Jeudi 12 mars 2015

- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. Luc Ferry, ancien ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche (2002-2004)

Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous sommes heureux de recevoir M. Luc Ferry, ancien ministre de l'éducation nationale. Monsieur le ministre, vous avez appartenu au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin de mai 2002 à mars 2004, avec comme portefeuille la jeunesse, l'éducation nationale et la recherche. Vous connaissez bien la communauté éducative puisque vous avez-vous-même enseigné la philosophie entre 1993 et 2002. Outre la publication d'ouvrages sur le sujet, votre réflexion sur l'éducation et la transmission s'est poursuivie à la présidence du conseil d'analyse de la société de 2004 à 2013. L'engagement des jeunes est un sujet qui vous tient à coeur, car vous avez participé à la commission « Ambition volontariat », de l'agence du service civique. Le Premier ministre François Fillon vous a également confié une mission sur l'aspiration des jeunes. Enfin, lorsque vous étiez ministre de l'éducation nationale, vous avez défendu devant le Parlement la loi du 15 mars 2004 encadrant le port des signes religieux au sein de l'enseignement public. Nous aimerions vous entendre sur l'ensemble de ces sujets, au regard de la situation actuelle.

Je vous rappelle qu'une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Luc Ferry prête serment.

M. Luc Ferry, ancien ministre de l'éducation nationale. - Depuis bien longtemps, j'ai la conviction que dans le primaire les programmes d'instruction civique sont calamiteux, voire absurdes. Non pas que leur contenu soit inintéressant, mais il est inadapté au public de jeunes enfants à qui l'on s'adresse. C'est dommage, car au CP, au CE1 et au CE2, les enfants sont de bonne volonté, ils écoutent leur maîtresse et l'on peut encore agir. Face aux frères Kouachi, il est trop tard. Les programmes d'instruction civique sont tantôt un mélange de principes de droit constitutionnel digne d'un cours de licence à l'Université, tantôt une somme de petits préceptes de morale sans intérêt. Dans leur version actuelle, rien sur l'antisémitisme, le racisme, les crimes contre l'humanité ou les génocides ; en revanche, on demande à des enfants de sept ou huit ans de connaître dans leurs grandes lignes les recettes et les dépenses de l'État et des collectivités locales, ainsi que la nature des différents impôts : impôt sur le revenu, taxes locales et TVA. C'est grotesque, et d'un ridicule achevé. Je ne dis pas que ces sujets sont illégitimes, mais l'école est obligatoire jusqu'à 16 ans : on a bien le temps de les traiter. Quand on a huit ans, ce sont les grandes questions morales qui passionnent. Elles ne figurent nulle part dans les programmes.

Lorsque j'étais ministre, j'avais sollicité des intellectuels venus de tous les horizons autour de la publication d'un guide, L'idée républicaine aujourd'hui, pour rappeler les valeurs de la laïcité et de la vie commune. Mohamed Arkoun, Jean-Pierre Azéma, Élisabeth Badinter, Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner, Régis Debray, Marceau Long, Jean-Christophe Rufin, Dominique Schnapper, Tzvetan Todorov, Michel Winock, tels sont ceux parmi d'autres qui ont contribué à nourrir cet ouvrage pédagogique, paru en 2004. Pour marquer les esprits des enfants et leur inculquer des messages de morale civique, rien n'est plus efficace que de recourir aux grandes oeuvres littéraires ou cinématographiques. On ne sort pas indemne de la lecture du Choix de Sophie ou d'une projection de la Liste de Schindler. Un documentaire sur la manière dont la Mosquée de Paris s'est mobilisée pour défendre les résistants en 1942 ne pourra que bouleverser les enfants.

Quant aux plus grands, arrêtons de fantasmer sur l'idée d'un service civil obligatoire. Nous avons travaillé sur le sujet, pendant deux ans, avec l'amiral Béreau, en auditionnant des représentants des partis politiques, des groupes du Sénat et de l'Assemblée nationales ainsi que des associations. La conclusion est claire : le service civil ne sera jamais obligatoire ; sinon, il doit être militaire. Les associations privées qui accueillent les jeunes en service civil, qu'il s'agisse d'ATD quart-monde, des Chantiers de Soeur Emmanuelle ou de la Croix Rouge, ne souhaitent pas se voir imposer des bénévoles qui risquent de mettre en péril leur mission, dans le cas d'un engagement contraint. On a besoin de 100 000 bénévoles pour lutter contre la solitude des personnes âgées dans les territoires. Ces bénévoles devront être motivés et volontaires si l'on veut éviter un désastre. L'engagement perd de sa valeur quand il devient une obligation. À cela s'ajoute le fait que les associations ne pourront pas gérer la désertion éventuelle des jeunes. Enfin, pour satisfaire une classe d'âge, il faudrait offrir 700 000 missions là où nous n'en avons tout au plus que 200 000. Nous risquons de devoir inventer des stages photocopies-café, à moins d'empiéter sur les emplois marchands. Seuls les militaires peuvent gérer 700 000 jeunes et les obliger à revenir !

De surcroit, le service civique ne coûterait rien : il suffirait d'y consacrer le budget des emplois jeunes. Christine Lagarde y était favorable, en son temps. L'avantage énorme du service civil - l'exemple italien nous le montre - c'est qu'il touche toutes les classes sociales et fait tache d'huile d'un milieu à l'autre. Du 7e arrondissement de Paris jusqu'aux quartiers des cités, le brassage social opèrera dans 95 % des cas. Il sera d'autant plus efficace quand le service civil s'organisera autour de chantiers plutôt que d'un engagement individuel. Par la suite, les jeunes pourront valoriser leur expérience, sur le modèle de ce qui se fait au Canada. Une expérience menée auprès d'enfants autistes servira pour un mémoire de maîtrise, à l'université. On peut également imaginer un carnet de service civique à faire valoir auprès des futurs employeurs.

Enfin, il est indispensable de rétablir l'autorité au collège, mais c'est un autre sujet.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Vous avez exercé vos fonctions de ministre dans une période difficile. C'est un grand tort que d'avoir raison trop tôt...

Vous venez de parler de l'autorité au collège. Les enseignants sont-ils correctement préparés pour transmettre les valeurs républicaines? Les programmes sont-ils satisfaisants de ce point de vue ? Faut-il rééditer le guide « L'idée républicaine aujourd'hui » publié en 2004 ? Pensez-vous qu'un enseignement du fait religieux au cours de la scolarité contribuerait à diffuser l'esprit de tolérance ? Selon vous, le ministère de l'éducation nationale dispose-t-il des outils nécessaires pour recenser, relayer et traiter les incidents qui se déroulent à l'école ? N'y aurait-il pas une réticence à faire état des difficultés observées, qu'il s'agisse de la contestation des enseignements ou des atteintes aux règles du vivre-ensemble ?

M. Luc Ferry. - Jusqu'en 2006, nous disposions du logiciel Signa, créé, à l'initiative de Claude Allègre, pour recenser toutes les actions de violence à l'école. Le dispositif a été supprimé en 2008 sans justification. Entre 2005 et 2006, on a recensé 85 000 incidents graves, dont 24 390 violences physiques sans armes, 21 000 insultes et menaces, et 1 611 violences avec armes, sans parler du trafic de drogue, des viols, etc. Et, sans parler non plus de ce phénomène dévastateur qu'est le racket, aux portes de l'établissement scolaire. En matière de violence, toutes les difficultés se créent et s'enkystent à l'école primaire. Elles deviennent visibles au collège, car c'est le temps de l'âge remuant. Les professeurs n'ont que leur autorité naturelle pour y répondre. Que peuvent-ils faire lorsqu'un élève ne se présente pas à ses heures de colle ? Le renvoi temporaire de l'établissement est-il une sanction bien efficace, quand l'absentéisme des élèves est chronique ? C'est un cautère sur une jambe de bois. Les professeurs sont démunis ; leur autorité ne peut s'appuyer sur aucune sanction. La situation est différente dans les établissements privés, où l'on renvoie les enfants à tour de bras, garantissant ainsi un taux exceptionnel de réussite au bac. Ce n'est pas possible dans l'enseignement public.

Pour redonner sens à la notion de sanction, il faudrait développer les travaux d'intérêt public au sein des collèges, en veillant à ce que les élèves qui refusent de les accomplir aient à répondre de ce comportement, en impliquant au besoin leurs parents. La proposition d'Éric Ciotti a été mal comprise. Il ne s'agissait pas de supprimer systématiquement les allocations familiales en cas d'absentéisme des élèves, mais de cibler la sanction sur les parents qui manifestent clairement leur mauvaise volonté par rapport à l'école, ceux qui en viennent à insulter voire à frapper les enseignants. Il n'y a pas d'autorité sans sanction.

Le problème de la violence doit aussi être traité en amont. C'est souvent après avoir connu l'échec pendant des années que les adolescents finissent par devenir violents. Dans l'étude que nous avons publiée avec l'amiral Béreau, nous avons comparé les chiffres fournis par les journées d'appel à la préparation de la défense (JAPD) et ceux du ministère de l'éducation nationale. On compte 35 % d'élèves en difficulté de lecture à l'entrée en sixième, et tout autant lors des JAPD. L'illettrisme est un problème majeur. La seule solution serait de dédoubler les classes de CP pour que les maîtres puissent corriger la situation. Le constat est clair : 80 % des élèves qui n'ont pas appris à lire au CP n'apprendront jamais à lire. C'est la voie royale vers l'échec scolaire.

Une autre solution consisterait à développer des classes en alternance entre collège et lycée professionnel ou entre collège et entreprise. Loin de moi cependant l'idée de vouloir casser le collège unique. L'alternance donnerait aux élèves la possibilité de découvrir des métiers différents, la taille de pierre au lycée d'Arras, ou la navigation fluviale au lycée de Strasbourg. Nous ne sommes pas au XIXe siècle et l'idée n'est pas de former de petits ouvriers de treize ans. C'est pourquoi, les élèves devront poursuivre dans l'enseignement général aussi loin que possible, ne serait-ce que pour pouvoir passer un bac professionnel. Ce système fonctionne. Il peut sauver la vie de certains enfants. Cela fait douze ans que je le répète, au point d'être lassé de mon radotage. On pourrait ainsi régler 80 % des problèmes d'incivilité et de violence.

Quant à l'enseignement du fait religieux, nous l'avons mis en place avec Dominique Borne, dans les programmes de sixième et de seconde. Les professeurs d'histoire et de lettres sont invités à travailler ensemble, avec l'obligation de faire lire à leurs élèves les grands textes religieux. J'ai eu l'occasion de discuter du sujet avec le cardinal Lustiger. Nous étions tombés d'accord sur l'idée que l'enseignement du fait religieux ne pouvait pas constituer une discipline en soi, à moins de convoquer des prêtres, des imams ou des rabbins en lieu et place des professeurs d'histoires, ce qui n'est pas souhaitable, car il ne s'agit pas d'un enseignement confessionnel. Quoi qu'en dise Régis Debray, avec qui nous étions pourtant d'accord, l'enseignement du fait religieux existe bel et bien aujourd'hui, en sixième et en seconde.

En matière de violence à l'école, les 85 000 incidents graves recensés par Signa ne sont que le sommet de l'iceberg. Les chefs d'établissement sont souvent réticents à signaler les difficultés, par peur de donner une mauvaise image de leur collège.

M. Gérard Longuet. - Votre intervention enthousiaste est la marque d'un esprit éternellement jeune qui ne doute pas que l'on peut changer les choses, ce qui est une perspective roborative. L'éducation nationale a longtemps reposé sur le face-à-face entre les enseignants et les élèves. N'est-il pas temps de construire une culture d'établissement scolaire à l'image de ce qui se fait dans l'enseignement privé ? On peut critiquer l'élitisme artificiel qui prévaut dans l'enseignement privé, mais le système d'un établissement scolaire fonctionnant autour de valeurs communes, avec un directeur qui reste libre du choix de ses élèves et de ses professeurs, semble efficace. Dans l'enseignement public, le principal du collège passe souvent, chez les professeurs, pour un déserteur qui a fui le front pour se réfugier dans la relation avec les adultes. Les chefs d'établissement gèrent la misère sans disposer d'aucune autorité. Ils n'entrent même plus dans les classes ! La communauté éducative - formule à la mode -, n'est qu'une coquille vide, car les enseignants du public ne se fédèrent pas autour de valeurs communes. Dans le primaire, des établissements émergent qui regroupent des classes. En milieu rural, on trouve des écoles cantonales, et parfois supra-cantonales. N'est-il pas temps de leur donner une véritable identité, en leur affectant des budgets locaux ? La codification des comportements est une piste à explorer. Dans l'armée, le salut, le vouvoiement, l'uniforme, les horaires et les rituels sont autant d'éléments formels qui organisent la coexistence pacifique des militaires. À l'école, cette codification n'existe que de manière aléatoire. C'est en travaillant à établir une identité forte des établissements scolaires que l'on pourra réintroduire la notion d'autorité.

Enfin, une question me passionne : si l'on peut adopter des enfants, peut-on adopter des ancêtres ? Jusqu'où peut-on amener les jeunes à s'approprier des figures fédératrices comme Jeanne d'Arc, Du Guesclin, Gambetta quittant Paris assiégé en ballon ou le Zola de « J'accuse » ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Comment les enseignants peuvent-ils lutter contre la déshérence de certaines familles, en termes de transmission des valeurs et des principes ? L'internat peut-il être une solution pour remettre certains enfants dans le droit chemin ? Êtes-vous favorable à la suppression des allocations familiales pour sanctionner l'absentéisme ?

M. Luc Ferry. - Je crois avoir répondu très clairement à la question. Je suis hostile à la suppression systématique des allocations familiales ; ce n'est d'ailleurs pas ce que propose M. Ciotti. Je suis favorable à la sanction quand elle s'applique aux parents qui refusent de collaborer avec les enseignants.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - En tant que sénatrice, mais aussi comme enseignante de métier - les sénateurs ne font pas que de la politique ! - je suis très intéressée par vos réflexions philosophiques que je lis régulièrement. Je regrette cependant la forme de nos travaux : la création d'une commission d'enquête porte une suspicion de départ...

Mme Françoise Laborde, présidente. - Comme présidente de cette commission et sans vouloir vous être désagréable, je remarque qu'à chaque audition enregistrée pour sa retransmission télévisée, cette question revient ! Quand les caméras ne sont pas là, la question non plus...

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - J'ignorais que nous étions enregistrés, et je n'ai pas souvenir que la question ait déjà été soulevée. Vous me permettrez de poursuivre ma réflexion en considérant qu'une autre forme aurait été préférable car sur un sujet aussi important, la responsabilité collective est partagée depuis des années par les gouvernements successifs.

Comment lutter contre la déshérence scolaire en aidant les familles ? Pensez-vous que l'internat, sous réserve de moyens, peut être une solution ? Vous souhaitez que la sanction ne s'applique que dans certains cas. N'est-ce pas antinomique avec le débat qui a cours sur la mise sous conditions de ressources des allocations familiales ? Cette aide est-elle un droit universel ou conditionnel ?

Mme Marie-Annick Duchêne. - Certaines écoles privées sont élitistes, d'autres moins. Je connais une école élémentaire privée, à Versailles, où toutes les religions sont représentées à tel point que l'enseignement du fait religieux repose sur le vécu, c'est-à-dire la célébration des fêtes religieuses quelles qu'elles soient. C'est intéressant.

Mme Françoise Cartron. - Vous avez constaté l'absurdité de certains programmes. Où sont les blocages dans la grande maison de l'éducation nationale ? Même s'il a des idées et la meilleure volonté du monde, un ministre se heurtera toujours au temps éphémère de son portefeuille.

M. Luc Ferry. - C'est le pire ennemi qui soit.

Mme Françoise Cartron. - Ce temps éphémère nourrit-il l'immobilisme ?

M. Claude Kern. - Dans le secondaire, le regroupement d'établissements crée des structures de plus en plus importantes qui deviennent difficiles à gérer. J'ai eu le cas dans mon département du regroupement d'un lycée d'enseignement général et technologique, d'un lycée professionnel et d'un centre de formation d'apprentis. Les trois chefs d'établissement ont cédé la place à une structure administrative unique. Les enseignants ont le sentiment d'être délaissés par l'administration et de devoir jouer davantage au gendarme qu'avant.

M. Patrick Abate. - Je vous remercie d'avoir rappelé avec autant de conviction la nécessité de préserver le collège unique. La mission essentielle de l'éducation nationale est de favoriser l'ascenseur social. L'affaiblissement de l'ensemble des moyens sur lequel reposait ce système n'est-il pas un facteur déstabilisant ?

M. Luc Ferry. - Je crois qu'il est bon de donner le plus d'autonomie possible aux établissements. Cela suppose de bouleverser le service public, en prévoyant par exemple des concours régionaux pour l'enseignement secondaire, comme cela se fait déjà pour le primaire. On pourrait également fusionner le Capes et l'agrégation. De telles mesures redonneraient de l'attractivité au métier, et c'est important dans ces temps de crise de vocation.

Les chefs d'établissement doivent pouvoir afficher la spécificité de leur collège ou de leur lycée. Cela peut être l'enseignement du latin et du grec, par exemple, que l'on parviendrait ainsi à sauver. On pourrait également faire figurer dans la charte de l'établissement certains engagements : corriger les copies en moins de 48 heures, rencontrer les parents dans la semaine... Néanmoins, il restera toujours cette différence qui fait qu'on ne peut pas renvoyer un élève d'un établissement public, alors que c'est possible dans le privé. C'est là-dessus que repose le problème de l'autorité. Une autre différence, c'est que les équipes pédagogiques sont soudées autour de valeurs communes dans le privé, alors que les enseignants du public sont des électrons libres ...et j'étais le premier d'entre eux lorsque j'étais enseignant.

J'ai toujours considéré que le privé sous contrat était inclus dans le service public, la seule différence étant que le chef d'établissement peut choisir ses professeurs et peut renvoyer des élèves.

Quant aux allocations familiales, évidemment, je ne tiens pas à en priver une maman qui élève seule ses quatre enfants. En revanche, il est important de sanctionner les parents de mauvaise volonté pour leur rappeler l'importance de leur rôle dans l'éducation de leurs enfants. Contrairement à ce qu'en disent les journalistes, notre système scolaire est plutôt bon. Les enquêtes Pisa testent les performances de nos enfants, qui ne dépendent pas seulement du système scolaire. Si l'on supprime les 1 500 points noirs de notre pays, nous serions premiers dans les classements. Le problème de l'éducation en France est un problème sociologique. Il faut distinguer éducation et enseignement. L'éducation vise l'enfant dans la sphère familiale ; l'enseignement est à destination de l'élève dans la sphère scolaire où interviennent les professeurs. Sans éducation, il n'y a pas d'enseignement possible. Le problème en France, c'est que nos enfants sont mal élevés. La tâche des enseignants consiste à transmettre des connaissances et à instruire les élèves, pas à éduquer des enfants.

La grande invention de l'Occident a été d'inventer la famille moderne avec le passage du mariage arrangé au mariage d'amour. Dans ce modèle, nous transmettons de l'amour aux enfants, mais nous ne savons plus leur transmettre la loi ni le savoir. Nous les aimons tellement que nous ne savons plus exercer l'autorité. Alors, on se débarrasse de cette tâche sur l'école, dans les milieux bourgeois plus qu'ailleurs encore.

Les syndicats n'ont pas été un obstacle majeur, quand j'étais ministre. Certes, ils ont pu alimenter une certaine lourdeur. Le SNES, par exemple, était toujours contre tout. Au SNUP, j'ai rencontré des gens de bonne volonté et souvent compétents. Le principal blocage dans l'Éducation nationale est médiatico-politique. De mon expérience, ce sont le Président de la République et la presse ! On l'a encore vu récemment : François Hollande a nommé trois ministres de l'éducation nationale en deux ans. C'est juste le temps qu'il faut pour ne rien faire. Je suis resté en poste deux ans, François Fillon a duré neuf mois, Bernard Hamon, trois mois. Quand on arrive au ministère, la rentrée est souvent déjà bouclée. On a donc un an et demi pour réfléchir à la rentrée suivante. Si l'on doit partir au terme de ce délai, le successeur refait exactement le même travail. D'où le sentiment qu'on ne peut pas réformer le « mammouth ». Il faudrait rester cinq ans pour mener une action efficace. Ceux qui sont restés aussi longtemps n'ont pu le faire que parce qu'ils ne faisaient rien. En arrivant, le ministre croit qu'il est sur un cheval magnifique qui tire un chariot, puis il découvre que c'est de rodéo qu'il s'agit. Moins il contrarie sa monture, plus il reste longtemps.

François Fillon souhaitait introduire avec raison le contrôle continu dans le baccalauréat. Aujourd'hui, le bac ne représente plus rien : pour ne pas avoir le bac, il faut en faire la demande ; pourtant, chaque année, 600 000 élèves nous chantent l'air de l'angoisse absolue à la télévision, ce qui est ridicule ! Eh bien il a sauté au bout de neuf mois à cause de cet excellent projet.

Le regroupement des établissements ? Je suis partagé. Les professeurs de l'enseignement général ont généralement une certaine condescendance à l'égard de l'enseignement professionnel. J'avais une réforme dans les cartons : obliger chaque professeur à y passer au moins un mois. Grâce aux régions, cet enseignement a considérablement progressé depuis vingt ans. Je serais assez favorable au rapprochement des deux lycées. Jean-Pierre Chevènement, qui s'exprimera devant vous bientôt, a mis en place les bacs pro avec le recteur Bloch, seule réforme d'ampleur intelligente depuis trente ans. Un autre excellent ministre fut Jean-Luc Mélenchon, avec les lycées des métiers. Vous le constatez, je ne suis pas partisan...

Je suis totalement d'accord avec Gérard Longuet : le grand historien Marc Ferro l'a démontré, c'était initialement une idée de gauche que de faire réciter aux petits Africains « nos ancêtres les Gaulois ». La droite considérait à l'époque qu'avec leur apparence, c'était ridicule. Je parle de la gauche de l'époque, de Clemenceau et Jules Ferry, qui tenaient à cette grande idée : les bons ancêtres sont ceux que l'on choisit. Il n'y a donc nul mépris, mais, au contraire, une grande idée démocratique : chacun peut séparer le bon grain de l'ivraie.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.

Audition de M. Luc Chatel, ancien ministre de l'éducation nationale (2009-2010) puis de l'éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative (2010-2012)

Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous accueillons M. Luc Châtel, qui a exercé ses fonctions rue de Grenelle de juin 2009 à mai 2012, ministère élargi en 2010 à la jeunesse et à la vie associative. Je vous rappelle qu'une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Luc Châtel prête serment.

M. Luc Châtel, ancien ministre de l'éducation nationale. - Je suis très heureux de retrouver cette assemblée et les parlementaires avec qui j'ai travaillé toujours dans un esprit constructif rue de Grenelle.

L'école doit remplir trois fonctions : instruire, éduquer et insérer professionnelle. Si le dernier terme a longtemps été oublié, le deuxième a eu tendance à s'effriter après les années 1968. Mon ambition, comme celle plus généralement du quinquennat 2007-2012, fut de faire de l'école le foyer de la transmission des valeurs civiques et morales. Les événements récents montrent que nous avions raison. J'ai eu à coeur de relever le défi de la crise morale visible à travers l'affaiblissement des symboles de la nation, l'effacement des règles de vie en société, de la distinction entre le bien et le mal. J'ai pris des mesures pour que l'école redevienne ce qu'elle était au temps de Jules Ferry et de ses successeurs : le creuset de la nation, une école fondée sur le savoir mais aussi sur l'adhésion à des valeurs communes.

Dans un premier temps j'ai pris des mesures symboliques : affichage de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen dans les classes, apprentissage par coeur de l'hymne national en CM1, promotion des chorales scolaires, qui apprennent la maîtrise de soi et le respect des règles au sein d'un groupe.

J'ai ensuite fait rédiger un texte sur l'enseignement moral, publié à la rentrée 2011, rappelant les principes : liberté, responsabilité individuelle, distinction entre le bien et le mal, dans la ligne de la réintégration par Xavier Darcos de l'instruction civique et morale dans les programmes en 2008. Les maîtres ont été invités à raconter régulièrement un événement la portée morale et à faire usage de la maxime, de manière à aider chaque élève à renforcer sa conscience morale autour des valeurs communes à tout honnête homme. Le centre national de documentation pédagogique (CNDP) a publié un livre à la rentrée 2012 donnant aux enseignants du premier degré des références, des textes philosophiques, des pistes pédagogiques pour mettre en perspectives ces questions.

En troisième lieu, j'ai voulu que l'école porte haut les valeurs de la laïcité. La loi de 2004, adoptée dans le consensus, a été importante dans l'histoire de la laïcité et de la République. Des chefs d'établissements m'ont demandé d'étendre l'obligation de neutralité aux accompagnateurs scolaires. Ma circulaire de mars 2012 leur a répondu favorablement, suivant la position du Haut conseil à l'intégration dans son rapport de 2010, qui considérait qu'ils participaient au service public de l'éducation.

J'ai pris ensuite des mesures pour restaurer la sécurité dans les établissements scolaires : États généraux de la réussite à l'école en 2010, équipes mobiles de sécurité, modules de formation à la tenue de classe, ressources en ligne, établissements de réinsertion scolaire. J'ai fait le point sur les exclusions - qui constituent souvent une solution de facilité - en rendant automatique l'engagement d'une procédure disciplinaire mais en rendant exceptionnelles les exclusions temporaires et définitives, pour éviter la déscolarisation.

Un autre volet était la responsabilisation des parents. La controversée loi Ciotti mettait en place un dispositif gradué et ouvert au dialogue, comportant des alertes aux parents, mais pouvant aboutir à la suspension des allocations familiales. Elle a été abrogée alors qu'elle commençait à montrer son efficacité. Je suis très fier du dispositif de l'école des parents, expérimentée d'abord dans les Alpes-Maritimes puis étendue, destinée aux parents connaissant mal le système éducatif, et maîtrisant souvent mal la langue française. Même chose de la mallette des parents dans l'académie de Créteil.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Luc Ferry nous faisait remarquer que les ministres de l'éducation nationale restaient rarement longtemps à ce poste ; avec trois ans d'exercice, vous êtes un des rares à avoir eu le temps d'agir. La loi Ciotti a en effet été mal comprise ; il est important de punir les parents d'enfants ayant commis des actes délictueux ; il faut protéger les enseignants.

Votre circulaire du 27 mars 2012 soumet les accompagnants de sorties scolaires au principe de neutralité, leur interdisant les signes religieux ; or le Conseil d'État prend une position différente dans son étude du 19 décembre 2013. Faut-il passer par la loi pour imposer cette règle ? L'enseignement civique vous semble-t-il suffisant et les enseignants suffisamment préparés ? Le ministère dispose-t-il des outils nécessaires pour recenser, relayer et traiter les incidents ? Les problèmes restent souvent non-dits. N'y aurait-il pas une incitation à taire les contestations d'enseignements ou les atteintes au vivre-ensemble ?

M. Luc Châtel. - Celui qui reste plus longtemps est celui qui est plus responsable de son action. C'est un secret de polichinelle : j'avais dit à l'ancien président de la République que j'étais prêt à rester quelques années de plus rue de Grenelle en cas de réélection en 2012.

Il faut pour les accompagnants une clarification législative comparable à la loi de 2004, issue d'un travail considérable ayant abouti à un vote unanime par l'Assemblée nationale. J'ai été interpellé sur la question hier en Seine-Saint-Denis ; mais qui nous a demandé d'être ferme, sinon ceux qui défendent au quotidien les valeurs de l'école, et qui ont considéré qu'il y avait un risque de prosélytisme ? La République doit prendre ses responsabilités. Nous avons longtemps laissé les chefs d'établissement seuls au front sur le problème du voile, face à des initiatives orchestrées. La loi de 2004 fut une réponse ferme.

Lorsque vous êtes ministre de l'éducation nationale, tous les mercredis, à la sortie du conseil des ministres, vos collègues vous accablent de demandes : il faut une heure pour enseigner le développement durable, la sécurité routière... au risque de perdre le sens des priorités : l'école primaire doit apprendre à lire, écrire et compter. Si nous ne l'oubliions pas si souvent, peut-être n'aurions-nous pas autant d'élèves quittant l'école sans maîtriser la lecture et l'écriture. Mais l'éducation doit aussi concerner les valeurs fondamentales de la République. Il faut être exigeant : dans ma circulaire, je demandais aux enseignants de se référer chaque jour à une maxime ou à l'actualité pour en tirer des leçons morales.

L'administration de l'éducation nationale est une belle administration ; sans être informé de tout ce qui se passe dans les 45 000 écoles de France, le ministre, comme à Beauvau, reçoit tous les soirs un rapport sur les incidents de la journée. Bien sûr, tous ne remontent pas. J'ai mis en place des outils statistiques nouveaux et demandé au sociologue Éric Debarbieux de travailler sur le harcèlement à l'école - je me réjouis que mes successeurs aient maintenu sa mission. La priorité n'est pas dans les statistiques mais dans le développement de la capacité des chefs d'établissement à assumer les incidents.

Mme Marie-Annick Duchêne. - Je dois vous remercier de deux actions en particulier : la création des internats d'excellence qui, dans les Yvelines, ont donné des résultats probants et la lutte contre le harcèlement à l'école. J'aime énormément l'administration de l'éducation nationale ; mais comment un ministre peut-il la surveiller ? Il m'est arrivé d'assister à des réunions où tout était faussé, où des conflits graves n'étaient pas répercutés.

M. Gérard Longuet. - Comment soutenir l'autorité des enseignants ?

Mme Françoise Cartron. - Vous réaffirmez la nécessité d'enseigner les valeurs de l'école, la différence entre le bien et le mal. Comment faire dans une société qui ne porte pas ces valeurs, mais plutôt le « tout argent », et où les plus vertueux ne sont pas les plus reconnus ? Nous rêvons d'une école sanctuaire impossible ; mais la société y pénètre avec tous ses excès.

La loi Ciotti ne mérite ni trop d'honneurs ni trop d'opprobre. Luc Ferry en a tracé toutes les limites : quelle vertu pédagogique y a-t-il à sanctionner une mère célibataire de quatre enfants, qui embauche à 6 heures et apprend à 9 heures que l'aîné de ses enfants n'est pas au collège ? Dans des difficultés sociales qu'on imagine, songez à l'effet de 100 euros en moins par mois. En revanche, je crois, avec Luc Ferry, que nous devons sanctionner les parents qui dénigrent les professeurs ou vont même jusqu'à la violence. Les enseignants doivent être respectés.

M. Jacques Legendre. - Jadis, l'école de la République savait sanctionner, mais aussi récompenser. Pensez-vous qu'il faille réfléchir à un système de récompenses aux élèves ayant un bon comportement, plus acceptables que les sanctions, même si certains les trouvent puériles ?

Mme Gisèle Jourda. - L'école devrait être selon vous le creuset des valeurs. Après un grand nombre d'auditions où nous parlons de valeurs et de symboles de la République, de laïcité, je me demande si nous parlons tous de la même chose. Et que dire des enseignants : sont-ils fédérés autour d'une définition commune ?

M. Luc Châtel. - Merci de parler des internats d'excellence. J'ai eu au téléphone le proviseur de Sourdun après les événements de janvier. Les élèves sont à 90 % issus de l'immigration et de milieux très défavorisés. Lors de la cérémonie d'inauguration, un père en tenue traditionnelle africaine m'avait dit, et j'en avais été très ému : « J'ai eu beaucoup de chance car la France m'a accueilli ; par miracle, mon fils fait des prouesses à l'école ; nous vous le confions. » Pendant la minute de silence, il n'y a eu aucun incident. Cela est sans doute lié à la décision de l'équipe pédagogique, après les attentats, de débattre avec les élèves ; et puis il y a l'autorité qui s'exerce au sein de l'établissement. Il est possible de contrer les influences de la société. Cessons de croire que « le monde d'aujourd'hui » nous interdit d'espérer des résultats !

Tout système, et l'école y compris, a la tentation de se cacher la vérité. J'ai demandé aux recteurs et aux chefs d'établissements de regarder la réalité en face. Je disais aux recteurs et aux inspecteurs d'académie que je réunissais régulièrement : ne cédez pas au politiquement correct, ne restez pas le petit doigt sur la couture du pantalon !

Pour renforcer l'autorité des enseignants, il faut d'abord la leur apprendre. Nous avons oublié au début des années soixante-dix des règles de base. Prétendre que l'élève pourrait être l'égal du maître ne renforce pas l'autorité de ce dernier... En cette matière, plus c'est simple, plus ça marche, comme l'a dit M. Legendre.

Lorsque vous rencontrez des enseignants de collèges difficiles qui vont au combat en notre nom à tous, et pour des rémunérations assez limitées, vous vous devez d'être à leurs côtés, de les soutenir lorsque ça tangue. Certains ont l'autorité dans les gènes, grâce à un charisme naturel. Mais d'autres sortent à peine de l'école et sont terrorisés. Il faut d'abord ne pas les envoyer dans les collèges les plus difficiles ; puis que des collègues plus expérimentés les coachent. C'est pour cela que j'avais créé dans la formation des enseignants un module « tenue de classe ».

Mme Cartron a raison ; pour ma part, je n'ai jamais pensé à l'école comme à un sanctuaire. Elle est le reflet de la société. Ce n'est pas elle qui est violente, c'est la société qui l'est. Le comportement des rebelles qui n'ont pas voulu respecter la minute de silence ne venait pas de l'école, mais de l'extérieur. Comment y résister ? D'abord en ne se résignant pas. Lorsque vous entrez dans un collège, vous voyez tout de suite s'il est bien tenu, si chacun adhère à un projet, si le chef d'établissement est respecté de ses enseignants. C'est possible avec plus d'autonomie. De cette idée venait le programme Éclair, qui autorisait les principaux de 300 collèges à recruter leur équipe pédagogique. Certains enseignants veulent aller dans les établissements difficiles, non pour la prime, mais parce que cela les passionne.

Il n'y a pas d'autorité sans sanction ; c'est vrai pour les élèves comme pour les parents. Des garde-fous avaient été prévus dans la loi Ciotti pour éviter ce que vous décrivez, qui ne recouvre que 0,01 % des cas et trouve à se résoudre facilement.

Enfin, je crois à la récompense. Lorsque je suis sorti de la Sorbonne à la fin des années quatre-vingt, notre promotion a décidé de réinstaurer la cérémonie de remise des diplômes. L'un de nos enseignants principaux nous a alors dit : « J'aurai donc tout connu : la génération qui a voulu supprimer la cérémonie et celle qui a demandé à la rétablir. » Pour autant, lors de l'épisode de la cagnotte, d'aucuns avaient imaginé de récompenser financièrement les élèves pour leur assiduité... les bras m'en étaient tombés !

M. Jacques Legendre. - Je ne pensais pas à cela...

M. Luc Châtel. - Je suis moi aussi favorable à des récompenses plus traditionnelles.

Mme Jourda pose une question compliquée : les valeurs de la République nous appartiennent, et non aux seuls enseignants. Ce n'est pas à ces derniers de les définir ! En 2004, la commission Stasi avait accompli un travail remarquable pour préciser le contenu de mots tels que laïcité. Nous partageons ces valeurs au-delà des clivages politiques. Je crois que les débats sur ces questions ont plus leur place à l'Assemblée nationale et au Sénat qu'en salle des professeurs.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Quid de l'autonomie des écoles primaires et des difficultés rencontrées par les directeurs, qui n'ont pas un réel statut, contrairement aux proviseurs de lycée et aux principaux dans les collèges ?

M. Patrick Abate. - Vous avez raconté l'émouvante anecdote de ce père de famille ; ne pensez-vous pas que l'absence d'incident lors de la minute de silence tient aussi, et peut-être surtout, à un ascenseur social qui fonctionne ? L'école en est un moteur important. Mais le sport, la culture, les mouvements de jeunesse, cette éducation permanente, en sont aussi. Le lien entre eux ne devrait-il pas être plus fort ? Pour être franc, je ne suis pas trop favorable en théorie à l'autonomie ; mais je suis aussi un pragmatique, or, à titre personnel, je constate sur le terrain qu'elle peut être bénéfique. Comment faire en sorte que l'autonomie ne se traduise pas par de la concurrence entre établissements ?

M. Luc Châtel. - Le statut des directeurs d'école est un vieux débat ; il a aujourd'hui des avantages - ce primus inter pares garde un contact avec les élèves - et des inconvénients : dans certaines écoles, il gagnerait à avoir plus de responsabilités, à être un interlocuteur reconnu. Mais ce n'est pas un sujet prioritaire selon moi. Si, dans l'avenir, les collectivités s'orientent vers la constitution de cités scolaires, par le biais de regroupements, il faudra peut-être en reparler...

Je partage l'analyse de M. Abate sur l'ascenseur social. L'école de la République doit être une école de l'excellence, capable de détecter cinq ou six talents destinés à Polytechnique ou à l'École normale supérieure pour constituer les élites de la République, indépendamment des origines sociales. Aujourd'hui, la sociologie des élèves qui préparent les concours des grandes écoles montre que ce n'est pas le cas. Cela ne peut avoir lieu si les élèves restent dans leur environnement : on travaille mal quand on vit dans une famille nombreuse entassée dans un petit logement. C'était le sens des internats, où l'on a aussi prévu des cours de musique, de sport, etc.

Je crois qu'un équilibre est possible entre le niveau national chargé des programmes, de l'organisation globale, et le niveau local s'occupant de l'animation des enseignants, dont l'évaluation aujourd'hui, tous les sept ans, selon une méthode archaïque et sans responsabilité, ne convient pas. L'enseignant n'est pas un artisan indépendant, c'est un fonctionnaire. Certes, la liberté pédagogique compte, mais le système doit l'encadrer. J'y insiste, les programmes sont un choix politique dont le ministère est comptable.

Trouvons un équilibre entre le niveau national - temps horaire, formation - et le niveau local - définition d'un projet pédagogique, responsabilité des équipes...

Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous vous remercions.

Audition de M. Jean Pierre Chevènement, ancien ministre de l'éducation nationale (1984-1986)

Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous accueillons à présent M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le ministre d'État, vous avez exercé différentes fonctions ministérielles, à la recherche et l'industrie, à la défense ou encore à l'intérieur. Vous avez été membre du gouvernement, siégé de 1973 à 2007 à l'Assemblée nationale avant de devenir sénateur en 2008. Après avoir quitté le bureau exécutif du parti socialiste en 1993, vous avez fondé et présidé le Mouvement républicain et citoyen (MRC) de 2002 à 2010, date à laquelle vous en êtes devenu le président d'honneur.

Nous avons souhaité entendre aujourd'hui l'ancien ministre de l'éducation nationale que vous avez été entre 1984 et 1986. Homme de conviction, vous avez toujours manifesté votre attachement à l'école républicaine, et insisté sur la transmission des connaissances et l'effort des élèves.

Cette audition sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu public. Le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Tout faux témoignage vous expose aux peines prévues par les articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.

M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l'éducation nationale. - Je vous remercie de me recevoir. Les fonctions que j'ai exercées au ministère de l'éducation nationale sont désormais anciennes. Je n'ai bien sûr pas cessé de m'intéresser à ces questions, mais j'ai perdu contact avec le terrain, et les choses ont beaucoup changé en trente ans. Le niveau en français par exemple, tel qu'il ressort des enquêtes du ministère lui-même, ne s'est pas amélioré, c'est le moins que l'on puisse dire.

Mon approche de l'éducation nationale est plutôt classique - c'est sans doute la raison pour laquelle vous avez souhaité m'entendre. D'abord, je crois que l'école doit être organisée autour de la transmission des connaissances et des valeurs - celles du civisme en premier lieu. Ce qui fait la spécificité de l'école publique française, c'est son rapport intime, depuis Condorcet, avec la République. Lorsque l'on s'écarte de cette idée, un malaise apparaît à l'école.

Les attentats du mois de janvier nous rappellent ce défi que représente l'intégration des enfants d'immigrés, cette nouvelle génération de citoyens dont les parents sont venus des pays méditerranéens. Retourner aux sources de l'école est un moyen de le relever. L'école doit faire aimer la France, grâce aux grandes oeuvres littéraires et à l'histoire. Or les premières ne sont plus enseignées - un tel abandon a des conséquences considérables - et le récit national est brisé. Les défis que la France a dû relever depuis un siècle ne sont plus explicités objectivement. Gardons-nous d'une relecture masochiste de notre histoire. Au XXe siècle, la France a été à l'avant-garde des démocraties, en dépit de l'effondrement de 1940. Les programmes scolaires des débuts de la IIIe République ont su intégrer la coupure révolutionnaire, et Michelet, sans être le seul, a été l'un des premiers à faire de cette histoire un tout. Procédons de la même façon. L'école de la République est aussi celle de la nation ; expliquons que la construction européenne ne se substitue pas à la nation, mais la prolonge.

Il faut également mieux expliquer la laïcité, qui n'est pas tournée contre les religions. La lettre de Jules Ferry aux instituteurs garde son actualité. Tout y est dit. La laïcité est aussi une croyance dans la capacité de tous les hommes à s'entendre dans un espace commun délivré des dogmes, celui de la raison naturelle. Au passage, l'islam y fait abondamment appel : Jacques Berque rappelle que 44 fois dans le Coran, le prophète recommande d'aller chercher le savoir jusqu'en Chine - à l'époque, le bout du monde. Les ratés de l'intégration n'entament pas la laïcité, n'allons pas en chercher l'explication dans de prétendus défauts de la laïcité.

Nous avons trop tendance à rendre l'école responsable de tout ce qui ne va pas dans la société. Or elle n'est pas responsable du chômage ni des inégalités sociales. Lui fixer des objectifs inaccessibles, c'est démoraliser les enseignants. Soyons critiques : les statistiques Pisa mesurent des niveaux de compétence, non de savoir. Gardons-nous des comparaisons hâtives avec le système allemand : les Allemands sont très critiques de leur système, où la compétence des Länder - « le règne des petits États sur la formation », disent-ils - en matière éducative est source de nombreuses inégalités et leur complique la vie.

Faire porter l'effort le plus précocement possible est devenu un pont-aux-ânes, mais c'est vrai : il faut s'intéresser aux difficultés des élèves dès le plus jeune âge, en maternelle et en cours préparatoire, où un enfant sur quatre est en difficulté. La théorie du déroulement spiralaire de l'apprentissage, qui fait fureur chez les pédagogistes et conduit à refuser le redoublement, amène certains enfants à maîtriser la lecture à 11 ou 12 ans, âge auquel ils auront bien évidemment pris du retard sur leurs camarades. Méfions-nous des fausses solutions, faisons preuve de bon sens. Je ne conteste pas du tout l'intérêt de la pédagogie : mes parents étaient instituteurs, je garde affection et reconnaissance à l'égard de mes anciens maîtres du lycée Victor Hugo et je sais combien le lien de confiance entre le maître et l'élève est essentiel pour progresser.

La remise en cause du collège unique est une nécessité. On ne peut traiter de la même manière tous les enfants entre dix et seize ans. Un mot sur l'écrit. La manie des photocopies, très précoce, l'obsession du numérique, sont vues comme des remèdes à l'ignorance. Or le numérique n'est utile que si les fondamentaux - lecture, écriture, calcul, connaissance des textes de base - sont maîtrisés.

S'agissant de l'université, il faut se fixer de grands objectifs. Je vous renvoie au petit livre que Luc Châtel et moi-même avons commis en 2011, Le monde qu'on leur prépare. Nous pourrions accroître le nombre de jeunes formés au niveau de la licence, sous réserve que l'on réforme l'orientation, pour ne pas envoyer les jeunes dans des voies de garage. Refonder le partenariat entre éducation et économie est une autre nécessité.

Tout passe par la formation des enseignants. L'on n'enseigne bien que ce à quoi l'on croit, disait Hannah Arendt. La formation disciplinaire peut rester dispensée dans les universités - ce qu'elles font très bien. Mais pour inculquer la didactique, l'histoire de l'école de la République, sa place dans notre société, il faut des instituts de formation spécifiques. La littérature, les grandes oeuvres, l'histoire de la France, doivent être enseignées, comprises, elles doivent donner aux jeunes envie de continuer à faire France. Elles sont des rampes de lancement pour les générations futures. Notre société se meurt du court-termisme des technologies de communication. L'école est un remède, à condition d'être portée par l'effort de tous.

Depuis 1964, nous sommes passés de 1 080 à 864 heures en moyenne dans l'année et de 30 à 24 heures hebdomadaires. Sur un parcours scolaire, c'est une année entière de perdue ! L'effort demandé aux élèves en Asie est sans comparaison. Nous cherchons trop souvent à nous aligner sur le modèle anglo-saxon. Or ce n'est pas notre tradition. Plutôt que de développer les « plages d'initiative », faisons appel à l'effort.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Nous avons souhaité vous entendre car vous avez une conception non pas classique mais véritablement républicaine de l'école. Vous avez marqué l'éducation nationale avec la création du bac professionnel et l'objectif de 80 % de bacheliers. Edgar Faure disait que c'est un tort d'avoir raison trop tôt... Votre parole reste entendue. Au nom de tous mes collègues, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.

Alors que les valeurs républicaines semblent parfois abstraites, comment, concrètement, faire aimer la France ? L'enseignement civique est-il suffisant, et les enseignants sont-ils suffisamment préparés à le transmettre ? La perte d'autorité des enseignants explique-t-elle le déclin de l'école républicaine, et comment y remédier ?

M. Jean-Pierre Chevènement. - Ces propos sont trop élogieux. Je veux relativiser mes mérites au ministère de l'éducation nationale : j'ai bénéficié d'une plage de sérénité après la querelle scolaire qui avait mis un million de personnes dans la rue...

L'objectif que j'avais fixé en 1984 était de porter 80 % d'une classe d'âge « au niveau du bac », non d'obtenir 80 % de bacheliers. J'ai été mal compris, car je n'envisageais pas de donner le bac à tout le monde et je n'ai certainement pas donné de consignes de laxisme dans la notation ! J'ai au contraire inventé la notion d'élitisme républicain. Quoi qu'il en soit, l'objectif a été atteint assez vite, en 1995, soit onze ans après. Le nombre de lycéens, et, plus tard, celui des étudiants, a doublé, ce que la régionalisation des lycées et une politique de formation adaptée ont permis d'absorber.

Comment faire aimer la France ? N'enseignons pas une histoire pénitentielle. La France a été marquée en 1940 par le traumatisme de l'effondrement de ses armées en cinq semaines, puis par Vichy, l'occupation, et le concours apporté par l'État français à la déportation des Juifs et au combat contre les résistants. Et l'on fait aujourd'hui comme si Pétain avait conduit le gouvernement légitime de la France ! Or de Gaulle porte une tout autre conception de la légitimité dès le 22 juin 1940, lorsqu'il affirme que c'est l'honneur et l'intérêt de la France de ne pas quitter le camp de la liberté. Sa vision de l'histoire est en partie juste, mais il demeure que la France était isolée en 1940, et en guerre contre elle-même - une partie de sa population considérant que la priorité était de combattre le communisme. Tout cela a été très bien décrit par Marc Bloch dans L'étrange défaite.

Autre exemple : la colonisation française a été très violente, surtout en Algérie. Le général Bugeaud y a réutilisé des techniques de la guerre d'Espagne. Mais la France n'occupe pas la première marche du podium des crimes colonialistes, elle n'est pas un pays génocidaire. La nécessaire réévaluation passe par un travail de prise de conscience et de dialogue avec les peuples intéressés.

Claude Nicolet, auteur de L'idée républicaine en France et qui me conseillait rue de Grenelle, estimait que l'enseignement civique devait être aussi près que possible du droit. Le droit de propriété, par exemple, peut faire l'objet de toutes sortes de conceptions philosophiques, mais il est d'abord garanti par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la Constitution et le code pénal aux termes duquel voler est un délit. Claude Allègre avait étendu au lycée l'enseignement civique que j'avais mis en place jusqu'au niveau du collège. Il faudrait l'étayer par des travaux universitaires, illustrant que l'école de la République n'aurait pu être ce qu'elle a été sans des hommes comme Durkheim, Brunschvicg, Lagneau, etc.

On ne peut rendre l'école responsable du chômage, des familles recomposées, des difficultés d'intégration. Le rapport que j'avais commandé à Jacques Berque en 1985 reste d'actualité : la France est riche de ses apports successifs - italien, allemand, arabe etc. - mais conserve une identité structurée.

L'autorité des maîtres vient d'abord de leur compétence, mais elle doit être portée par les pouvoirs publics. Si l'on ne comprend pas que l'école a pour but la formation du citoyen, alors on laisse cours à toutes les dérives pédagogistes, qui retirent à l'école sa qualité d'institution et aboutissent à laisser chaque établissement défendre son projet. Mon prédécesseur à l'éducation nationale avait cédé à ce penchant, et s'est ainsi aliéné tous ses interlocuteurs.

M. Jacques Legendre. - En tant que gaulliste, ancien professeur de lettres et d'histoire, je suis très heureux des propos que vous avez tenus.

Chaque élève doit avoir une vision claire du roman national - terme que je n'aime guère, au demeurant, car l'on y entend « romancé », donc subjectif. Or l'analyse historique et le recours aux sciences humaines doivent rappeler objectivement quel est le passé d'un pays. Ne devrions-nous pas insister sur la chronologie, dont la maîtrise se perd ? L'école des Annales a eu de nombreuses vertus, mais elle a contribué à brouiller les repères.

Je vous rejoins sur la littérature. Le premier grand texte fondateur de la littérature française, c'est La Chanson de Roland. Or, dans celle-ci, Roland affronte les Maures à Ronceveau, ce qui peut créer un malaise chez certains élèves. De même pour Le Cid de Corneille, dont certains ont renoncé à célébrer l'anniversaire. Les grands textes illustrent les rapports parfois difficiles que nous avons eus avec d'autres peuples. Ne pourrait-on évoquer tous les points de vue sur ces événements sans renier le roman national ?

Vous êtes le père du bac professionnel. Pensez-vous que le bac, vache sacrée à laquelle j'ai consacré jadis un rapport, doive être modifié ? Le problème n'est-il pas davantage de bien orienter les élèves dans l'enseignement supérieur ?

Mme Marie-Annick Duchêne. - Jacques Grosperrin a opportunément rappelé votre vision de la République et votre foi dans l'enseignement classique, qui repose sur la transmission des connaissances et des valeurs. Depuis une dizaine d'années, nous avons l'impression qu'une conception sociologique de l'éducation l'emporte sur toutes les autres. On s'intéresse beaucoup aux enfants des milieux défavorisés, à raison sans doute mais au détriment des autres enfants. Or ces derniers peuvent être défavorisés à leur manière. Comment les soutenir tous ? Jacques Legendre a émis des hypothèses justes sur l'enseignement de l'histoire ; si nous étions tous bercés par l'histoire, cela serait plus facile...

M. Guy-Dominique Kennel. - J'ai passé 42 ans au sein de l'éducation nationale, professeur de lettres classiques, puis chef d'établissement, inspecteur enfin. Je confirme que nous avons trop tendance à rendre l'école responsable de tout. Les Français sont mauvais conducteurs ? Enseignons le code de la route ! Sont-ils de mauvais citoyens ? Demandons à l'école de leur inculquer les vertus civiques. Leurs performances sportives laissent à désirer ? Renforçons l'éducation physique et sportive... Leur alimentation est-elle déséquilibrée ? Apprenons à leurs enfants à manger bio ! De plus, chaque ministre veut laisser une trace de son passage, la plus visible consistant à effacer ce que son prédécesseur a fait. Résultat : les réformes sont à peine mises en oeuvre, et jamais évaluées. Il est temps de redéfinir les missions réelles, de base, de l'école. Ensuite, de revaloriser le statut des maîtres.

Plus largement, quels conseils donneriez-vous à notre commission ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Merci, monsieur le ministre. Votre foi - laïque - dans notre système éducatif et nos principes républicains est enthousiasmante. On ne peut pas tout demander à l'école, avez-vous dit ; elle doit transmettre des savoirs et des valeurs. Dans certains milieux, les savoirs pourraient être acquis grâce aux nouvelles technologies. Quant aux valeurs, quelle place assignez-vous à la famille, au cercle relationnel, dans leur transmission ? L'influence des valeurs extérieures à l'école peut être une source de schizophrénie chez les élèves...

Mme Gisèle Jourda. - La laïcité est un enjeu majeur. Après les événements de janvier, des mesures correctives ont été prises. Je viens d'une famille d'enseignants ; quand j'ai entendu qu'il était question de former les enseignants à la laïcité, j'en suis resté abasourdie : en sommes-nous vraiment arrivés là ? Manifestement, la chaîne de transmission des valeurs a été rompue. On ne peut certes pas tout attendre de l'école. Mais il faut conjuguer certains dispositifs et s'entendre sur les définitions. Nous pouvons débattre ici car nous partageons un socle culturel commun. Jadis, grâce au certificat d'études, un menuisier savait qui était Molière et La Fontaine. Aujourd'hui, c'est devenu plus difficile.

Que pensez-vous de la laïcité, de la notion de « laïcité ouverte », et de ceux qui s'empare des valeurs laïques pour leur faire dire autre chose que ce qu'elles disent ?

M. Patrick Abate. - La période de l'adolescence est très particulière, et les enfants grandissent tous différemment. Mais renoncer à les rassembler dans ce lieu d'apprentissage commun qu'est le collège unique serait très dommage. Certes, il est devenu plus difficile de les traiter de la même manière, car les origines sociales et les conditions d'éducation n'ont jamais été aussi hétérogènes, mais il faut préserver ce moment particulier de la vie d'un élève français ou résidant en France.

M. Jean-Pierre Chevènement. - M. Legendre parle de roman national. Je préfère le terme de récit national. Cela suppose de tenir au plus haut niveau de l'État un discours responsable, qui se refuse à enseigner une histoire pénitentielle.

La chronologie est essentielle. On ne peut parler de la colonisation ou même de l'art aratoire à tous les âges sans distinction, sans donner une perception claire du déroulement des siècles. C'est important pour comprendre ce que nous sommes en tant que nation.

Les programmes gagneraient à être courts, ramassés, clairs. J'avais moi-même pris soin de faire publier, avec l'aide de mes collaborateurs, les programmes scolaires, de la maternelle au lycée, dans des petits livres de 70 pages rédigés dans des termes clairs. Édités par Hachette, ils se sont vendus à des centaines de milliers d'exemplaires jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix. Depuis, ces petits livres ont laissé place à des circulaires de 500 pages... Revenons à des programmes clairs, que tout le monde, parents compris, pourrait s'approprier.

La Chanson de Roland fait partie de notre histoire, chacun doit le comprendre. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur la guerre de 1914, voire celle de 1870 ; on ne peut pour autant les taire. J'ignorais que l'anniversaire de Corneille avait été boycotté. Je me rappelle en revanche qu'Austerlitz n'a pas été commémoré parce que Napoléon est fâcheusement connoté par le rétablissement de l'esclavage souhaité par Joséphine. C'est absurde.

La France vient du fond des âges, disait de Gaulle. Elle a été une création politique, l'oeuvre de nos rois. Puis la nation s'est emparée de la souveraineté en 1789 et, trois ans plus tard, la République est arrivée. Elle a été stabilisée par de Gaulle et par l'alternance qui a porté Mitterrand au pouvoir : les institutions devenaient clairement acceptées par tous. La France, la nation et la République forment un continuum. Poussons dans le sens de la synthèse.

Le bac professionnel n'avait pas pour but de prolonger les études à l'université, mais d'améliorer le niveau de qualification, de permettre aux meilleurs de faire un BTS ou d'être admis dans un IUT. Il faudrait s'interroger sur le passage récent de sa durée de quatre à trois ans : si l'on vise un certain niveau d'excellence, un bac professionnel doit se faire en quatre ans.

La notion d'élitisme républicain privilégie le soutien des capacités de chacun par rapport à l'égalitarisme niveleur. C'est d'ailleurs la philosophie de Paul Langevin et Henri Wallon en 1945, plus difficile à faire comprendre maintenant. Le programme Parler de l'académie de Grenoble, qui met l'accent sur le niveau de compréhension du langage chez les enfants de 3 à 4 ans, produit des résultats stupéfiants, notamment chez les enfants les plus en difficulté. Développer cette approche suppose, certes, des moyens et des efforts particuliers.

Je me demande parfois si les inspecteurs de l'éducation nationale ne filtrent pas les consignes du ministère. En 1985, j'avais rappelé que La Marseillaise, présente dans les programmes, devait être enseignée. En vain. Même M. Fillon, qui l'avait faite inscrire dans la loi, n'y était pas parvenu... L'on m'a rapporté que les inspecteurs en étaient en partie responsables. Or l'éducation nationale est une institution, ce qui implique en principe hiérarchie et contrôle du respect des textes...

M. Kennel a raison : on demande à l'école tout et n'importe quoi. Les horaires diminuent et le nombre de matières auxquelles il faut initier les élèves explose. Recentrons les élèves sur l'essentiel : la grammaire, l'orthographe, le calcul. Je suis surpris que la réforme des rythmes scolaires n'ait pas mis l'accent sur ces problèmes de fond.

Valoriser les maîtres est essentiel : financièrement bien sûr, mais aussi en leur donnant le sentiment qu'ils sont fonctionnaires de l'État éducateur, par conséquent chargés d'une mission éminente, et non employés du secteur tertiaire.

Tout cela est inséparable d'une réforme intellectuelle et morale, rendue plus indispensable par les tragiques événements récents. Nous devrons nous mettre à la hauteur du défi et parler le langage de la République, dont le mot même n'est plus toujours employé à bon escient.

La déstructuration de la famille explique aussi les difficultés de l'école. La famille est une institution de base de la société ; ne faisons rien qui puisse l'ébranler.

Les valeurs se transmettent par l'exemple, à tous les niveaux : celui de l'école, mais aussi des médias. Du temps de l'ORTF, les médias avaient aussi pour rôle d'élever le niveau. Il ne serait pas inutile de le rappeler aujourd'hui, en introduisant une telle exigence dans le cahier des charges des chaînes. On ne peut se satisfaire du court-termisme médiatique et de son impact sur le comportement des responsables politiques.

Madame Jourda, je suis aussi surpris que vous que l'on demande à des personnes compétentes en matière de laïcité de venir en parler dans les écoles... La laïcité s'énonce pourtant très simplement. Ses valeurs ne sont nullement dirigées contre quelque religion que ce soit - Jules Ferry recommande précisément aux instituteurs de ne pas énoncer un principe qui heurterait la conscience religieuse d'un parent d'élève. Ne confondons pas laïcité et liberté d'expression. Que tel ou tel périodique fasse des caricatures, c'est son affaire. À l'école, un professeur de dessin ne peut croquer le prophète en classe sans manquer à son devoir de réserve...

Je ne connais pas l'expression de laïcité ouverte ; la laïcité suffit. Aux musulmans aussi de faire le travail théologique nécessaire pour séparer le bon grain de l'ivraie. Certains le font admirablement - je suis l'émission de Ghaleb Bencheikh tous les dimanches à la télévision. Si le christianisme a pu, depuis le Moyen Âge, se réformer pour devenir à présent compatible avec la République, d'autres religions peuvent le faire.

Monsieur Abate, vous avez raison : nous devons pouvoir rassembler les enfants en un même lieu sans les traiter tous de la même manière. Je ne critique pas le collège, qui améliore la situation plus qu'il ne l'aggrave ; c'est plus en amont qu'il faut agir.

Mme Françoise Laborde. - Nous vous remercions.

La réunion est levée à 12 h 10.