« Femmes et pouvoirs » (XIXe - XXe siècle)


GENÈSE ET APPLICATION DE LA LOI SUR LA PARITÉ
TABLE RONDE

Edith Cresson

Participeront à cette double table ronde, sur la genèse d'une part, et d'autre part l'application de la loi sur la parité, Mme Payet, sénatrice de La Réunion, Mme Calvès, professeur à l'université de Cergy-Pontoise, Élisabeth Guigou et Mme Rozier, sénatrice du Loiret. Françoise Gaspard va présenter tout de suite la genèse de la loi sur la parité à laquelle elle a fortement contribué

I. FRANÇOISE GASPARD, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES À L'EHESS, EXPERTE À L'ONU

Il n'est pas très facile de faire rapidement l'archéologie des lois françaises sur la parité. Il existe sur le sujet, vous le savez, une abondante littérature, un dossier de presse considérable à partir du début des années 90. De nombreux articles dans des revues spécialisées, en droit, en sciences politiques, en sciences humaines, en sciences sociales, des essais, et des ouvrages de chercheurs et d'acteurs du mouvement. L'histoire de la parité en France est en outre aujourd'hui l'objet de thèses dans de nombreuses universités. On me pardonnera donc d'être schématique.

Je voudrais souligner un point. La revendication de parité n'est pas née dans les partis politiques, en tout cas pas dans les partis de gouvernement. Elle leur a été imposée. Elle est venue à la fois du haut, des institutions supranationales, et du bas, de la société, des mouvements sociaux, des mouvements féministes. Les démocraties, vous le savez, à leur naissance ont toutes exclu les femmes de la citoyenneté, et la France est un des pays qui a le plus tardé à corriger ce vice originel, tant en matière civile qu'en matière civique. Les luttes en faveur du droit de suffrage et d'éligibilité ont été l'objet d'une histoire tumultueuse et longue, et les suffragistes une exception, Hubertine Auclair ont pensé, et non pas posé, la question de la représentation des femmes. Elles ont demandé à voter, elles ont demandé à être éligibles, mais elles ont sans doute pensé que, à partir du moment où les femmes seraient éligibles, elles seraient présentes dans les assemblées, tellement cela allait de soi. Or tel n'a pas été le cas. La France a, là encore, témoigné d'une particulière résistance à l'admission des femmes dans la représentation politique. Et, curieusement, il a fallu attendre la dernière décennie du XX e siècle pour que l'on commence à s'étonner de la persistance de la prééminence des hommes dans les lieux de pouvoir, et surtout à la regarder comme le résultat d'une discrimination à l'égard des femmes. Combien de fois avons-nous entendu, n'est-ce pas Edith : « Si les femmes ne font pas de politique, c'est parce qu'elles ne veulent pas ».

Il a donc fallu attendre la fin du XX e siècle, mais il faut signaler que les institutions supranationales avaient déjà commencé à poser la question. La première conférence mondiale sur les droits des femmes, organisée par l'ONU à Mexico en 1975, avait, dans la déclaration finale des États, dit qu'il fallait des femmes partout où se prennent les décisions, notamment en matière de paix et de développement. Les mouvements féministes à l'époque (1975) des seuls pays nordiques avaient retenu la leçon, et avaient monté des opérations dans leurs pays, dans leurs partis politiques, pour obtenir des quotas progressifs pour aller vers un équilibre du pouvoir des femmes et des hommes.

En 1989, le Conseil de l'Europe ouvre à son tour le chantier en créant un séminaire qui a pour thème « la démocratie paritaire ». En réalité, celui-ci s'inscrit dans une interrogation plus vaste sur la crise de nos démocraties. Or le très faible pourcentage des femmes dans les décisions politiques figure comme une des causes de la défiance des citoyens à l'égard du système. Au même moment (début des années 90), la Commission européenne prépare le troisième programme communautaire d'égalité des chances. Et une question se pose à celles et à ceux qui préparent ce programme : pourquoi, alors que les directives européennes existent depuis le milieu des années 70 en matière d'égalité des salaires, d'accès à l'emploi, etc. pourquoi y a-t-il encore de telles discriminations dans le travail ? Et c'est un syndicaliste, un homme néerlandais, qui dit très fortement à une réunion de travail que nous avions sur le sujet (je faisais parti du comité de préparation du programme) : « C'est parce que les femmes ne sont pas là où se négocient les conventions collectives ; c'est parce que les femmes ne sont pas là où le vrai pouvoir est présent ».

Et c'est pour cela que la Commission européenne crée, dans le cadre du troisième programme, un comité d'experts (un expert par pays) pour mesurer la situation respective des femmes dans les lieux de pouvoir dans l'ensemble des pays européens. Ce réseau d'experts organise avec la Commission, en novembre 1992 à Athènes, une conférence européenne sur « Femmes, politique et pouvoir ». À cette conférence, les statistiques sont révélées. On ne les avait jamais données dans la presse en France à l'époque. La France des droits de l'Homme est alors 11 e sur les douze pays de l'Union européenne pour la participation des femmes dans le Parlement.

Par ailleurs, à cette réunion d'Athènes, a lieu une rencontre des femmes occupant en Europe des postes éminents. La France était représentée par Edith Cresson et Simone Veil. Et ces femmes politiques des douze pays de l'Union européenne et des pays qui sont en train d'adhérer signent un texte dans lequel il y a cette phrase : « Parce que les femmes représentent plus de la moitié de la population, la démocratie impose la parité dans la représentation et l'administration des nations ». Ce texte, la presse en France n'en parlera pas, mais les associations françaises vont s'en emparer, le diffuser à des milliers et des milliers d'exemplaires. Une réunion a lieu à l'Assemblée nationale, à l'initiative des associations, pour rendre compte de la conférence d'Athènes, et elle est à l'origine d'une explosion de mouvements en faveur de la parité.

Nous étions à la veille des législatives de 1993. Colette Kreder, qui était directrice de l'École polytechnique féminine, membre du CNFF, monte une opération remarquablement menée qui allait permettre de sensibiliser la presse, et par conséquent l'opinion, à la place respective des femmes et des hommes dans le processus électoral. Une équipe de jeunes chercheurs armés d'ordinateurs, en liaison avec le ministère de l'Intérieur qui accepte de jouer le jeu, va tenir la presse au courant jour après jour de la place des femmes dans le processus électoral. Et la presse va s'en faire écho, d'autant que, lorsque la première statistique est publiée, il apparaît que plus un parti a de chances d'avoir d'élus, moins il présente de femmes. Moins un parti a de chances d'avoir d'élus, plus il présente de femmes. Assemblée sortante : 5,7 % de femmes. À l'issue du scrutin de 1993 : 6,1 % de femmes élues. On calcule qu'il faudra attendre le troisième ou la quatrième millénaire, s'il y a des élections tous les cinq ans, pour obtenir la parité.

Le mouvement pour la parité allait donc s'amplifier. La pétition publiée dans Le Monde à l'automne de cette année-là en est le témoignage. 577 personnes de tous milieux, scientifiques, professionnels, etc. signent une pétition. 577, autant de femmes que d'hommes, autant que de députés puisqu'il y a 577 députés, demandent une loi pour changer la donne.

S'il y a eu des actions menées par des associations isolées ou des personnalités, la naissance en 1994 d'un réseau d'associations a joué un rôle décisif. Ce réseau, « Demain la parité », regroupe des associations nationales qui représentent environ deux millions d'adhérentes, qui disposent de sections locales et départementales. Les présidentes de ces associations, qui se réunissent, adoptent un texte commun et une méthode originale pour mobiliser les membres du réseau. L'objectif était de sensibiliser les responsables politiques à l'idée de parité. La méthode reposait sur la décentralisation de l'action. Une palette d'actions était suggérée à chacune, dans son département, dans sa commune : organiser des réunions sur le sujet, porter le texte commun des associations, éventuellement assorti de statistiques locales sur la place des femmes dans les assemblées, aux maires, au conseiller général, aux députés, tenir une conférence de presse. Travail presque invisible au niveau national, mais des centaines et des centaines de réunions.

À partir de 1994, nous avons un dossier énorme de comptes rendus de presse, de la presse régionale et locale, sur le sujet. La conséquence c'est que, déjà en 1994, quelques listes aux élections européennes vont être paritaires.

1995, élection présidentielle. Colette Kreder, elle encore, avec le CNFF, décide d'auditionner les candidats à la présidence de la République. Jacques Chirac, Lionel Jospin, Édouard Balladur, seront entendus et, au cours d'une réunion importante et médiatisée, la même question leur sera posée concernant la place des femmes et la politique : qu'allez-vous faire pour la parité ? On se souvient que Jacques Chirac a répondu qu'il allait créer un observatoire de la parité, observatoire d'ailleurs qui a été créé dès le lendemain de l'élection présidentielle. On a vu aussi tout à l'heure, et ce matin aussi, que le fait que le premier gouvernement Juppé, en juin 1995, ait compté un nombre record de femmes, est le résultat de cette mobilisation sur le terrain. Et on se souvient aussi que ce ne fut qu'un bref épisode, que l'élection des femmes a fait du bruit et qu'elle a conduit au manifeste publié par L'Express , signé par d'anciennes ministres, de droite et de gauche.

L'adoption par un parti de gouvernement de l'engagement en faveur de la parité le PS a été le fruit, au fond, de circonstances politiques particulières. Dans l'introduction de l'essai que nous avions publié en 1992, Claude Servan-Schreiber, Anne Legal et moi, Au pouvoir citoyennes, liberté, égalité, parité , nous avions écrit que la proposition d'inscription de la parité dans la loi, que nous faisions, risquait de se heurter à la conspiration du silence. Nous avions en fait sous-estimé le rôle des institutions supranationales (la conférence de Pékin a joué un rôle important dans la popularisation de l'idée d'égalité des femmes et des hommes dans les pouvoir), nous avions sous-estimé aussi la capacité de mobilisation des organisations de la société civile, mais nous n'avions pas prévu que les événements politiques favoriseraient encore plus une évolution législative aussi rapide.

Car les résistances étaient nombreuses. L'idée d'une loi suscitait, on s'en souvient, une intense polémique mobilisant juristes, philosophes, sociologues, éditorialistes, et les femmes se réclamant du féminisme elles-mêmes étaient très divisées. Les résistances étaient particulièrement vigoureuses dans les partis. Les écologistes avaient certes, dès la fin des années 80, mis en place ce qu'ils appelaient des « pratiques paritaires ». Mais les verts étaient à l'époque marginaux. Au sein des grands partis, les femmes de la base d'abord ont été progressivement conquises par la parité, regardée comme plus séduisante que les quotas, et par l'idée de légiférer pour déverrouiller une situation bloquée. Mais les femmes de l'appareil, des appareils, et les élues, en revanche, étaient beaucoup plus réservées. Nombreuses étaient celles qui craignaient qu'une telle mesure ne se retourne contre elles, qu'elles ne soient sélectionnées non plus en raison de leur mérite mais en raison de leur sexe. Quant aux hommes politiques, ils étaient majoritairement hostiles, bien sûr, à une telle loi. Ils reconnaissaient que la situation n'était pas brillante, mais ils disaient que le temps ferait son oeuvre.

Il faut sans doute voir dans le sévère échec du parti socialiste aux élections législatives de 1993, une des raisons de l'engagement de ce parti en faveur de la parité. Dans l'opposition, un parti est obligé de se ressourcer. Et en plus, cette proposition de parité était une des propositions qui était au fond les moins difficiles à prendre : elle ne coûtait pas un sou au budget de l'État. Le PS, donc, fait cette proposition, et de cette proposition un argument électoral. La gauche remporte les élections. Dans son discours d'investiture, le Premier ministre, Lionel Jospin, annonce la révision de la Constitution, le Parlement vote la loi constitutionnelle, le Congrès, à Versailles, approuve cette révision de la Constitution, et les lois sont adoptées dans la foulée par le Parlement.

Je laisserai à Élisabeth Guigou, puisqu'elle était la Garde des Sceaux à l'époque, le soin d'évoquer la démarche du gouvernement. Pour conclure, je voudrais lui poser, poser aux responsables politiques qui étaient en charge de ce dossier à l'époque, une question : pourquoi le gouvernement et le Parlement ont-ils fait de la parité un principe et non pas une stratégie ?

Olivier Duhamel, dans un article défendant la parité, avait proposé que les lois l'instaurant soient provisoires. L'idée avait de quoi irriter les féministes, qui se souvenaient du caractère provisoire de la loi de 1975 sur l'IVG, ce qui risque toujours ensuite une remise en cause. En ce qui concerne la parité, l'idée pourtant méritait d'être creusée. Dire qu'une telle loi serait susceptible d'évoluer aurait permis d'échapper au débat entre essentialistes et égalitaires auquel on a assisté. On comprend que des féministes attachées à l'universalisme républicain aient pu redouter que l'inscription de la parité comme principe constitutionnel se fonde sur une différence ontologique des femmes et des hommes, et non sur une reconnaissance des femmes comme citoyennes à part entière, en raison de leur participation au genre humain.

Ceci débouche sur une question complémentaire. Pourquoi ni le gouvernement ni le Parlement ne se sont-ils à aucun moment référés à la convention sur l'élimination de toutes les discriminations à l'égard des femmes de l'ONU, convention de 1979 ratifiée par la France en 1983, et qui en quelque sorte rendait caduque la décision du Conseil constitutionnel de 1982 annulant les quotas aux municipales ? Aux termes de la Constitution, les conventions internationales sont en effet d'application directe en droit français. En ratifiant cette convention, la France s'autorisait à prendre ce qu'on appelle dans la convention, aux termes de son article 4, des mesures spéciales temporaires pour supprimer les discriminations. Alors on aurait par exemple pu dire que tous les cinq ans un nouveau débat devrait avoir lieu pour renforcer, corriger, modifier la législation en faveur de la parité. Cela aurait obligé, par exemple, à ce que les lois datent de 2000 en 2005 on constate à la fois le bilan positif du côté du nombre d'élues dans les conseils municipaux, le bilan en revanche inquiétant du côté du nombre d'élues dans les exécutifs municipaux, que la loi ne prend pas en considération, et la situation des femmes dans les conseils généraux, dans la part du Sénat élue au scrutin uninominal, et à l'Assemblée nationale.

Conclusion rapide : la parité hommes-femmes est désormais un thème majeur au plan international. On le voit en ce moment même à l'ONU, où je repars demain matin pour la Commission de la condition de la femme, qui débat de la nécessaire présence des femmes dans les situations post-conflit. Car la parité est un indice de démocratie, de modernité et de civilisation. Le vote des lois françaises sur la parité a suscité un grand intérêt dans le monde entier. Intérêt des mouvements de femmes, bien sûr, mais aussi de nombreux gouvernements.

La question qui se pose aujourd'hui c'est qu'un pays comme le Rwanda, qui a pris la France en exemple dans la rédaction de sa Constitution et de ses lois électorales, mais qui est allé plus loin, tirant des leçons de la France, est aujourd'hui devant la Suède au premier rang mondial pour la participation des femmes dans son Parlement : 48,5 % de femmes au Sénat et à l'Assemblée nationale rwandaise, alors que la France ne se situe toujours qu'au 63 e rang mondial, ayant même perdu des places depuis plusieurs années, pour la participation des femmes comme législateurs. Et aussi, aujourd'hui encore, en dessous de la moyenne mondiale qui est de 15,5 %.

Edith Cresson

Merci, Françoise, pour cet exposé très intéressant. C'est vrai que beaucoup d'observateurs se posent la question : pourquoi la France est-elle si en retard ? On ne peut pas dire que la religion catholique est à l'origine d'une telle distorsion, puisque l'Italie, l'Espagne et le Portugal sont devant nous. Donc il y a quelque chose que personne jusqu'ici n'a jamais expliqué. On ne voit pas pourquoi la France, qui donne des leçons à la terre entière, serait derrière tout le monde en ce qui concerne la participation des femmes à la vie politique. Donc il y a une espèce d'incompréhension. Ce serait bien aussi que les philosophes, les sociologues, tous ceux qui ont pour profession de faire de la recherche, s'intéressent à cette situation dans laquelle nous sommes.

Nous sommes là pour parler de la loi. Il est évident qu'il fallait une loi. Que cette loi soit suffisante, ce n'est peut-être pas le cas. On a parlé des législatives, où on envoie systématiquement les femmes dans de mauvaises circonscriptions. La situation aujourd'hui n'est pas satisfaisante, mais enfin il y a eu une loi sur la parité, et je voudrais demander à Élisabeth Guigou de présenter la genèse de cette loi, et ensuite on parlera de son application.

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