Jeudi 17 novembre 2016

- Présidence de M. Jean Bizet, président -

La réunion est ouverte à 8 h30.

Élargissement - Communication de M. Alain Richard sur la situation des Balkans

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle en premier lieu la communication d'Alain Richard sur la situation des Balkans.

Je rappelle que notre collègue a été désigné par le ministre des affaires étrangères comme représentant spécial du Gouvernement pour les Balkans. Sa communication revêt, à ce titre, un intérêt particulier et je le remercie de m'avoir proposé de faire un point devant notre commission.

Nous suivons de longue date et avec une grande attention l'évolution des Balkans. Nous en connaissons les fragilités, après les graves conflits qui ont affecté la région. Nous avons pu aussi noter certains progrès qui méritent d'être relevés. Les situations demeurent contrastées, avec des États qui, comme la Serbie ou le Monténégro, ont engagé des négociations d'adhésion et d'autres, qui, comme la Bosnie-Herzégovine, rencontrent encore beaucoup de difficultés.

Le suivi des pays des Balkans qui sont candidats à l'adhésion est assuré par Alain Richard, Michel Billout, Claude Kern, Colette Mélot et Simon Sutour.

La communication de notre collègue va donc nous permettre de faire un point sur les évolutions les plus récentes.

M. Alain Richard. - La mission qui m'a été confiée est une mission de représentation spéciale sur la diplomatie économique. La diplomatie économique sert de prétexte pour assurer une relation politique suivie avec les Balkans. Il faut dire que, du fait de leur taille et de leur faible attrait, ces pays ne suscitent pas beaucoup de visites ministérielles.

Six pays constituent les Balkans occidentaux, en sus de la Croatie et de la Slovénie, qui sont d'ores et déjà membres de l'Union européenne. Cinq de ces États sont issus de l'ancienne Yougoslavie : la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine et le Monténégro. L'Albanie a un parcours historique propre. Tous ont signé l'accord de stabilisation et d'association (ASA) avec l'Union européenne, première étape avant la candidature puis l'adhésion. Les deux derniers ASA ont été signés avec des pays présentant des difficultés particulières : la Bosnie-Herzégovine, du fait de ses profondes divisions intérieures, et le Kosovo, dont le statut d'État est encore discuté.

La question kosovare est particulière, puisque cette ancienne province serbe n'est toujours pas officiellement reconnue par cinq États membres de l'Union européenne : Chypre, l'Espagne, la Grèce, la Roumanie et la Slovaquie.

La Bosnie-Herzégovine peine quant à elle à s'affirmer comme un État viable et reste affaiblie par sa structure institutionnelle, qui ne respecte pas la Convention européenne des droits de l'Homme.

Si l'Albanie, l'ancienne République yougoslave de Macédoine, le Monténégro et la Serbie ont le statut de candidat, seuls ces deux derniers pays ont effectivement ouvert des négociations d'adhésion, respectivement depuis 2012 et 2015.

L'ouverture des négociations avec la Macédoine, qui suppose une décision unanime du Conseil européen, est bloquée par la Grèce. Le gouvernement grec considère en effet la Macédoine comme une province grecque et refuse de lui reconnaître le statut d'État.

Le Monténégro est un petit État de 600 000 habitants qui a acquis son indépendance sans conflit par séparation de la Serbie. Il était considéré comme l'un des États les plus éloignés des principes européens du fait de sa démocratie balbutiante et des collusions entre ses dirigeants et la criminalité organisée, mais il a su « habiller » le fonctionnement de ses institutions de telle manière qu'il est considéré aujourd'hui comme un bon candidat. La moitié des chapitres de négociation ont été ouverts. Ils ne seront refermés que lorsque l'acquis en matière de justice et de droits fondamentaux sera respecté par le Monténégro.

Les négociations ouvertes avec la Serbie sont aujourd'hui limitées à quatre chapitres, dont les 23 et 24, visant la justice et les droits fondamentaux, et le 35, dédié à la normalisation des relations avec le Kosovo. Les progrès sont lents mais indéniables.

Lorsque le conflit s'est engagé, l'objectif de la diplomatie européenne et occidentale était l'autonomie substantielle du Kosovo dans la fédération yougoslave. Du fait de la séparation radicale des communautés entraînée par le conflit, l'indépendance du Kosovo est devenue inévitable. Celle-ci a été acceptée par l'ONU mais refusée par une minorité de poids comptant notamment la Russie.

La Serbie diminuée et le Kosovo ont commencé à cohabiter. Les Serbes considèrent que le Kosovo continue de faire partie de leur territoire national. Il constitue un des lieux de mémoire de la Serbie, au même titre que l'ancienne région Champagne-Ardenne pour la France.

Alors Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l'Union européenne, Mme Catherine Ashton avait néanmoins enjoint la Serbie d'organiser des relations bilatérales avec le Kosovo, afin de ne pas importer une nouvelle crise de voisinage comme celle qui existe à Chypre lors de son entrée éventuelle dans l'Union européenne. Si le Conseil est très vigilant concernant le respect des engagements pris par la Serbie, il l'est beaucoup moins vis-à-vis de ceux du Kosovo, dont la construction étatique n'est pas terminée et la candidature moins sérieuse. Le gouvernement serbe, qui s'appuie sur une majorité solide et jouit du soutien de la société civile, est vraiment résolu à aller au bout de la démarche d'adhésion.

Ces négociations s'inscrivent dans un contexte marqué par la grande prudence de l'Union européenne à l'égard de tout nouvel élargissement. L'engagement pris par Jean-Claude Juncker de ne pas élargir l'Union pendant son mandat n'est du reste ni vexatoire ni hostile, car même si le Monténégro et la Serbie continuaient à faire des progrès, cela nous mènerait au moins en 2019, c'est-à-dire à la fin dudit mandat.

L'Albanie et le Monténégro sont entrés dans l'OTAN. Pour des raisons historiques, les autres pays de la zone ne l'ont pas souhaité, mais ils font partie du Partenariat pour la paix, qui permet le dialogue politique et le rapprochement des capacités militaires. La capacité de coopération concrète de la Serbie avec l'OTAN est tout à fait satisfaisante.

Dix-sept ans après la fin du conflit au Kosovo et quinze ans après la signature des accords d'Ohrid censés rétablir la paix civile en Macédoine, la zone est stabilisée extérieurement, mais toujours traversée par un certain nombre de tensions. Pour dire que la situation a changé, il faut observer le recul des thématiques nationalistes et des conflits sur la mémoire yougoslave. Les ambassadeurs nous disent que l'emprise de ces thèmes est plus faible.

Les difficultés économiques de ces pays, notamment le chômage et l'émigration importants, les ont conduits à se recentrer sur la nécessité d'une réorganisation économique et le retour de la croissance afin de pouvoir rejoindre l'Europe.

La perspective européenne a permis une pacification des relations entre ces États, mais ce sont surtout les habitudes de coopération régionale qui expliquent le comportement responsable et collectif de leurs dirigeants pendant la crise des migrants.

La Serbie s'est impliquée dans le processus de normalisation de ses relations vis-à-vis du Kosovo. Ce dernier prévoyait la nouvelle immatriculation des véhicules du Kosovo, l'adoption d'un indicatif téléphonique pour le Kosovo... et, surtout, la création d'une intercommunalité serbe afin d'améliorer les droits de la minorité serbe du Kosovo. L'ensemble des fonctionnaires serbes exerçant dans les régions kosovares ont intégré le service public kosovar. Une grande partie du travail a été fait, mais une conflictualité latente demeure.

L'autre facteur d'instabilité dans la région est la situation interne de la Bosnie-Herzégovine : depuis les accords de Dayton de 1995, elle est divisée en deux structures qui sont pratiquement des États indépendants, la Republika Srpska et la Fédération bosno-croate. La Republika Srpska est dirigée par une formation nationaliste démocratiquement élue qui veut le rattachement à la Serbie sans pour autant bénéficier du soutien de Belgrade. La Croatie est, de son côté, vigilante concernant la situation de la communauté croate au sein de la Fédération. Si la zone demeure instable, il n'y a plus de risque de voir cette instabilité virer au conflit armé.

La Macédoine est également fragilisée. L'acquisition des codes d'une véritable démocratie pluraliste par les héritiers d'un pouvoir autoritaire se fait lentement. Le parti au pouvoir est accusé d'avoir placé l'opposition sur écoutes téléphoniques. Le commissaire européen à l'élargissement s'est engagé pour essayer de rétablir une relation interne normale entre les partenaires politiques. La population de Macédoine étant pour un tiers albanaise, le premier parti macédonien gouverne avec le premier parti albanais, ce qui ne participe pas à la cohésion des gouvernements.

Nous nous intéressons à cette région, c'est du moins mon interprétation, car notre diplomatie a fait le bilan de ce qui avait été notre accompagnement des pays d'Europe orientale dans leur entrée dans l'Union. De façon préventive, il vaut mieux être en relation positive avec ces pays qui de toute façon y entreront.

La situation économique de ces pays a été longtemps dégradée par des réformes laborieuses. La majorité des salariés étaient fonctionnaires, ce qui a entraîné des retards et des périodes de faible croissance, de montée du chômage et d'émigration substantielle. Imitant leurs voisins entrés dans l'Union européenne, ces pays ont tous signé des conventions avec le FMI pour régulariser leur situation financière et pour engager des réformes structurelles.

Les Balkans occidentaux sont revenus à la croissance et leur niveau de déficit public ayant baissé, ils peuvent de nouveau emprunter. La zone connaît une croissance qui pourrait entraîner une stabilisation, et peut-être l'inversion du flux migratoire. Dans ces pays, chaque recensement est un problème politique, tant il montre d'évolution des communautés les unes par rapport aux autres et le vieillissement de la population. Ces pays se situent aujourd'hui entre 40 et 50 % du niveau de vie de l'Union européenne en parité de pouvoir d'achat, mais ils vivent encore avec des déficits extérieurs très substantiels qui sont comblés par les retours des expatriés qui, dans certains pays, représentent 10 % du PIB.

M. André Gattolin. - Comme sous Tito !

M. Alain Richard. - Absolument !

La situation économique des pays de la région appelle une réflexion sur l'influence de puissances tierces. La Russie exerce une influence politique et religieuse, mais de moins en moins économique. Gazprom n'est pas un partenaire énergétique fiable pour ces pays. Les Balkans constituent également un point d'influence important pour la Chine, intéressée par l'accès que permet l'Adriatique aux marchés d'Europe centrale. La Turquie joue pour sa part un rôle de contrepoids en étant très présente dans les pays musulmans, en particulier en Albanie et en Bosnie. En Bosnie, on note d'ailleurs l'arrivée de capitaux et de touristes des États du Golfe.

En termes de pénétration économique, nous avons un retard considérable vis-à-vis de l'Allemagne et de l'Autriche, qui considèrent les Balkans comme une zone d'influence directe. Un certain nombre d'entreprises françaises y font des affaires et en sont satisfaites, comme Michelin en Serbie, la Société Générale ou Lactalis. La diplomatie économique se concentre pour l'essentiel sur l'obtention de contrats publics : l'aéroport de Belgrade, l'assainissement à Pristina, la vente d'Airbus à la Serbie, un gros contrat d'oléoduc entre l'Albanie et la Serbie qu'a gagné le groupe Vinci, etc. L'implication de la France dans cette région permet de rattraper notre retard en matière de pénétration économique.

M. Jean Bizet, président. - Je vous remercie d'avoir mis l'accent sur la diplomatie économique qui avait été initiée par Laurent Fabius. J'en ai vu les effets dans mon département. Par rapport à des canaux traditionnels, comment voyez-vous l'évolution de la diplomatie économique sur l'ensemble de ces territoires ?

M. André Gattolin. - Toutes mes félicitations à notre rapporteur qui maîtrise très largement son sujet. J'aurais toutefois plutôt rapproché le Kosovo du Pays basque que de la région Champagne-Ardenne.

M. Alain Richard. - C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'Espagne refuse de reconnaître le Kosovo !

M. André Gattolin. - Pour bien comprendre cette région, il faut se rappeler que, lorsque se crée la Yougoslavie, le royaume des Slaves du Sud, une compétition s'établit entre l'Albanie et la Serbie sur la revendication de la tradition orale de l'épopée hellénistique, rebaptisée épopée serbe ou rhapsode albanaise. En 1921, le prince du Monténégro écrit L'épopée serbe. Dans les années 80, Ismaïl Kadaré signe pour sa part Le Dossier H, où il défend l'origine albanaise de l'épopée.

La Serbie devra intégrer l'Union européenne. Simon Sutour et moi-même pouvons témoigner de l'esprit de réconciliation du gouvernement croate envers la Serbie. Nous nous étions rendus en Croatie, à la veille de son entrée dans l'Union européenne fin 2011. Toutefois, la vraie intégration de la Serbie ne pourra se faire que si nous arrivons à intégrer l'Albanie pour résoudre le problème kosovar, un peu à la manière dont les choses se sont passées entre l'Irlande du Nord et l'Irlande du Sud. Des réconciliations croato-serbe et croato-albanaise permettraient également de stabiliser la région.

M. Jean-Yves Leconte. - Je vous remercie pour cet exposé très pédagogique. Je partage complètement votre avis sur le désir de paix de la population, mais je constate aussi que beaucoup de responsables politiques n'hésitent pas à faire de nouveau monter la mayonnaise quand ils sont en difficulté, comme on l'a vu en Croatie l'année dernière. C'est d'autant plus dangereux que la perspective européenne est probablement moins puissante en termes de capacité d'apaisement qu'auparavant, et que le désengagement américain probable de cette région pourrait poser de nouveaux problèmes.

Concernant la Serbie, il me semble que l'on fait un peu trop attention au chapitre spécifique au Kosovo et que cela nous conduit à ne pas être assez exigeants en matière de respect de l'État de droit.

Je suis assez réservé sur la situation des médias et de la justice en Serbie. Il ne faudrait pas qu'elle suive le même chemin que la Turquie. Nous devons nous méfier des États qui pourraient progresser vers l'adhésion alors qu'ils ne sont pas réellement démocratiques.

Les États du Golfe sont présents en Bosnie, mais aussi en Serbie. Certains pays ont compris qu'il suffisait d'acheter un très petit État comme ceux que l'on trouve dans les Balkans occidentaux pour avoir une place dans l'Union européenne. Nous devons nous montrer vigilants.

Gazprom n'a pas été que négatif. Gazprom Neft a accompagné l'évolution de la raffinerie NIS, qui génère une part significative du PIB serbe. Or les sanctions européennes vis-à-vis de la Russie pèsent sur l'entreprise principale de l'économie serbe, et il faudrait les revoir.

Ces pays sont favorables à la présence française. Il faut y accompagner de grands projets mais aussi le commerce courant et la francophonie, surtout dans un contexte de Brexit.

M. Simon Sutour. - Je remercie Alain Richard pour ce point sur la situation dans les Balkans. L'Union européenne, à la suite des conflits qui ont eu lieu dans cette zone, a décidé que ces pays seraient prioritaires à l'adhésion sous réserve qu'ils remplissent les critères.

La Slovénie et la Croatie ont d'ores et déjà intégré l'Union européenne. Le Monténégro et la Serbie sont en bonne voie. Nous avons assisté en 2013 à la poignée de main des premiers ministres serbe et kosovar. On a beaucoup critiqué Catherine Ashton, mais elle a participé à cette réconciliation.

Les pays les plus en difficulté sont la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, qui doit devenir un véritable État de droit. La normalisation des relations entre le Kosovo et la Serbie est facilitée par le fait que le nombre de Serbes au Kosovo tend à se réduire. Ils se concentrent au Nord du pays autour de Mitrovica, et sont inégalement répartis au Sud près des grands monastères.

La situation la plus inquiétante est celle de la Macédoine. Notre ancien collègue Robert Badinter, qui a rédigé la constitution macédonienne, est citoyen de cet État. La montée du communautarisme est d'autant plus inquiétante dans ce pays que le poids démographique de la communauté albanaise y est sous-estimé.

La diplomatie peut toutefois résoudre bien des choses, car l'adhésion à l'Union européenne a des vertus pédagogiques sur les institutions et sur les standards démocratiques de l'État de droit.

M. Alain Richard. - Comme vous le disiez, Laurent Fabius a fait des efforts importants en matière de diplomatie économique, notamment en provoquant des réorganisations administratives par voie d'autorité. Il a ainsi inclus le Trésor dans les mécanismes de coopération régionale. Or, on n'annexe pas le Trésor comme cela.

Nos ambassadeurs déplorent que le Trésor ne soit pas apporteur de contacts avec les entreprises ou les donneurs d'ordre des pays. Dans les faits, les entreprises françaises qui sont intéressées par ces pays se font accompagner par les ambassades, et Business France fait du travail de sensibilisation à partir de la France. Je n'ai jamais réussi à intéresser le réseau des chambres de commerce aux possibilités qu'offrent ces pays, et en particulier la chambre de commerce d'Île-de-France, qui est censée chapeauter le réseau, si bien que certains ambassadeurs se déplacent pour rencontrer directement les chambres régionales.

Les ambassadeurs déplorent que l'Allemagne fasse beaucoup plus d'affaires que la France. En Allemagne, la KfW joue à la fois le rôle de notre Caisse des dépôts et consignations et de l'Agence française de développement (AFD). Les ambassadeurs font pression pour que l'AFD s'intéresse aux Balkans, mais a-t-elle pour mission de monter des affaires dans les Balkans ? La réorganisation des attributions de la Caisse des dépôts et de l'AFD prévoit l'élargissement du mandat de l'AFD.

Je pense toutefois que si les Allemands font des affaires, c'est grâce aux fonds dont ils disposent et non grâce au savoir-faire de la caisse de coopération allemande. Par ailleurs, mon diagnostic est différent : l'AFD est un établissement public financier de l'État. Si l'on dit à la Caisse des dépôts qu'il faut y placer des liquidités, la Caisse exigera d'en être actionnaire. Quand le Président de la République a annoncé ce rapprochement il y a un an à la conférence des ambassadeurs, tout était improvisé. L'arbitrage avait été rendu la veille de l'annonce ! Le régime de sécurité bancaire de l'Union européenne s'appliquerait en pareil cas, ce qui changerait bien des choses. Aussi, je ne puis dire si cette affaire aboutira.

« Les Balkans produisent plus d'histoire qu'ils ne peuvent en consommer... » Méditons cette citation ! Le Kosovo est vu comme une partie de la Serbie historique, mais sa population est en bonne partie de souche albanaise. Les leaders serbe et albanais sont, sans être proches, en dialogue suffisamment étroit pour être des régulateurs ultimes. À Paris, nous avons pu constater la création d'un office balkanique de la jeunesse, calqué sur l'OFAJE. Ces leaders partent du principe que leur légitimité européenne future sera d'avoir assuré un rapprochement.

Je ne partage pas l'idée d'un désengagement des États-Unis. Ils continuent de surveiller le dossier de très près. Du reste, l'influence américaine est pour beaucoup dans le parti pris de nombreux Européens en faveur du Kosovo. Les poussées de revanchisme sont contenues dans les États aspirant à entrer dans l'Union européenne. En revanche, une fois dans l'Union, rien n'arrête ces tendances ! Voyez la Croatie.

Bien sûr, l'État de droit est encore en construction dans ces pays, et la justice n'y est pas indépendante. Elle hérite d'une longue tradition de connivence avec le pouvoir politique, d'où la difficulté de conserver les mêmes magistrats. Dans des conditions parlementaires indescriptibles, l'Albanie a adopté une loi de réorganisation de la justice. Il est impératif, pour que le texte entre en pratique, de changer un tant soit peu le cheptel de magistrats !

Il est logique que, dans chaque cas, le chapitre 24 soit celui qui suscite le plus grand nombre de discussions.

Au nombre des mauvaises expériences, il faut prendre en compte la Bulgarie, seul État à qui l'Union européenne a retiré les fonds structurels après son entrée. C'est le pire exemple, après la Roumanie.

De telles expériences retarderont sans doute encore diverses adhésions.

Pour conclure sur l'intervention de M. Sutour, il faut effectivement tenir compte des accords de Dayton, dont l'application est malaisée. Mais les renégociations, dans un contexte de réouverture potentielle de conflits, ne sont pas forcément opportunes. En outre, les diplomaties européennes font preuve d'une certaine paresse, en se demandant si de tels chantiers valent véritablement la peine.

M. Jean Bizet, président. - Merci, monsieur le rapporteur, de ces éclairages fort intéressants. Vous dominez à l'évidence la question des Balkans, un territoire...

M. Alain Richard. - Pittoresque !

M. Jean Bizet, président. - Je vous invite à approfondir ces travaux portant sur la diplomatie économique et à tenir compte davantage encore du modèle allemand. Diverses entreprises françaises cherchent à se développer dans les pays balkaniques, et elles doivent disposer d'un véritable soutien. À cet égard, je salue les services du Quai d'Orsay qui se sont consacrés à la question : ils ont fait bien et fort !

Politique régionale - Communication de M. Philippe Bonnecarrère sur la mise en oeuvre de la politique de cohésion

M. Jean Bizet, président. - Nous allons à présent entendre la communication de M. Philippe Bonnecarrère sur la mise en oeuvre de la politique de cohésion.

Je rappelle que notre collègue a été chargé d'animer un groupe de travail qui est par ailleurs composé de Pascale Gruny, Georges Patient, André Reichardt, Jean-Claude Requier et Michel Delebarre.

Ce groupe de travail est appelé à évaluer dans les prochaines semaines la mise en oeuvre de la politique de cohésion. La simplification de cette politique est un enjeu majeur qui doit être au coeur de cette évaluation. La communication de notre collègue va permettre de mieux identifier les différents enjeux et d'avoir un premier débat sur ce sujet crucial pour nos collectivités et nos territoires.

Dorénavant, les régions sont autorités de gestion en la matière, ce qui, au fil du temps, pourrait donner lieu à diverses évolutions. Je l'observe notamment en Normandie. Ce dossier mérite donc d'être surveillé avec beaucoup d'attention !

Vous avez la parole, mon cher collègue.

M. Philippe Bonnecarrère. - Je suis appelé à m'exprimer après M. Alain Richard, qui nous a livré une passionnante communication stratégique à laquelle il a donné beaucoup de souffle. Je suis par avance un peu traumatisé...

M. Jean Bizet, président. - Vous vous en remettrez, j'en suis certain !

M. Philippe Bonnecarrère. -  ... de devoir vous parler de gros sous !

Cela étant, les fonds structurels constituent un sujet majeur, d'autant que, pour la période 2021-2027, c'est la pérennisation de la politique de solidarité régionale qui est en jeu. La carte que j'ai pris la liberté de vous communiquer vous permet de constater d'emblée l'ampleur des montants considérés. Une grande partie de la force de frappe des régions est directement issue des ressources européennes.

La politique de cohésion représente environ un tiers du budget total de l'Union européenne, soit le second budget après la PAC. Sur la programmation actuelle, 2014-2020, ce sont 352 milliards d'euros qui sont affectés à la politique de cohésion. Comme cette politique associe par principe des cofinancements nationaux, voire des investissements privés, l'impact des investissements garantis à travers elle atteint près de 450 milliards d'euros.

Cette politique est mise en oeuvre via trois fonds principaux : le fonds de cohésion proprement dit, le fonds européen de développement économique et régional, ou FEDER, et le fonds social européen, le FSE, auxquels s'ajoutent le fonds européen agricole pour le développement rural, ou FEADER, et le fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche, le FEAMP. Pour la France, le FEDER et le FSE représentent 15,5 milliards d'euros ; le FEADER, 11,4 milliards d'euros sur l'ensemble de la période, et le FEAMP, 588 millions d'euros.

La France est contributeur net à cette politique à hauteur d'environ 3 milliards d'euros. Sur la période 2014-2020, elle bénéficie de 27,8 milliards d'euros dans l'enveloppe de 352 milliards d'euros précédemment mentionnée. Dans les grandes lignes, la France contribue à hauteur de 6,8 milliards d'euros, pour 3,8 milliards d'euros d'affectation.

À ce jour, quelque 11 000 projets ont déjà été financés, à hauteur de 2,9 milliards d'euros via le FEDER et le FSE, et à hauteur de 1,3 milliard d'euros via le FEADER.

S'il est une politique européenne qui doit faire l'objet d'un choc de simplification, c'est bien la politique de cohésion. Sa gestion est partagée entre la Commission, d'une part, et les autorités nationales et régionales, d'autre part.

À chaque étape, les principaux intervenants - le porteur de projet, les bénéficiaires, entreprises ou collectivités, et l'autorité de gestion, à savoir, en France, les régions, depuis la réforme de 2014 - sont ainsi confrontés à une réglementation de gestion et de contrôle qui est extrêmement perturbatrice. Celle-ci représente plus de 1 000 pages pour le FEDER et le FSE, auxquelles s'ajoutent les règles propres au FEADER et au FEAMP.

Par ailleurs, la Commission publie - en anglais - des « notes d'orientation » qui viennent se surajouter à l'existant. À elles seules, ces notes, qui ne sont pas des actes législatifs au sens juridique du terme, mais que les parties prenantes respectent comme tels, représentent 4 000 pages, soit plus du double de ce qui avait cours lors de la précédente programmation. C'est là un corpus gigantesque, sollicité, puis appliqué par les États et les régions.

Enfin, ces règles évoluent au fil de l'eau et ont un effet rétroactif qui vient encore compliquer la tâche des bénéficiaires et des porteurs de projets. S'ensuit une surrèglementation européenne, mais aussi une surrèglementation des autorités de gestion elles-mêmes, qui ont à coeur de ne pas s'exposer à des sanctions des autorités de contrôle et d'audit, nationales et européennes, et doublent dès lors les garde-fous.

Concrètement, le démarrage des programmes pour l'exercice 2014-2020 a subi un retard de plus d'un an, qui pourrait même, à mon sens, avoisiner les deux ans. Ainsi, en France, pour les 53 programmes opérationnels, les autorités de gestion ne sont pas encore toutes officiellement désignées.

À l'heure actuelle, il faut respecter la stratification suivante : le règlement européen, auquel est annexé un cadre stratégique commun ; les règlements spécifiques aux cinq fonds ; les notes d'orientation, dont je viens d'indiquer le volume, et dont l'efficacité juridique est cependant relativement importante ; les accords de partenariat entre la Commission et chaque État ; et les programmes opérationnels confiés aux régions. Viennent enfin les désignations de gestion et les joies de la procédure régionale.

Je vous renvoie à cet égard au tableau que je vous ai communiqué, et qui m'a littéralement stupéfait. Y sont indiqués les divers délais s'appliquant au titre des fonds structurels. Ainsi, l'Alsace a dû attendre le 21 octobre 2016 pour voir désigner les autorités de gestion et de certification, en vertu de l'avis conforme de la commission interministérielle de coordination des contrôles, la CICC, en date du 5 octobre précédent. Dans d'autres régions, dont l'Île-de-France - excusez du peu ! -, la désignation de l'autorité de gestion n'est pas encore effective. Il est difficile de comprendre que nous n'ayons pas été en mesure de prendre un arrêté à cette fin.

Il s'agit là d'un problème franco-français. Les délais de gestion observés dans notre pays sont une grande source d'étonnement. Au total, vingt régions ou collectivités territoriales sont toujours en attente des désignations considérées. Si les collectivités peuvent lancer des projets, à l'heure actuelle, les financements ne peuvent pas encore être octroyés. Il est vrai que nous ne sommes que trois ans après le lancement de la programmation...

J'ajoute que les différents ministères peuvent suivre des procédures distinctes. Par exemple, l'agence de service et de paiement du ministère de l'agriculture a mis en place, pour les programmes du FEADER, un logiciel de paiement dénommé « Osiris ». Différant des logiciels en vigueur pour les quatre autres fonds, ce dispositif ne fonctionne pas, ce qui retarde considérablement la mise en oeuvre des divers projets.

Conscients de l'obstacle majeur que représente, pour l'efficacité de la politique de cohésion, un tel maquis de normes, les États membres et la Commission ont décidé d'engager des réformes substantielles, en particulier en vue de la prochaine programmation 2021-2027. Ces changements pourraient conduire à reconfigurer la gestion de la politique de cohésion.

Un conseil des ministres européens dédié à la politique de cohésion s'est ainsi tenu hier à Bruxelles. Il a prévu plusieurs orientations de réformes et repris plusieurs initiatives françaises.

Premièrement, est envisagée la mise en place d'une réglementation claire et simple pour que des règles communes soient applicables aux différents fonds européens quand ils visent les mêmes bénéficiaires. Ce principe s'applique aux divers dispositifs existants, qu'il s'agisse d'Horizon 2020, du mécanisme pour l'interconnexion en Europe, le MIE, des fonds structurels, du fonds européen de développement, le FED, ou du fonds Juncker. De même, il est nécessaire de mettre enfin en cohérence les normes régissant les divers fonds structurels eux-mêmes.

Deuxièmement, la partie européenne des fonds structurels à gestion partagée, comme le fonds Juncker ou le fonds Horizon 2020, pourrait être exemptée des règles régissant les aides d'État, comme le sont déjà les fonds européens en gestion directe.

À cet égard, je m'arrête un instant sur la question de la complémentarité entre les fonds structurels, d'une part, et le fonds Juncker, d'autre part. Il y a entre les deux une différence de nature : fortement territorialisé, le fonds Juncker est devenu un élément de la politique de cohésion, même s'il n'a pas été conçu ainsi. Il assure un véritable effet de levier. Dans un contexte où l'on peine à dégager des ressources au niveau européen, il peut sembler assez naturel d'appliquer cette procédure à la prochaine génération de fonds structurels.

Pourtant, sous certaines conditions, il serait important de créer des synergies entre ces deux outils pour développer des investissements publics et privés, vers des priorités partagées entre l'Union européenne, les États membres et leurs régions. Nous devons travailler plus avant sur ce sujet. À ce jour, seule la région des Hauts-de-France a engagé un projet qui combine les capacités des fonds structurels et du fonds Juncker pour un projet d'infrastructures industrielles.

Dans la même logique, la politique de cohésion met de plus en plus en avant le recours aux instruments financiers. Ce dernier va en effet se poursuivre et s'accroître dans le cadre de la politique de cohésion.

Troisièmement, il faut veiller au développement des options de coûts simplifiés. C'est là une idée de bon sens : laisser aux porteurs d'un projet, quand ils doivent soumettre aux autorités de contrôle et d'audit les multiples factures liées au projet - personnel, équipement, etc. -, le choix d'opter pour une méthode de coûts forfaitaires.

Quatrièmement, il serait possible d'orienter la gestion partagée vers un contrôle de la performance plutôt que de la seule conformité comptable d'un projet aux règles financières. L'actuelle programmation a déjà ouvert le jeu en créant des critères de performance assis sur un certain nombre d'indicateurs. Pourquoi, dans un souci d'efficacité, ne pas mettre en place des programmes intégralement évalués selon une logique de résultat et non plus selon la seule logique comptable, du moins dans sa lourdeur actuelle ?

Cinquièmement, il faut étudier la pertinence de la différenciation. C'est là une idée simple, mais politiquement délicate : elle peut conduire à « discriminer » les régions et les États membres selon la qualité et l'efficacité de leurs structures administratives.

Cependant, pourquoi ne pas différencier la lourde panoplie des contrôles financiers en fonction des capacités administratives nationales ? Pourquoi faire perdurer deux systèmes parallèles de contrôle, l'un européen, l'autre national, alors que les règles comptables nationales sont pour certains États membres tout aussi strictes et sûres ? Ce ne serait rien d'autre que l'application d'un principe de proportionnalité entre la force administrative du pays et les résultats à obtenir.

Monsieur le président, mes chers collègues, une profonde réforme de simplification et de cohérence est indispensable pour rendre la politique régionale plus attractive pour nos territoires. En toile de fond, c'est aussi, ici et là, la pertinence même de cette politique qui est parfois mise en cause.

Les régions françaises demandent une globalisation des cinq fonds existants, qui leur ménagerait une plus grande liberté de gestion.

Il faut également se pencher sur le ciblage des régions. À l'heure actuelle, on distingue parmi elles trois catégories : les régions développées, au-dessus de 90 % du revenu moyen européen ; les régions en transition, entre 75 % et 90 % ; et les régions dites « les plus défavorisées », en deçà de 75 %. Toutes les régions françaises sont en transition, excepté les régions ultrapériphériques. Faut-il aller vers une distinction région par région ?

Au-delà, il me paraît évident que notre groupe de travail doit continuer à se pencher sur les évolutions appelées à survenir après 2021. Nous devons poursuivre notre réflexion et mener des contrôles sur pièces.

Dans ce cadre, deux questions essentielles méritent d'être examinées.

La première question est stratégique. Quid des fonds de cohésion après 2021, et pour quel montant ? C'est là un enjeu essentiel pour nos régions. On observe, en France comme en Allemagne, que la position de l'État n'est pas nécessairement celle des autorités régionales. À rebours des États, ces dernières sont favorables à une importante politique des fonds de cohésion.

La deuxième question est celle de la simplification : sommes-nous face à un problème européen, à un problème franco-français ou à un problème régional ? Certains affirment que la multiplication des dispositifs est insupportable, sans doute avec raison. La France, de son côté, se montre certainement déraisonnable avec ses 53 projets. Après trois ans, elle n'est seulement pas capable d'appliquer l'ensemble de ses normes et procédures administratives traditionnelles. Nos problèmes de gestion informatique sont patents, car les ministères ne travaillent pas encore ensemble sur ce front. Quant aux régions, elles subissent leurs propres difficultés. Les demandeurs font donc face à de nombreuses embûches.

Mes chers collègues, nous vous demandons en conséquence de pouvoir mener un travail un peu scolaire : aller en régions pour observer les diverses strates d'action et comprendre comment on a atteint une telle accumulation de réglementations.

Je suis d'un naturel assez optimiste, mais je me dois de le constater, à l'instar des fonctionnaires de Bruxelles : depuis 2008, les régions européennes ont cessé de converger. Elles tendent désormais à diverger. Aussi la politique de cohésion est-elle tout à fait essentielle !

M. Jean Bizet, président. - Mon cher collègue, je vous remercie de cette communication très stimulante. Le travail que vous suggérez me paraît tout à fait judicieux. Il impliquera divers déplacements en Europe. Ce sera, en somme, une course de fond !

M. Daniel Raoul. - De fond, et même de fonds !

M. Jean Bizet, président. - Je signale à mon tour que la notion de cohésion elle-même est susceptible d'être mise à mal : c'est là un phénomène logique, dès lors que les régions sont autorités de gestion. Nous devons donc nous montrer vigilants. Dans le même esprit, nous allons assister à une réforme de la PAC. Dans ce cadre, certaines régions s'engageront sans doute beaucoup plus que d'autres au titre du deuxième pilier. Gardons à l'esprit que ces politiques doivent rester communes !

J'insiste de surcroît sur la nécessité d'une simplification administrative au titre des fonds structurels. Notre réflexion nous impose de nous rendre sur le terrain, pour voir comment les mécanismes s'appliquent en pratique : du reste, ce souci du terrain est un peu la marque de fabrique du Sénat.

M. Simon Sutour. - Au cours des dernières années, la commission des affaires européennes a beaucoup travaillé sur les fonds structurels européens. Avec la PAC, la politique des fonds structurels représente une masse financière européenne de premier ordre : François Marc nous le rappellera sans doute dans un instant. Aussi, même si nous ne sommes nullement en retard, il est bon de réfléchir dès à présent à la période 2021-2027.

Toutefois, en matière de fonds structurels, l'essentiel a déjà été fait. Un temps menacée, la pérennité de ces fonds me semble à présent assurée. Ils permettent d'aider et de remettre à niveau les régions les plus pauvres d'Europe.

Bien sûr, lorsque les pays d'Europe centrale et orientale, les PECO, ont adhéré à l'Union européenne, cette dernière a vu chuter son taux moyen de développement. En conséquence, la France a failli perdre le bénéfice des fonds structurels. C'est ce que nous avait confié Michel Barnier, à l'époque où il présidait la délégation sénatoriale pour l'Union européenne. Mais, comme la PAC, la politique des fonds structurels a, en définitive, été maintenue pour tous les États membres : il ne fallait pas creuser le fossé entre nos concitoyens et Bruxelles. En outre, dans le cas contraire, bien des montages de dossiers auraient été mis à mal. Que la majorité soit de droite ou de gauche, l'État, qui n'a plus d'argent, utilise les crédits du FEDER pour les montages financiers dédiés aux grandes infrastructures.

Pour la période 2014-2020, les fonds sont désormais attribués. La France compte les régions ultrapériphériques et un certain nombre de territoires qui, en métropole, exigent des soutiens. Or la complexification de la procédure suivie, qu'il s'agisse du montage financier ou de la liquidation des subventions, est moins imputable à Bruxelles qu'aux États. Tout en restant très sérieuse au titre de la liquidation, l'Allemagne garantit beaucoup plus de simplicité !

À propos de l'échelon régional, je m'autoriserai une réflexion politiquement incorrecte. Les enveloppes de crédits ont été réparties selon la précédente carte régionale. Puis, les régions ont été fusionnées. Toutefois, il a été convenu que les anciens périmètres seraient respectés. Le Languedoc-Roussillon conserve ainsi son enveloppe d'origine, même si l'autorité de gestion est désormais la région d'Occitanie.

De son côté, Bruxelles encadre assez clairement la distribution des fonds. Les programmes opérationnels sont très contrôlés région par région. Il ne faudrait pas qu'ici ou là, la politique politicienne prenne le dessus, y compris là où la même majorité est reconduite. Je suis profondément décentralisateur, mais je n'en suis pas moins favorable au rôle d'arbitre exercé par l'État. Les secrétaires généraux aux affaires régionales, les SGAR, effectuaient à ce titre un excellent travail.

M. Jean Bizet, président. - Tout à fait !

M. Simon Sutour. - Quoi qu'il en soit, Monsieur Bonnecarrère, je vous souhaite bon courage pour les visites sur place que M. le président vous a autorisé à mener. Gardons à l'esprit l'importance des missions incombant à notre commission.

M. Pascal Allizard. - Je souscris pleinement aux inquiétudes exprimées par M. Sutour quant au centralisme régional, qui risque d'entraîner une attribution partiale ou partisane des fonds.

De plus, j'insiste sur le fait que les fonds structurels, si intéressants soient-ils, sont des outils assez dangereux. Peut-être sont-ils surréglementés. En tout cas, ils sont à coup sûr suradministrés, et ils peuvent mettre en péril des structures qui les sollicitent. Je cite un exemple très concret : dans le département du Calvados, les missions locales sont financées à un niveau significatif par le conseil départemental. Nous souhaitions que les fonds départementaux affectés à ces instances soient contractualisés sur tel ou tel type d'action. Cela nous a été refusé au motif que le montant de la subvention départementale couvrait, à quelques euros près, les agios que les structures associatives afférentes aux missions locales devaient payer à leur banque, entre le moment où les fonds étaient engagés dans le cadre ces programmes d'action et celui où les subventions européennes étaient encaissées. De tels exemples sont hallucinants.

En outre, la gestion de ces fonds est si complexe qu'au niveau local, par exemple à l'échelle des pays, on nous impose de recruter des personnes qualifiées pour assurer le montage et le suivi des dossiers. En résultent de nouveaux coûts de fonctionnement.

Enfin, je confirme que les délais de versement des subventions sont très longs. Il n'est pas rare qu'ils atteignent dix-huit ou vingt-quatre mois, ce qui met clairement en difficulté les structures concernées, notamment lorsque ce sont des associations dépourvues des fonds propres nécessaires. Leur existence peut même se trouver menacée.

Mes chers collègues, dès qu'une difficulté se fait jour en la matière, le sentiment europhobe s'accroît. Avec les fonds structurels, on risque fort d'atteindre l'inverse du but visé !

M. Jean Bizet, président. - Ce n'est, hélas, que trop vrai !

Mme Gisèle Jourda. - Monsieur Bonnecarrère, au cours de ma vie professionnelle, j'ai été conduite à diriger un service aidant à la gestion des fonds structurels : votre présentation m'a donc rappelé de nombreux souvenirs ! Je constate en outre que les problématiques subsistent par-delà les dénominations.

Je souhaite attirer l'attention de la commission sur deux enjeux au titre de la période 2021-2027.

Premièrement, les zonages doivent être pris en compte, en particulier en matière de fonds agricoles : les cartes ont été redistribuées, et des difficultés se font jour dans certaines régions. On m'a alertée à ce propos en Occitanie.

Deuxièmement, les critères d'éligibilité sont refondus en permanence. On finit par ne plus s'y retrouver, d'autant que, dans le même temps, les mesures changent de nom ! S'ensuit un jeu de piste d'une grande complexité.

Mes chers collègues, je redoute moi aussi que des gestions à plusieurs vitesses n'apparaissent au sein des ensembles régionaux. Nous devrons faire preuve de vigilance. Nous attendons la suite de ces travaux avec un intérêt d'autant plus grand !

M. René Danesi. - Je commencerai par apporter une précision à l'intervention de M. Bonnecarrère. Si l'Alsace a été retenue au titre de l'expérimentation, c'est parce qu'elle l'avait demandé avec insistance.

M. Simon Sutour. - D'autres avaient également fait cette demande, et n'ont pas été retenus pour autant !

M. René Danesi. -J'ai été vice-président du conseil régional d'Alsace de 1989 jusqu'à mon entrée au Sénat. Je peux donc vous préciser qu'un autre facteur a compté : le fait que, par son vote, l'Alsace ait sauvé l'adoption du traité de Maastricht par la France.

Alors même que j'avais deux casquettes, celle de vice-président du Conseil régional et celle de président d'un important syndicat mixte, j'ai eu toutes les peines du monde à limiter, ne serait-ce qu'en partie, la complexité des dossiers. L'administration de la région et les élus, y compris au niveau local, s'y sont donnés à coeur joie ! J'ai eu beaucoup de mal à leur faire comprendre qu'il ne fallait pas ajouter les critères aux critères, que l'enjeu était avant tout de distribuer les crédits obtenus. Il faut le dire, on a parfois l'art de se compliquer la vie.

En définitive, les crédits ont été affectés en totalité. Mais encore fallait-il pouvoir les donner, au sens physique du terme ! À cet égard, j'abonde dans le sens de M. Bonnecarrère : notre action s'est clairement révélée inefficace.

Pour les demandeurs, le principal obstacle réside dans la complexité des dossiers et des modes d'attribution. Aussi les intéressés n'ont-ils retenu que deux points : la multitude des justificatifs à fournir et la grande lenteur d'attribution des fonds. De telles expériences sont loin d'inspirer un sentiment européen ! N'oublions jamais que l'enfer est pavé de bonnes intentions.

M. Philippe Bonnecarrère. - Mes chers collègues, je me permets de répondre à vos diverses questions en les regroupant en deux volets : le volet stratégique et le volet budgétaire.

Premièrement, sur le volet stratégique, la pérennité des fonds de cohésion est-elle acquise après 2021 ? Il me semble nécessaire de faire preuve de prudence à ce sujet. Bien sûr, les fonds vont persister, mais l'Union européenne doit faire face à divers sujets brûlants, dont l'afflux de migrants. Les volumes financiers considérés vont donc évoluer.

En outre, il faut tenir compte du relatif succès qu'a connu le fonds Juncker. À mon sens, la tentation sera grande de substituer aux subventions des instruments financiers comparables à ceux de ce fonds, qui ménagent beaucoup plus les deniers européens.

Enfin, nombre de pays vont rouvrir le débat de la concentration des aides sur les zones les plus en difficulté. Objectivement, la France a beaucoup bénéficié de la catégorie des régions en transition. Dans les trois années à venir, nous serons investis d'une véritable responsabilité politique à ce propos. Les régions sont à la fois des géants politiques et des nains financiers. Elles considèrent les fonds européens comme leur propre argent,...

M. Pascal Allizard. - L'État en faisait autant !

M. Philippe Bonnecarrère. - ... et ne manqueront pas d'insister fortement sur cet enjeu.

L'hypothèse de limiter, demain, les capacités d'intervention aux ressources propres, serait absolument catastrophique pour les régions françaises. Attendons-nous à de vives réactions de leur part. Nous devrons exprimer très clairement notre position en vue de la future négociation.

Deuxièmement, sur le volet budgétaire, j'en conviens tout à fait : la procédure actuellement suivie est profondément insatisfaisante, et elle nourrit le sentiment anti européen. Il faut prendre le temps d'analyser, très concrètement, comment fonctionne ce processus, pour détecter où se trouvent les réglementations excessives. Sans empiéter sur le rôle de la commission des finances, la commission des affaires européennes a toute légitimité à effectuer ce travail !

M. Jean Bizet, président. - Nous devons effectivement procéder à des visites sur place. Dans ce cadre, je suggère que nous retenions trois régions : l'Alsace, qui permet une comparaison franco-allemande ; la Normandie  et l'Occitanie, qui pourrait donner lieu à une comparaison franco-espagnole. J'ajoute que les trois conseils régionaux ont l'avantage de présenter des sensibilités politiques différentes. Bien sûr, les membres du groupe de travail seront libres de fixer le calendrier de leurs déplacements et de leurs auditions.

Budget communautaire - Communication de M. François Marc sur le budget de l'Union européenne pour 2017

M. Jean Bizet, président. - Notre ordre du jour appelle enfin la communication de M. François Marc sur le budget de l'Union européenne.

Notre collègue a la charge de ce dossier au sein de la commission des finances. Je le remercie d'avoir accepté de nous présenter les différents enjeux qui s'attachent à ce budget.

Sur ce front, divers sujets reviennent de manière récurrente : le montant de la participation de la France et les retours qu'elle peut espérer du budget européen ; le montant très limité de ce budget au regard des grands enjeux européens - j'en ai fait état auprès de Jean-Claude Juncker lundi après-midi, lorsque je l'ai rencontré, au côté de M. le président du Sénat ; le mode de financement, qui doit en principe reposer sur des ressources propres et qui, en réalité, résulte très majoritairement des contributions des États membres, les ressources propres classiques s'étant peu à peu évaporées : sur ce point, nous attendons avec impatience les propositions du groupe de travail présidé par Mario Monti, que nous recevrons en janvier prochain ; et, enfin, la nature des dépenses qui sont financées par le budget européen.

M. François Marc- Mes chers collègues, initialement, nous devions débattre en séance publique le 24 novembre prochain du budget de l'Union européenne. Mais la majorité sénatoriale a décidé de ne pas examiner le budget général de la France. Il est pourtant bon que les uns et les autres disposent, à cet égard, des données chiffrées élémentaires.

J'ai eu l'occasion, le 2 novembre dernier, de présenter à la commission des finances le projet de budget de l'Union européenne pour 2017, à travers l'article 27 du projet de loi de finances, qui formalise la contribution de la France. Il me paraît pertinent, comme M. le président m'y a invité, de développer ce sujet devant notre commission des affaires européennes.

L'article 27 du projet de loi de finances pour 2017 évalue le montant du prélèvement sur recettes au profit de l'Union européenne à 19,1 milliards d'euros. Ce montant inclut, à titre exceptionnel, la participation de la France au financement, à hauteur de 136 millions d'euros, de la « facilité en faveur des réfugiés en Turquie ». En vertu de la déclaration des chefs d'État et de gouvernement du 29 novembre 2015, l'Union européenne s'est en effet engagée à verser 3 milliards d'euros pour apporter une aide humanitaire et un soutien matériel aux réfugiés présents sur le sol turc, dont 1 milliard d'euros financés par le budget européen et 2 milliards d'euros financés par des contributions des États membres. La participation de la France, calculée en fonction de son poids dans le revenu national brut, s'élève à 309 millions d'euros sur la période 2016-2018.

Au total, si l'on ajoute les ressources propres traditionnelles que sont les droits de douane et les cotisations sur le sucre, versées directement au budget européen, la contribution de la France devrait s'élever à 20,9 milliards d'euros en 2017. Notre pays demeurerait ainsi le deuxième contributeur net, derrière l'Allemagne, et le premier contributeur, à hauteur de 26 %, soit 1,38 milliard d'euros, au mécanisme de correction britannique. La France est également le premier État membre, devant l'Espagne, à bénéficier de « retours » du budget européen : 14,5 milliards d'euros ont été dépensés en France en 2015, soit 11,1 % du budget total de l'Union européenne.

Cela étant, le niveau du prélèvement sur recettes prévu en 2017, inférieur de 5,4 % à la prévision pour 2016 et de 3 % à l'exécution 2015, est anormalement bas. Cette situation s'explique par le faible montant de crédits de paiement retenu par la Commission européenne dans le cadre du projet de budget pour 2017, en baisse de 6,2 % par rapport à 2016. En effet, le démarrage des programmes de la politique de cohésion de la période 2014-2020 se révèle plus lent que prévu, ce qui a conduit la Commission européenne à proposer, pour ces fonds, un montant de crédits de paiement inférieur de 23 % à la somme inscrite en 2016.

Après avoir dû faire face à une pénurie de crédits de paiement en 2013 et en 2014, l'Union européenne est donc aujourd'hui confrontée à une sous-exécution des fonds européens structurels et d'investissement, les FESI. L'explication principale réside dans la complexité et la rigidité des procédures de gestion de ces fonds. Notre collègue Philippe Bonnecarrère vient de s'exprimer sur ce sujet : je n'y reviens donc pas.

Une précision : avant le transfert de cette compétence aux régions, la France proposait 36 programmes opérationnels. Elle en compte désormais 53 : ce quasi-doublement a engendré une complexification considérable. Tous ces projets doivent être adoptés, ce qui impose des délais parfois longs. L'agrément peut subir de graves retards. Cela étant, je signale qu'à ce sujet, la France n'est pas si mal placée en Europe : en matière d'agrément pour la gestion des fonds, elle se situe bien avant l'Allemagne.

Je me dois en outre de dire un mot de deux sujets d'actualité : la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel 2014-2020 et les conséquences du Brexit sur le budget européen.

Le 14 septembre 2016, la Commission européenne a présenté une communication et un ensemble de propositions législatives en vue de réviser le cadre financier pour la période 2014-2020, conformément à une demande constante du Parlement européen. Parmi cet ensemble de propositions, trois points positifs méritent d'être retenus.

Tout d'abord, des priorités politiques claires sont définies, d'une part en faveur de la croissance et de l'emploi, de l'autre en faveur de la gestion de la crise migratoire. Ces priorités bénéficieraient de 3,8 milliards d'euros de crédits d'engagement supplémentaires entre 2017 et 2020.

Ensuite, il a été décidé d'accorder davantage de moyens financiers aux programmes et aux instruments qui ont déjà fait leurs preuves pour soutenir l'investissement. Il s'agit là d'une bonne approche. Je pense en particulier au programme européen pour la compétitivité des petites et moyennes entreprises, le programme COSME, dont j'ai pu constater les résultats positifs en juillet dernier dans le cadre d'un contrôle budgétaire.

Enfin, la proposition de révision du cadre financier pluriannuel répond au besoin d'adapter le budget européen aux nouveaux défis auxquels l'Union européenne est confrontée, en renforçant sa flexibilité et en améliorant sa réactivité. À cette fin, il est proposé de doubler la capacité de certains instruments spéciaux et de créer une nouvelle réserve de crise de l'Union européenne, qui serait financée par les crédits dégagés d'office, c'est-à-dire les crédits non consommés deux ans après leur engagement.

M. Alain Richard. - Restons méfiants : ces crédits, eux aussi, pourraient ne pas être consommés !

M. François Marc. - Je me dois cependant d'ajouter un bémol : selon les estimations de la direction du budget, cet ensemble de propositions, et plus particulièrement la comptabilisation des instruments spéciaux au-delà des plafonds du cadre financier, pourrait entraîner une hausse de 10,5 milliards d'euros, au maximum, du montant des contributions nationales d'ici à 2020. Néanmoins, répartie entre tous les États membres, cette augmentation semble rester d'une ampleur acceptable.

Enfin, les conséquences budgétaires de la sortie officielle de la Grande-Bretagne, sortie dont nous attendons notification, sont entourées de nombreuses incertitudes. Le Royaume-Uni est l'un des principaux contributeurs nets au budget européen. La dépréciation de la livre sterling d'environ 15 % a déjà entraîné, en 2016, un manque à gagner estimé à 1,8 milliard d'euros pour le budget européen. En conséquence, la Commission européenne a provisionné 1,1 milliard d'euros d'amendes. Mais subsiste un risque de report négatif sur le budget 2017. Cette situation risque de poser problème en fin de parcours.

Bien que les effets de change puissent parfois jouer en faveur du budget européen, il est très surprenant qu'aucun mécanisme spécifique n'ait été prévu pour se prémunir contre les risques de change entre l'euro et la livre sterling. Un tel mécanisme devra être mis en place à l'avenir, et ce au-delà de cette seule devise.

Avant de conclure, j'évoquerai la question essentielle du renforcement des ressources propres du budget de l'Union européenne. À l'origine pensées comme réellement « propres », les ressources de l'Union sont aujourd'hui aux trois quarts constituées par les contributions nationales assises sur le revenu national brut. Il en résulte un conflit d'intérêts budgétaire, le Conseil étant souvent accusé de préférer le « juste retour », dans une logique de contributeur net, à l'intérêt général européen, alors même que 80 % du budget de l'Union européenne revient in fine aux États membres.

Nos deux commissions entendront, au mois de janvier 2017, M. Mario Monti, président du groupe de haut niveau sur les ressources propres, dont le nom seul sonne comme une garantie. Cette instance remettra, en décembre prochain, son rapport sur les préconisations qu'il propose pour redonner tout son sens à la notion d'un budget européen dont les ressources propres soient clairement identifiées.

À ce stade, nous ne disposons pas encore des propositions précises du groupe de haut niveau. Des idées circulent : développer l'impôt sur les sociétés sur la base d'une assiette harmonisée et consolidée, l'assiette commune consolidée de l'impôt sur les sociétés, ou ACCIS - ce choix simplifierait les règles comptables pour que les PME se développent dans plusieurs pays, et il faciliterait la lutte contre l'optimisation fiscale des grands groupes ; créer une fiscalité écologique, par le biais d'une taxe carbone ou d'une taxe sur les produits importés, en fonction des engagements climatiques ; recourir à la taxe sur les transactions financières ; bénéficier d'un transfert budgétaire des États, en lien avec le transfert éventuel de nouvelles compétences et de nouveaux moyens - je renvoie, à ce propos, à l'exemple des gardes-frontières ; affecter le produit des amendes à l'Union européenne et non aux États membres ; enfin, corriger le manque à gagner massif résultant des fraudes à la TVA.

C'est à partir de cette « boîte à outils » qu'il reviendra, d'abord au groupe de haut niveau, puis aux trois institutions de l'Union européenne, de puiser les solutions destinées à renforcer la clarté et la légitimité du budget de l'Union.

Espérons que ce chantier essentiel pourra être mené ! Je suis sûr que notre contribution pourra s'enrichir des propositions que nous communiquera M. Monti.

M. Jean Bizet, président. - Monsieur Marc, je retiens de votre intervention que la création d'un mécanisme de correction des cours des diverses devises va devenir indispensable : nous ne sommes pas à l'abri de nouvelles turbulences comparables au Brexit !

Mes chers collègues, nous sommes bien entendu appelés à débattre de nouveau des divers sujets abordés au cours de cette intéressante communication.

La réunion est close à 10 h 50.