Mercredi 21 février 2018

- Présidence conjointe de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes et de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères -

La réunion est ouverte à 16h10

Audition de M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur l'ambassadeur, nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Des trois priorités mises en avant par l'Union européenne dans la négociation de l'accord de retrait avec le Royaume-Uni, la question de l'Irlande est probablement la plus sensible et la plus compliquée.

Nous avons lu attentivement le rapport des négociateurs. Derrière des formules qui ont permis d'apaiser temporairement les inquiétudes, on a du mal à dégager la piste d'une solution viable. Le plus dur reste donc à venir.

C'est pourquoi votre éclairage nous est très précieux. Si le Royaume-Uni confirme son souhait de ne pas rester dans le marché unique et l'Union douanière, comment éviter le retour à une frontière physique entre les deux Irlande, dès lors que l'Irlande du Nord voudrait régler son sort sur celui du Royaume-Uni ?

Peut-on envisager une formule de compromis qui pourrait être opérationnelle ? Laquelle ?

Au-delà, nous souhaitons recueillir vos analyses sur l'appréciation de nos amis irlandais face au Brexit. Quel est leur niveau d'inquiétude pour ce qui concerne l'impact de celui-ci sur les équilibres toujours fragiles entre les deux parties de l'Irlande ? Quelle est leur vision sur le cadre des relations futures du Royaume-Uni avec l'Union européenne ?

Dans le contexte du Brexit, on sent aussi en Irlande une volonté de trouver des appuis sur le continent et de renforcer les liens avec notre pays. Confirmez-vous cette évaluation ? Quelles conséquences devrions-nous concrètement en tirer ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. -Nous essayons de trouver les moyens de faire face au paradoxe suivant : comment ne pas réinstaller de frontière tangible entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord alors que le Royaume-Uni souhaite sortir du marché unique et de l'Union douanière. Quelles sont les solutions envisageables selon vous ?

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - Messieurs les présidents, Mesdames, Messieurs les sénateurs, je comprends que vous avez un intérêt particulier pour l'Irlande. Cette audition a lieu à un moment opportun puisque Mme Loiseau était à Dublin cette semaine. Je vais commencer par vous livrer quelques éléments pour comprendre les enjeux du Brexit. Les Irlandais ont aujourd'hui, à 87 %, une opinion positive de l'Union européenne. L'Irlande est un pays avec une économie dynamique et un budget à l'équilibre. Toutefois, cette économie est dépendante d'une part des investissements directs américains dont le rapatriement pourrait déstabiliser l'économie, et d'autre part, des exportations vers le Royaume-Uni qui représentent jusqu'à 40 % des exportations agro-alimentaires.

Le Brexit est aujourd'hui une source d'inquiétude pour les Irlandais. Il faut savoir que 80 % des biens exportés par la République d'Irlande vers l'Union européenne transitent par le Royaume-Uni. Le Brexit pourrait coûter à la République d'Irlande entre 2,8 et 7 points de PIB d'ici à 2030 selon un récent rapport commandé par le gouvernement irlandais. 500 kilomètres de frontière avec 275 points de passage séparent la République d'Irlande de l'Irlande du Nord. À titre de comparaison, il n'y a que 137 points de passage sur la frontière Est de l'Union européenne de la Finlande à la Grèce. Aujourd'hui, il s'agit d'une frontière invisible que l'on traverse sans contrôle au niveau des points de passage alors que ceux-ci étaient le théâtre de conflits dans les années 70. Le rétablissement de points de contrôle poserait des difficultés tant économiques que politiques.

L'Irlande s'est beaucoup mobilisée et a fait preuve d'un intense lobbying pour que sa situation particulière soit prise en compte dans le cadre des négociations du Brexit. Elle a reçu un soutien appuyé de la France et de Michel Barnier. La question irlandaise a ainsi été abordée dès la première phase des négociations durant laquelle les 27 ont su montrer un front uni face au Royaume-Uni, permettant de garantir l'intégrité du marché unique.

Le paragraphe 49 du rapport conjoint adopté en décembre dernier définit un mécanisme d'engagement du Royaume-Uni à trois niveaux, visant à protéger la coopération entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande et d'éviter le retour à une « hard border ». Trois options sont prévues pour y parvenir : « la relation globale Union européenne - Royaume-Uni » ; si ce n'est pas possible, le Royaume-Uni proposera des « solutions spécifiques » pour faire face aux circonstances uniques de l'île d'Irlande ; en l'absence de solutions agréées, le Royaume-Uni maintiendra un « alignement complet » avec les règles du marché unique et de l'union douanière qui soutiennent la coopération Nord-Sud, l'économie de toute l'île et la protection de l'accord de 1998.

Le paragraphe 50 a été ajouté à la demande du DUP (Parti unioniste démocrate). Il se concentre sur la relation Irlande du Nord / Grande-Bretagne : en l'absence de solutions agréées, le Royaume-Uni s'assurera qu'il n'y aura pas de barrières réglementaires entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni.

La sortie du Royaume-Uni du marché unique et de l'Union douanière, l'absence de frontière physique entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande et l'absence de frontière physique entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord sont trois situations qui ne peuvent être agrégées. Est-il possible d'envisager une frontière en mer d'Irlande ? On pourrait concevoir une solution innovante pour l'Irlande du Nord comme celle retenue à l'OMC pour Taïwan, Macao et Hong Kong : un « territoire douanier autonome » qui serait appelé à appliquer « en miroir » l'ensemble des règles douanières de l'Union européenne, comme l'a suggéré Pascal Lamy. L'avantage de cette proposition serait de déplacer la question sur un terrain purement économique.

Il convient de s'interroger dans cette situation de blocage sur la position de l'Irlande. Sur l'accord de retrait, il n'y a pour les Irlandais pas de retour en arrière possible par rapport à ce qui a été convenu dans l'accord du 8 décembre. Les dispositions qui ont été prises alors doivent apparaître telles quelles et juridiquement contraignantes dans l'Accord de Retrait. L'Irlande est très ferme sur ce point.

En ce qui concerne la phase de transition, l'Irlande s'accorde avec les autres États membres sur le fait que cette période doit être rapide, s'arrêtant le 31 décembre 2020. Le Royaume-Uni devra jusqu'à cette date continuer à participer au budget européen ou encore reconnaître la compétence de la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), tout en ne participant pas au processus de décisions. L'Irlande est plus souple sur la durée de transition, elle souhaite éviter un Brexit non ordonné et garde donc une certaine flexibilité.

Sur la relation future de l'Union européenne avec le Royaume-Uni, qui sera la phase de négociation probablement la plus difficile, l'Irlande souhaite que celle-ci soit la plus étroite possible. Elle a une forte préférence pour un maintien du Royaume-Uni dans l'Union douanière et un arrangement qui le maintienne aussi proche que possible du marché unique. Pour autant, l'Irlande insiste pour que toute solution s'inscrive dans le plein respect de l'intégrité de l'Union douanière et du marché unique.

Le Gouvernement en Irlande du Nord n'est toutefois pas encore constitué, depuis sa dissolution en janvier 2017 et malgré l'espoir d'un accord la semaine dernière. La situation reste délicate, l'enjeu du Brexit est prédominant.

Sur la vision par l'Irlande du futur de l'Europe, Léo Varadkar a tenu le 17 janvier un discours au Parlement européen sur sa vision de l'Europe, en mettant l'accent sur l'approfondissement du marché intérieur et de l'Union douanière notamment, pour une protection du consommateur pan-européenne. Sur la question du budget, l'Irlande a longtemps bénéficié des aides européennes et était alors bénéficiaire net mais le vent commence à tourner, et l'Irlande deviendra bientôt contributeur net à partir des prochaines perspectives financières. L'Irlande est prête à augmenter sa participation si cela aide à la réalisation de projets concrets comme les programmes Erasmus ou de la Banque Européenne d'Investissement.

Sur la question de l'élargissement, son attitude reste ouverte. Elle pense qu'il convient de continuer à donner une perspective d'adhésion aux Balkans occidentaux.

Les points de convergence avec la France touchent en particulier à l'importance accordée à l'Afrique. L'Irlande souhaite un véritable partenariat de l'Union européenne avec l'Afrique. Le Taoiseach Leo Varadkar a évoqué un « Plan Marshall » de l'Union européenne pour l'Afrique, pour favoriser son développement et lutter contre les causes des migrations depuis ce continent. Sur les listes transnationales au Parlement européen, il semblerait que cet intérêt soit une position personnelle du Premier ministre puisque les eurodéputés de son propre parti n'y étaient pas favorables. En ce qui concerne la défense, l'Irlande a adhéré à la Coopération structurée permanente (PESCO) malgré sa position de neutralité sur les questions de défense.

Il existe toutefois une divergence importante avec la France qui porte sur la question de la taxation des entreprises, en particulier dans le numérique. L'Irlande est viscéralement attachée à son taux de 12,5 %, mais on peut espérer une avancée sur une harmonisation de l'assiette.

Enfin, l'Irlande possède une forte expérience dans le domaine des consultations citoyennes ; elle est en faveur d'un dialogue avec la société civile et a lancé des Dialogues citoyens sur l'avenir de l'Europe, qui s'inscrivent tout-à-fait dans le cadre de la proposition du Président de la République d'instaurer des consultations citoyennes sur l'avenir de l'Europe.

M. Olivier Cadic. - J'étais à Belfast il y a un peu plus d'un an. J'ai été vraiment surpris de constater que tout est en place pour que les affrontements redémarrent. L'enjeu désormais est de maintenir la paix.

Concernant le taux d'imposition à 12,5 %, il faut dire à Bercy qu'il faut changer de message. Les Irlandais ne se privent pas de dénoncer notre crédit impôt-recherche qu'ils n'ont pas. Chaque pays a ses avantages, changeons de message et sortons de cette polémique qui met les entrepreneurs dans une situation compliquée.

Enfin, vous êtes en poste depuis peu de temps et vous avez encore un regard neuf sur la situation. J'ai le sentiment que les Anglais se préparent à ce qu'il n'y ait pas d'accord sur le Brexit. Et nous, s'y prépare-t-on ? On le devrait, car ce sera un problème pour nous. S'il n'y a pas d'accord, cela signifie qu'on va rétablir une frontière. Est-ce que c'est jouable ? Quand on va de Dublin à Belfast en train, on se croirait dans le même pays. Peut-on à nouveau faire une partition ?

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Cette question de la frontière que nous avons déjà soulevée est fondamentale.

J'aimerais vous interroger sur la question de la finance et de l'attractivité de Dublin en ce secteur. Je connais plusieurs Américains qui, dans l'attente du Brexit, ont quitté Londres pour Dublin. L'Irlande bénéficiera-t-elle du Brexit sur ce plan ?

Par ailleurs, est-ce que l'Irlande du Nord a les moyens de demander son indépendance, à l'image de l'Écosse ?

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande.  - La question de l'absence d'accord est plus que jamais d'actualité. Michel Barnier a dit l'envisager.

Il y a une grande nervosité irlandaise au sujet de la frontière. Personne ne veut un retour à une frontière : ni la République d'Irlande, ni l'Irlande du Nord, ni le gouvernement britannique. Et il faut se méfier que ne se joue pas un jeu dans lequel l'Union européenne apparaisse comme celle qui demande une frontière. La situation est potentiellement explosive. On ressent que les Irlandais sont inquiets.

Si on considère impossible une frontière sur l'île d'Irlande, il y a une autre option qui consiste à déplacer la frontière en mer d'Irlande. Il n'y aurait donc pas de frontière entre le nord et le sud de l'Irlande, ce qui pourrait conduire à terme à une réunification de l'Irlande.

M. Ladislas Poniatowski. - Dans ce cas, il faut faire attention à ce que ne s'installe pas une sorte de triche économique. Des entreprises auront des entités en Irlande et d'autres en Irlande du Nord. Et les règles ne seront pas les mêmes de chaque côté de ce qui sera une frontière fictive. Il y aura une tentation de jouer de ces différences pour profiter de la situation.

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - C'est juste et c'est bien pour cela que l'Irlande a affirmé qu'elle préservera l'intégrité du marché unique. Cela a rassuré ses 26 partenaires.

J'en reviens à la réunification. L'Accord du Vendredi Saint a été génialement écrit. Il a permis, en quelque sorte, que ce ne soit plus un sujet. Par exemple, les personnes nées en Irlande du Nord ont la possibilité de choisir leur passeport : britannique, irlandais ou les deux. Tout a été fait pour que le sujet n'ait plus besoin d'être mis sur la table. Et cela a bien marché. Il n'y a plus eu de troubles très peu de temps après la signature de l'accord. Or le Brexit menace ce fragile équilibre.

Au moment du Brexit, Enda Kenny a évoqué la réunification. Il a proposé à ses partenaires européens de confirmer que dans l'hypothèse où un référendum déciderait de la réunification, l'Irlande du Nord, en intégrant l'Irlande, rejoindrait automatiquement l'Union européenne. Et cela a été approuvé par les partenaires européens lors de la réunion du Conseil européen qui a suivi. C'est une garantie importante.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Une frontière en mer d'Irlande pourrait donc être la solution ?

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Quel est l'état de l'opinion sur ce sujet ?

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - En Irlande du Nord, le DUP est farouchement contre et le gouvernement de Theresa May a besoin de lui pour conserver une majorité à Westminster. Par tradition, le Sinn Fein, qui a sept élus, ne siège pas au parlement britannique parce qu'il refuse l'allégeance à la Couronne britannique.

Il y a le problème financier. L'Irlande du Nord coûte chaque année dix milliards de livres sterlings au Royaume-Uni. Est-ce que l'Irlande est capable de faire face, seule, à l'absorption d'une province économiquement mal en point où deux tiers des emplois sont des emplois publics ? Le débat de la réunification est donc très sensible et encore peu évoqué.

M. Olivier Cadic. - Parce que derrière, il y a l'Écosse, le Pays de Galles, voire la City, qui demanderaient eux aussi à rester dans l'Union européenne et le gouvernement britannique tomberait automatiquement. On se dirigerait alors vers des élections générales qui seraient la seule porte de sortie. Aujourd'hui, je ne vois pas comment on pourrait l'éviter.

J'en reviens à l'absence d'accord sur le Brexit, qui ne gênerait pas un certain nombre de Britanniques. Ils se voient en une sorte de « super Singapour » de soixante millions de personnes, avec une fiscalité avantageuse et une porte d'entrée dans l'Union européenne qui passera par l'Irlande. Et je nous trouve inconscients sur le sujet. Nous pensons aujourd'hui que ce sont les Britanniques qui sont dans la difficulté, mais demain, avec ce schéma, ce sera nous.

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - Sur la question de la réunification, la perspective d'être membre de l'Union européenne pourrait faire évoluer la situation en Irlande du Nord mais cela prendra du temps.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - L'Irlande essaie d'attirer les établissements financiers tentés de quitter Londres en mettant en avant son caractère anglophone.

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - La place de Dublin vient de rejoindre Euronext. 30 milliards d'euros d'obligations vertes ont été émise par la place de Dublin, ce qui représente un volume très important. Pour ce qui est d'attirer des sièges sociaux des banques, celles-ci sont plutôt dans une situation d'attente pour le moment.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. - Certains prédisent que la période transitoire pourrait durer indéfiniment. Qu'en pensez-vous ?

M. Stéphane Crouzat, ambassadeur de France en Irlande. - Cette idée ne serait pas tenable même si elle paraît séduisante. Cela reviendrait à prolonger l'incertitude, ce qui n'est dans l'intérêt de personne.

La réunion est close à 17h20