« Femmes et pouvoirs » (XIXe - XXe siècle)


INTERVENTION DE MME GISÈLE GAUTIER,
PRÉSIDENTE DE LA DÉLÉGATION AU DROIT DES FEMMES DU SÉNAT

Permettez-moi d'abord, en préambule, de rendre hommage à la première secrétaire d'État chargée de la condition féminine. À mon sens, le testament de Françoise Giroud aux femmes politiques, c'est la notion de lucidité. Et le corollaire de cette lucidité, c'est la capacité à aller à l'essentiel.

Pour tenter de reprendre cette tradition, je ferai plusieurs remarques, pour aborder frontalement les aspects les plus sensibles du sujet qui nous réunit aujourd'hui à ce colloque « Femmes et pouvoir ».

En premier lieu, depuis plus de vingt ans la France s'est décentralisée, et les responsabilités locales ont fourni aux femmes une occasion de prouver concrètement leurs capacités. Il faut souligner que les électeurs, au niveau local, font bien la différence entre les clichés et les résultats tangibles. J'ai lu dernièrement une interview de Mme Edith Cresson sur ce thème, et je dirai moi aussi qu'à certains moments, le réconfort est la manifestation directe de la confiance du citoyen, sans l'intermédiation des partis ou de certains organes de presse. Je crois ainsi que la dimension locale introduit une nouvelle donne dans les relations entre les femmes et le pouvoir.

En dehors de cette évolution vers la décentralisation, qui s'est accentuée à partir des années 80, sommes-nous loin ou proches des débats des années 70 ? On affirme que les mentalités ont changé, ont évolué lentement. J'avoue pour ma part que je ne trouve pas cela toujours évident. L'idée, par exemple, de demander à son mari l'autorisation de travailler paraît incongrue à une jeune femme aujourd'hui. Et pourtant cette tutelle civique qui nous paraît d'un autre âge n'a été abolie qu'en 1965, c'est-à-dire il y a tout juste quarante ans. C'était hier. Il faut le rappeler, je crois. La libéralisation du droit de la famille et du statut civil de la femme a été prolongée par la montée des taux d'activité des femmes dans le monde du travail : entre 25 et 49 ans, 80 % des femmes travaillent aujourd'hui. Les économistes s'accordent à reconnaître que la motivation au travail des femmes a contribué à la mutation de ces dernières décennies.

Du point de vue du capital humain, on peut également observer que les femmes sont aujourd'hui plus diplômées que les hommes on l'entend sur tous les médias, sur toutes les radios , les filles poursuivent leurs études plus longtemps que les garçons, tout en redoublant plus rarement. Il y a aujourd'hui 120 filles pour 100 garçons dans l'enseignement supérieur.

Par rapport à ces évolutions extrêmement rapides de la société civile, on peut se demander si une certaine forme de retard, ou plutôt de tutelle, sur les femmes n'a pas perduré dans les familles politiques. Au préalable, il faut constater l'ampleur du chemin parcouru, même si on trouve ce chemin à parcourir lent. Je me contenterai de citer quelques exemples.

À la Libération, les femmes ont obtenu le droit de vote dans un contexte où un certain nombre de clichés étaient monnaie courante. Permettez-moi de mentionner les travaux d'une historienne qui a analysé le contenu de la presse lyonnaise de la Libération. Il s'agit de Mme Sophie Mannino. « Elles ne comprennent rien », écrivait-on, « aux procédures démocratiques. Elles votent soit contre le candidat, leur mari, soit contre leur mari ou le flirt du moment, pour le blond, pour le brun ou pour le barbu. » Aujourd'hui, cette forme de dérision du suffrage féminin n'est heureusement, je crois, guère de mise.

S'agissant des indicateurs de la place des femmes en politique, je ne vous abreuverai pas de chiffres sur la proportion des femmes au gouvernement dans les assemblées élues ou au sein des exécutifs locaux. Une grande première : nous avons une femme ministre de la Défense. Ainsi, les femmes ministres ou secrétaires d'État occupent généralement, si on veut bien regarder dans le rétroviseur, des postes qui « naturellement » concernent le ministère des Affaires sociales, le ministère de la Santé, le ministère de la Protection de l'enfance... Dans le monde économique, les femmes doivent faire leurs preuves plus intensément que les hommes pour occuper les postes à responsabilités. Les fonctions qu'elles exercent ont trait généralement à la gestion des ressources humaines. On retrouve ce schéma classique un peu partout, et aussi à la communication, alors que beaucoup de postes, que je qualifierai de stratégiques, sont évidemment occupés par des hommes.

À mon sens, une idée intéressante à prendre en compte est la notion de ce qu'on appelle la « masse critique » de femmes qui permet de donner un sens à la notion de parité. On évoque généralement le chiffre de 30 %. Je rappelle qu'en droit des entreprises, l'influence notable sur la gestion et la politique financière d'une société est présumée à partir d'un seuil d'environ 20 %. De ce point de vue, c'est au niveau local que les évolutions paraissent les plus encourageantes. Dans les conseils municipaux, vous le savez, les femmes sont passées de 3,1 % des élus en 1947 à un tiers aujourd'hui, et ce progrès a été continu même si, bien entendu, il s'est accéléré en 2001 avec la législation sur la parité qui a été une très bonne chose. Dans les conseils régionaux également, la place des femmes a rapidement augmenté : de 9 % en 1986, nous sommes passées aujourd'hui à 27 %, un bond tout de même très significatif. Dans les conseils généraux, en revanche, on peut dire sans exagérer que les femmes constituent une sorte d'exception. Leur part était de 0,07 % en 1958 et n'a dépassé le seuil de 5 % qu'en 1990. Aujourd'hui encore, les conseils généraux restent à plus de 90 % masculins je renverse la vapeur, parce que c'est très significatif. Et le tableau devient plus noir si on considère l'exécutif on vient là dans le coeur du sujet , c'est-à-dire là où se trouve le pouvoir. Dans les exécutifs locaux, nous avons 10,9 % seulement des maires qui sont des femmes, et encore, je dirai, dans les milieux ruraux, les petites communes. J'ai été maire pendant vingt ans d'une commune de 17 000 habitants, et je représentais 0,04 % des femmes maires d'une ville de plus de 10 000 ou de 15 000 habitants. Et moins de 6 % de présidentes des établissements publics de coopération, les fameux EPCI à fiscalité propre. J'ajouterai que, en ce qui concerne les présidences de conseils généraux, il n'y a guère de présidences féminines au sein de nos conseils généraux aujourd'hui...

Au niveau national, même schéma : le Parlement demeure masculin à près de 90 % ; l'Assemblée nationale quant à elle compte 12,2 % de femmes, ce qui l'a placée en février 2004, si j'en crois les statistiques qui portaient sur 180 pays, au 63 e rang mondial. C'est mieux certes que l'Inde ou la Grèce, mais beaucoup moins bien que presque tous les grands pays développés. Alors je dirai que ce n'est pas vers le bas qu'il faut regarder, mais plutôt vers le haut. Nous sommes donc mal placés, même si nous sommes 63 e . Quant au Sénat : nous sommes 11,21 % de l'effectif actuel. C'est peu, c'est trop peu parce que ce n'est pas satisfaisant, et la progression réalisée sur le long terme n'a été ni rapide, ni continue. Il y avait 7 % de femmes en juin 1947 au Conseil de la République, mais seulement 2 % en 1958 c'est vraiment la chute libre. En ce qui concerne le Sénat de la Cinquième République, cette aggravation se poursuit jusqu'à un pourcentage de 1,42 % de femmes ! Une remontée durable n'est constatée qu'à partir de 1989, et il faut attendre 1995 pour franchir le seuil des 5 % et plus aujourd'hui.

Avant de trancher dans le vif en introduisant le principe paritaire dans la Constitution, on s'est par exemple demandé si cette semi exclusion des femmes dans notre pays des lieux de pouvoir politique, et plus particulièrement des instances élues, tenait au scrutin majoritaire, traditionnellement dominant en France, alors que le scrutin proportionnel est de toute évidence plus favorable à la mixité. Eh bien, ce n'est pas une vérité générale absolue. Il suffit de regarder autour de soi, notamment en direction du Royaume-Uni, qui connaît un mode d'élection résolument majoritaire et qui envoie nettement plus de femmes à la Chambre des Communes que nous n'en comptons à l'Assemblée nationale. Un débat long et difficile a ainsi précédé la révision en 1999 de l'article 2 de la Constitution, selon lequel « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats publics et aux fonctions électives ». Cette réforme semblait heurter de front le principe de l'universalisme républicain si ancré dans notre tradition. Mais il a bien fallu se rendre à l'évidence. Les mécanismes de parité dans les élections où ils ont été mis en oeuvre ont été les seuls capables de produire, en termes d'amélioration de la mixité en politique, des résultats véritablement significatifs.

En complément, il a été décidé de moduler l'aide publique aux partis politiques en fonction de l'écart constaté entre le nombre d'hommes et le nombre de femmes présentés dans chaque parti ou groupement à l'occasion des élections législatives. Et là je vais avoir, pardonnez-moi, un propos un peu dur mais qui est réel. Je dirai de façon un peu plus tranchée que c'est quelque part autoriser les partis à payer pour ne pas respecter la parité. Je crois qu'une pénalité financière ne suffit pas, et qu'on autorise ainsi les partis à ne pas observer la parité. Je suis dure, mais je crois que je suis réaliste.

Un autre prolongement de cette réforme constitutionnelle est la création d'une délégation au droit des femmes et à l'égalité des chances des hommes et des femmes dans chacune de nos assemblées. J'ai donc l'honneur de présider la délégation sénatoriale depuis deux ans, et, pour résumer l'esprit de nos travaux, je dirai que notre mission de veille parlementaire se développe de plus en plus et sur tous les fronts : la parité politique, l'égalité professionnelle, le droit de la famille, la mixité (sujet que nous avons choisi cette année, sous l'angle scolaire ou social), la composante culturelle de l'égalité des chances, sans oublier bien sûr la dimension européenne et internationale des questions.

Quels sont aujourd'hui les derniers obstacles ? Je commencerai par une certaine vision que je qualifierai de vision paternaliste de la relation entre le pouvoir et les femmes, qui continue ici ou là de moins en moins, mais elle continue à se manifester. Tout d'abord dans nos partis politiques. Leurs états-majors, à quelques exceptions près, sont peu féminisés, leurs comités d'investiture peu enclins à favoriser la mixité des candidats, ce qui impliquerait, il est vrai, de pénaliser les sortants, alors que ceux-ci n'ont pas démérité. Ce langage, je l'ai entendu maintes fois : il n'a pas démérité, donc pourquoi l'évincer ? À mon avis, c'est un vocabulaire qu'on ne peut plus recevoir ni entendre. Un autre problème : les horaires de réunion des formations politiques  en soirée, en fin de semaine très souvent rendent singulièrement difficile la montée aux responsabilités des femmes en charge d'enfants, c'est-à-dire de la plupart des femmes entre 25-30 ans et 40-45 ans.

Ces observations nous ramènent à mon sens à un certain archaïsme de l'ensemble de la société française. L'investissement croissant des femmes dans la vie professionnelle (je ne parle pas, bien sûr, de la vie associative, où il y a longtemps qu'elles sont investies et très présentes) ne s'est guère accompagné d'une redistribution des rôles et d'un meilleur partage des tâches au sein de la famille. Ces données, dont on sait à quel point elles handicapent la carrière professionnelle des femmes, les empêchent dès la trentaine de valoriser leurs diplômes aussi bien que les hommes, handicapent de même leur entrée en politique. On parle beaucoup du partage des tâches domestiques pour regretter que les hommes n'en fassent pas assez. J'ai lu dans je ne sais plus quel communiqué que 70 % des tâches domestiques étaient « réservées » à la femme. Il reste 30 % pour les hommes, c'est peu ! Je crois qu'il va falloir augmenter tout doucement ce partage des tâches domestiques. On souligne moins souvent un certain partage des tâches politiques, qui ont pris chez nos voisins scandinaves, qui ont une longue tradition en matière d'égalité : les femmes s'occupent traditionnellement des affaires sociales ou culturelles. Tout se passe comme si les hommes politiques leur laissaient volontiers exercer leurs talents dans cette sphère qui est leur, qui leur est en quelque sorte réservée. Pour les femmes et pour les mères, le thème de la paix est également très mobilisateur. Ici, j'aurais plutôt tendance à m'en réjouir. C'est d'ailleurs un thème de consensus naturel dans les rencontres internationales. J'ai eu l'occasion d'aller, dans le cadre du forum euro-méditerranéen à Madrid, à Athènes, à Amman et dans d'autres pays, avec certaines de mes collègues ici présentes, et je dois dire que, lorsque nous parlons de pacification, de paix, c'est vrai que nous trouvons un consensus, que nous parlons de la même voix. N'oublions jamais que nos démocraties sont fragiles, que l'objectif essentiel de la politique est la résolution pacifique des conflits, des tragédies qui opposent deux vérités. Si la parité doit se résumer à un seul but ultime, ce serait celui-là.

Je conclurai par deux remarques. D'abord, et sans aucunement remettre en cause la raison d'être de notre colloque, j'espère qu'il sera de moins en moins nécessaire à l'avenir de mener des réflexions ou des campagnes pour l'égalité, où les femmes sont considérées en bloc et englobées dans un concept de féminité, comme s'il s'agissait d'une identité quelque peu mystérieuse et cohérente.

Enfin, j'ai récemment lu un témoignage sur le pouvoir des femmes en Scandinavie, qui disait que, malgré une longue tradition d'égalité formelle et de démocratie paritaire, le pouvoir a toujours échappé aux femmes. J'avoue que je ne partage pas complètement ce pessimisme. En réalité, nos démocraties ont quand même changé de nature, et l'exercice du pouvoir également, y compris d'ailleurs dans la cellule familiale. Il faut en tirer les conséquences, et, selon la méthode qui consiste à dire les choses les plus sérieuses en forme de boutade, je choisirai celle-ci parce que je la trouve très belle et très vraie : « la construction de la famille est une chose trop importante pour la laisser aux seules femmes ; la construction de la société est une chose trop grave pour la laisser aux seuls hommes ».

Je suis convaincue, au regard de votre longue et riche expérience, que vous ne pourrez que partager avec moi cette conclusion et ce constat : c'est grâce à une solidarité sans failles que nous arriverons à gravir les marches qui nous mèneront au terme de ce long combat, qui n'est pas inaccessible, qui est celui du partage du pouvoir.

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