Les enjeux du haut débit : « collectivités locales et territoires à l'heure des choix »



Palais du Luxembourg, 12 novembre 2002

L'INTERNET ET LES USAGES DE DEMAIN

M. Daniel KAPLAN - Délégué général à la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING), membre du Conseil Stratégique des Technologies de l'Information (CSTI)

Merci. Malheureusement, nous n'avons pas le temps pour d'autres questions. La journée est très dense. Pendant le déjeuner, pourront avoir lieu des conversations bilatérales ou multilatérales très riches.

Je vais vous proposer quelques compléments sur le développement et les usages des hauts débits, qui viennent d'un travail en cours que la FING a engagé avec une autre association (l'ACSEL) dont vous avez peut-être lu certains rapports il y a quelque temps, « Internet, les enjeux pour la France » en particulier.

Nous préparons aujourd'hui et présenterons le 19 décembre prochain, à Paris, un ouvrage intitulé « Haut Débit » , qui s'intéressera aux usages, aux technologies, aux modes de déploiement.

Aujourd'hui, j'aurais souhaité apporter quelques éclairages sur le développement des hauts débits et, peut-être sur quelques leçons que la simple observation des usages et de leur développement spontané, en particulier chez les individus et dans les foyers, procure.

De temps en temps, les résultats ne sont pas tout à fait ce que nous imaginions au départ.

Nous voyons se développer aujourd'hui l'Internet et les hauts débits dans un contexte de crise. De quel type de crise s'agit-il ?

Il faut avoir en tête que cette fameuse crise de l'Internet est très clairement boursière et financière. Si on s'intéresse à ce qui se passe dans le monde, ce n'est nullement une crise de la demande. La croissance du nombre d'utilisateurs de l'Internet, d'ordinateurs raccordés à l'Internet, est aussi rapide qu'elle l'a été, c'est-à-dire qu'en 2000 et 2001. Elle l'est beaucoup plus qu'en 1998-1999 en nombre absolu.

En gros, nous aurions gagné entre mi-2001/mi-2002, 120 millions d'utilisateurs dans le monde pour dépasser 600 millions, soit 10 % de la population mondiale.

Nous ne sommes donc pas face à un phénomène de mode, qui suit et qui épouse les courbes boursières. Nous sommes confrontés à un développement sourd, porté par la demande, par les besoins des entreprises, par les besoins de communication, et qui n'attend pas particulièrement après la création d'éventuelles nouvelles offres ou nouveaux contenus. Il faut simplement lui permettre de s'exprimer par des offres, à des tarifs et à des conditions techniques raisonnables.

Dans le monde développé, l'un des principaux moteurs de cette croissance qui, même en France, ne s'est pas fortement ralentie, d'après les derniers chiffres de l'Association des fournisseurs d'accès, est le haut débit, avec une croissance beaucoup plus rapide que celle, moyenne, du nombre d'utilisateurs de l'Internet.

Deux mots sur les hauts débits : le Président Larcher a commencé à aborder ce sujet en disant : certains hauts débits sont présentés comme tels alors qu'en fait ils ne sont pas aussi hauts qu'on le souhaiterait. Cette question de la barre n'est évidemment pas facile à résoudre.

Si nous respectons ce que nous écrivons nous-mêmes dans le cadre de l'Union européenne ou du fameux CIADT de Limoges, le taux de pénétration résidentielle des hauts débits en France est de 0 % puisque nous avons fixé, dans nos écrits officiels, la barre à 2Mbits par seconde, en considérant qu'il s'agissait d'un seuil normal de confort d'usage.

En gros, nous n'avons à peu près aucun Européen individuellement connecté au haut débit, sauf quelques dizaines de milliers de foyers en Italie et peut-être quelques petites centaines de milliers en Suède. Pour le reste, le taux de pénétration est nul.

Il convient de se poser la question de façon plus large. Essayons de considérer le haut débit comme une sorte d'évidence du réseau. Le réseau est là. Quand un appareil ayant besoin de communiquer est allumé, il est en réseau, il dispose de la capacité de communication. Tel est le haut débit, celui dont j'ai besoin, qui me permet d'oublier le réseau, de même que j'oublie, en général, la route, sauf quand j'habite à Paris et sauf si elle est encombrée.

Le haut débit ramènera le réseau à son statut d'infrastructure dont la vocation est de se faire oublier.

Deux mots sur la situation de la France : fin 2002, nous serons aux alentours de 1,2 à 1,3 millions d'abonnés. Ce ne sont pas que des foyers puisque sont inclus, pour l'essentiel, en dehors des entreprises, l'ADSL et le câble.

Cela nous place dans une position assez proche de la moyenne de l'Union européenne, mais bien sûr très loin des leaders.

Nous sommes dans un domaine émergent et les leaders sont très loin de tout le monde. Nous sommes avec tous les autres moyens, très en retard sur les meilleurs. Nous n'avons pas l'habitude de nous satisfaire de ce genre de situation.

Au regard des 61 % de pénétration dans les ménages coréens, des 17 % dans les ménages belges, des 31 % dans les ménages canadiens, notre pourcentage d'environ 3 %, proche de celui du reste de l'Europe, en dehors de l'Allemagne, des Pays-Bas et des Pays Scandinaves, est relativement limité.

Cela dit, la croissance en France est rapide comme ailleurs.

Les objectifs politiques affirmés par les plus hauts responsables nous permettent d'imaginer que nous allons, au travers de certaines mesures qu'il ne m'appartient pas de détailler, accélérer un peu cette croissance.

Quelques mots sur les usages : qu'en font les utilisateurs ? À quoi servent les hauts débits ?

Un point est étonnant : la première chose que font les utilisateurs est d'échanger. Ce qui se développe le plus en cas de basculement vers le haut débit, ce sont des usages qui, en théorie au moins, n'ont pas besoin de haut débit (le courrier électronique, la messagerie instantanée).

Explosent tous les usages de communications interpersonnelles ou de groupe, et d'échanges.

Ce point est très important parce que nous lisons régulièrement des messages sur le fait que le problème des hauts débits est l'absence de contenus adaptés, que les utilisateurs seraient en attente de quelque chose qui leur parviendrait et qui serait prêt pour le haut débit.

Quand on considère les usages, ce n'est pas le cas. Les utilisateurs n'attendent pas des produits faits pour eux ; ils prennent la situation en main ; ils ont fondamentalement un besoin d'échanges et ils le manifestent de toutes les manières possibles, jusqu'aux jeux en réseau.

Il est presque possible d'analyser le développement des échanges de fichiers, notamment musicaux - copiés de manière évidemment illégale - en ces termes.

Aux Pays-Bas existe une expérimentation d'équipement à très haut débit de quelques milliers de foyers. Les observateurs étonnés ont remarqué que la première activité de ces personnes dotées de 10 ou 100 Mbits a été de se créer des Intranet d'immeubles ou de quartiers.

Ce besoin d'échanges est extrêmement fort et il est aussi local. Les utilisateurs créent des Intranet locaux pour échanger. Nous ne savons pas quoi, mais ce n'est pas forcément notre problème. C'est le leur.

Nous l'avons vu tout à l'heure, dans l'entreprise c'est la même situation : la coopération, la conception coopérative, les télé-réunions, etc.

C'est ensuite produire et créer. On n'analyse pas suffisamment le phénomène sans précédent que représente l'existence de 3,5 millions de pages personnelles produites et plus ou moins mises à jour et gérées par les Français.

Il n'est jamais arrivé que 2 millions de Français se prennent en main pour publier des informations et les rendre disponibles pour le monde entier, en tout cas leurs familles, leurs amis, les membres de leurs associations.

Nous voyons aujourd'hui se développer l'échange de photos, de vidéos numériques sur les réseaux mobiles de troisième génération au Japon. On s'attendait à ce que les personnes consomment beaucoup d'information, or, à partir de leurs appareils mobiles, elles envoient d'abord des photos à leurs amis.

Je rapporte une citation de deux chercheurs de France Télécom R & D, qui ont étudié pendant quelques mois les résultats de plusieurs expériences, depuis 1999-2000, de déploiement des hauts débits résidentiels. Le message général est qu'il s'agit d'un outil de libération, qui transforme des utilisateurs passifs en utilisateurs actifs.

Ce point est extrêmement intéressant. Il ne va pas tout à fait dans le sens de ce qu'imaginaient la plupart des grands acteurs du secteur.

On constate aussi que les hauts débits intensifient globalement tous les usages individuels, de l'ordre de 30 à 80 %. Les utilisateurs passent plus de temps et font plus de tout à partir du moment où ils sont connectés au haut débit.

On pourrait penser que comme cela va plus vite, ils y passeront moins de temps... Au contraire, ils intensifient leurs usages, visitent plus de sites, travaillent plus en ligne, s'informent davantage, s'amusent plus, s'éduquent plus, échangent plus, achètent plus.

Tout cela se développe de manière concomitante avec un autre facteur à ne pas négliger : les hauts débits ne sont pas destinés à raccorder une seul machine dans un foyer ou dans une entreprise. Il s'agit de raccorder de plus en plus de machines entre elles, notamment dans l'entreprise où l'objectif est de diffuser l'accès au réseau et les capacités de communications. Mais ceci vaut également dans l'appartement où il peut être question de diffuser vers plusieurs ordinateurs, vers le poste de télévision, la chaîne Hifi, les appareils de sécurité domestique, etc. Ce gros tuyau est alors utilisé comme une fédération de petits ruisseaux qui font ces hauts débits.

Je terminerai par deux points qu'il convient d'avoir en tête :

Nous commençons à savoir vous retourner le constat d'observations faites auprès d'utilisateurs des hauts débits en France ou à l'étranger. Ces résultats sont parfois un peu différents de ce que nous imaginions. Nous pensions que les utilisateurs seraient plus consommateurs de contenus et de médias. Ceci ne peut pas nous servir à prédire précisément l'avenir.

Aujourd'hui, aucun des usages majeurs de l'Internet n'a été prévu par les acteurs dont c'était théoriquement le métier. En général, ceux-ci se sont trompés. Ce n'est pas parce qu'ils sont idiots. Nous en faisons tous partie.

Probablement, nous sommes dans des domaines où les phénomènes sont émergents, dans des outils d'appropriation, de libération. Ce qui se passera viendra presque forcément d'ailleurs, car le monde est très vaste.

Ni Napster ni le Web n'ont été prévus... Nous pourrions continuer longtemps ainsi en présentant le cimetière des prévisions ou ce qui s'est développé sans avoir été envisagé.

Deuxième dimension importante pour ce qui nous concerne aujourd'hui : nous nous apercevons, dans le déploiement de réseaux à haut débit, en particulier concernant l'expérimentation d'assez ou de très hauts débits (10 ou 100 Mbits/s), que la dimension locale des usages est beaucoup plus importante que celle que nous imaginions. En fait, ceci ne devrait pas nous étonner car les achats sont locaux, nos relations sont essentiellement locales, le trafic téléphonique est pour une grande part local.

Nous vivons avec cette idée que l'Internet est un réseau mondial et que l'internaute est en relation uniquement avec le monde. En fait, il est en relation avec sa communauté, son cercle local et c'est ce qu'il manifeste quand les débits montent. Ceci est important pour notre réflexion sur l'avenir du développement des hauts débits.

Voilà quelques constats.

Je cède la place à la prochaine table ronde et à son animateur, Thierry Del Jésus, journaliste qui connaît très bien ces sujets-là.

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