'établissements ; d'autre part, parce que les établissements culturels ont été bien plus soutenus en France que dans d'autres pays.

Elle nous a fait savoir que le Gouvernement partageait très largement les propositions que nous avons émises. Le calendrier de levée des restrictions présenté par le Président de la République le 29 avril, soit quelques jours après notre entretien, le démontre effectivement : réouverture le 19 mai des musées, cinémas et théâtres, c'est-à-dire au même moment que les commerces actuellement fermés ; progressivité des jauges ; levée totale de celles-ci à compter du 30 juin pour rendre possible la saison des festivals, moyennant la présentation d'un pass sanitaire ; dégressivité des aides ; confirmation de l'organisation des concerts-tests de Paris et de Marseille fin mai... Nous pouvons dire que nous avons été tout de même entendus.

Il n'y a que deux points au sujet desquels la ministre de la culture s'est montrée réservée et que Roger Karoutchi lui a rappelés.

Le premier, c'est la territorialisation. Elle a estimé que sa mise en oeuvre pourrait se révéler complexe à partir du moment où les déplacements ne feraient plus l'objet de restrictions. Rien n'interdirait alors, nous dit-elle, que des personnes venant de départements plus touchés par l'épidémie de se rendre dans les départements dans lesquels les lieux culturels ont rouvert, au risque d'engendrer un rebond de l'épidémie dans ces départements.

L'autre proposition à laquelle la ministre ne s'est pas montrée favorable, c'est de conditionner la réouverture des lieux culturels à une autorisation du préfet. Vous vous souvenez que nous avions proposé cette solution pour pouvoir adapter la jauge en fonction de la configuration des lieux et ainsi rouvrir certains établissements plus rapidement. Mais la ministre craint les dissensions qu'une telle différenciation pourrait créer au sein du monde de la culture, très attaché selon elle au principe d'égalité. Elle estime par ailleurs que notre pays ne dispose pas des moyens humains et matériels pour procéder à une telle labellisation dans le délai imparti. Elle retient en revanche l'intérêt de cette idée pour d'éventuels épisodes pandémiques ultérieurs, à condition d'avoir formé dans l'intervalle des personnels à cet effet, ce qui suppose une mobilisation des agences régionales de santé (ARS) en ce sens.

Nous avons beaucoup insisté auprès de Roselyne Bachelot sur le fait que l'uniformité des décisions ne correspondait pas aux attentes des Français : la crise que nous traversons l'a une nouvelle fois largement démontré et c'est la raison pour laquelle notre mission a d'ailleurs décidé de consacrer en partie la suite de ses travaux à cette question.

Quoi qu'il en soit, la ministre n'a pas caché que la situation sanitaire restait encore fragile et qu'elle voulait à tout prix éviter le « stop and go ». Elle s'est dite confiante en revanche sur la qualité de la reprise dans le secteur de la culture une fois celle-ci possible.

Voilà les différents éléments dont je souhaitais vous faire part pour vous permettre de disposer des mêmes informations que nous.

Je vous propose maintenant d'entamer nos travaux consacrés à la dimension territoriale de la crise sanitaire, à ses conséquences sur les relations institutionnelles entre l'État et les collectivités territoriales.

Je vous rappelle que notre mission a souhaité recueillir au plus près du terrain les sentiments et propositions des élus. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé une consultation en ligne, qui rencontre un très grand succès et se prolonge jusqu'à la mi-mai.

Parallèlement, nous avons adressé un questionnaire détaillé aux grandes associations représentant les collectivités territoriales. Il nous est apparu nécessaire de poursuivre notre réflexion afin de tirer les enseignements de la gestion de la crise depuis plus d'un an, notamment sur le plan institutionnel dans la perspective de l'examen du projet de loi dit « 4D ». Je vous rappelle que notre mission d'information revêt une dimension prospective et a vocation à proposer des solutions pour l'avenir.

Je voulais vous remercier d'avoir répondu à notre invitation. Nous comptons sur vous pour nous faire part de votre réflexion et vos propositions. Je remercie également M. Aurélien Delpirou, géographe à l'Université Paris Est, notamment co-auteur d'un récent rapport dans lequel il formule 15 propositions pour refonder l'action territoriale, de s'être rendu disponible pour nous apporter un éclairage extérieur sur ces questions.

Je vous propose de vous céder la parole pour un propos liminaire de cinq minutes environ.

Puis je donnerai la parole à nos deux rapporteurs, Jean?Michel Arnaud et Roger Karoutchi, pour qu'ils puissent vous interroger, avant que l'ensemble des collègues qui le souhaiteraient vous posent à leur tour leurs questions.

Je vous précise que notre table ronde est ouverte à la presse et est retransmise sur Public Sénat.

Pour commencer je cède la parole à l'Assemblée des départements de France (ADF) représentée par son directeur général, M. Pierre Monzani, préfet hors classe.

M. Pierre Monzani, directeur général de l'Assemblée des départements de France. - Merci Monsieur le Président. Ce qui a frappé nos mandants, les présidents et élus départementaux, dans cette gestion de crise sanitaire, c'est que nous avons mis beaucoup de temps à établir un dialogue qui soit constructif et aboutisse à des réalisations concrètes.

L'adaptation de la force de frappe aux réalités diverses du terrain - nous l'avons vu dans la cartographie de la diffusion du virus et des taux d'incidence, et on le voit aujourd'hui dans celle de la vaccination - a souvent été régulée de façon centrale, sans tenir compte des spécificités locales.

À l'ADF nous pensons, et je sais que beaucoup d'élus partagent cette analyse, qu'il y a eu une erreur de cap initiale que nous ne comprenons pas. Je l'ai d'ailleurs évoquée avec d'anciens ministres de la santé et avec M. Dominique Bussereau, président de notre association.

Alors que tous les plans de gestion des épidémies ou des pandémies - livres blancs, plans de défense... - prévoient que, dès lors que l'on passe en phase épidémique, ce n'est plus le ministre de la santé mais celui de l'intérieur qui prend les commandes, comment a-t-on pu faire le contraire en mars 2020 ?

Comment cette erreur d'aiguillage a-t-elle pu être commise ? Comment a-t-on pu confier la gestion de la crise sanitaire au ministère de la santé - qui, comme chacun le sait, n'est pas logisticien - et à des ARS, ayant succédé aux ARH - qui, par nature, ont une lecture de régulation budgétaire, notamment pour ce qui a trait aux budgets hospitaliers - qui ne sont pas faits pour cela ?

C'est un peu comme si  l'on demandait à un chef de bureau - corporation éminemment respectable - de Bercy de gérer un tremblement de terre ou une catastrophe de sécurité civile.

Le ministère de la santé et des ARS campaient sur des positions très souvent rigides ; Vous en avez tous en tête des exemples de dysfonctionnement que cela a entraîné.

J'ai moi-même eu souvent maille à partir avec le cabinet du ministère au sujet : la lenteur à mobiliser les laboratoires départementaux d'analyse pour participer au dépistage du virus SARS-CoV-2 au moyen des tests PCR. Il s'agit, comme vous le savez, de laboratoires de biologie animale mais un biologiste peut très bien traiter, à compétences égales, des analyses humaines à condition de disposer du matériel adéquat.

Dans les laboratoires départementaux, nous avions une capacité de 20 0000 tests PCR et 80 000 tests antigéniques par jour. Dès le mois de mars 2020, nous disposions donc d'une « puissance de feu » de 100 000 tests par jour. Mais il a fallu des semaines de combat pour que les laboratoires d'analyse entrent en lice, et encore de façon partielle. En effet, une fois cette possibilité ouverte, ils ont été assez peu fournis en matériel, comme s'il y avait une vengeance de terrain, après que nous avions gagné notre bras de fer.

Nous avons alerté le gouvernement et le ministère de la santé sur le sujet dès le début de la crise, avant même la mise en place du confinement, vers le 10 mars. Or, le décret n'est paru que le 5 avril. Je vous laisse mesurer les conséquences de ce retard, à raison de 100 000 tests quotidiens.

L'autre exemple que je citerai concerne les possibilités d'intervention économique des départements.

À la suite des inondations survenues dans le département de l'Aude, la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) a été modifiée, afin que les départements puissent intervenir en octroyant des aides économiques en cas de catastrophe naturelle.

Dans une grande naïveté sémantique, nous pensions qu'un virus pouvait s'assimiler, dans ses conséquences, à une catastrophe naturelle. De même que Dominique Bussereau, président du conseil départemental, avait pu débloquer des crédits pour aider des entreprises victimes d'une tempête en Charente-Maritime, nous imaginions pouvoir aider des entreprises victimes de cette autre tempête provoquée par le virus.

Certains préfets, faute de directives nationales claires, ont autorisé ces aides, d'autres ont immédiatement exercé leur contrôle de légalité, sans que ce flou juridique soit dissipé. S'il ne s'était agi que d'un problème juridique, cela n'aurait pas été grave mais cette absence de ligne claire a eu pour conséquence de changer le sort des entreprises selon les départements où elles étaient situées. Là où les mains que nous tendions n'ont pu être saisies, des faillites sont survenues, alors qu'elles ont pu être évitées ailleurs.

Nous avons retrouvé cette même articulation déficiente dans la campagne de vaccination ; mes amis du bloc communal pourront vous la décrire avec plus de précisions que moi. Les cartes de la vitesse de vaccination et celle de la vitesse de propagation du virus, ne coïncident pas, comme s'il y avait des vaccinations galopantes là où le virus trottine, et des vaccinations « trottinantes » là où le virus galope. Pourquoi ? Tout simplement parce que la voix des élus de terrain n'a pas été suffisamment prise en compte. Même si les préfets sont ensuite mieux rentrés dans la danse, le ministre de la santé n'avait pas cette culture de la collaboration avec les élus.

Nous avons vu, à cette occasion, combien les ARS avaient, a fortiori dans les grandes régions, des relais départementaux très insuffisants. Souvent le délégué départemental de l'ARS, malgré sa bonne volonté, se trouve dans l'obligation de demander l'autorisation au directeur général de l'ARS qui lui-même demande l'autorisation au cabinet du ministre de la santé. Or, quand il y a crise - le Président de la République avait dit que nous étions en guerre - ce qui compte, c'est la réactivité du terrain.

Quand en 1940 les armées nazies sont passées par les Ardennes, il aurait fallu que le commandement s'adapte à cette percée inattendue et que nos troupes sur le terrain puissent entrer en mouvement. Il aurait fallu que le général qui commandait au plus près, notamment lorsque les Allemands ont passé la Meuse, puisse disposer des concentrations d'artillerie qu'il n'a pas eues.

Eh bien, en 2020, mutatis mutandis, nous avons eu à peu près le même scénario. Les états-majors du terrain n'ont pas reçu suffisamment l'éclairage que nous, élus locaux, pouvions leur donner. En conséquence, la souplesse d'organisation, qui était essentielle face à cette progression de la pandémie, n'a pas pu se développer.

Voilà à très grands traits ce que je pouvais dire en guise d'introduction sur ce qui est un assez lourd dysfonctionnement dû à une capacité d'écoute et une capacité d'adaptation nettement insuffisantes.

M. Bernard Jomier, président. - Les différents constats présentés par l'Assemblée des départements de France nourriront assurément les travaux de notre mission. Je propose désormais de céder la parole à M. André Laignel, président délégué de l'Association des maires de France.

M. André Laignel, président délégué de l'Association des maires de France (AMF), maire d'Issoudun, président de la communauté de commune du Pays d'Issoudun. - Les propos que j'envisage de tenir au nom de l'association des maires de France recoupent en grande partie ceux qui ont été tenus au nom des départements. Nous partageons le constat d'une vision trop centralisée de la gestion de la crise. Elle l'a été d'autant plus qu'elle s'est appuyée sur un ministère qui ne dispose par des capacités logistiques pour faire face à la pandémie, le ministère de la Santé.

Tout au long de la crise, nous avons pu assister à des défaillances à répétition. Je rappellerai simplement quelques épisodes à l'occasion desquels les maires et les équipes municipales ont été indispensables pour répondre rapidement et efficacement aux attentes de nos concitoyens.

D'abord, l'épisode des masques. Au début de la crise, ce sont souvent les communes qui ont fourni, y compris aux centres hospitaliers, les masques nécessaires pour que les soignants puissent faire leur travail dans des conditions de sécurité satisfaisantes.

Il y a, de la part du Gouvernement, un véritable déni sur l'action qui a été menée. Les communes qui ont été les plus réactives sur ces sujets sont aussi celles qui n'ont pas pu bénéficier de compensations de la part de l'État.

Concernant les dépistages, beaucoup de collectivités territoriales ont mis en place des dispositifs permettant de tester rapidement et efficacement. Aujourd'hui encore, à l'occasion de l'installation de centres de vaccination, les agences régionales de santé (ARS) ne sont pas en mesure, alors que les hôpitaux sont surchargés, de faire face aux flux.

À chaque fois, ce sont donc les maires qui sont sollicités pour intervenir. Cependant, les efforts en structures, en personnels et en finances consentis par les communes ne nous semblent pas être reconnus.

Par ailleurs, il est évident qu'une nouvelle organisation du système de santé est nécessaire, mais est-il normal qu'à l'occasion du Ségur de la Santé, l'AMF n'ait jamais été entendue ?

Ces questions doivent être posées, alors que nous sommes sur le terrain et que ce sont le plus souvent les maires qui sont chargés de répondre au renforcement des exigences sanitaires. La gouvernance des ARS doit être améliorée, mais également celle des centres hospitaliers, au sein desquels les maires devraient présider les conseils d'administration.

Je peux illustrer mon propos dans d'autres domaines que la santé.

Le premier protocole sanitaire envoyé par l'Éducation nationale aux maires représentait au total soixante-quatre pages. La synthèse de sept pages rédigée par l'AMF a été diffusée dans toute la France et est finalement devenue le document de référence, y compris pour l'Éducation nationale. Le document que nous avons produit visait l'essentiel, et avait le mérite de se concentrer sur ce qui était réellement faisable sur le terrain.

Monsieur le président, vous avez rappelé les échanges que vous avez eus avec la ministre de la Culture au sujet de la réouverture des lieux culturels. Quel extraordinaire contresens que celui de croire que les décisions d'ouverture d'un musée ou d'une salle de spectacle doivent être prises au niveau national ! Certains musées disposent de vastes espaces et pouvaient parfaitement rester ouverts pendant les confinements. J'avais notamment proposé de conserver ouvert le musée de ma ville, celui-ci faisant plusieurs milliers de mètres carrés. J'envisageais de réserver trente mètres carrés par visiteur, ce qui était largement supérieur à toutes les normes en vigueur dans les différents secteurs.

Le Gouvernement a, depuis le début, préféré l'esprit de système à l'esprit de finesse. L'esprit de système consiste à toiser tout le monde de la même façon et à prononcer une interdiction générale. À l'inverse, l'esprit de finesse consiste à regarder, sur le terrain, comment des adaptations peuvent être mises en oeuvre.

On pourrait étendre le propos à de nombreux domaines, celui du sport, des associations, ou encore l'économie. En effet, les mesures de restriction d'activités auraient tout à fait pu être adaptées, en s'appuyant sur les élus locaux, dans un dialogue serein et efficace avec les préfets.

Aujourd'hui, le dialogue avec les préfets existe, et il se passe très bien dans l'ensemble. Mais ce dialogue s'arrête souvent bien vite. Concernant les réouvertures, et notamment celles des établissements recevant du public, le préfet se réfère aux instructions reçues par voie de circulaire et, pour les situations qui n'y sont pas définies, doit donc interroger le ministère. Ce dialogue s'avère parfois complexe, même si nous comprenons bien les difficultés auxquelles sont confrontés les préfets.

Mon sentiment est qu'on ne fait pas confiance au terrain. S'il faut en effet encadrer l'action des élus locaux, il ne faut pas pour autant que l'ensemble des règles s'appliquent de façon égalitaire.

La grande leçon de cette période, c'est que nous devons être capables de répartir intelligemment les responsabilités entre un État qui, à force de vouloir tout faire, finit par mal faire, et des collectivités qui sont prêtes à mieux faire mais auxquelles on doit donner les moyens financiers, administratifs et juridiques.

Il faut faire confiance aux élus locaux. Il y en a 500 000 dans notre pays et 90 % d'entre eux se consacrent au service de leurs concitoyens de façon totalement bénévole. Les leçons à tirer devraient aller dans le sens d'une plus grande décentralisation.

M. Bernard Jomier, président. - L'enjeu pour nous est de traduire la confiance que nous avons dans les élus locaux dans la législation et dans les textes qui nous serons soumis. Je cède désormais la parole à M. Aurélien Delpirou en rappelant qu'il est géographe et maître de conférences à l'École d'urbanisme de Paris. Il a récemment publié un rapport contenant quinze propositions pour refonder l'action territoriale. Je suis certain que les propos de Pierre Monzani et d'André Laignel vont vous inspirer des réactions.

M. Aurélien Delpirou, géographe et universitaire, maître de conférences à l'École d'Urbanisme de Paris (Université Paris-Est). - Je vous remercie collectivement d'avoir pris ce risque insensé d'inviter un universitaire au coeur de la représentation nationale dans cette période de suspicion généralisée. Les universitaires sont à votre disposition pour participer aux travaux d'intérêt général : nous ne sommes pas enfermés dans nos laboratoires mais menons des recherches de terrain. À titre personnel, j'ai également été élu d'une commune du Berry.

Je propose de faire un pas de côté, de manière respectueuse vis-à-vis des élus mais également en m'efforçant d'être aussi franc et sincère que possible.

Premier rappel, le virus a touché l'ensemble des territoires, faisant exploser les catégories traditionnelles d'analyse. Si la première vague a été concentrée dans les centres urbains du fait de leur densité, depuis la deuxième et désormais la troisième vague, le virus circule partout, aussi bien dans des départements ruraux que dans les aires urbaines. À ce titre, il est particulièrement difficile de comprendre ses modalités de diffusion.

La circulation du virus est en fait le témoignage d'une France qui n'est plus structurée en grandes catégories de territoires mais dans laquelle les échanges sont très nombreux et très fluides.

Au plan institutionnel, je considère que la principale victime de cette crise demeure la décentralisation à la française. Le virus a montré que la façon dont est envisagée la décentralisation, à savoir selon un mécano complexe de compétences, était inadaptée pour répondre à des crises systémiques comme la crise sanitaire. Cette illusion du jardin à la française, où chaque collectivité pense pouvoir faire mieux que les autres dès lors qu'on lui donnerait plus de compétences et plus de moyens a été très largement remise en question.

On se compare souvent : nombre de vaccinations, de décès par habitant, etc. Ces comparaisons invitent à davantage d'humilité : a-t-on fait mieux que le Royaume-Uni, qui ne compte que 268 communes et qui constitue l'un des États les plus centralisés au monde ? La gestion du local y est confiée à des comtés qui n'ont que peu de moyens et de compétences. A-t-on fait mieux que l'Italie qui est un État fortement décentralisé, dans lequel la santé est une compétence régionale ? On a bien vu les difficultés et conséquences délétères de ce système d'organisation sur la prise en charge des malades.

Enfin, le modèle allemand peut-il être considéré comme un exemple, alors que l'État central n'avait ni les moyens ni les compétences pour organiser les chaînes logistiques et les transferts de malades entre les Länder ?

Du Portugal à l'Italie, de l'Espagne à l'Allemagne, les réponses apportées à la crise ont été des réponses d'opportunités, en fonction des aléas. Je ne vois pas de réponse d'organisation territoriale optimale qui soit adaptée aux défis du XXIe siècle.

Concernant le rapport à l'État, nous avons auditionné beaucoup d'élus dans le cadre du rapport que j'ai rédigé avec Daniel Béhar pour le think tank Terra Nova et que vous avez mentionné en introduction. La fameuse pagaille, au début de l'épidémie, a également été orchestrée par les collectivités territoriales et des élus locaux. On a alors assisté à un concours Lépine des bonnes idées, ainsi qu'à la guerre des masques entre les régions, les départements, les communes et les intercommunalités. Les déclarations de certains élus locaux, au début de la crise, étaient totalement surréalistes. Il y a de quoi être surpris lorsque l'on entend Renaud Muselier commander des vaccins Spoutnik V pour la région Provence-Alpes-Côtes d'Azur, alors qu'il ne s'agit ni de sa compétence, ni de ses moyens.

Chaque collectivité territoriale aurait pu mieux faire. Cependant, la multiplicité des niveaux de compétence n'est pas sans poser de difficultés. En matière économique, la région est cheffe de file, mais il existe également une compétence communautaire, ainsi que celle du département dans certains cas, et évidemment les dispositifs de l'État que vous connaissez bien. Pour les entreprises, nous sommes dans l'illisibilité totale.

Pour conclure, je crois que la solution n'est pas de décentraliser davantage. Avec 35 000 communes, nous avons le même nombre de communes que l'Italie, l'Espagne, le Portugal, l'Allemagne et l'Angleterre réunis. En France, le maire agrège un grand nombre de pouvoirs et ce, de manière unique en Europe. Le maire français, c'est la reproduction d'un jacobinisme à l'échelle locale.

Lorsque l'on parle de réactiver le couple maire-préfet, on envisage de faire revivre une institution qui a aujourd'hui plus de deux cents ans. On fait erreur si l'on pense que ces dispositifs anciens sont encore adaptés à la réalité des crises contemporaines. La réponse est dans la coopération, dans l'amélioration des chaînes de décision et non pas dans l'attribution de compétences fixes et rigides.

Beaucoup d'initiatives ont déjà été prises : solidarité, réciprocité ou encore mutualisation de compétences. Je considère que c'est uniquement de cette façon que l'on pourra gagner en efficacité de l'action publique et éviter le brouillage permanent dans lequel nous nous trouvons.

M. Bernard Jomier, président. - Nous vous remercions pour la clarté de vos propos et pour votre contribution à nos travaux. Au Sénat, nous accueillons très souvent des universitaires. C'est une enceinte parlementaire où, par définition, l'on aime le débat. Nous allons au fond des choses et échangeons des arguments. C'est cela qui fait l'utilité de la vie parlementaire et ce dont l'exécutif devrait se souvenir parfois. Je cède désormais la parole à Farida Adlani, vice-présidente de la région Île-de-France, chargée de la Santé, des Solidarités et de la Famille.

Mme Farida Adlani, vice-présidente de la région Île-de-France, chargée de la Santé, des Solidarités et de la Famille. - J'ai l'honneur de représenter la région Île-de-France. En tant que vice-présidente de la région en charge de la santé, je voudrais faire un état des lieux de la crise sanitaire inédite que nous traversons et qui a conduit notre région à assumer de nouvelles responsabilités, avec pour méthode constante le travail avec tous les acteurs.

Cette situation a été singulière, à la fois par l'ampleur de la crise mais aussi par les réponses pragmatiques qui ont dû y être apportées.

La région Île-de-France a mis en place un plan massif pour soutenir le système de santé et l'ensemble des acteurs. Dès le début de la crise, la présidente Valérie Pécresse a plaidé pour une approche régionalisée. Certains indicateurs attestent d'une grande proactivité de la Région dès la première vague, comme en témoignent les 30 millions de masques commandés grâce aux liens tissés avec la communauté chinoise. Avant le 30 mars, 10 millions de masques étaient déjà distribués.

Cette intervention a été rendue possible par un fort maillage territorial. Nous sommes donc pour une approche territorialisée ; la boucle Whatsapp créée a permis d'obtenir une grande réactivité des élus locaux. Certains maires nous ont indiqué avoir reçu des dizaines de courriels en plein coeur de la crise, avec des injonctions et informations contradictoires, freinant leur intervention.

Nous avons travaillé en lien avec l'ARS, mais l'étroite collaboration avec les services de l'État est antérieure à cette crise. La région Île-de-France est en effet le premier désert médical : dès 2017, nous avons poussé un dispositif pour structurer et financer des centres de santé offrant des soins de proximité. Cette démarche nous a ensuite conduit, dès obtention de l'accord de l'État, à déployer des centres de dépistage dans l'ensemble de l'Île-de-France. Installés aux abords des gares et des centres commerciaux, ces centres fonctionnaient sans rendez-vous. Nous avons par ailleurs organisé des dépistages dans une centaine de villes, grâce à un réseau de bus. Il nous a en effet paru important d'avoir un maillage à la fois dans les zones très urbaines et dans les territoires ruraux. Des dépistages ont également eu lieu dans les lycées. 200  000 tests ont ainsi été proposés sur le territoire.

Tout ce travail a pu être réalisé par les agents de la Région car nous avions anticipé le télétravail, depuis des accords conclus dans le cadre du dialogue social, qui ont donc permis d'assurer cette continuité. Cette dernière a également été assurée dans les lycées, où nous avons distribué tablettes et ordinateurs. Dès septembre 2020, un ordinateur a été distribué, dans toutes les classes de seconde, aux enseignants et aux étudiants, pour assurer la continuité pédagogique. Élue en Seine-Saint-Denis, maire-adjointe de Villepinte, j'ai pu observer le décrochage scolaire de certains jeunes et les grandes difficultés auxquelles ils font face. Ces outils numériques ont contribué à les limiter.

Nous avons par ailleurs augmenté les offres de classes virtuelles, permettant une interaction avec les professeurs, et nous avons aussi déployé des référents numériques pour permettre une bonne coordination dans les lycées. En avril 2021, les classes ont été fermées dès lors que trois infections étaient constatées, ce qui a posé des difficultés de continuité. Nous avons donc permis un doublement du nombre de connexions, et des travaux durant les vacances scolaires ont permis d'assurer une montée en puissance de ce dispositif indispensable de classes virtuelles. Nous avons fait appel à 2  000 contrats d'intérim dans les lycées, qui permettaient aux agents, notamment de cantine, de travailler dans de bonnes conditions.

Nous nous sommes inscrits dans la même démarche de proximité dans le domaine de la réanimation. Bien que non compétente en la matière, la région a créé  500 lits de réanimation éphémères, modulaires, permettant l'intubation, l'approvisionnement en oxygène, et d'éviter les reprogrammations d'opérations chirurgicales. Pour leur installation dans 47 établissements, nous avons bénéficié de dix millions d'euros du programme européen React-EU, permettant un financement à  100 %. Pour les soignants, qui ont payé un lourd tribut, la région a aussi financé 412 salles de repos dans 237 services différents en partenariat avec l'association Solidarité avec les soignants d'Anne Roumanoff.

Je souhaiterais aussi mentionner ce que la région a fait pour les étudiants. Pourtant sans compétence au sens propre du terme au sein des universités, nous avons travaillé étroitement avec leurs présidents et avec les associations, qui nous ont sollicités au sujet des difficultés psychologiques des étudiants comme la détresse ou les tentatives de suicide. Nous avons créée, en lien avec l'association FondaMental, une plateforme de téléconsultation, Écoute Étudiants, qui offre un soutien psychologique. Quelques 26 000 visiteurs s'y sont rendus, soit 37  000 connexions 227  000 pages vues. Les modules les plus consultés sont « je me sens triste », « j'ai des pensées sombres » et « j'ai des difficultés à travailler ». Un quart des étudiants ont consulté deux fois cette plateforme. Au total, 850 consultations, en présentiel ou en distanciel, ont eu lieu, un chiffre en augmentation.

Nous nous sommes rendu compte que certains étudiants dormaient dans leur voiture, ou dans les salles de classe, faute d'hébergement. Nous avons donc ouvert deux hôtels, Porte de Saint-Ouen et Porte de Chatillon, pour leur trouver un logement d'urgence, en lien avec la Croix Rouge, qui assure la coordination toute la journée, et le Crous pour leur trouver ensuite un logement pérenne.

Enfin, nous avons procédé à des distributions de denrées alimentaires à partir du Printemps, dans les campus et dans les villes, via notre réseau de partenaires.

En fonction des questions, je pourrai également vous indiquer ce qui a été réalisé en matière de vaccination, et vous expliciter le lien entre la région Île-de-France et toutes les collectivités, ainsi que les modalités de financement qui ont permis aux maires de mettre en place ces centres de vaccination.

M. Bernard Jomier, président. - Je cède la parole à nos deux rapporteurs.

M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Merci, monsieur le Président. Nous sommes très heureux, M. Delpirou, d'accueillir des universitaires : cette maison est ouverte au dialogue, aux échanges, même si nous constatons des divergences dans l'analyse ou dans les propositions. Je remercie également les représentants des associations d'élus, dont les propos font écho à notre vision de sénateurs de terrain.

Le représentant de l'Association des départements de France a pointé du doigt des dysfonctionnements lourds en termes de capacité d'écoute et une adaptation insuffisante de l'appareil d'État. Ma première question portera sur la chaîne de commandement de l'État. Vous avez mentionné à plusieurs reprises l'erreur d'aiguillage initiale entre le ministère de la santé et des solidarités et celui de l'intérieur ; quelles sont selon vous les axes d'amélioration du processus de déconcentration du pouvoir de l'État dans les territoires, qui pourraient faire l'objet de propositions dans le cadre de ce rapport sur les effets du confinement ?

Deuxième question : M. Delpirou, vous avez expliqué, suite à votre analyse de la crise des « gilets jaunes », que la France n'était pas coupée en deux, que le sujet n'était pas binaire, mais qu'il y avait une multiplicité d'interdépendances territoriales. Je constate qu'à l'occasion de cette crise, le télétravail, les mutations technologiques, l'allongement de l'espérance de vie ont fait apparaître de nouvelles formes de solidarité. Dans la façon dont nos concitoyens réagissent à la crise, n'observe-t-on pas des convergences avec la réorganisation de l'État-Nation, de l'État territorial ? Nous cherchons en effet plus de solidarités familiales dans la sphère privée. Nous développons de nouveaux schémas, modernes mais en même temps traditionnels. Je pense à ces parents qui sont partis télétravailler à la campagne pour être auprès des grands-parents afin que ceux-ci puissent s'occuper de leurs petits-enfants ; n'est-ce finalement pas ce que nous recherchons aussi dans l'organisation de notre appareil administratif, territorial ? Une organisation plus simple, du bon sens, un retour à la confiance dans les territoires, dans les hommes et dans leurs interactions pour trouver des solutions.

M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Je ne suis évidemment pas du tout d'accord avec M. Delpirou. Chacun ses conceptions, mais je considère que 500 000 élus locaux ne sont jamais suffisants quand il faut de la solidarité locale. Ce n'est jamais assez quand vous voyez des familles en difficulté qui se demandent vers qui se tourner ; car quand elles se tournent vers les administrations, elles ont affaire à des téléphones, et non à des gens. Je me félicite qu'il y ait encore dans ce pays un tissu d'élus à même de défendre la solidarité et la démocratie de proximité. Sans cela, la démocratie disparaîtrait.

Pour m'en être occupé dans les Hauts-de-Seine, je suis frappé par la sous-estimation de l'ampleur de la crise par le Gouvernement. Au-delà des questions de dysfonctionnements, nous avons eu le sentiment que l'idée principale était que tout allait s'apaiser une fois le premier confinement terminé. On le constate d'ailleurs dans le fait qu'il n'y a pas eu de déconfinement organisé, pensant qu'il n'y aurait pas de deuxième vague. Nous avons vu les mairies, les départements, les régions, alerter sur le fait que cela ne correspondait pas à ce qu'elles vivaient. Elles souhaitaient des masques, des tests, constatant que la crise n'était pas finie.

Le fait qu'il n'y ait pas eu de territorialisation, de volonté de la part du Gouvernement de distinguer les régions touchées de celles qui ne l'étaient pas, le fait qu'il y ait une sorte d'uniformité alors que l'Île-de-France était très touchée et la Bretagne ne l'était pas, n'est-ce pas ce qui a mis nos collectivités dans la difficulté ? En voulant être uniforme partout, l'État n'a pas apporté de réponse aux difficultés. Elle a donc été apportée par les élus locaux.

Que proposez-vous ? Les communes, départements et régions ont-ils des propositions à faire dans la réorganisation du lien avec l'État en cas de crise, notamment sanitaire ?

M. Bernard Jomier, président. - Voici des questions précises des rapporteurs. Je cède la parole à M. Monzani, de l'ADF.

M. Pierre Monzani. - Du point de vue de la chaîne de commandement, je me permets d'insister : il y a eu une erreur d'aiguillage. Philippe Douste-Blazy, dans son livre « Maladie française », explique le plan pandémie qu'il a mis en place lors de la crise H1N1. Comment dès lors cette terrible erreur d'aiguillage a-t-elle pu avoir lieu ?

Pour paraphraser Georges Clemenceau, qui disait que la guerre était une chose trop sérieuse pour la confier aux militaires, signifiant par-là que sa direction devait relever du champ civil, je dirais que la crise sanitaire est trop sérieuse pour la confier à des médecins et à des ARS. Une question importante à poser à l'exécutif, restée sans réponse depuis un an, est de savoir pourquoi les plans pandémie contenus par exemple dans le livre blanc de la Défense n'ont pas été respectés.

Notre association « Territoires unis » a formulé des propositions en matière de décentralisation de la santé, de gouvernance des ARS et des hôpitaux, d'agence de solidarité à la main des départements, plus souple et plus à l'écoute. Quand on regarde l'écart entre la loi 4D et ce programme, c'est la montagne et la souris. Nos propositions ont été balayées d'un revers de main. Le Premier ministre avait par exemple signé avec l'ADF un accord au terme duquel les départements récupéraient la médecine scolaire, qui ne figure pas dans le projet de loi. La réponse du cabinet ministériel a été qu'il était impossible d'opérer ce transfert en pleine crise pandémique. J'ai la faiblesse de penser qu'au contraire, en raison de cette crise sanitaire, il serait préférable que la médecine scolaire fonctionne mieux ...

Nous devons aller vers plus de bon sens, cette vertu que donne l'expérience du terrain, que les élus et les préfets ont. C'est un vieux couple qui fonctionne très bien et qui donne une famille unie. Inutile de casser la colonne vertébrale de la République ! Il y a des invariants et il y a des phénomènes de mode : le ruissellement des métropoles, le big is beautiful, loin des préoccupations des Français.

Que cela soit en termes de chaîne de commandement, ou de décentralisation de la santé, nous avons fait des propositions, qui sont sur la table.

Une remarque sur le télétravail, présenté comme la panacée : je voudrais souligner que l'entreprise ou le service public sont des lieux qui doivent garantir l'égalité des collaborateurs, sans considération de leur richesse, de leurs origines. Or le télétravail ramène, par définition, les gens à leur condition. Ce n'est pas pareil de télétravailler dans une villa des Yvelines avec piscine, où se trouve un bureau pour chaque membre de la famille, ou de télétravailler dans un studio. Prenons garde à ce que le développement du télétravail ne soit pas un retour aux inégalités.

M. Bernard Jomier, président. - Merci monsieur le directeur général ; je me permets de vous renvoyer vers le rapport de la commission d'enquête, dont Mme Catherine Deroche étions rapporteurs aux côtés de Mme Sylvie Vermeillet, qui analyse les raisons pour lesquelles le plan pandémie n'a pas été activé.

M. André Laignel. - J'ai écouté les propos de notre collègue universitaire avec beaucoup d'intérêt. Je me dois néanmoins de faire part de mon désaccord, notamment lorsqu'il dénonce l'inadaptation de la décentralisation.

Je rappelle qu'en matière sanitaire, aucune décentralisation n'est aujourd'hui appliquée. L'omnipotence de l'État en ce domaine est demeurée la règle et c'est bel et bien la décentralisation qui a été entravée. M. Arnaud demande avec raison qu'une plus grande confiance soit accordée aux acteurs de terrain. C'est en effet essentiel : les seuls acteurs publics dans lesquels la confiance massive de nos concitoyens s'est maintenue au cours de la crise sont les maires. Ce sont eux que la confiance publique désigne comme les premiers interlocuteurs, beaucoup plus que l'État.

Quant aux propositions, je partage tout à fait les propos du directeur général de l'ADF. Nos vues convergent parfaitement en matière de réforme sanitaire, de réforme constitutionnelle et de nouvelle répartition des compétences entre l'État et les collectivités territoriales. Il nous faut un nouvel élan de libertés locales, que je définirais comme inverse de celui de 1982. La première décentralisation a été descendante, celle qui s'annonce doit à présent être ascendante. Il faut bien sûr que l'État conserve les fonctions régaliennes, la compétence de solidarité et celle de l'éducation, mais le reste de l'action publique doit désormais obéir au principe de subsidiarité.

Mme Farida Adlani. - Tout comme mes prédécesseurs, je suis en désaccord avec certains propos de M. Delpirou. Les mesures de restriction étaient certes nécessaires, mais seule une approche territoriale aurait été pertinente.

Pour prendre l'exemple de l'Île-de-France, si le conseil régional n'avait pas commandé de masques de son côté, plusieurs établissements sanitaires en auraient été dépourvus. De même, c'est grâce aux initiatives de Valérie Pécresse, présidente du conseil régional, notamment au rapprochement qu'elle a suscité avec tous les maires de la région, que près de 30 % des établissements d'hébergement des personnes âgées dépendantes (Ehpad), oubliés par l'ARS, ont pu être équipés. La région a commandé des masques adaptés et les a distribués ; les maires ont initié des partenariats avec des couturières pour la confection de masques non hospitaliers. Vous pouvez ainsi constater que l'action d'une collectivité n'est pas incompatible avec l'initiative d'une autre.

En outre, l'action du conseil régional n'était pas concurrente de celle de l'ARS, et les liens particuliers entre les deux instances ont été très profitables.

Il faut une meilleure compréhension entre les acteurs, qui passe par davantage de transparence. J'en retiendrais trois exemples. D'abord, j'aurais pour ma part apprécié qu'une étude spécifique étaye les effets de la fermeture de certains commerces, comme les librairies ou les salons de coiffure. Nous avons, d'autre part, été surpris par la définition des zones de déplacement autorisé : la région ayant la compétence des transports en commun, il aurait été logique que nous soyons associés à la décision. Enfin, pour la distribution des doses de vaccin, le conseil régional n'a jamais été associé, ce qui aurait pourtant pu éviter de créer et d'entretenir des inégalités de traitement territorial.

Cette transparence est nécessaire à l'acceptation sociale des mesures prises par les pouvoirs publics. Elle est indispensable à l'information et à la pédagogie qui doivent accompagner des mesures de restriction. Certains blocages ont été particulièrement nocifs : lorsque le conseil régional a proposé de déployer les tests de dépistage dans les lycées, l'ARS lui a opposé une fin de non-recevoir, qui n'a finalement été levée qu'en mars dernier. Pourtant, l'exemple des barnums installés par le conseil régional aux abords des centres commerciaux avait montré notre capacité à multiplier les dépistages. Grâce à notre seule action, près de 800 préleveurs ont été formés, avec une ambition à court terme d'atteindre le chiffre de 2 000.

M. Aurélien Delpirou. - Je vous remercie de vos remarques et de la courtoisie de notre échange, mais je suis obligé de constater combien il est difficile de faire entendre un message qui s'écarte de paradigmes fortement enracinés dans la culture politique française. Je rappelle n'avoir, à titre personnel, rien à défendre. Monsieur Laignel, je considère que les chercheurs, soucieux d'empirisme, partagent la préoccupation du terrain, autant que les élus.

Je précise que je ne suis pas un défenseur acharné de la centralisation. Nous sommes d'accord sur le déficit d'écoute et de considération dont la haute fonction publique est souvent responsable, ainsi que sur la standardisation des façons de penser et d'agir et sur l'obsession malvenue de l'uniformité. Au risque de vous surprendre, je crains que ces écueils ne soient aussi entretenus par les responsables locaux eux-mêmes, notamment quand ils adoptent des positions victimaires incitant les acteurs nationaux à les penser comme grands ensembles - la « ville contre la banlieue », la « montagne contre le littoral », etc.

Les mécanismes de redistribution des richesses - je vous rappelle que la région Île-de-France produit 32 % du revenu national mais n'en redistribue que 23 % - sont tout de même la preuve que l'État n'a jamais abandonné les territoires et que le rapport n'est pas uniquement vertical.

Monsieur Karoutchi, je pense illusoire de nécessairement associer démocratie et proximité. Les maires, comme tous les élus, sont confrontés à une abstention massive : ils sont été, l'an dernier, élus par moins de 10 % de la population communale. Dans les communes de la petite couronne parisienne, 40 à 50 % des administrés changent de domicile au cours d'un mandat municipal, ce qui d'une certaine façon questionne leur légitimité.

Par ailleurs, le pouvoir d'agir ne réside plus dans les communes, mais se situe à l'échelle de l'intercommunalité, peu satisfaisante en termes de représentativité.

Je rejoins parfaitement M. Arnaud sur le constat qu'il a fait du profond bouleversement engendré par les deux crises des « gilets jaunes » et du Covid et par le retour d'une certaine incantation territoriale. Ces deux crises ont permis que certaines vertus soient remises au premier plan : solidarité, rapport aux espaces ouverts ou à la nature... Mais elles ne doivent pas conduire à considérer naïvement le territoire comme une valeur refuge, où l'on serait comme à l'abri de la modernité. La crise a également montré que le « global » résidait aujourd'hui dans le « local ». Si l'on rigidifie trop nos catégories de pensée, on s'expose à de nouvelles désillusions.

Le projet de loi « 4D » constitue peut-être la prochaine étape, avec déjà plusieurs déceptions anticipées. La répartition des compétences entre échelons par listes ou par « prés carrés » est une conception dépassée : il faut que les gens travaillent ensemble et aillent vers des solidarités de fait.

M. Bernard Jomier. - Il est vrai que les deux crises que vous avez citées ont tout bouleversé et tout réinterrogé. Cela achève de nous convaincre que cette épidémie est bel et bien un phénomène politique et qu'elle n'interroge pas seulement notre système de santé, mais notre système politique, notre organisation administrative. L'organisation en silo de l'État, le fait que la santé relève de la seule compétence de l'État doivent être revus au profit d'une nouvelle étape de décentralisation.

Mme Laurence Cohen. - Merci de vos propos qui nourrissent notre réflexion de parlementaires et d'élus de terrain. Il est bien d'avoir des avis divergents car c'est par la confrontation que nous pouvons nous enrichir.

Premièrement, une petite interrogation vis-à-vis de l'organisation de cette audition, car je m'interroge sur le déséquilibre entre les associations d'élus. Sont représentés les départements de France, les maires de France mais Mme Adlani ne nous a parlé que de la région Ile-de-France, et j'aurais aimé qu'on parle des régions en général. À six semaines et demie des élections départementales et régionales, cela représente selon moi un réel déséquilibre dans la campagne électorale. Dans ce cas, pourquoi inviter telle région plutôt que telle autre ? Je suis élue du Val-de-Marne, pourquoi ne pas inviter Christian Favier, président du conseil départemental, pour expliquer tout ce qu'il a pu faire pendant cette crise ? En tant que parlementaire, ce qui m'intéresse c'est une vision des régions dans leur ensemble. Si on décide de faire un « flash » sur la région Ile-de-France, qui est une région que je connais bien car j'ai eu deux mandats régionaux à partir de 2004, cela peut être envisagé, mais dans ce cas précis, j'y trouve un déséquilibre. Cela rejoint ce qu'a évoqué M. Delpirou : pendant cette crise il y a parfois eu des couacs et des rivalités entre un certain nombre d'élus, car nous étions, et il ne faut pas l'oublier, en campagne électorale municipale. Certains ont voulu se servir de cette crise pour nourrir leur campagne, en oubliant la coopération et la solidarité entre les différents échelons de collectivités. J'arrête là cette mise au point, et je pense que pour l'avenir il faudra faire attention à cet aspect lors de l'organisation des auditions.

Pour revenir sur ce qui a été dit, heureusement que les collectivités territoriales étaient là, à tous les niveaux, et qu'elles ont organisé tout ce qui a été évoqué : les masques, les tests, et y compris l'organisation même des services publics de proximité. Cette prise en charge des collectivités territoriales a été efficace mais n'a pas déclenché de retours de la part de l'État, et aujourd'hui, les collectivités souffrent d'un manque de subventions de l'État, qui n'a donné aucun dédommagement. C'est ce qui a été dit par M. Laignel, et cela touche également les collectivités territoriales les plus rapides, celles qui ont suppléé le plus rapidement et efficacement aux carences de l'État au début de la pandémie. Où en est-on aujourd'hui ? A-t-on des engagements de l'État en ce sens ? Car au bout d'un moment la seule solution sera d'augmenter la fiscalité locale. J'y pense d'autant plus que le même problème se pose avec la vaccination. Aujourd'hui, les collectivités territoriales suppléent au niveau de l'organisation, en faisant en sorte qu'il y ait des centres de vaccination de proximité et des « vaccinodromes », ce qui demande une mobilisation extrêmement importante des services des départements, etc. avec, là encore, une mise à l'épreuve des collectivités, sans qu'elles puissent disposer de fonds pérennes.

Enfin, toujours au niveau de la vaccination, nous faisons face en France à un déficit de doses qui débouche sur le fait que seule 10 % de la population française est aujourd'hui vaccinée. Nous sommes donc loin du compte pour atteindre l'immunité qui se situe autour de 70 %. Cela pose des problèmes aux collectivités, et singulièrement aux maires, mais pas uniquement, car pour pouvoir ouvrir des centres de vaccination et être au plus près des populations, il faut recevoir des doses. À ce sujet, disposez-vous d'un calendrier particulier ? Quelles sont vos propositions ? Au sein de mon groupe politique, nous avons des propositions afin que la production des vaccins soit libérée, avec notamment la levée des brevets, mais c'est un autre débat.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je constate que la pandémie et les différents confinements sont à l'origine de l'appauvrissement d'une partie non négligeable de la population. D'après l'Observatoire des inégalités, plusieurs centaines de milliers de personnes auraient basculé dans la pauvreté - près d'un million selon certains organismes. Sommes-nous véritablement en mesure de repérer géographiquement ces inégalités ? Certaines régions sont-elles plus touchées que d'autres ou est-ce une crise qui touche tous les territoires ? Certains secteurs sont plus concernés que d'autres par la crise, comme par exemple le tourisme, l'un des plus sinistrés. Dans une collectivité comme la Corse, dont un tiers du PIB dépend du tourisme, comment organiser la relance ? Quels sont les territoires qui auraient le plus besoin d'attention ?

M. Bernard Jomier, président. - Je vous invite chère collègue à participer à la table ronde suivante qui portera sur cette question des spécificités territoriales.

Mme Sylvie Robert. - J'aurais aimé prolonger le débat lancé par M. Delpirou et lui dire que les solidarités interterritoriales sont déjà à l'oeuvre. Je viens de Bretagne où nous nouons des contrats de réciprocité, nous réfléchissons au « mi-urbain mi-rural ». Je sais que ces réflexions ne sont pas propres à ma région. Je veux dire à M. Delpirou que nous sommes dans une enceinte, le Parlement, le Sénat, où nous sommes en capacité d'ouvrir nos logiciels, et de modifier nos paradigmes ; nous le faisons à longueur de temps, et l'année qui vient de s'écouler nous y oblige, tout comme vous, universitaires. Nous travaillons avec les architectes, les maîtres d'oeuvre pour repenser les formes d'habitat. Nous croyons fermement à l'intelligence collective et je suis très attachée à la collaboration entre parlementaires et universitaires.

Je souhaiterais évoquer une question qui aura un impact territorial certain, et qui va impliquer les collectivités. Nous allons avoir dans quelques jours le projet de loi « sortie de l'urgence sanitaire » qui contient un élément déjà évoqué dans le cadre des travaux de cette mission d'information : il s'agit du pass sanitaire. Ce pass sanitaire pose des questions éthiques et organisationnelles, mais aussi des questions directement liées aux collectivités territoriales, car il va concerner le sport, la culture, le tourisme, les grands événements. L'idée chemine selon laquelle ce seraient les préfets qui détermineraient la jauge pour autoriser ou non la mise en place d'un pass sanitaire pour les grandes manifestations - je rappelle qu'il ne sera plus question de jauge après le 30 juin. Je souhaiterais recueillir l'avis de nos invités sur ce pass sanitaire, car cela concerne le retour à une forme de vie normale dans les territoires, le renouveau de l'implication des acteurs économiques, mais aussi la potentielle responsabilité juridique ou pénale que cela fera peser sur des collectivités territoriales, si celles-ci sont actionnaires d'une société publique locale (SPL) qui ouvrira un grand équipement. Au-delà des questions éthiques, le Gouvernement a intégré hier à l'Assemblée nationale un amendement conditionnant l'ouverture de certains lieux à un pass sanitaire, je souhaiterais donc avoir votre avis sur cette question.

M. Bernard Jomier, président. - Je voudrais préciser à Laurence Cohen que, concernant Régions de France, nous n'avions encore aucun intervenant hier matin, pour des raisons indépendantes de notre volonté. Mme Adlani a accepté en dernière minute de bousculer son agenda pour représenter Régions de France et ses propos sont libres, comme sont libres les commentaires de chacun de nos collègues. Il n'appartient pas au Sénat, quand nous organisons une table ronde, de choisir les représentants de telle ou telle organisation qui participe à cette table ronde.

Mme Farida Adlani. - Pour répondre au sujet du pass sanitaire, à titre personnel je suis contre l'obligation de la vaccination, et dans le même esprit, je pense que le pass sanitaire obligatoire risque de représenter une atteinte aux libertés. Mais en même temps, je comprends cette volonté d'ouvrir les lieux, notamment culturels, particulièrement en Ile-de-France où l'arrêt du tourisme représente une perte économique énorme. Cela illustre la nécessité de la pédagogie, de la cohérence, de la concertation, de l'anticipation, et enfin de la consultation au niveau des collectivités.

Les collectivités territoriales ont été particulièrement innovantes durant cette pandémie, notamment en matière de lutte contre la précarité. Alors que la crise sociale se profile déjà et que les CCAS sont débordées, je pense qu'il est important de faire un retour d'expérience entre collectivités à cet égard.

M. Aurélien Delpirou. - Je vous renvoie vers une étude récente de l'INSEE sur les conséquences sociales de la crise sanitaire. On y retrouve malheureusement les ménages déjà pauvres avant la crise, les familles monoparentales, les étudiants, les personnes âgées isolées.

Au plan territorial, c'est plus difficile à analyser. Là aussi, les espaces déjà en difficulté le sont d'autant plus, comme certains espaces ruraux isolés, certaines périphéries de grandes métropoles et la question des régions touristiques sur laquelle nous reviendrons. Il faut différencier richesse et pauvreté sociales et territoriales : on peut être riche dans une région pauvre et pauvre dans une région riche, ce qui complique la lecture des inégalités et des dispositifs qu'on met en place pour y répondre.

Dans le cadre de l'étude réalisée pour Terra Nova, nous avons, interrogé la vice-présidente compétente de la région Bretagne, où les initiatives en matière de réciprocité sont extrêmement intéressantes. Malheureusement, la réciprocité est un peu pour l'instant une couche en plus dans l'action publique, nous recommandons d'en faire un principe directeur de l'action publique territoriale. Sur ce point, nous constatons un large consensus dans les milieux académiques mais aussi techniques, parmi les directeurs généraux et directeurs généraux adjoints des services de collectivités.

Je souhaiterais également préciser qu'en tant que chercheurs nous essayons d'évoluer avec beaucoup d'humilité, et nous pouvons également faire preuve de biais cognitifs comme tout un chacun, et nous sommes là pour les confronter avec vos retours.

M. Pierre Monzani. - Nous estimons le coût de la crise, tous départements confondus à 1,8 milliard d'euros au moment où je vous parle. Il n'y a eu aucune compensation puisque nous avons une clause de sauvegarde qui ne fonctionnait pas. Nous aurons d'ailleurs une réunion au Sénat pour savoir comment nous pourrions avoir une garantie contre le terrible effet ciseaux résultant de l'écart entre nos ressources et nos dépenses, notamment sociales.

Le coût de la crise est différent selon les territoires, mais surtout, comme l'a dit M. Delpirou, les territoires n'ont pas le même niveau de richesse. L'ADF a d'ailleurs mis en place avant la crise, et nous l'avons maintenu, un système de péréquation horizontale à hauteur de 1,6 milliard d'euros, mécanisme très précieux notamment pour nos amis ruraux. Autre indicateur, nous avons aujourd'hui, tous territoires confondus, une hausse du RSA en moyenne de 7 % sur une année, mais, hélas, lorsque le dispositif de l'allocation chômage se terminera pour les personnes qui ont perdu leur emploi pendant la crise, lorsque les perfusions diverses vont cesser, nous nous attendons à un bond de la dépense liée au RSA à deux chiffres. Les départements n'ont par ailleurs plus de fiscalité à leur main, ce qui pose un vrai problème pour faire face à cette situation et à un effet ciseaux dès 2022.

Le bureau de l'ADF n'a pas pris position sur le pass sanitaire. Les élus ne voient pas d'obstacle majeur au principe lui-même : sur certaines destinations on ne peut pas débarquer de l'avion sans vaccin contre la fièvre jaune, il peut donc être logique, au pays de Pasteur et dans le même esprit, de mettre en place un pass sanitaire. Si la décision intervient au niveau des préfets, il faudra qu'ils la prennent en étroite concertation avec les élus, notamment le maire qui a une connaissance fine de son territoire.

Enfin, le problème de l'épée de Damoclès pénale, qui pèse à la fois sur le Gouvernement et sur les exécutifs locaux, est une question qui mériterait tout un débat car elle est essentielle. On ne peut pas gérer une crise de cette ampleur si on est obsédé par le fait qu'un juge peut débarquer dans notre bureau de décideur.

M. André Laignel. - Gageure que de répondre aux problèmes financiers des collectivités en une minute ! Manifestement la crise économique et la crise sociale sont plus devant nous que derrière nous je le crains, et c'est un avis partagé par tous les élus.

Au sujet des finances locales, pour ce qui concerne les maires et présidents d'EPCI de France, nous estimons à 6 milliards d'euros le coût de la crise sanitaire pour les collectivités territoriales, ce qui intègre trois éléments :

- tout d'abord, les pertes fiscales. Il nous reste un peu de fiscalité, contrairement aux départements, mais qui va être très largement amputée, à la fois par les réformes fiscales en cours, mais aussi par la crise économique et sociale ;

- ensuite, les pertes tarifaires. Contrairement aux entreprises, quand on ferme un établissement public comme un établissement culturel ou une piscine, nous continuons à payer les personnels qui relèvent de la fonction publique territoriale. Nous n'avons pas la possibilité de bénéficier du chômage partiel. Nos pertes tarifaires sont considérables. Elles représentent presque la moitié des 6 milliards d'euros de pertes. Or, sur ces différents domaines, l'État est aux abonnés absents et s'obstine à refuser de prendre en compte les pertes tarifaires des communes et des intercommunalités ;

- enfin, les dépenses nouvelles. J'ai déjà eu l'occasion de parler des masques, c'était indécent : pour beaucoup de communes, moins de 20 % du coût a été pris en charge. Les collectivités les plus rapides ont été les plus pénalisées car les indemnisations n'ont commencé à courir qu'à partir d'une certaine date. Il est d'ailleurs invraisemblable que cette date soit celle d'un discours du président de la République : une véritable innovation dans l'élaboration du droit dans notre pays ! La question du coût de mise en place des centres de vaccination a été évoquée. La compensation proposée par l'État, par exemple dans le cas de ma ville, est ridicule, c'est une aumône. Et cela n'a aucun rapport avec les engagements financiers de ma commune pour le centre de vaccination, alors même que c'est un centre qui va servir à tout un espace, à tout un territoire et pas seulement à ma ville-centre.

Il y a un vrai problème financier pour les collectivités territoriales et cela aura des répercussions sur nos autres dépenses. Déjà, la plupart des villes ont baissé considérablement leur capacité d'autofinancement dans le budget 2021 qu'elles ont voté : cela veut dire qu'elles ne pourront pas participer au nécessaire effort de relance économique de notre pays. Je pense que c'est une erreur de la part de l'État de ne pas prendre en compte cette capacité. Je rappelle que les collectivités territoriales représentent une part importante des investissements dans notre pays, et les communes, au sein de l'ensemble des collectivités territoriales, en représentent les deux tiers à elles seules. Il y a là un vrai problème pour l'avenir de nos territoires, leur modernisation, et la réponse aux attentes de nos concitoyens.

M. Bernard Jomier, président. - Merci, Mesdames et Messieurs les représentants d'élus pour vos contributions. À travers vous, je souhaiterais remercier l'ensemble des élus locaux, je le disais au début de nos échanges, ils sont très nombreux à répondre à notre questionnaire, qui sera encore en ligne durant une dizaine de jours. Nous aurons là un gros travail d'analyse à effectuer ensuite, mais cela montre que c'est une problématique qui touche au coeur des préoccupations de l'ensemble des élus. Merci Monsieur Delpirou pour votre contribution passionnante à notre débat.

Dans quelques minutes nous reprendrons sur le thème voisin des spécificités territoriales de la lutte contre la pandémie, avec la situation en milieu rural, celle des élus du littoral et de la montagne, avec un certain nombre de questions qui ont déjà été évoquées lors de cette première table ronde.

La réunion est close à 11 h 00.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site de Public Sénat. Le compte rendu de cette réunion sera publié ultérieurement.

Audition « Spécificités territoriales de la lutte contre la pandémie »

M. Bernard Jomier, président. - Nous poursuivons nos travaux consacrés à la dimension territoriale de la crise sanitaire, à ses conséquences sur les relations institutionnelles entre l'État et les collectivités territoriales. Après avoir entendu les grandes associations « généralistes », nous nous intéressons maintenant à trois territoires spécifiques : les zones rurales, le littoral et la montagne.

Contrairement à d'autres pays, par exemple l'Italie où les déplacements sont autorisés au-delà des limites communales et dans un rayon de 30 kilomètres pour les habitants des communes de 5 000 habitants ou plus, la France n'a jamais fait le choix de traiter différemment certaines collectivités selon un principe démographique. Les règles sur mesure qui ont été mises en place dans certaines métropoles ou territoires d'outre-mer ont visé à intensifier la lutte contre l'épidémie, non à permettre un aménagement des contraintes aux spécificités de certains territoires.

C'est pourquoi il nous est apparu important de dresser un bilan différencié de la gestion de la crise sanitaire, de vos attentes et propositions, notamment dans la perspective de l'examen du projet de loi dit « 4D ». Sous quelle forme ce texte peut-il enraciner dans le paysage institutionnel les nouvelles modalités d'action et les nouvelles solidarités qui ont émergé depuis un an ? Autant d'enjeux sur lesquels nous serons très attentifs à votre regard.

Merci d'avoir répondu à notre invitation. Je vous propose d'intervenir chacun pour un propos liminaire de cinq minutes environ. Puis, je donnerai la parole à nos deux rapporteurs, Jean-Michel Arnaud et Roger Karoutchi, et à l'ensemble de nos collègues qui souhaitent vous poser des questions. Je vous précise que notre table ronde est ouverte à la presse et retransmise sur Public Sénat.

Mme Nadine Kersaudy, secrétaire générale adjointe de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), maire de Cléden-Cap-Sizun. - Les élus ruraux ont le sentiment d'être les oubliés du Gouvernement, et ce depuis longtemps, même si la crise des Gilets jaunes a été le révélateur. Or la France étant une et indivisible, tous les territoires devraient être traités de la même façon.

Le Finistère, territoire périphérique, a été plus faiblement affecté par la pandémie que d'autres territoires, même si le taux d'incidence a légèrement augmenté à Brest ces derniers jours, selon les chiffres transmis lors des points réguliers avec la préfecture. Cette différenciation aurait justifié un examen spécifique de l'évolution de la circulation du virus, afin de nous donner des éléments de réponse. Doit-on déconfiner par groupes d'intercommunalités ? Il est plus judicieux de raisonner au niveau d'un département. Dans ma commune, qui dispose de 13,6 kilomètres de sentiers côtiers, la règle des 10 kilomètres impose une attestation dérogatoire pour se déplacer à l'extrémité du territoire communal.

Le binôme maire-préfet fonctionne, mais pas dans tous les départements ruraux. Faut-il l'institutionnaliser ? Je n'en suis pas certaine, car lorsque les choses se passent bien, il n'est pas nécessaire de légiférer. Et nous attendons toujours la mise en oeuvre concrète de mesures pourtant écrites noir sur blanc... Si les décisions émanaient des exécutifs locaux, seraient-elles mieux acceptées ? Rien n'est moins sûr. J'en veux pour preuve l'exemple de cette falaise qui s'est effondrée sur une cale dont nous avons interdit par un arrêté l'accès, pourtant utilisé dimanche dernier par de nombreux plaisanciers. J'ai dû demander l'intervention du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Concernant les relations avec nos partenaires institutionnels, certains de mes collègues entretiennent des relations particulières avec le recteur d'académie. Pour ma part, je ne le vois qu'une fois par an lors de la réunion de rentrée, mais j'ai des contacts enrichissants avec la directrice d'académie. Les Agences régionales de santé (ARS) se comportent comme des organismes d'État qu'elles ne sont pas. Je pense en particulier aux nouveaux élus dont le début de mandat s'est révélé chaotique en raison d'une information qui laisse parfois à désirer. La loi Engagement et proximité du 27 décembre 2019 a identifié un certain nombre de points, mais l'État a encore beaucoup à apporter en matière de transparence.

Pour ce qui est des soutiens de l'État aux territoires ruraux - André Laigniel a évoqué ce point lors de la précédente table ronde -, de nombreux élus de communes rurales se plaignent d'avoir été contraints de fermer des structures communales ou intercommunales sans aucune compensation financière de l'État.

Le Finistère ayant été relativement préservé d'un point de vue sanitaire, le premier confinement et l'absence de différenciation ont été mal vécus par les locaux, d'autant que les Bretons ont respecté la règle des 10 kilomètres - la circulation peu dense sur la RN 165 en est la preuve - et appliquent systématiquement les gestes barrières. Mais avec le retour des touristes, il faut bien préciser les règles. En résumé, oui, à la différenciation, mais sa mise en oeuvre se fait attendre...

M. Yannick Moreau, président délégué de l'Association nationale des élus du littoral (ANEL), maire des Sables-d'Olonne et président des Sables-d'Olonne Agglomération. - Merci de donner la parole aux élus du littoral par la voix de l'ANEL dont je représente le président Jean-François Rapin. Je suis très heureux de participer à cette audition pour faire part des préoccupations partagées par l'ensemble des élus du littoral métropolitain ou ultra-marin, dont les spécificités locales sont parfois oubliées par l'État.

Notre souci principal est la consécration, dans un cadre national défini, du principe d'adaptation des mesures aux réalités locales, plutôt que l'instauration d'un régime unique sur le littoral français ou telle ou telle catégorie de territoires.

Nous sommes pour la plupart maires de stations balnéaires où l'économie touristique est essentielle. Les disparités dans la mise en oeuvre des dispositions nationales sont très importantes, car une règle générale serait inopérante ou incompréhensible sur l'ensemble des plages et des littoraux français. Les communes qui disposent de plages urbaines n'ont rien à voir avec les communes riveraines d'un littoral sauvage sur des dizaines de kilomètres. Aux Sables-d'Olonne, la plage urbaine centrale de 4 kilomètres est totalement différente des plages sauvages avoisinantes. L'approche doit donc être distincte concernant l'obligation du port du masque. Aujourd'hui, face à la disparité de décisions sur le littoral français, nos concitoyens ont du mal à s'y retrouver. Les contaminations étant un peu plus faibles en milieu ouvert, il faut une mesure sanitaire compréhensible pour qu'elle soit acceptable.

Comme l'a dit tout à l'heure le représentant de l'Association des maires de France, les graves conséquences financières de la crise sanitaire pour les communes du littoral n'ont pas été suffisamment prises en compte par l'État. Les entreprises ont été bien soutenues, j'espère qu'elles le seront à nouveau en 2021 pour survivre à cette nouvelle phase de déconfinement. Je suis inquiet, car les pertes subies n'ont pas du tout été compensées, avec un effet cumulatif lié à la disparition de la taxe d'habitation. Les services de l'État minorent le problème et établissent une comparaison entre 2020 et 2017. Or dans les communes littorales, dont la dynamique de base est par définition plus importante que celle des communes rurales, la compensation n'est pas possible. La seule ville des Sables-d'Olonne enregistre un déficit de 3 millions d'euros en 2020, ce qui se traduira par une baisse des investissements d'avenir, un accompagnement de la relance économique moins efficace et le ralentissement du tourisme rural sur le littoral.

M. Pierre Bretel, délégué général de l'Association nationale des élus de la montagne (ANEM). - Merci de votre invitation. Je vous prie d'excuser l'absence de Jeanine Dubié, député des Hautes-Pyrénées, Pascale Boyer, député des Hautes-Alpes et secrétaire générale de l'ANEM, ainsi que Jean-Pierre Vigier, député de la Haute-Loire et vice-président de l'ANEM, tous trois étant retenus par leurs obligations au Palais-Bourbon.

Les élus font tous le même constat. La situation de la montagne est très spécifique, en ce qu'elle est marquée par la saisonnalité, avec une activité très différenciée entre l'hiver et l'été et concentrée sur quatre mois. Contrairement à ce que d'aucuns peuvent penser, tout l'écosystème de la montagne a été affecté par la décision administrative de fermer les remontées mécaniques. Le chiffre d'affaires lié au tourisme, qui avoisine les 11 milliards d'euros chaque année, a subi un premier coup de semonce avec la fermeture décidée le 15 mars, soit une diminution de 15 % à 20 % du chiffre d'affaires. La saison entière sera une saison blanche.

Nous avons été choqués par le traitement qui nous a été infligé, en dépit de la concertation très en amont avec les pouvoirs publics à laquelle avaient participé tous les acteurs de la montagne. Nous tenons néanmoins à rendre hommage à Jean-Baptiste Lemoyne, qui a été extrêmement réactif et compréhensif dans son accompagnement. Nous avions beaucoup travaillé sur les protocoles à mettre en place en vue de l'ouverture des remontées mécaniques. Le Premier ministre a salué ce travail quelques jours avant l'intervention du Président de la République, début d'un véritable supplice chinois durant lequel on ne nous disait rien de tangible. Nous ne demandions pas l'ouverture envers et contre tout des remontées mécaniques, mais nous recherchions juste de meilleures conditions pour accueillir des vacanciers. Et nous déplorons que le prétexte à la fermeture ait été la diffusion éventuelle du virus en pleine montagne, alors qu'en Suisse aucune trace de cluster n'a été déplorée. La différenciation territoriale doit donc être effective.

De surcroît, c'est tout un territoire qui est fortement affecté : non seulement les stations, mais aussi les vallées qui sont dépendantes de l'activité en station, l'agriculture ou encore le tourisme. Dans le même temps, les aides des pouvoirs publics qui se sont, reconnaissons-le, fortement mobilisés ont permis de survivre, mais ne compensent pas les pertes. Il reste des « trous dans la raquette » dans des secteurs comme le tourisme et l'hébergement, avec le risque de fermeture de certaines résidences et des conséquences qui en découleront durant des décennies.

La loi Montagne du 9 janvier 1985 reconnaît le droit à la différence par le biais d'un arsenal législatif et réglementaire propre à ces territoires de montagne, notamment pour le statut des saisonniers. Un travail important doit être réalisé pour en finir avec « l'incantatoire » des pouvoirs publics en matière de différenciation. Encore faut-il, outre la volonté du législateur, que les administrations intègrent au quotidien ce droit à la différence.

M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Merci de vos témoignages qui font écho à ceux d'autres associations généralistes : cette épidémie a entraîné des conséquences pour de nombreuses filières sur les différents types de territoires. J'ai bien entendu que la situation des territoires ultra-marins, notamment les plus éloignés comme la Nouvelle-Calédonie ou la Guyane, était spécifique.

En tant qu'élu de montagne, je voudrais réagir au propos de M. Bretel au nom de l'ANEM. Le malaise résulte principalement de l'incompréhension suscitée par un processus d'engagement très fort sur les protocoles, validé presque au plus haut niveau pour être déjugé à la dernière minute par le plus haut niveau. S'il devait y avoir un rebond de l'épidémie, sur quels éléments pouvons-nous jouer pour que la situation ne se reproduise pas ? À quel niveau avons-nous péché pour que notre dossier sur la poursuite de l'activité en montagne ne soit pas suffisamment convaincant ? La décision prise en Conseil d'État confirmant la légalité de la décision du Gouvernement laisse songeur quand on sait qu'une étude concernant l'impact de la crise sur l'activité des sports d'hiver a montré qu'en Allemagne et en Suisse une partie des domaines skiables sont restés ouverts sans que le nombre de cluster augmente. Les endroits où la fréquentation touristique a le moins baissé sont ceux où la prévention sanitaire a été forte et territorialisée et les remontées maintenues, même si l'écosystème de l'accueil et de la restauration était à l'arrêt.

Notre mission d'information attend de votre audition des recommandations pour faire sauter le dernier verrou, et convaincre le Président de la République que l'on peut faire confiance aux territoires dès lors que les protocoles sont bien conçus.

Plus généralement, comment faire en sorte que dans ce pays, ce ne soit pas seulement la tête de pont qui décide ? Dans le cas des remontées mécaniques, la filière avait pris toutes les précautions nécessaires. Vaste question, sur laquelle je souhaiterais obtenir votre réaction.

M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Pour ma part, je ne m'aventurerai pas sur les décisions à laisser au Président de la République... Il ressort de vos propos, qui sont ceux de l'ensemble des associations d'élus, que les territoires de montagne, du littoral, etc. n'ont pas la même vie que les métropoles. Nous sommes d'accord : dans le Finistère, on ne réagit pas de la même manière qu'en Île-de-France ou en Moselle. Sur les littoraux, il y a les plages urbaines et les plages naturelles ; la Méditerranée, l'Atlantique et la Manche. Réagit-on de la même manière dans le Massif central et les Pyrénées ? La densité du tourisme, les équipements sont-ils les mêmes ?

Notre mission d'information se rend compte au fil de ses travaux que les différenciations territoriales sont à tous les niveaux, et que les décisions nationales ne correspondent pas à la vie des territoires. Il est absurde de mettre les habitants de territoires moins denses au même régime que les habitants des zones urbaines.

Tous les pays d'Europe et du monde n'ont pas pris les mêmes décisions : nous l'avons vu pour les remontées mécaniques et les ouvertures de stations. Cela permet les comparaisons. Y a-t-il eu des clusters dans les pays qui ont laissé ouvertes leurs zones littorales ? Il en va de même pour la montagne.

Peut-on attraper le virus en se promenant seul dans la campagne ? Il faut que les pouvoirs publics prennent en compte les faits scientifiques, géographiques, humains dans l'application des règles. Élu d'Île-de-France, je suis le premier à admettre qu'avec nos douze millions d'habitants, la capacité de propagation du virus est énorme sur notre territoire.

Compte tenu de la diversité de vos territoires, seriez-vous prêts à mettre en place des réglementations différenciées par zone de risque, sur la base de critères scientifiques, notamment la densité ?

Cet été, les plages seront très probablement ouvertes, et il me semble difficile d'y imposer le port du masque. S'il n'y a pas de cluster, sur les plages ou en montagne, cela montrera que l'on a eu tort d'uniformiser la réglementation sur tout le territoire. Ne vaut-il pas mieux procéder à une différenciation en fonction de critères objectifs ?

M. Bernard Jomier, président. - L'unicité dans la différenciation, voilà une question d'importance...

M. Pierre Bretel. - La réponse est dans la question : il faut territorialiser la décision. Nous avons été confrontés à un phénomène que nous connaissons bien : un regard dominant et urbain sur nos territoires. En voici un exemple. Entre la fin novembre et le début décembre, lorsque nous élaborions des protocoles pour les remontées mécaniques pourtant validés par les préfets et le Gouvernement, les autorités nous ont opposé un argument qui illustrait parfaitement leur méconnaissance de la vie des territoires. On nous a en effet prédit, en cas d'ouverture des remontées mécaniques, un afflux de jambes cassées aux urgences de l'hôpital de Chambéry, qui produirait un engorgement du service avec le covid. Or en montagne, 95 % de la traumatologie est traitée par les médecins de ville... C'était un faux prétexte pour justifier la fermeture des remontées mécaniques. Les locaux, qui savaient à quoi s'en tenir, étaient pourtant inaudibles parce que leur discours ne collait pas avec la représentation des agences régionales de santé et des ministères.

Nous ne connaissons que trop ce regard lointain sur nos territoires. La concertation locale doit devenir une réalité : faisons confiance à l'intelligence et à la responsabilité territoriale. La différenciation ne doit pas être la discrimination territoriale, comme nous l'avons vécu avec la fermeture des remontées mécaniques.

M. Yannick Moreau. - Oui, mille fois oui, adaptons les mesures aux réalités locales, avec un cadre national définissant plusieurs catégories en fonction d'indicateurs comme le taux d'incidence. À l'intérieur de ces catégories, une capacité d'adaptation beaucoup plus grande serait donnée aux maires. Le problème de fond mis en exergue par cette crise est l'absence de confiance de l'État, et parfois des autorités départementales, vis-à-vis des maires. Ces derniers sont bien sûr impliqués dans la lutte contre la pandémie, mais veulent aussi faire vivre leur territoire de manière raisonnable et responsable.

Il faut adapter les décisions aux réalités topographiques, sociologiques, économiques puisque les modes de vie sont différents sur l'Atlantique, sur la Manche ou en montagne. Les élus de terrain sont les mieux placés pour adapter les règles aux circonstances particulières de leur commune.

On parle souvent du couple préfet-maire. L'un des items du questionnaire que vous nous avez envoyé portait sur l'opportunité de son institutionnalisation. Pour moi, la question est plutôt la vie de ce couple, qui doit reposer sur la confiance. Or nous avons l'impression partagée, sur l'ensemble des littoraux français, que les maires sont toujours suspects de défendre des intérêts locaux alors qu'ils sont avant tout raisonnables et responsables, sur le plan sanitaire comme économique.

Mme Nadine Kersaudy. - Je m'associe entièrement aux propos de mes collègues.

En 2019, j'ai participé à un colloque à l'Assemblée nationale sur la différenciation territoriale dans la révision de la Constitution. Consultées, les collectivités ont insisté sur la confiance à donner aux élus de terrain. Depuis, la pandémie a encore davantage mis en relief la nécessité d'une différenciation, sur la base de critères bien définis. L'application de la loi Littoral est très différente dans le Midi et en Bretagne ; il en va de même pour la loi Montagne. Quels terrains constructibles resteront disponibles dans nos communes rurales de Bretagne, avec l'afflux de citadins que nous constatons ? N'oublions pas qu'il y aura un retour à la normale, et que la différenciation devra continuer à s'appliquer.

M. Bernard Jomier, président. - La question du port du masque sur le littoral fait écho à celle de l'évolution de nos connaissances sur les modes de transmission, qui nous impose de réviser les règles. Ainsi, il est désormais établi que la transmission du virus est très difficile à l'air libre, le phénomène d'aérosolisation étant très limité en extérieur. Au début de la crise, il avait pourtant été proposé d'imposer une distance de dix mètres aux joggeurs ! En se promenant sur la plage, la probabilité de transmettre le virus est en réalité très proche de zéro, hors circonstances exceptionnelles comme un grand rassemblement.

Comment voyez-vous la suite ? Allez-vous demander la fin de l'obligation du port du masque en extérieur ? Faut-il confier la décision au maire ? On se rappelle qu'au début de l'épidémie, le maire de Sceaux, qui avait voulu l'imposer sur sa commune, avait vu sa décision retoquée par le Conseil d'État.

Des dispositifs de compensation des pertes ont été mis en place, mais vos communes ont été très affectées par les pertes de recettes touristiques. Comment s'engage le dialogue sur cette question ?

M. Yannick Moreau. - En matière de port du masque, l'État est condamné à faire confiance aux maires. Il y a une grande diversité de plages, sur le plan de la fréquentation ou des caractéristiques topographiques. Aux Sables-d'Olonne, un 14 juillet après-midi avec un coefficient de marée important, 20 000 personnes veulent s'installer sur une bande de plage de cinq mètres de large. Ce n'est évidemment pas la même situation que sur une plage dunaire sauvage. Les maires sont les mieux placés pour mesurer les risques ; une règle générale n'est pas pertinente.

L'an dernier, à l'époque des grandes marées, j'ai été contraint de fermer la plage les après-midi du week-end. En l'état des connaissances scientifiques, c'était une précaution prise à contrecoeur mais nécessaire. Aucun cluster ne s'est déclaré dans la station balnéaire en 2020. J'ignore si les variants rendront le risque plus important sur nos plages, mais je revendique le droit, pour les maires de stations littorales, d'adapter la règle nationale aux circonstances topographiques et sociologiques de leurs plages.

Les déficits budgétaires liés à la crise sanitaire dans les stations littorales, notamment celles qui avaient des bases dynamiques entre 2017 et 2020, ne sont absolument pas compensés. Ma ville a perdu 3 millions d'euros en termes de baisses de recettes et de surcoûts en 2020. À titre indicatif, une journée de fermeture de nos deux casinos coûte 10 000 euros à la ville...

Mme Nadine Kersaudy. - Un grand nombre de petites communes possédant des équipements touristiques - hébergements de groupe, camping, piscines, cures - n'ont reçu aucune réponse du Gouvernement à la question de la compensation. C'est une remontée constante.

Comme Yannick Moreau, j'estime qu'il appartient aux maires de décider d'imposer, ou non, le port du masque, dans des communes rurales qui sont peu denses.

M. Pierre Bretel. - Il est évident que la décision d'imposer le port du masque doit revenir au maire, qui connaît les habitants de sa commune et ceux qui la fréquentent. De plus, si le risque sanitaire s'installe dans la durée, nous n'arrêterons pas nos activités. D'où l'importance des protocoles et de l'intelligence territoriale.

À ce jour, il est impossible d'évaluer précisément l'impact financier de la crise sur les communes de montagne. En tenant compte de la seule l'activité touristique, c'est une catastrophe. Un filet de sécurité a été mis en place, dont 43 % des bénéficiaires sont des stations de tourisme, mais il est impossible d'isoler les stations de montagne dans ce total. Nous attendons les chiffres de la direction générale des collectivités locales (DGCL).

Nous demandons des décisions urgentes au prochain conseil interministériel du tourisme, qui doit se réunir fin mai ou début juin. Il faut sauver le soldat Station ! La dernière saison a été entièrement blanche - ou noire... Sans mesures pour amorcer la saison d'été et la prochaine saison d'hiver, nous allons à la catastrophe. Pandémie ou pas, des stations fermeront. Il faut des mesures immédiates pour les maintenir opérationnelles.

À plus long terme, il faut préparer les mutations liées au changement climatique. Contrairement à un préjugé courant, le ski de belles années devant lui, même si en certains endroits il est temps d'envisager une diversification des activités ou une transition. Cela ne s'improvise pas, et réclame des mesures de solidarité de l'État. Sinon, des dizaines de stations fermeront, avec un effet domino sur l'emploi dans tout le territoire.

Le Premier ministre a annoncé un programme pour la montagne. Les élus de la montagne se sont réunis en octobre dernier à Corte, à quelques jours du deuxième confinement - sans aucune contamination, je tiens à le signaler. Nous avons été déçus par le message vidéo du Premier ministre, qui réduisait la montagne au tourisme ; or le ski est certes une locomotive, peut-être menacée par endroits, mais l'activité économique de nos territoires ne s'y résume pas. Lorsque l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) a sollicité nos propositions pour le programme Montagne, nous avons été volontairement hors-sujet, car à nos yeux le programme doit couvrir l'ensemble des aspects de la vie en montagne. Les pouvoirs publics ont fini par se rendre compte que la problématique était plus vaste.

Il y a donc un champ financier et économique à consolider, en nous donnant les moyens d'une vision à court, moyen et long termes.

M. Bernard Jomier, président. - Je vous remercie pour vos contributions particulièrement claires.

M. Yannick Moreau. - Je souhaite relayer une demande des élus du littoral, également portée par Jean-François Rapin. Les marins qui assurent le transport de passagers, de marchandises devraient être éligibles à la vaccination. Merci d'appuyer cette demande auprès du ministère de la santé.

M. Bernard Jomier, président. - Cette demande paraît en effet tout à fait légitime.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site de Public Sénat. Le compte rendu de cette réunion sera publié ultérieurement.

La réunion est close à midi.