Lundi 29 avril 2019

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 15 h 05.

Projet de programme de stabilité pour les années 2019 à 2022 - Communication

M. Vincent Éblé, président. - Comme il est de tradition, M. le rapporteur général va nous présenter son rapport d'information sur le projet de programme de stabilité. Cette présentation intervient cette année dans un contexte bien particulier après le grand débat et les récentes déclarations du Président de la République.

Je lui laisse la parole, pour qu'il expose son analyse de ce projet de programme de stabilité pour les années 2019 à 2022.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Le conseil des ministres a adopté, le 10 avril dernier, le projet de programme de stabilité pour les années 2019 à 2022, qui présente pour cette période la trajectoire budgétaire retenue par le Gouvernement ainsi que le scénario macroéconomique sous-jacent. Or ce document important est devenu obsolète du fait des annonces du Président de la République jeudi dernier. De qui se moque-t-on, si ce n'est de nos partenaires ou du Parlement européen ?

Considéré en principe comme le véritable support des engagements européens de notre pays en matière budgétaire, ce projet s'accompagne du programme national de réforme, qui a pour finalité d'exposer les mesures programmées ou déjà mises en oeuvre afin de réaliser les objectifs fixés.

Ce document est théoriquement important et c'est la raison pour laquelle notre commission a souhaité qu'un débat en séance publique soit prévu aujourd'hui, alors que le Gouvernement n'avait pas envisagé de l'inscrire à l'ordre du jour. Le président Éblé et moi-même avons ainsi défendu l'organisation de ce débat, conformément à la volonté du bureau de notre commission. Cela nous est apparu d'autant plus nécessaire que l'exercice exigé par la transmission du programme de stabilité présente cette année une double particularité : d'une part, il tire les conséquences budgétaires du ralentissement de l'économie et donne l'occasion au Gouvernement de mettre à jour la trajectoire au regard des mesures adoptées fin décembre par le Parlement, afin de répondre aux préoccupations exprimées par le mouvement dit « des gilets jaunes » ; d'autre part, la programmation pluriannuelle a été établie indépendamment des conclusions tirées par le Président de la République du grand débat national, et ce alors même qu'elles risquent fort d'avoir un impact non négligeable sur la trajectoire budgétaire.

Commençons par examiner le scénario macroéconomique retenu par le Gouvernement. Comme le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), je pense que le scénario retenu constitue une base réaliste pour asseoir la programmation pluriannuelle des finances publiques, dès lors qu'il prend acte du ralentissement de l'économie française. Alors que le projet de loi de finances pour 2019 avait déjà été marqué par une révision à la baisse du scénario de croissance, les hypothèses retenues par le Gouvernement dans le cadre du présent programme de stabilité enregistrent un nouveau recul. La croissance serait ainsi limitée à 1,4 % du PIB en volume sur l'ensemble de la période 2019-2022, soit 0,3 point en deçà du précédent scénario.

La révision à la baisse des perspectives de court-terme pour la première période, de 2019 à 2020, tient essentiellement à un « effet base » 2018 défavorable et au ralentissement du commerce et de l'économie européenne. En effet, le ralentissement est plus fort que les prévisions pour le commerce mondial et l'activité de la zone euro, ce qui pèse sur les exportations françaises.

La hausse de la demande adressée à la France serait ainsi limitée à 2,7 % en 2019, également en net recul par rapport au précédent programme de stabilité, ainsi qu'au projet de loi de finances pour 2019. En revanche, la demande intérieure resterait dynamique, comme le suggèrent les enquêtes de conjoncture du début d'année et compte tenu de l'effet des mesures sur le pouvoir d'achat et des réponses apportées à la crise des « gilets jaunes » sur la croissance - cet effet est estimé à 0,3 point de PIB.

Les hypothèses retenues sont donc globalement en ligne avec les prévisions les plus récentes.

Si le présent projet de programme de stabilité est marqué par une dégradation des perspectives de croissance de court terme, le scénario de moyen terme est également revu à la baisse - une première depuis le début du quinquennat !

À cet horizon, l'évaluation des hypothèses de croissance retenues par le Gouvernement repose moins sur l'analyse des indicateurs conjoncturels que sur l'appréciation de la position dans le cycle de l'économie française et sur son potentiel de croissance, lesquels sont actuellement soumis à de fortes incertitudes.

Vous le savez, la croissance potentielle joue en quelque sorte le rôle d'un « limitateur de vitesse » : une fois l'écart de production résorbé, la croissance effective doit se rapprocher de la croissance potentielle. De ce point de vue, alors que le Gouvernement faisait jusqu'à présent l'hypothèse que l'économie française entrerait dans une phase de légère « surchauffe » en fin de quinquennat, tel n'est plus le cas dans le cadre du présent projet de programme de stabilité. Une fois l'écart de production refermé en 2020, la croissance effective - 1,4 % - resterait ainsi très proche de la croissance potentielle - 1,35 % en 2022 -, ce qui maintiendrait l'écart de production au voisinage de zéro.

Le HCFP qualifie ce scénario de « raisonnable », alors qu'il considérait à juste titre l'an passé que « le scénario retenu d'une croissance effective demeurant continûment supérieure à la croissance potentielle jusqu'en 2022 » était « optimiste ». Les hypothèses de croissance effective qui en découlent apparaissent en tout état de cause en ligne avec les principales estimations disponibles de la Banque de France, du FMI, etc.

Si le débat sur le cadrage macroéconomique gouvernemental se focalise le plus souvent sur le scénario de croissance, d'autres hypothèses jouent un rôle décisif pour l'évolution des finances publiques, au premier rang desquelles figurent l'élasticité des prélèvements obligatoires à l'activité et l'évolution des taux d'intérêt.

Depuis le début du quinquennat, le Gouvernement bénéficie d'un fort dynamisme des recettes, qui a grandement facilité l'atteinte de ses objectifs budgétaires, avec une élasticité des prélèvements obligatoires, de 1,4 point de PIB en 2017 et de 1,2 point de PIB en 2018. Il s'agit d'une situation atypique, car l'élasticité n'est restée supérieure à l'unité pendant trois exercices consécutifs qu'à une seule reprise depuis 1990. Pour la suite du quinquennat, le Gouvernement retient une hypothèse plus réaliste, celle d'un retour à une élasticité unitaire.

La question du rythme de la remontée des taux d'intérêt revêt également une importance majeure pour apprécier la crédibilité du scénario gouvernemental compte tenu du niveau actuel de la dette publique.

En dépit de la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de ralentir la normalisation de sa politique monétaire, le Gouvernement continue à établir l'hypothèse d'une remontée des taux assez importante, au rythme de 75 points de base par an - scénario dont j'avais déjà souligné le caractère conservateur l'an dernier.

Sans surprise, les prévisions de taux d'intérêt du Gouvernement diffèrent donc fortement du scénario central des conjoncturistes et de la Banque de France, ce qui conduit naturellement à une appréciation différente du poids de la charge de la dette. Celle-ci s'élèverait en 2021 à 1,3 point de PIB d'après la Banque de France, contre 1,6 point de PIB dans le scénario gouvernemental. Cette différence correspond au surcoût induit par la suppression complète de la taxe d'habitation.

Si la prudence peut se justifier dans un domaine où l'incertitude est grande, il apparaît étonnant de retenir des hypothèses aussi éloignées des conjoncturistes. Ces prévisions concernant la charge de la dette n'auraient-elles pas vocation à constituer une forme de « réserve de budgétisation » cachée, qui échapperait au contrôle du Parlement et dont la sous-exécution viendrait compenser les dérapages sur les autres dépenses ?

Venons-en maintenant à la trajectoire budgétaire, qui ne recueille pas, cela ne vous surprendra pas, le même assentiment que le scénario macroéconomique. En effet, le nouveau scénario budgétaire apparaît significativement dégradé, au point que l'on peut se demander si le Gouvernement ne sacrifie pas les finances publiques pour tenter de répondre au mouvement des gilets jaunes et plus largement aux attentes fortes des Français. Je pense à la renonciation à 120 000 postes de fonctionnaires et à l'abandon ou au report de réformes.

Par rapport au scénario du projet de loi de finances, trois changements notables expliquent la révision des objectifs budgétaires gouvernementaux.

Le premier facteur tient à une exécution 2018 légèrement plus favorable qu'escompté, avec un déficit public de 2,5 % du PIB, contre une prévision de 2,6 % du PIB. Cela permet ainsi au Gouvernement de disposer d'un « effet base » positif de 0,1 point pour l'exercice 2019.

La décomposition du solde public fait apparaître que ce résultat est le produit de deux effets contraires : d'une part, un solde conjoncturel plus dégradé que prévu, en lien avec un taux de croissance 2018 - 1,6 % - inférieur de 0,1 point à la prévision associée au projet de loi de finances - 1,7% -; d'autre part, un effort de maîtrise des dépenses plus important qu'anticipé - supérieur de 0,2 point. Malheureusement, ce sont encore une fois les collectivités territoriales - à qui l'on donne souvent des leçons - qui ont grandement contribué à cette bonne tenue de la dépense, avec une progression des dépenses de fonctionnement limitée à 0,7 % en comptabilité budgétaire, soit un niveau significativement inférieur à l'objectif de 1,2 % fixé dans le cadre du mécanisme de contractualisation.

L'effet base positif de 0,1 point de PIB issu de l'exécution 2018 est toutefois plus que compensé par la dégradation des perspectives de croissance 2019-2022, qui pèse à hauteur de 0,5 point de PIB sur le solde en 2022.

Enfin, la trajectoire budgétaire est également bouleversée par les réponses apportées à la crise des gilets jaunes en décembre dernier.

Le coût de ces décisions, que le ministre nous a demandé de voter sans savoir à l'époque les expliquer, peut être estimé à 7,4 milliards d'euros en 2019, soit 0,3 point de PIB - selon l'hypothèse favorable d'une mise en oeuvre intégrale des économies annoncées sur le budget de l'État, 1,5 milliard d'euros, soit 40 % des crédits mis en réserve - et d'un rendement de la taxe GAFA conforme à la prévision, soit 400 millions d'euros. Je demande à voir... En 2022, le coût s'élèverait à 12,9 milliards d'euros, soit 0,5 point de PIB, en retenant l'hypothèse du présent programme de stabilité d'un gel complet de la trajectoire carbone jusqu'à la fin du quinquennat.

Faute d'un plus grand effort de maîtrise de la dépense publique, et en dépit des grandes déclarations de Bruno Le Maire concernant le déficit, l'effet combiné de ces trois facteurs pèserait donc à hauteur de 0,9 point de PIB sur le solde 2022, éloignant ainsi un peu plus la France du retour à l'équilibre des comptes publics initialement anticipé par le Gouvernement.

Cette remise en cause de la trajectoire de réduction du déficit public conduit naturellement à un moindre infléchissement du ratio d'endettement, qui ne diminuerait que de 1,6 point à l'échelle du quinquennat, loin des ambitions initiales. En outre, la révision à la baisse des perspectives de croissance conduit mécaniquement à une moindre réduction du poids de la dépense publique dans le PIB. À l'inverse, la réduction de la part des prélèvements obligatoires dans le PIB est plus importante qu'escompté - 0,5 point supplémentaire par rapport au projet de loi de finances -, du fait des réponses apportées à la crise des gilets jaunes.

À l'issue du quinquennat, le poids des prélèvements obligatoires dans la richesse nationale resterait supérieur de 1,7 point à celui qui a été observé avant la crise financière. Le niveau atteint en 2022 serait sensiblement le même qu'en 2012. Autrement dit, en matière de prélèvements obligatoires, le quinquennat Macron permettra tout juste d'effacer les excès du  quinquennat Hollande !

M. Sébastien Meurant. - Quelle vision !

Mme Sophie Taillé-Polian. - C'est expiatoire...

M. Bernard Delcros. - Chacun son passé.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Ce n'est pas moi qui ai inventé le « ras-le-bol fiscal » !

Alors, quel regard porter sur la nouvelle trajectoire budgétaire proposée dans le programme de stabilité ?

S'il était légitime de répondre à la crise des « gilets jaunes », même s'il aurait mieux valu éviter d'allumer l'incendie, - le Sénat a voté le premier le gel de la trajectoire carbone qui a fait l'objet d'un consensus entre nous, mais aussi l'ensemble des mesures d'urgence pour le soutien au pouvoir d'achat en décembre dernier -, il me semble que leur coût aurait dû être compensé par un plus grand effort de maîtrise de la dépense. Aussi, je suis inquiet de ce nouveau report du redressement des comptes publics, qui risque de fragiliser la crédibilité de notre politique budgétaire et la capacité de l'économie française à faire face aux chocs. Il faut se souvenir que la stratégie budgétaire française de sortie de crise s'est singularisée par la volonté de ne pas fragiliser la reprise économique, en engageant un redressement plus progressif de ses comptes publics. Ce choix contribue ainsi à expliquer le retard français en matière d'ajustement budgétaire.

Que l'on s'attache au solde public ou à des indicateurs plus sophistiqués tels que le solde primaire structurel, la France se situe actuellement en « queue du peloton » des grands pays européens, avec l'Espagne. Cette stratégie budgétaire n'est pas dénuée de tout fondement sur le plan économique. En effet, des travaux ont confirmé qu'il est sous-optimal de mener des plans de consolidation budgétaire de grande envergure en bas de cycle. Sa crédibilité reposerait sur la détermination du Gouvernement à s'engager résolument dans un effort de redressement des comptes publics une fois l'économie revenue à son niveau d'activité potentiel. Or les grandes réformes ont toutes été oubliées, alors que le contexte actuel apparaît doublement favorable.

D'une part, l'écart de production est pratiquement résorbé à l'issue de l'exercice 2019 et devrait même être positif à compter de 2020, ce qui signifie que les conditions économiques sont désormais propices à la mise en place de plans de consolidation budgétaire. D'autre part, la France bénéficie depuis 2017 d'un effet « boule de neige » positif, qui facilite la réduction du ratio d'endettement. Ainsi, même un léger déficit primaire serait suffisant pour engager la diminution du ratio d'endettement. Mais il faudrait que la situation se prolonge jusqu'à la fin du quinquennat, ce qui est inédit depuis le milieu des années quatre-vingt.

Plutôt que de profiter de ce contexte historiquement favorable pour commencer à réduire notre endettement, le Gouvernement préfère une nouvelle fois reporter l'effort en « surfant » sur la conjoncture. La réduction du déficit structurel prévue par le Gouvernement, qui s'écartait déjà significativement des règles européennes, est ainsi revue à la baisse sur la période 2019-2021. Les efforts prévus apparaissent bien insuffisants sur l'ensemble du quinquennat. Si le Gouvernement pourra sans doute de nouveau compter sur la « souplesse » des institutions européennes, ce choix aura pour conséquence directe de nourrir la divergence de notre trajectoire d'endettement par rapport au reste de la zone euro. Seule l'Italie devrait faire pire en matière d'évolution de son endettement. Le différentiel d'endettement avec l'Allemagne atteindrait ainsi 48 points à l'horizon 2022 - 34 milliards d'euros qui partiront en fumée, sachant que cette charge représente le deuxième poste du budget de l'État. Et nos services publics requièrent de nouvelles infrastructures.

Or ce choix risque de rendre l'économie française plus vulnérable aux chocs, pour deux raisons. Tout d'abord, il risque de limiter la capacité de l'économie à faire face à un ralentissement économique, en empêchant la politique budgétaire de jouer son rôle d'amortisseur. Selon de récents travaux empiriques, dans l'hypothèse d'une crise financière de même ampleur, voire d'un krach boursier, les pays disposant d'importantes marges de manoeuvre budgétaires connaîtront une perte de PIB de moins d'un point en moyenne, tandis que les pays dont l'endettement est déjà élevé devront faire face à une perte d'environ 7 points de PIB - en 2008, il a fallu faire appel à la dépense publique, nationaliser des banques.

En outre, un niveau élevé d'endettement rend l'économie plus vulnérable à des enchaînements autoréalisateurs défavorables sur les marchés. Ainsi, un surcroît d'endettement de faible ampleur peut se traduire par une élévation brutale des taux d'intérêt. L'exemple italien, avec des taux souverains de 7 % à 8 % est d'ailleurs récemment venu rappeler l'importance de ce risque sur les marchés en cas de crise, notamment pour les pays dont les taux d'endettement avoisinent le PIB. Les taux pratiqués en Allemagne permettront toujours d'emprunter. Le choix du Gouvernement de reporter encore une fois l'inflexion du ratio d'endettement n'est donc pas exempt de risques sur le plan économique.

Pour l'heure, la trajectoire de redressement proposée par le Gouvernement reste sujette à caution.

Un premier facteur de fragilité tient au fait que la trajectoire budgétaire gouvernementale concentre les efforts sur les années 2021 et 2022, soit la fin du quinquennat, alors qu'il est très rare de réaliser des économies à l'approche de la campagne présidentielle. D'un montant de 13 milliards d'euros en 2020, les réductions nécessaires s'élèveraient ainsi à 20 milliards d'euros en 2022.

Un deuxième facteur de fragilité tient au manque de documentation de la trajectoire budgétaire, qui ne permet pas réellement au Parlement de porter un jugement sur la crédibilité des engagements pris. Même pour l'exercice en cours, les incertitudes sont importantes. Ainsi, les économies de 1,5 milliard d'euros annoncées sur l'État pour financer une partie du coût des réponses apportées à la crise des « gilets jaunes » ne sont pas précisées, alors même qu'il faudra également compenser le nouveau décalage de la mise en oeuvre de la « contemporanéisation » des aides au logement...

M. Philippe Dallier. - C'est trop compliqué !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - ...et le retard dans la mise en oeuvre des nouvelles règles d'indemnisation du chômage.

Une troisième faiblesse tient au fait que ce programme de stabilité a été établi « indépendamment des conclusions qui pourront être tirées du grand débat national ». Ite missa est : ce projet est déjà obsolète !

M. Philippe Dallier. - On aurait pu commencer par là !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - En effet, au moins quatre des mesures annoncées jeudi dernier pourraient se traduire par un impact significatif sur la trajectoire budgétaire, d'après les premiers éléments de chiffrage dont nous disposons.

Je pense bien sûr à la baisse annoncée de l'impôt sur le revenu, pour un montant d'environ 5 milliards d'euros, même si des économies en dépense et un rabot de certaines « niches fiscales » - lesquelles ? - viendraient en partie compenser ce coût. Je pense également à la réindexation partielle des pensions en 2020 et qui représenterait un « manque à gagner » de 1,4 milliard d'euros environ. Le renoncement total ou partiel à la suppression de 120 000 postes dans la fonction publique à l'échelle du quinquennat pourrait également peser sur les finances publiques - l'économie attendue était initialement estimée à 3 milliards d'euros environ. Enfin, porter à 1 000 euros la pension minimale pour les carrières complètes dans le privé représenterait un surcoût de 150 millions d'euros par génération à compter de 2020.

En première analyse, les enjeux budgétaires pourraient donc aller jusqu'à 10 milliards d'euros, soit environ 0,4 point de PIB, en l'absence de mesure de compensation.

Il ne serait pas acceptable de financer une nouvelle fois ces annonces par le recours à l'endettement, déjà particulièrement élevé. Il faudra malheureusement attendre l'actualisation de la trajectoire budgétaire à l'été dans le cadre du débat d'orientation des finances publiques pour que le Gouvernement précise les économies supplémentaires qu'il entend mettre en oeuvre pour compenser le coût de ces nouvelles annonces.

En tout état de cause, le présent projet de programme de stabilité apparaît plus que jamais déconnecté des arbitrages budgétaires, ce qui est de nature à créer un doute sur la crédibilité de ce document, pourtant supposé constituer le support des engagements européens de notre pays en matière budgétaire. Et à moins que le ministre nous annonce tout à l'heure qu'il compte le réviser, je ne manquerai pas de l'interroger sur ce point.

Enfin, la trajectoire gouvernementale pourrait également pâtir d'une nouvelle dégradation du contexte macroéconomique, compte tenu des aléas importants susceptibles de peser sur le scénario de croissance gouvernemental à la hausse - principalement les aléas internes - mais aussi à la baisse - principalement les aléas externes.

Si la trajectoire gouvernementale se fonde légitimement sur le scénario macroéconomique le plus probable, il est utile d'examiner la sensibilité de la trajectoire budgétaire aux hypothèses macroéconomiques retenues. Afin de circonscrire le champ des possibles, j'ai élaboré deux scénarios macroéconomiques alternatifs à partir des prévisions les plus optimistes et les plus pessimistes des instituts de conjoncture et des organisations internationales.

La réalisation du scénario défavorable conduirait à dégrader le niveau du déficit public de 0,9 point de PIB en 2022, tandis que la réalisation du scénario favorable l'améliorerait de 0,5 point de PIB, ce qui suggère que les aléas baissiers l'emportent sur les aléas haussiers.

De façon plus rassurante, la réalisation du scénario défavorable ne conduirait pas à dépasser le seuil maastrichtien de 3 % du PIB en 2020 - ce qui risquerait de conduire à l'ouverture d'une nouvelle procédure de déficit excessif à l'encontre de la France, compte tenu du dépassement déjà prévu dans le scénario gouvernemental en 2019, en lien avec le surcoût temporaire lié à la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE).

En revanche, le retour à l'équilibre budgétaire à l'issue du quinquennat, qui figurait parmi les objectifs initiaux du Gouvernement, annoncé à de nombreuses reprises urbi et orbi, resterait hors d'atteinte, même dans le scénario favorable. La réalisation du scénario défavorable risquerait de porter le ratio d'endettement public au-delà du seuil symbolique de 100 % du PIB dès 2020.

Il est donc urgent d'agir, et j'espère que les finances publiques ne seront pas une nouvelle fois sacrifiées sur l'autel des annonces.

M. Vincent Éblé, président. - Merci de ce propos étayé et stimulant pour notre réflexion collective, je donne maintenant la parole aux commissaires.

M. Roger Karoutchi. - Certes, tout cela devient virtuel, mais faire des annonces en dehors de tout texte est habituel. En décembre dernier, nous avons voté 10 milliards d'euros en 24 heures... C'est dire si le contrôle du Parlement est essentiel !

Presque tous les pays de l'OCDE revoient leurs prévisions de croissance dramatiquement à la baisse pour 2019 et 2020 - parfois de l'ordre de la moitié voire les trois quarts de l'évolution... La contraction du commerce international et l'augmentation continue des prix de l'énergie, et notamment du pétrole, y contribuent. Or le Gouvernement français semble avoir stabilisé sa prévision de croissance à 1,4 %, sans la modifier en raison de ces facteurs qui auront de probables conséquences sur l'économie française. Nous risquons de ne pas tenir nos prévisions...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Un scénario est toujours sujet à caution. Sans remettre en cause les hypothèses du HCFP, il existe des facteurs contradictoires en Europe. Parmi les facteurs négatifs, il y a la dégradation de la croissance de plusieurs pays européens, et la réduction du commerce international - même si nous n'y sommes pas trop exposés, puisque nous n'exportons pas beaucoup. En facteur positif, le Parlement a voté des mesures en urgence, équivalant à 0,3 point de PIB. Le Sénat avait voté de telles mesures initialement, en alertant sur les impacts de la hausse de la TICPE et de la non-indexation des retraites sur les entreprises et les ménages ; nous nous y sommes opposés non pas pour nous faire plaisir, mais parce que c'est la réalité économique ! Et ne négligeons pas l'impact de la contraction de la croissance en Europe ; il y a de nombreux facteurs d'incertitude...

M. Philippe Dallier. - Je félicite le rapporteur général pour sa présentation, mais la situation est ubuesque. Que fait-on là ? Je croyais que ce débat était une obligation du Gouvernement, avec comme seule différence un vote à l'Assemblée nationale, mais pas obligatoirement au Sénat... Or c'est la commission des finances qui a, in fine, décidé d'inscrire ce débat à l'ordre du jour du Sénat ; le Gouvernement voulait-il s'en passer ?

Or certaines données ne sont déjà plus d'actualité. Je doute que les 9 milliards ou 10 milliards d'euros d'annonces de jeudi dernier et les 9 milliards d'euros de suppression de taxe d'habitation soient mentionnés dans ces prévisions, alors que le Gouvernement sera obligé de supprimer la taxe d'habitation pour tous - comme l'a demandé le Conseil constitutionnel. Si ces sommes ne sont pas prévues, quel est le sens de ce débat ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Le Gouvernement est seulement obligé de transmettre au Parlement le programme de stabilité et le programme national de réforme. Ce débat en séance publique a été réclamé avec insistance par notre commission, mais le Gouvernement n'était pas obligé de le proposer. L'Assemblée nationale en débattra demain.

M. Philippe Dallier. - Et les députés voteront ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Oui.

La suppression complète de la taxe d'habitation est bien intégrée dans la trajectoire de la dépense publique. Le seul ratio pour lequel nous sommes en désaccord concerne l'évolution des taux d'intérêt. L'hypothèse retenue par le Gouvernement lui permet d'avoir davantage de marges de manoeuvre.

Dans quinze jours, nous examinerons le projet de loi de taxation des services numériques, dite taxe GAFA, qui revient aussi sur la baisse d'impôt sur les sociétés (IS) pour les grandes entreprises. Le Gouvernement prévoit éventuellement « un lissage de la trajectoire pour les entreprises ayant un chiffre d'affaires supérieur à 250 millions d'euros », qui « ne modifierait pas l'ancre de 25 % pour toutes les entreprises en 2022 » et serait prévu pour le projet de loi de finances pour 2020. Le Gouvernement se réserve donc le droit de reporter à plus tard la baisse de l'impôt sur les sociétés... en 2022, l'année des miracles !

M. Vincent Éblé, président. - Lorsque le rapporteur général et moi-même avons réclamé ce débat sur le programme de stabilité, nous n'en connaissions pas le contenu. Nous pensions qu'à la mi-avril nous aurions des éléments précis sur les décisions consécutives au grand débat national...

M. Marc Laménie. - Merci de votre expertise de qualité et réaliste. Votre rapport porte bien sur le programme de stabilité des finances publiques, et notamment de la dette publique, document qui nous a été remis ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Tout à fait.

M. Marc Laménie. - D'où vient l'augmentation du coût des décisions prises en réponse aux gilets jaunes, qui passent de 7,4 milliards d'euros en 2019 à 12,9 milliards en 2022 ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Nous portons précisément nos appréciations sur deux documents - le programme de stabilité et le programme national de réforme, qui montrent les engagements en cours de mise en oeuvre ou devant l'être - que la France enverra à nos partenaires européens. Le programme national de réforme précise les moyens de mise en oeuvre de la soutenabilité de la dépense publique.

Le différentiel entre 2019 et 2022 pour les mesures accordées aux gilets jaunes est dû à l'annulation de l'augmentation de la taxe carbone, qui devait intervenir chaque année. Nous avons gelé le tarif au niveau de 2018, il y aura donc moins de recettes qu'escompté - recettes qui devaient croître jusqu'en 2022. Le Gouvernement avait trouvé un impôt invisible, voté une seule fois, mais qui n'est pas indolore...

M. Vincent Capo-Canellas. - Merci pour ce rapport extrêmement tonique. Les mesures de décembre et celles qui viennent d'être annoncées par le Président de la République sont-elles conjoncturelles, nées de nécessités sociales, ou vont-elles avoir une mise en oeuvre plus structurelle ? Bascule-t-on d'une politique de l'offre vers une politique de la demande ou les vannes sont-elles juste un peu ouvertes ? Ce revirement est-il complet ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Nous revenons à une juste proportion d'annulations d'erreurs relatives à des décisions qui n'avaient, pour certaines, pas encore été mises en oeuvre, comme l'augmentation de la taxe carbone. Le Gouvernement avait expliqué au Sénat qu'il ne pouvait revenir au tarif de 2018, il a fini par le faire...

La baisse annoncée d'impôt sur le revenu est plus fondamentale. Nous verrons à qui celle-ci bénéficiera : certaines tranches, les classes moyennes ?

Il n'y a pas de changement fondamental par rapport à la politique entreprise ; ce sont juste des corrections d'erreurs qui ne sont absolument pas mesurées. Le taux de prélèvements obligatoires restera à un niveau extrêmement élevé, loin devant l'Allemagne, le Canada, le Royaume-Uni, et même l'Espagne et le Portugal, qui ont fait des réformes structurelles. Nous avons seulement fait des réformes cosmétiques.

M. Jean-Marc Gabouty. - Nous faisons un débat théorique. Il aurait été difficile d'avoir déjà des déclinaisons opérationnelles des orientations du Président de la République, alors que de nombreux arbitrages n'ont pas encore été rendus... Il sera difficile de réaliser un bilan complet de ces mesures avant la rentrée prochaine. Restons prudents, sans pécher par excès d'optimisme ou de pessimisme. Les réductions de niches fiscales pour les entreprises ne sont pas précisées.

Le Président de la République ne renonce pas à supprimer 120 000 fonctionnaires, mais ce n'est plus un objectif absolu : il faut faire d'abord d'autres réformes dans l'éducation nationale ou les services publics de proximité. Même sans la crise de cette année, la suppression de ces 120 000 fonctionnaires aurait été difficile à tenir, à la moitié du quinquennat...

Supprimons plutôt les organismes qui se superposent les uns aux autres. Nous en sommes tous d'accord, mais attendons de voir comment chacun sera défendu... En dix-huit ans, nous sommes passés de deux à dix-huit agences ! Je ne suis pas sûr qu'elles soient structurellement plus efficaces et moins coûteuses que l'État. Nous ne pouvons pas juger en connaissance de cause. Certes, le Gouvernement reprendra d'une main ce qu'il donne de l'autre, mais pas forcément aux mêmes personnes...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Dont acte. Je ne reproche pas au Gouvernement de ne pas chiffrer des mesures récentes, mais enverra-t-il une lettre corrective à ses partenaires européens ?

M. Jean-Marc Gabouty. - Il devrait y en avoir une. C'est en tout cas nécessaire, une fois les mesures connues.

M. Michel Canévet. - L'Insee envisage pour fin juin un surplus de croissance, qui serait alors supérieure à 1,4 %. Attend-on des recettes supplémentaires, notamment de TVA, à la suite de ces dernières mesures qui seront favorables au pouvoir d'achat ? Avez-vous pris en compte la baisse de 10 milliards d'euros de charge des intérêts de la dette d'ici à 2021, telle qu'annoncée dans Les Échos ? Ce serait une source d'économies importantes.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - La baisse de la charge de la dette est bien prise en compte. On estime à 0,3 point de PIB l'impact des mesures en faveur des « gilets jaunes », mais avec un taux d'élasticité des recettes évalué à 1,4. Il y aura un petit impact sur les recettes de TVA, mais mieux vaut prendre en compte un taux d'élasticité des recettes proche de l'unité ; le taux de 1,4, récemment connu, est exceptionnel. Normalement la progression des recettes suit celle de la croissance économique. Celle-ci s'est élevée à 0,4 % au premier trimestre.

M. Bernard Lalande. - Je ne suis pas surpris par le ton du rapporteur général dans une période où il faut montrer sa connaissance du terrain. Mais en 1995, la dette publique était de 56,1 % du PIB ; 68,8 % en 2008, et 90,6 % en 2012. Certains gouvernements ont donc leur part de responsabilité : 34 points pour la droite, alors que la dette était gérée par des administrateurs de sociétés... Sous le quinquennat de François Hollande, la dette atteignait 98 % du PIB, certes, mais comparons ce qui est comparable...

La crise actuelle est une crise sociale, et pas seulement une crise des gilets jaunes - ce dernier terme est un raccourci facile et médiatique. Le Gouvernement doit évidemment répondre à cette crise pour ne pas tomber dans une crise plus importante. Nous parlons, au total, de 20 milliards d'euros... Or on avait bien réussi à trouver 20 milliards d'euros pour conforter la reprise des marges des entreprises par le biais du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE)... Les Gouvernements successifs ont voulu réadapter l'économie à une réalité française.

Le programme de stabilité ne tient pas compte des éléments du grand débat national. Les chiffres prévus sont meilleurs que ce que nous avons pu - et vous avez pu - faire, ce qui serait rassurant pour l'économie.

Pour infléchir la dette, nous avons besoin de réponses et de solutions, et pas seulement de critiques. On pourrait augmenter l'âge de départ en retraite à 64 ans et supprimer de nombreux fonctionnaires d'État - mais le Gouvernement précédent avait augmenté ce nombre pour des raisons de sécurité.... Quelles autres mesures proposez-vous pour infléchir la dynamique de la dette ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - En 2008, il y avait la crise...

M. Philippe Dallier. - Oh, si petite...

M. Bernard Lalande. - La droite était aux affaires jusqu'en 2012...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - À part l'Italie, les autres pays ont fait des efforts massifs de désendettement. En cas de crise ou de krach financier, les pays qui ont presque 100 % de dette publique sont plus exposés, car les marchés risquent de ne plus leur prêter. La France fait partie d'un marché européen, avec des règles de convergence et une monnaie commune... Tous les gouvernements successifs portent la responsabilité de la dette française. Nous avons pu profiter d'un début de quinquennat avec un fort taux d'élasticité des recettes de 1,4. Affirmer que les réformes seront faites en 2022 n'est pas réaliste. La réduction des dépenses publiques permettrait d'enclencher le désendettement. Le retard de deux ans du départ en retraite ferait gagner 1 point de PIB, soit 20 milliards d'euros. La fonction publique d'État représente 40 % du budget de l'État, si on prend le compte d'affectation spéciale (CAS) Pensions, soit 140 milliards d'euros.

Sommes-nous mieux administrés aujourd'hui qu'il y a vingt ans ? Nos concitoyens en doutent. Il y a de moins en moins de fonctionnaires sur le terrain, alors qu'il faudrait réduire le nombre de ceux qui produisent des normes, comme les fonctionnaires des directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), des directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire), des agences régionales de santé (ARS), des agences de l'eau, devenus des monstres ingouvernables. L'État n'a pas besoin de s'occuper des aides aux entreprises, puisque ces compétences reviennent largement aux régions. Localement, tout est automatisé, mais il y a beaucoup de monde pour produire des normes. Nous avons conservé le ministère de la santé malgré les ARS. Les agences de l'eau ont-elles apporté quelque chose ? Je n'en suis pas sûr... L'âge de départ à la retraite est un grand poste des dépenses sociales qui nous différencie des autres pays.

La commission autorise la publication de la communication de M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général, sous la forme d'un rapport d'information.

Application des lois - Communication

M. Vincent Éblé, président. - Comme chaque année, notre commission contrôle l'application des lois qu'elle a examinées au fond au cours de la session précédente, c'est-à-dire les lois promulguées entre le 1er octobre 2017 et le 30 septembre 2018. Les statistiques sont arrêtées au 31 mars 2019.

Un débat sur le bilan de l'application des lois aura lieu en salle Clemenceau le 11 juin prochain, après un échange avec le Secrétaire général du Gouvernement le jeudi 16 mai, sous la conduite de la vice-présidente chargée de ce sujet, notre collègue Valérie Létard.

Pour ce qui concerne la commission des finances, le taux de mise en application des lois promulguées durant la session 2017-2018 atteint 81 %. Il est légèrement inférieur à celui de la session précédente qui était de 83 %, mais pour un nombre de mesures attendues supérieur, soit 98 mesures contre 82. Point négatif, les délais se sont dégradés : alors que l'an passé 67 % des mesures d'application avaient été prises dans le délai de six mois prescrit par une circulaire du Premier ministre du 29 février 2008, cette année ce taux atteint 50 %. Cependant, le délai moyen de publication ne dépasse que légèrement les cinq mois, ce qui relativise cet indicateur, qui varie très fortement d'une année à l'autre.

Nos statistiques pour cette session portent sur l'application de la loi de finances pour 2018 et des deux lois de finances rectificatives pour 2017, ainsi que sur la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018-2022.

La loi ratifiant l'ordonnance portant transposition de la directive du 25 novembre 2015 concernant les services de paiement dans le marché intérieur, dite « DSP 2 », et celle du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude sont également concernées, de même que 17 articles de la loi pour un État au service d'une société de confiance du 10 août 2018, qui avait fait l'objet d'un examen par une commission spéciale.

Les conventions fiscales et les traités internationaux ne sont pas pris en compte pour le contrôle de l'application des lois.

Tout d'abord, deux lois étaient d'application directe, à savoir la loi de règlement des comptes de l'année 2017 et la première loi de finances rectificative du 1er décembre 2017. Il n'y a donc pas lieu d'y revenir.

Ensuite, pour ce qui concerne l'application de la loi de programmation des finances publiques pour 2018-2022, une seule mesure réglementaire d'application était prévue. Elle a été prise sous la forme du décret n° 2018-309 du 27 avril 2018 fixant les modalités de calcul de divers éléments pris en compte dans le cadre de la contractualisation entre l'État et certaines collectivités territoriales.

Pour ce qui concerne l'application de la loi portant transposition de la directive dite « DSP 2 », seules deux mesures réglementaires étaient attendues. La première consistait en un décret pour préciser les modalités de fourniture d'espèces par les commerçants aux consommateurs ou cashback. Le décret n° 2018-1224 du 24 décembre 2018 a fixé ces montants, mais dans une limite comprise entre 1 euro au minimum et 60 euros au maximum, ce qui paraît bien faible au regard des besoins de certains territoires et en comparaison des plafonds retenus par nos voisins européens - 150 euros en Allemagne, dont on connaît l'attrait de ses habitants pour les paiements en cash.

Notre récente audition sur la dématérialisation des moyens de paiement a permis d'aborder ces sujets.

Un second décret n° 2018-1228 a été pris le 24 décembre 2018 concernant les modalités de communication entre prestataires de services de paiement et gestionnaires de comptes, de sorte que l'ensemble de la loi est appliquée.

Concernant la seconde loi de finances rectificative, sur 33 textes réglementaires prévus, 27 ont été pris et 2 sont devenus sans objet. Parmi les dispositions réglementaires prises, on notera celles qui concernent la procédure de recouvrement unique, prévue par l'article 73, qui porte sur la saisine administrative à tiers détenteur. Le décret n° 2018-1118 du 10 décembre 2018 relatif aux frais bancaires perçus par les établissements de crédit à la suite de la notification d'une saisie administrative à tiers détenteur fixe le montant maximum des frais bancaires à 100 euros, toutes taxes comprises.

L'article 75 introduit une obligation pour l'État, les collectivités territoriales et certains établissements publics d'offrir un service de paiement en ligne. Le décret n° 2018-689 du 1er août 2018 fixe les conditions de mise en place de ce service de paiement, détermine les critères écartant cette obligation et établit l'échéancier de la mise en oeuvre de cette obligation, avec un terme fixé au 1er janvier 2022. L'arrêté fixant la liste précise des personnes morales de droit public auxquelles s'applique cette obligation n'est pas encore pris, même si sa publication est promise avant le 1er juillet 2019.

L'article 90, qui affecte les recettes issues du « Loto du patrimoine » à la Fondation du patrimoine, a trouvé son application par deux arrêtés : l'un du 26 novembre 2018 et l'autre du 13 décembre 2018, qui ont affecté successivement les sommes de 16,47 millions d'euros et 3,12 millions d'euros à la Fondation du patrimoine. Cela ne résout évidemment pas le sujet de la fiscalité sur ces jeux...

Pour ce qui concerne les quelques mesures encore non prises, il s'agit de décrets concernant l'extension du recours obligatoire aux téléprocédures par les entreprises, qui devront intervenir à compter de 2020.

Concernant la loi de finances pour 2018, sur 45 mesures d'application attendues, 40 ont été prises et 1 est devenue sans objet. Ainsi, seules 4 mesures sont encore attendues, mais le fait que certaines n'aient pas été prises pose particulièrement question.

En effet, sur l'initiative de notre commission, l'article 68 de la loi de finances pour 2018 prévoyait un dispositif de plafonnement du montant des frais et commissions payés lors de l'acquisition d'un logement faisant l'objet du dispositif Pinel d'encouragement au développement du logement locatif intermédiaire. Ce décret n'est toujours pas pris, alors même que la loi de finances pour 2019 a précisé ce dispositif, sur proposition du Gouvernement, afin de faciliter sa mise en oeuvre !

Selon les informations du quotidien Le Monde parues le 2 mars dernier, le projet de décret serait bloqué depuis plus d'un an sur le bureau du ministre du logement... Nous allons demander des explications.

Par ailleurs, le Gouvernement devait remettre au Parlement, avant le 1er septembre 2018, un rapport d'évaluation des zones géographiques du dispositif Pinel pour mieux apprécier la pertinence des critères de classement des communes : celui-ci a été remis seulement en mars 2019 et est de portée limitée, puisqu'il ne se base pas sur les données fiscales de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) ni même sur celles de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Les données de la DGFiP ont été transmises au ministre du logement après la publication du rapport et l'utilisation de celles de la CNAF nécessiterait la prise d'un décret en Conseil d'État après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) !

Une autre disposition, qui concerne la création d'une taxe sur les cessions de logements par les organismes de logement social, n'a pas trouvé à s'appliquer, car elle a été repoussée par la loi de finances pour 2019, ce qui montre, comme cela avait été soulevé par le Sénat, l'impréparation de cette mesure.

Enfin, l'article 171 de la loi de finances prévoyait de rendre gratuite la circulation sur autoroute pour les véhicules d'intérêt général prioritaires en opération. Or le ministère de l'intérieur estime désormais - suivant ainsi l'avis du Conseil d'État - qu'une telle exonération serait inconstitutionnelle en raison d'une rupture d'égalité des usagers devant le péage. Il faudrait à tout le moins qu'une solution soit proposée par le Gouvernement pour répondre à l'intention du législateur ! Notre collègue Jean-Pierre Vogel avait souhaité instaurer ce dispositif.

Concernant la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, 17 textes réglementaires d'application étaient attendus, mais seulement 6 ont été pris. Plusieurs textes importants sont en attente ; ils concernent les conditions dans lesquelles les agents chargés de la lutte contre la fraude peuvent avoir accès à des informations par échanges entre administrations, la responsabilité solidaire des plateformes en ligne en matière de TVA due par les vendeurs et prestataires, la publication des sanctions administratives pour les personnes morales à raison de manquements fiscaux graves et frauduleux - name and shame -, et les nouvelles modalités de fonctionnement de la commission des infractions fiscales (CIF) à la suite de la réforme du « verrou de Bercy ».

Compte tenu de l'importance de la lutte contre la fraude fiscale, il est absolument nécessaire que toutes ces mesures d'application soient prises dans les meilleurs délais. Le délai de six mois pour l'application de cette loi du 23 octobre 2018 est désormais dépassé, et il est regrettable qu'il n'ait pas pu être tenu.

Enfin, s'agissant de la loi pour un État au service d'une société de confiance, qui avait fait l'objet d'une commission spéciale, sur un total de 17 articles relevant de la compétence de notre commission, seuls deux articles nécessitaient des mesures réglementaires d'application. Ces mesures ont été publiées.

Le décret n° 2018-1350 du 28 décembre 2018 permet au public d'accéder à l'ensemble des éléments d'information détenus par l'administration fiscale s'agissant des valeurs foncières déclarées à l'occasion des mutations intervenues au cours des cinq dernières années.

Le décret n° 2018-944 du 31 octobre 2018 concerne le recours au rescrit douanier. Au cours de son audition du 11 avril 2019 devant notre commission, le directeur général des douanes a souligné l'impact favorable de cette nouvelle mesure, 40 rescrits douaniers ayant été signés depuis la parution de ce décret, contre seulement 7 pour toute l'année 2017.

J'en viens enfin aux textes antérieurs à la session 2017-2018, en dressant le constat que certains dispositifs ne sont toujours pas appliqués depuis plusieurs années.

Même si au cours de l'année écoulée, 18 mesures attendues au titre des lois du « stock » ont été publiées ou sont devenues sans objet, le stock des mesures issues des lois anciennes toujours en attente s'élève à 20. À la suite des remarques que nous avons faites l'an passé, l'article 37 de la loi de finances pour 2019 a enfin abrogé les dispositions législatives prévoyant la publication d'un décret concernant les redevances de concession de brevet, qui datait de la loi de finances pour 2011, mais 3 mesures d'application de la loi de finances pour 2012 n'ont toujours pas été prises, concernant par exemple le régime des redevances perçues à l'obtention de certificats sanitaires pour exporter des produits alimentaires d'origine non animale, ou encore le régime d'octroi des licences de vente du tabac dans les départements d'outre-mer.

Dans ce dernier cas, après le report de la mesure à de multiples reprises, un régime transitoire permettant la vente de tabac aux particuliers au plus tard jusqu'au 30 juin 2019 a été mis en place. Aucune information n'a pu cependant être obtenue sur le régime qui s'appliquera au-delà de cette date.

Par ailleurs, comme indiqué l'an passé, la loi de finances rectificative pour 2011 avait créé une redevance sur les gisements d'hydrocarbures en mer, avec un décret fixant le taux qui permet le calcul de la redevance. Cependant, aucune mesure d'application n'a été prise, car aucune exploitation de gisement d'hydrocarbures en mer n'a été lancée. Les premières exploitations ne sont pas prévues avant 2020. L'anticipation de la loi sur la réalité est parfois très forte...

Il en va de même d'ailleurs du décret et de l'arrêté prévoyant les modalités de déclaration et le taux de la taxe due par les entreprises de transport aérien pour le financement du CDG Express, prévus dès la loi de finances rectificative pour 2016, mais qui n'ont pas encore été pris puisque la perception ne devrait pas intervenir avant le 1er avril 2024...

L'article 45 de la loi de finances pour 2016 prévoyait un décret concernant les opérations éligibles au financement du fonds interministériel pour la prévention de la délinquance (FIPD), étendues aux actions de prévention de la radicalisation. En raison d'un désaccord entre le ministère de la justice et le Conseil d'État sur la nécessité d'une codification, ce décret a pris beaucoup de retard, mais devrait être soumis au Conseil d'État prochainement. En attendant, le pouvoir réglementaire continue d'agir sur le fondement d'un décret inadéquat.

On rappellera également que l'article 80 de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 », prévoyait des modalités d'affectation sous forme de don des sommes déposées sur le livret de développement durable et solidaire, mais ces mesures n'ont toujours pas été prises. Notre commission avait, à l'époque, sans être entendue, souligné le manque de précision du dispositif proposé.

Concernant maintenant les ordonnances, 16 ordonnances ont été ratifiées au cours de la période de contrôle, dont 15 par un article de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi Pacte, qui est actuellement soumise au Conseil constitutionnel et donc non encore promulguée. Huit ordonnances demeurent en attente de ratification et une ordonnance n'a pas encore été signée.

Parmi les lois suivies au titre de la session 2017-2018, la loi relative à la lutte contre la fraude prévoyait une habilitation à légiférer par ordonnance, alors que la loi pour un État au service d'une société de confiance en prévoyait deux.

Pour la loi de lutte contre la fraude, il s'agissait de transposer la directive du Conseil du 25 mai 2018, qui concerne l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal. Un délai de douze mois étant prévu pour la prise de cette ordonnance, ce délai court encore jusqu'en octobre 2019.

La loi pour un État au service d'une société de confiance habilite le Gouvernement à prendre par voie d'ordonnance les mesures pour renforcer la sécurité juridique des entreprises soumises à des impôts commerciaux. L'ordonnance devait être publiée d'ici avril 2019 ; elle est cependant très compromise, si ce n'est abandonnée. Le ministre de l'action et des comptes publics a en effet déclaré dans un discours le 14 mars 2019 qu'aucune disposition législative nouvelle n'était nécessaire et que le Gouvernement s'appuierait sur les procédures existantes, à savoir le rescrit.

La même loi habilite le Gouvernement à légiférer par ordonnance pour simplifier le droit financier et le droit de la consommation et pour lutter contre des surtranspositions de directives. À ce jour, l'ordonnance n'est pas publiée.

J'en viens pour terminer aux rapports. Seuls 85 des 157 rapports attendus pour des lois promulguées depuis 2010 ont été effectivement remis au Parlement, soit à peine plus de la moitié... Au cours de la session 2017-2018, pas moins de 37 dispositions législatives ont prévu la transmission de documents à destination du Parlement - rapport, nouvelle annexe au projet de loi de finances, bilan d'expérimentation, etc. Le nombre de demandes de rapports est sans doute trop élevé, mais outre que certains, notamment en matière de dépenses fiscales, sont indispensables au travail parlementaire, bon nombre de rapports n'ont pas été remis alors même que la disposition avait été insérée par le Gouvernement lui-même. C'est ainsi le cas de 6 des 10 dispositions de la loi de programmation des finances publiques pour 2018-2022. Seuls 2 de ces 6 rapports attendus ont été remis : il s'agit de l'annexe budgétaire au grand plan d'investissement et du rapport sur les relations financières entre l'État et la sécurité sociale. Il revient donc au Gouvernement de tenir ses engagements dans ce domaine.

La réunion est close à 16 h 30.

Mardi 30 avril 2019

- Présidence de M. Vincent Éblé, président -

La réunion est ouverte à 8 h 40.

Projet de loi portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés - Audition commune de MM. Giuseppe de Martino, président de l'association des services internet communautaires (ASIC), Julien Pellefigue, économiste, associé au cabinet Taj, Christophe Pourreau, directeur de la législation fiscale, et François Soulmagnon, directeur général de l'association française des entreprises privées (AFEP)

M. Vincent Éblé, président. - Notre commission est saisie d'un projet de loi, que nous examinerons le 15 mai prochain et qui a pour objet de revoir la trajectoire de baisse du taux de l'impôt sur les sociétés et de créer une nouvelle taxe sur les services numériques, parfois abusivement qualifiée de « taxe GAFA ». Ce projet de loi vise notamment à dégager des recettes supplémentaires pour financer en partie les mesures urgentes adoptées à la fin de l'année 2018.

De la modification de la trajectoire du taux de l'impôt sur les sociétés est attendu un rendement de 1,6 milliard d'euros en 2019, soit 80 % du total des recettes évaluées de ce projet de loi. La taxe sur les services numériques, quant à elle, n'en représenterait que 20 %, soit 400 millions d'euros en 2019. Je remarque au passage que la trajectoire réelle de l'impôt sur les sociétés, qui risque encore d'évoluer dans les mois à venir, ressemble de plus en plus à la trajectoire votée en 2016...

Le projet de taxation des géants du numérique vise un objectif d'équité : renforcer la taxation de grands groupes qui bénéficient des failles du système fiscal et parviennent largement à optimiser leur imposition. En effet, le numérique a rebattu les cartes de la création de valeur et de sa localisation. Une mise à niveau des règles fiscales internationales est nécessaire, ce qui fait l'objet des travaux de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Avant qu'un tel chantier n'aboutisse, cette taxe nationale entend appréhender la création de valeur par les utilisateurs des plateformes et les consommateurs ciblés par la publicité.

Le dispositif proposé s'inspire largement de la proposition de directive européenne présentée l'an dernier, et pour laquelle les négociations ont achoppé au Conseil. Notre commission avait eu l'occasion d'y travailler, avec l'adoption d'une résolution européenne dans laquelle nous apportions notre soutien à la mise en place d'une telle taxation au niveau européen, tout en soulignant certaines voies d'amélioration.

L'initiative du Gouvernement vise à mettre en place rapidement une solution temporaire. Toutefois, le dispositif proposé de taxation du chiffre d'affaires n'est pas sans soulever des questions que nous souhaitons aborder aujourd'hui.

Pour échanger sur ce projet de loi, nous recevons donc Christophe Pourreau, directeur de la législation fiscale ; François Soulmagnon, directeur général de l'Association française des entreprises privées (AFEP), Giuseppe de Martino, président de l'Association des services internet communautaires (ASIC) ainsi que Julien Pellefigue, associé du Cabinet Taj et auteur d'une note instructive sur le sujet commandée l'un des principaux lobbies du secteur.

Je demanderai à chacun de faire un très bref exposé introductif, pour laisser la place aux questions.

Je me tourne d'abord vers Christophe Pourreau, pour une brève présentation du projet de taxe sur les services numériques et de la façon dont il entend appréhender la création de valeur numérique.

M. Christophe Pourreau, directeur de la législation fiscale. - Beaucoup de choses ont déjà été dites sur le projet de taxe sur les services numériques. Par ailleurs, l'avis du Conseil d'État sur ce projet de loi comporte de nombreux éléments de présentation et d'analyse juridiques instructifs. Conformément aux engagements du Président de la République et du ministre de l'économie et des finances, ce projet porte création d'une taxe nationale sur les services numériques pour tirer les conséquences de l'échec des discussions au niveau européen. La proposition de directive de la Commission européenne nous a beaucoup occupés tout au long de l'année 2018, mais les discussions se sont heurtées à l'opposition de quelques États membres, en particulier des États scandinaves et de l'Irlande. Face à ce constat d'absence d'unanimité sur le projet de directive, le Gouvernement a fait le choix, à l'instar d'autres États membres, de proposer une taxe nationale, inspirée dans ses grandes lignes du projet de directive européenne.

L'objet de cette taxe est d'appréhender la capacité contributive particulière constituée par la participation des utilisateurs à certains services numériques : les services de publicité en ligne et les services d'intermédiation, avec une sous-catégorie particulière de la publicité en ligne, à savoir les ventes de données collectées à partir d'interfaces numériques. Ce projet de taxe repose sur des règles de territorialité inédites visant à appréhender de manière globale les sommes encaissées par les prestataires de ces services. Il s'agit de ramener l'assiette de la taxe à la proportion des utilisateurs localisés en France sur le nombre total des utilisateurs mondiaux de ces services.

Ainsi que l'a explicité le Conseil d'État dans son avis, l'objet de la taxe est d'appréhender les acteurs les plus importants de ces deux catégories de services en fixant un double seuil d'assujettissement - 750 millions d'euros de chiffre d'affaires numérique au niveau mondial et 25 millions d'euros de chiffre d'affaires numérique au niveau français. Il convient en effet de tenir compte de la situation particulière des entreprises les plus importantes dans le secteur numérique, qui se caractérisent par des effets de réseau et des rendements croissants leur permettant d'exploiter de manière plus efficace que les petits acteurs les données qu'ils reçoivent des utilisateurs. Il s'agit notamment de ne faire entrer dans le champ de la taxe que les entreprises ayant une empreinte numérique suffisante au niveau français. De tels seuils d'assujettissement visent donc à tenir compte de la situation particulière des grandes entreprises du secteur numérique. Le taux de la taxe sera de 3 %, soit un taux identique à celui qui avait été retenu par la Commission européenne.

M. Vincent Éblé, président. - Je m'adresse désormais à Julien Pellefigue : quels sont les enseignements à tirer de l'étude que vous avez consacrée à la taxe sur les services numériques (TSN) ? La TSN risque-t-elle de peser sur la compétitivité des entreprises et sur l'attractivité du marché du numérique français ?

M. Julien Pellefigue, associé du Cabinet Taj. - Cette étude, réalisée pour le compte de la Computer & Communications Industry Association (CCIA), aborde le sujet sous l'angle économique. Plus précisément, nous avons étudié l'incidence de la taxe. Qui va la payer ? Quels seront les effets distributifs ? Comment la charge fiscale sera-t-elle répartie sur les différents contribuables ? Quid de l'efficacité de la mesure et de l'ampleur des distorsions dans le fonctionnement de l'économie ?

Le mécanisme par lequel la taxe se diffusera dans l'économie sera différent pour les plateformes et pour les services de publicité numérique.

Les plateformes comme eBay ou Alibaba mettent en relation des commerçants et des consommateurs. Le modèle économique classique des plateformes est la perception d'une commission d'intermédiation. La taxe sur les services numériques sera appliquée à la plateforme, qui répercutera une partie de cette augmentation sur les marchands. Certains marchands quitteront donc la plateforme, car la commission sera trop élevée pour eux. En aval, les marchands répercuteront à leur tour cette hausse sur les consommateurs. Au final, la taxe pèsera très largement sur ces derniers. Le mécanisme pour la publicité est quelque peu différent. Les entreprises qui vendent de la publicité numérique répercuteront la taxe aux consommateurs, qui sont les annonceurs, via une augmentation du prix de la publicité. En aval, les annonceurs répercuteront à leur tour une partie de cette augmentation sur le consommateur. Résultat, environ 55 % de la taxe sera payé par les consommateurs et 40 % par les utilisateurs de plateformes. Les contribuables, c'est-à-dire les grandes entreprises du numérique, acquitteront uniquement le reliquat, soit près de 5 % du montant de la taxe.

La deuxième partie de l'étude concerne l'efficacité de la TSN. Dans la mesure où c'est une taxe de petite taille, elle ne devrait pas introduire de distorsion très forte dans l'économie française. En revanche, elle est complexe : les coûts sociaux et administratifs de collecte risquent donc d'être élevés. Il sera notamment difficile de calculer l'assiette de la taxe, en particulier pour les entreprises de la publicité numérique, secteur où les prix ne sont pas homogènes.

Enfin, cette taxe posera un problème de double imposition en raison du nombre important d'intermédiaires dans la chaîne de la publicité numérique. Elle pourrait donc in fine être répercutée à plusieurs niveaux, ce qui ne manquera pas d'entraîner à chaque fois une augmentation supplémentaire des prix...

M. Vincent Éblé, président. - François Soulmagnon peut désormais nous éclairer sur le point de vue des grandes entreprises françaises, en particulier sur la modification de la trajectoire de baisse du taux de l'impôt sur les sociétés.

M. François Soulmagnon, directeur général de l'association française des entreprises privées (AFEP). - Pour les grandes entreprises, le débat porte essentiellement sur le taux de l'impôt sur les sociétés. Depuis plusieurs années, nous plaidons pour une baisse du taux de l'impôt sur les sociétés. Ce n'est pas une lubie de notre part, car la France a des taux très élevés sur les facteurs de production et sur l'impôt sur les sociétés. L'intérêt de cet impôt est qu'il s'agit d'un impôt extrêmement visible à l'international. Il a donc un impact très fort en termes d'attractivité. Voilà pourquoi il nous paraissait essentiel de revenir dans la moyenne européenne. C'était peu ou prou le projet du gouvernement de Manuel Valls. Mais il n'a pas abouti en raison de la fin de la mandature. Nous avons beaucoup plaidé auprès du gouvernement d'Édouard Philippe, car il importe de définir une trajectoire. Certes, celle-ci peut être remise en cause tous les ans en loi de finances, mais le fait d'afficher un objectif de 25 % en 2022 a été très bien ressenti à l'international.

Les grandes entreprises ont fait un effort, avec la contribution exceptionnelle introduite en 2017. On leur en demande un de plus à présent, douloureux : le décalage de la baisse de l'impôt sur les sociétés. Il faut garder à l'esprit que l'objectif est de parvenir à un taux de 25 % en 2022...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Bon courage !

M. François Soulmagnon. - La lecture du Pacte de stabilité nous inquiète, mais peut-être n'avons-nous pas réussi à décoder l'algorithme qui conduit à ces résultats ?

M. Philippe Dallier. - Nous non plus !

M. François Soulmagnon. - Nous continuons à plaider pour l'objectif de 25 % en 2022 ; mais la pente est de plus en plus raide. On a connu une mésaventure de ce type sur la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) ; nous ne voudrions pas qu'elle se répète... La mesure, cette fois, vaut pour une année : nous reviendrons sans doute plaider auprès de vous sur l'importance de cette baisse, avant la discussion du projet de loi de finances pour 2020...

Les grandes entreprises comprennent bien la nécessité politique d'une taxation numérique. L'assiette retenue est-elle pertinente ? Nous n'avons pas complètement étudié ce point, mais cette taxe n'est pas de l'impôt sur les sociétés, plutôt un impôt de production puisqu'il s'agit ici de chiffre d'affaires. Et le système est déclaratif, il sera donc difficile à contrôler.

Une réflexion sur le numérique est cependant nécessaire. L'idée de règles internationales est selon les entreprises la bonne démarche. Mais celle qui est en cours de débat est-elle la meilleure ? Je ne peux me prononcer sur la taxe française, car nous n'avons pas arrêté une position, j'indique simplement les difficultés que nous y voyons. Le modèle actuel de répartition internationale de l'impôt sur les sociétés est celui des prix de transfert, et c'est le modèle économique qu'appliquent les groupes. Si le profit est davantage rattaché au lieu de consommation, la même attitude pourra valoir dans tous les pays de consommation - certains du reste appliquent une imposition à la source qui n'est pas forcément conforme aux conventions internationales. Il ne faut pas confondre économie numérique et numérisation de l'économie. Nous réfléchissons - les services de Bercy également - sur l'impact d'une telle taxation pour les entreprises traditionnelles. Si une part significative de l'impôt prélevé devrait être rendue aux pays de consommation, il faudrait, pour éviter une double taxation, diminuer le prélèvement en France - peut-être en récupérant le différentiel auprès des entreprises du numérique ? C'est un sujet de finances publiques ; quant à nous, nous souhaitons avant tout la sécurité juridique et l'absence de double taxation. Si nous optons pour ce nouveau modèle, il faut supprimer toutes les doubles taxations : car il y en a en Chine, dans des pays d'Afrique, etc. Il faudra aussi un dispositif de règlement des différends, essentiellement dus à la concurrence fiscale entre les États.

M. Vincent Éblé, président. - Giueseppe De Martino, pouvez-vous aborder la question du rendement de la taxe et des conséquences de celle-ci ?

M. Giuseppe De Martino, président de l'Association des services internet communautaires (ASIC). - J'ai créé l'ASIC lorsque je dirigeais Dailymotion, et le co-fondateur de notre association était Pierre Kosciusko-Morizet, président de Priceminister : c'est un fait notable, les deux entreprises fondatrices étaient françaises, alors qu'il y avait en France une défiance particulière à l'égard du numérique, que le régulateur des télécoms avait été désigné comme régulateur du numérique, ce qui ne s'est vu dans aucun autre pays ; le statut d'hébergeur qui était le nôtre était attaqué... Depuis, nous avons été rejoints par des Américains ; ils tiennent aujourd'hui le haut du pavé dans le domaine numérique. Les géants sont américains. Le Président de la République parle de start up nation, mais nous peinons, en France comme en Europe, à constituer des entreprises de taille intermédiaire (ETI)... Un tel projet de taxation n'y changera rien.

Nous sommes très loin, à mon sens, des chiffres annoncés. La mesure donne une impression d'improvisation : pas d'étude d'impact, pas de concertation, montants sortis d'un chapeau... Comme si l'émergence des « gilets jaunes » imposait de contenter le peuple en allant chercher l'argent dans les poches profondes des grands méchants américains. L'affaire n'a pas été dénuée de fake news : les 14 points d'écart d'imposition des bénéfices entre entreprises traditionnelles et entreprises numériques relevés par la Commission européenne dans son étude d'impact accompagnant le paquet sur la fiscalité du numérique de mars 2018 proviennent d'une étude théorique de PwC, que ce cabinet ne souhaite pas mettre en avant.

On souligne aussi que les services de Google ou Facebook sont gratuits : « pour le consommateur, cela ne changera rien » nous dit-on. Mais, le boulanger, le petit garagiste qui se font connaître localement par des campagnes numériques seront pénalisés. J'ajoute que la hausse de prix des fournitures est souvent répercutée sur les prix de vente...

Le syndicat des régies internet (SRI) a chiffré les recettes de publicité à 5 milliards d'euros par an. Si l'on ajoute les marketplaces (soit 1 milliard d'euros en France, pays où il n'y a pas de vente de données), l'assiette est de 6 milliards d'euros, soit un produit fiscal autour de 180 millions d'euros, loin du montant annoncé.

Nous voulions une solution européenne, nous avons échoué : nous n'avons pas réussi à faire une Europe fiscale. Dès lors, travailler avec l'OCDE paraît la voie raisonnable : cherchons à obtenir une sunset clause. Par ailleurs, la rétroactivité de la taxe au 1er janvier 2019 nous semble assez délicate. Nous serions sur un système déclaratif... Mais quelles données collecter, nous l'ignorons aujourd'hui.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Tout paraît fort simple, mais tout est compliqué. Après l'échec des négociations en Europe, les choses ne semblent guère progresser au niveau de l'OCDE. Politiquement, il n'y a pas lieu de s'opposer à des taxes s'appliquant aux entreprises qui paient peu d'impôt en France, comme c'est le cas sur les activités numériques. Mais l'assiette retenue, chiffre d'affaires plutôt que bénéfice, pourrait induire des dommages collatéraux. Mettre l'accent sur la consommation n'est pas non plus sans risque de pertes de recettes pour le budget français. Ce serait le cas, par exemple, sur les entreprises du luxe, si la Chine appliquait une taxe similaire. Il y a aujourd'hui beaucoup de discussions sur les prix de transfert. Si demain on considérait, au plan international, que la valeur est créée sur le lieu de la consommation, là où est réalisé le chiffre d'affaires, une partie de nos bases fiscales actuelles nous échapperait largement !

Il y a clairement un problème d'assiette. Le patron de Facebook dit, comme d'autres : « nous ne communiquons pas sur le chiffre d'affaires. » Avec le président Vincent Éblé, nous avons effectué un contrôle sur place auprès de la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI). Nous avons consulté des dossiers de transaction et interrogé l'administration, qui s'avoue incapable de déterminer le chiffre d'affaires en France de ces groupes qui n'ont pas d'établissement stable dans notre pays - et face auxquels, dès lors, les contentieux engagés ont été perdus. Monsieur Pellefigue, comment le cabinet Taj est-il parvenu à établir un nombre de contribuables ? De même des estimations très différentes du rendement de la taxe ont été présentées : comment l'administration fiscale est-elle parvenue à la prévision de 400 millions d'euros ? Les groupes qui n'ont pas d'établissement stable en France vous diront qu'ils ne peuvent retracer les trois activités visées. Ainsi, quel est le volume d'activité de Google en France ? Personne ne le sait. Dès lors, comment avez-vous pu établir un niveau de rendement de la taxe ? Comment savoir combien d'entreprises sont concernées ? Il y a gros à parier que les entreprises déclareront et paieront ce qu'elles estiment devoir payer « pour être tranquilles »... C'est déjà ainsi que cela se passe dans les transactions fiscales.

La bonne solution est donc plutôt au niveau de l'OCDE, cette taxe est mise en place faute de mieux, cette solution n'est pas exempte de difficultés, comme je l'ai souligné.

Il faudra aussi éviter les doubles impositions. Le consommateur français qui réserve un hôtel à Madrid via un site comme Booking.com sera imposé en France, pays de la transaction, mais aussi en Espagne si ce pays décide aussi de créer une taxe : pourquoi n'avoir pas prévu, comme dans l'avant-projet anglais, de scinder en deux la taxe pour éviter les doubles impositions ? Que se passera-t-il en cas d'intermédiaires multiples : appliquera-t-on le système de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), avec le report sur la dernière transaction ? Les opérateurs, quoi qu'il en soit, risquent de répercuter la taxe sur les clients, en indiquant le montant de la « taxe Le Maire »...

M. Jérôme Bascher. - Il deviendra célèbre !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Il faut taxer les GAFA, bien sûr, mais une taxe qui empêcherait les entreprises en France de se développer serait problématique. Une entreprise qui réalise un chiffre d'affaires de 25 millions d'euros en France au titre des services, taxables, si elle est rachetée par un groupe qui dépasse 750 millions de chiffre d'affaires au niveau mondial au titre de ces mêmes services, aura-t-elle un intérêt à demeurer en France ? Elle partira en Belgique, en Luxembourg ou en Allemagne. Mais notre invention nous aura fait plaisir...

Avez-vous envisagé un mécanisme de neutralisation pour les entreprises qui acquittent l'impôt sur les sociétés ? Nous sommes tous d'accord pour taxer les entreprises qui n'en paient pas, mais attention aux dommages collatéraux !

M. Christophe Pourreau. - Je veux d'abord mieux expliquer le fonctionnement de la taxe afin de lever certaines ambiguïtés et répondre à des affirmations erronées. Ce projet de taxe applique des règles de territorialité spécifiques. Il s'agit d'appréhender les services d'intermédiation en ligne et de publicité en ligne, taxables lorsque la transaction fait intervenir un utilisateur situé en France. Dans votre exemple de réservation d'hôtel en ligne, une transaction sera taxée si le loueur ou le locataire est situé en France.

Une fois un service considéré comme taxable, l'assiette d'imposition comprend la somme des services encaissés au niveau mondial. Est appliqué alors un coefficient qui est le rapport entre la proportion d'utilisateurs français sur le nombre d'utilisateurs total dans le monde. Cette assiette est donc appréciée globalement, indépendamment du chiffre d'affaires en France. Il n'y a pas de corrélation directe entre le chiffre d'affaires français des opérateurs et l'assiette de la taxe, ni entre le montant des abonnements facturés à des utilisateurs français et l'assiette de la taxe.

Nous ne partageons absolument pas toutes les affirmations de l'étude du cabinet Taj sur la répercussion de la taxe sur les prix proposés aux utilisateurs français. Ce n'est pas fondé économiquement car il n'y a aucune rationalité, pour les opérateurs internet, à répercuter sur l'utilisateur français le poids de la taxe, celle-ci étant calculée au niveau mondial.

Certes, une taxe peut être répercutée sur le prix de vente mais il ne sera pas rationnel de la répercuter spécifiquement sur des utilisateurs français, notamment en raison de la forte concurrence sur les marchés.

Y a-t-il un risque de double taxation en cas de chaîne économique complexe ? Le projet de loi prévient ce risque au maximum, avec une définition des services taxables particulièrement ciselée, notamment pour la publicité en ligne. Nous ciblons uniquement les prestataires qui commercialisent auprès des annonceurs des solutions permettant d'acheter des espaces publicitaires. Seul le dernier maillon est donc concerné. Nous sommes prêts à travailler avec les opérateurs sur la définition des services taxables, et pourrons aussi le préciser dans les commentaires administratifs. Il n'y aura pas de taxation en cascade.

Vous pointez le risque de double taxation si une taxe analogue est appliquée dans d'autres pays. Le projet de directive européenne n'ayant pas abouti à un accord, la France a décidé de faire une taxe nationale, comme le Président de la République l'avait annoncé.

N'essayons pas d'anticiper l'articulation entre la taxe française et d'éventuelles autres taxes nationales dès maintenant : nous le ferons le moment venu. Nous sommes aujourd'hui dans une situation où aucun autre pays n'a encore mis en oeuvre une taxe de ce type : des projets de taxe sont envisagés en Italie, en Espagne, en Autriche et au Royaume-Uni, mais rien n'a été voté. La France a le projet le plus avancé en la matière.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Nous sommes assez bons pour cela en général !

M. Christophe Pourreau. - Le projet français est largement inspiré par le projet de directive européenne, avec des règles simples sur l'assiette taxable.

Le Gouvernement ne partage pas les appréciations du cabinet Taj sur la complexité administrative. Le nombre de redevables de la taxe sera limité. Le seuil des 750 millions d'euros de chiffre d'affaires numérique à l'échelle mondiale a pour conséquence que peu d'entreprises seront concernées. L'administration fiscale ne sera donc pas massivement mobilisée. Il ne sera pas très compliqué de déterminer l'assiette taxable : les opérateurs connaissent très bien ceux qui s'abonnent et se connectent à ces places de marchés, et ils savent très bien facturer aux annonceurs selon le nombre de pages vues. Les utilisateurs du numérique sont puissants et ont des moyens importants. Aucun des opérateurs que nous avons reçus ne nous a indiqué être dans l'impossibilité de calculer l'assiette de la taxe. Cet argument n'est pas sérieux...

Monsieur le rapporteur général, vous vous inquiétez d'une possible perte d'attractivité de la France. Ne nous méprenons pas : la taxe devra être acquittée par les opérateurs selon les modalités suivantes : le produit du chiffre d'affaires mondial et du rapport de l'ensemble des internautes français par rapport aux internautes mondiaux. L'implantation de l'opérateur en France, en Belgique, au Japon, aux États-Unis n'a aucune incidence sur la charge taxable. Il n'y a aucun risque de délocalisation : l'assiette est indépendante de l'organisation territoriale.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Comment faites-vous pour taxer une entreprise implantée au Luxembourg mais ayant des utilisateurs français ?

M. Christophe Pourreau. - Ce n'est pas la première fois qu'une telle taxe serait instaurée...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Les redressements fiscaux engagés à l'encontre des entreprises du numérique n'ont pas résisté après recours devant le juge administratif ; l'État a toujours perdu...

M. Christophe Pourreau. - Oui, car les conditions d'un établissement stable en France n'étaient pas établies. Mais c'est sans lien avec l'assujettissement au projet de taxe. Il est dans l'intérêt des opérateurs de payer des taxes en France. Si l'administration fiscale, à partir de ses données et en actionnant les conventions administratives avec d'autres pays, établit des différences avec les déclarations des entreprises, elle pourra recourir à une taxation d'office, prévue dans le projet de loi. Il existe des précédents, notamment la taxe sur les transactions financières, qui fonctionne bien.

Cette nouvelle taxe aura une assise et des modalités inédites, certes, mais nous sommes relativement confiants sur le bon fonctionnement du dispositif et sur le fait que les entreprises s'en acquittent.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Et si elles ne s'en acquittent pas ?

M. Christophe Pourreau. - Nous ne sommes pas du tout dans cette situation...

M. Claude Nougein. - La trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés est un sujet particulièrement important, source d'un consensus politique. En 2005, Jacques Chirac voulait un objectif de taux de 25 %. En 2015, François Hollande a fixé une nouvelle trajectoire, reprise en 2017 par Emmanuel Macron, avec une application progressive jusqu'en 2022...

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - Jacques Chirac et François Hollande sont tous deux des Corréziens !

M. Claude Nougein. - Et ils se parlent parfois... Il aura fallu 17 ans pour passer d'un taux de 33 % à 25 %, alors que l'administration américaine est passée de 35 % à 21 % en 17 jours, avec des conséquences considérables sur l'économie américaine, dont la croissance a rebondi. Ne reculons pas trop cette trajectoire de baisse. Comme le rappelait Claude Raynal sur le prélèvement forfaitaire, parfois, lorsqu'on réduit un taux d'imposition, les recettes fiscales augmentent. C'est le cas aussi pour l'impôt sur les sociétés. En 2018, il rapportait 25,7 milliards d'euros, et 31,5 milliards d'euros sont prévus en 2019, grâce à l'évolution spontanée de cet impôt - et malgré des diminutions pour certains bénéficiaires. La transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en baisse de charges génèrera 2 milliards d'euros de recettes fiscales supplémentaires. Ce n'est pas rien, alors que d'aucuns poussaient des cris d'orfraie pour un milliard d'euros de prélèvement forfaitaire unique... C'est une décision mathématique et non politique, qui prouve qu'une réduction de l'impôt sur les sociétés ne grèvera pas les recettes fiscales de l'État.

L'attractivité du pays est importante. Le Royaume-Uni baisse son taux à 21 %, l'Allemagne envisage de le réduire, l'Irlande est déjà à 12,5 %... Un taux de 25 % me semble raisonnable et important pour aider la croissance et renforcer l'attractivité du pays, établissons-le rapidement.

M. Claude Raynal. - La réduction du taux de l'impôt sur les sociétés fait consensus mais nous devons avoir une vision précise. Il est difficile de mettre en regard les taux d'impôt sur les sociétés français et américains, car la France a aussi des niches fiscales extrêmement importantes. Les entreprises comparent les taux réels d'impôt sur les sociétés - il est beaucoup plus faible en France que le taux théorique, apparent. Quel serait le taux réel payé par les entreprises avec un taux nominal d'impôt sur les sociétés de 25 % ? C'est pour cela que certains s'énervent qu'on rouvre éventuellement les discussions sur le crédit d'impôt recherche - éventualité refermée par le Premier ministre.

L'étude du cabinet Taj répond à la demande d'un commanditaire ; vous n'allez pas conclure l'inverse de la position qu'il défend... L'étude est donc clairement à charge, avec des arguments un peu trop binaires : si on crée une taxe, c'est répercuté sur le consommateur. Vous ignorez que dans un système concurrentiel, tout n'est pas totalement répercuté. Il y a peut-être peu de concurrence pour les services numériques mais il y en a entre marchands.

Oui, la taxe française devrait être mondiale, mais comme de nombreuses autres choses ! Nous aimerions bien qu'Albert Einstein ait raison et qu'il y ait un gouvernement mondial ! Avoir une vision globale est bien, et chaque fois que nous essayons de créer quelque chose à cette échelle, cela va beaucoup mieux. Cela irait mieux aussi pour l'environnement, de même que pour la taxe sur les services numériques.

Je trouve intéressant que la France soit proactive. La proposition n'est pas géniale, mais le sujet est définitivement sur la table. À l'OCDE, à présent, de trouver une solution. La chose sera d'autant plus facile que les Américains sont désormais d'accord : on paraît toujours plus intelligent avec le soutien du plus riche et du plus fort ! Bref, c'est un premier pas.

Une faiblesse demeure, sur laquelle le directeur de la législation fiscale n'a que partiellement répondu : prélever la taxe auprès de certains redevables établis hors de France pourrait être difficile. Or un système déclaratif sans mécanisme de sanction est faible. Je veux croire cependant que l'OCDE finira par trouver une solution pérenne et acceptable par tous.

M. Philippe Dallier. - Connaît-on le nombre d'acteurs disposant d'un établissement stable en France et y payant l'impôt sur les sociétés, qui seront concernés par cette nouvelle taxe ? Nombre d'entre eux pourront choisir de s'installer ailleurs ; l'administration leur réclamera certes la nouvelle taxe, mais nous aurons perdu dans l'opération des emplois sur notre territoire et une part de l'impôt sur les sociétés qu'elles acquittaient ! Je connais au moins deux acteurs dans ce cas de figure. Avez-vous mesuré cet enjeu et estimé le bilan des gains et des pertes provoqués par ce nouveau dispositif ? Je rejoins Claude Raynal pour dire qu'il faut trouver une solution pour les vrais GAFA - je crains que ce ne soit pas demain la veille - mais attention à ne pas pénaliser des entreprises régulièrement installées en France et qui y paient leurs impôts pour le seul plaisir de jouer les premiers de la classe.

M. Philippe Adnot. - Tout le monde doit contribuer à l'impôt, personne ne doit payer deux fois : ce sont là des idées largement partagées. Celle selon laquelle des activités devraient être exonérées d'impôt au motif que cela se retournerait contre le consommateur est à l'inverse insupportable. Ou plutôt, si on l'accepte, supprimons tous les impôts ! À ma connaissance, tous les prélèvements sont en définitive payés par le consommateur. Le petit commerce soumis à la taxe foncière, pour continuer à vivre, est bien tenu de la répercuter sur ses prix. La proposition actuelle est sans doute insuffisante, mais que ceux qui s'y opposent proposent autre chose.

M. Éric Bocquet. - Une anecdote personnelle : j'ai acheté des places pour le concert d'Elton John le 18 juin prochain au grand stade de Lille, sur un site domicilié dans le Delaware... Deux billets à 56 euros pièce me reviennent, une fois ajoutées les taxes de ceci et les taxes de cela, à 152 euros. Voilà le résultat concret d'un exemple de la vie quotidienne d'un utilisateur de ces services numériques censément en concurrence et donc tirant les prix à la baisse. J'ai oublié de préciser que ce site s'appelle Viagogo : c'est bien un site à gogos !

Le rapporteur général a indiqué à juste titre que nous peinions à voir comment l'assiette serait définie. Comment les choses se passeront-elles pour les entreprises qui transfèrent leurs bénéfices au Luxembourg, en Irlande ou aux Pays-Bas ? Quel est l'état de la coopération sur ce sujet ? La France s'y engage, modestement certes, mais elle a cessé d'attendre que les autres s'engagent également, ce qui est un progrès à saluer.

Monsieur Soulmagnon, quel est pour vous le taux idéal d'impôt sur les sociétés ? Si c'est zéro, toute l'économie mondiale pourrait s'installer aux Bahamas ou aux Bermudes. Car après le passage des États-Unis à 21 %, il y a l'Irlande à 12,5 %, et l'on se dirige vers zéro ! Le processus est enclenché depuis de nombreuses années : en 2009, l'impôt sur le revenu des personnes physiques représentait 20 % des recettes fiscales de l'État français et l'impôt sur les sociétés 15 % ; aujourd'hui, le premier est toujours à 20 % mais le second ne représente plus que 11 % de nos recettes fiscales. Jusqu'où irons-nous ? La compétition n'a pas de limite. On pourrait même imaginer un impôt négatif, qui consisterait à donner de l'argent à des entreprises pour qu'elles s'installent chez nous !

On peut caricaturer les appels à la justice fiscale que l'on entend dans notre pays depuis le mois de novembre, en insistant sur les imperfections ou les violences, mais il faut respecter cet appel, car il concerne aussi le monde économique. Les grands groupes paient moins d'impôt sur les sociétés que les petites et moyennes entreprises. Au nom de quoi ? Ce n'est pas juste !

L'impôt sur les sociétés est en effet un critère pris en compte par une entreprise pour son implantation, mais ce n'est pas le seul, alors arrêtons avec cette obsession ! Si c'était le cas, Toyota ne se serait jamais établie à Onnaing, dans le Valenciennois. Il faut aussi un cadre de vie, des infrastructures, des crèches, des écoles, de la culture pour les salariés et leurs enfants. L'impôt n'est pas le critère absolu.

Une remarque plus générale pour finir : est-ce encore le Parlement qui fixe la loi fiscale dans ce pays ? La direction générale des finances publiques (DGFiP) est incapable de réunir des informations fiables sur les grands groupes alors qu'avec le prélèvement à la source, elle sait tout des particuliers. Pour les entreprises, il n'y a pas de comptabilité pays par pays, aucune transparence ! Au nom de quoi ? Qui fait la loi fiscale dans ce pays ? En principe, le Parlement, et c'est la même pour tous ! Au lieu de cela, nous manquons de données, on nous menace de rétorsion contre le consommateur final, et la justice donne raison à Google pour ne pas payer son impôt en France : cela commence à faire beaucoup. Il y a un problème démocratique dans ce pays.

Mme Sylvie Vermeillet. - Si la contribution des GAFA était correcte, on ne débattrait pas de la création d'une taxe sur les services numériques... Pour ces entreprises, le consentement à l'impôt ne va pas de soi, ce qui est tout de même malheureux.

Monsieur Pourreau, pouvez-vous être plus précis sur la nature, l'efficacité et le coût du contrôle qui devra être mis en place pour recouvrer cette taxe ? Le système, vous l'avez dit, est déclaratif. Prétendez-vous maîtriser les données taxables ? Éric Bocquet l'a dit, le doute est permis. Comment mettre en place une telle taxe dans ces conditions ?

M. Alain Joyandet. - Au fond, il faut que nous fassions quelque chose. On peut sans doute critiquer le dispositif proposé, mais c'est à nous de tenter de rééquilibrer l'ancien et le nouveau monde. Au risque de faire un peu ancien monde moi-même, je demanderai volontiers que l'on évalue également le nombre d'emplois perdus du fait de la nouvelle économie numérique, dans laquelle de nouveaux acteurs débarrassés de toute contrainte fiscale entrent sur des marchés un peu par effraction ! Je veux bien que l'on calcule le coût en emplois de la nouvelle taxe, mais il faudrait aussi évaluer le nombre de ceux que nous perdrons à continuer à ne rien faire...

Je rêve encore d'un nouveau monde dans lequel on discuterait aussi de taxes à supprimer. Tant que nous n'aurons pas diminué les dépenses publiques, nous ne cesserons de nous écharper sur la création de taxes nouvelles pour financer des dépenses croissantes. Et il est exact qu'en dernière instance, tout retombe toujours sur le consommateur, c'est-à-dire celui qui est à la base et qui a le moins de pouvoir d'achat.

Nous sommes aussi en pleine guerre des lobbies, il faut ouvrir les yeux. À nous, parlementaires, de promouvoir ce que nous pensons juste, quitte à rectifier les choses après coup.

Un mot enfin à l'adresse du cabinet Taj, de la part d'un ancien chef d'entreprise du secteur de la communication de l'ancien monde : il serait appréciable de présenter au Parlement français des documents en français... Préservons notre belle langue !

M. Jérôme Bascher. - Je rappelle au directeur de la législation fiscale que les impôts sont toujours pris en compte dans la formation des prix.

Nous avons fondé notre système fiscal sur une économie localisée ; le passage à une logique de marketplace ou de places de marché - je le dis ainsi pour faire bondir Alain Joyandet - est un enjeu majeur. Le vrai sujet est à cet égard celui des prix de transfert, sur lequel nous devrions nous pencher sérieusement. La taxe que l'on nous propose ne reviendra-t-elle pas pour l'État, comme avec l'impôt sur les sociétés, à se mettre d'accord directement avec les entreprises sur le montant qu'elles devront acquitter ?

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général. - La localisation des utilisateurs français se ferait au moyen de l'adresse IP - Internet protocol - ou de tout autre moyen, prévoit le texte. Or les téléphones portables de certains opérateurs sont reliés à une seule adresse IP en France, nous a dit la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) lors de nos auditions. Le problème se pose aussi pour l'accès à Internet d'une entreprise, dont les activités en ligne apparaîtraient avec une adresse IP localisée, par exemple, au Luxembourg car elle recourt à un optimisateur de flux. Comment localiser l'utilisateur dans ces circonstances ?

M. François Soulmagnon. - Monsieur Bocquet, les grandes entreprises ne demandent pas que le taux de l'impôt sur les sociétés soit aussi bas que possible, elles veulent une règle du jeu. Elles en ont plus qu'assez d'être entre le marteau et l'enclume des États. La concurrence fiscale n'est pas le fait des entreprises, mais des États ! Le projet de directive d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), dans son principe, nous convenait ; or les États ne se sont pas mis d'accord. Nous ne sommes pas opposés au projet de l'OCDE, nous disons simplement : attention à la double taxation. Si tout le monde s'accorde sur un taux de 22 %, très bien : ce qui nous importe, c'est que les règles soient les mêmes pour tous.

Il est dommage que le compte-rendu des assises de la fiscalité, qui se sont tenues il y a cinq ans, n'ait pas été rendu public. Une étude extrêmement bien faite - je rends hommage aux services de Bercy - y avait été présentée, qui montrait que les rendements respectifs de l'impôt sur les sociétés en France et en Allemagne était proches, en dépit des différences d'assiette. L'une des difficultés françaises réside dans le mode de financement des grands groupes. Contrairement aux États-Unis par exemple, il est essentiellement le fait des têtes de groupes ; ceux-ci portent donc l'ensemble de l'endettement. Cela rend le dispositif sensible à la déductibilité des intérêts. La France est attractive et il faut s'en réjouir, mais l'impôt sur les sociétés pèse sur la décision d'y localiser un siège social. Or nous avons intérêt à accueillir des sièges sociaux en France - même si nous aimerions aussi avoir des usines.

Nous avons réalisé un petit calcul visant à rapprocher l'impôt sur les sociétés de la consommation, pour mesurer l'attractivité des États, à partir de notre échantillon de membres. Toutes les grandes entreprises ne sont certes pas membres de l'AFEP, mais cela donne une première idée : elles réalisent moins de 25 % de leur chiffre d'affaires en France, quand les entreprises américaines réalisent 50 % de leur chiffre d'affaires sur le territoire américain. S'agissant des seules entreprises industrielles, ce chiffre tombe à moins de 10 % en France. D'après les documents publiés, Amazon réalise 68 % de son chiffre d'affaires aux États-Unis, 4 % en France, Google réalise 47 % de son chiffre d'affaires aux États-Unis, 2 % en France. Bref, nous sommes un grand pays de recherche, un grand pays pour les sièges sociaux, mais un petit pays de consommation. Ayant une population limitée au niveau mondial, et vieillissante, consommant donc moins que celle des pays dont la classe moyenne se développe, c'est à notre détriment que nous choisirions la consommation comme composante essentielle de l'assiette de la taxe.

M. Julien Pellefigue. - Nous n'avons pas eu accès à des informations privilégiées pour calculer le montant de la taxe. Nous avons, comme l'ASIC, exploité les informations publiques que sont les chiffres d'affaires par pays, en leur appliquant une clé d'allocation tenant par exemple au produit intérieur brut. L'identification exhaustive des entreprises assujetties étant difficile, notre calcul n'est qu'une estimation raisonnable.

Je donnerai deux exemples du risque d'une double imposition que fait courir cette proposition. Imaginez une plateforme de réservation d'hôtels situés à 80 % en France et pour 20 % au Royaume-Uni, mais attirant autant de clients français que de clients anglais ; si la France crée une taxe assise sur le nombre d'hôtels, elle taxera 80 % du chiffres d'affaires de la plateforme. Si le Royaume-Uni crée une taxe assise sur le nombre de voyageurs, elle taxera 50 % de son chiffre d'affaires. La plateforme sera ainsi taxée sur 130 % de son chiffre d'affaires... Un autre cas de figure possible est celui des plateformes en cascade, ces plateformes qui vous conduisent vers d'autres plateformes, et qui partagent leurs revenus avec ces dernières. Si la première plateforme touche une commission de 100 et en reverse 50 à la seconde, et que les deux sont taxées, elles le seront sur un montant de 150. Je pourrais multiplier les exemples.

Un mot sur l'incidence fiscale. Toutes les taxes sont certes finalement payées par quelqu'un. La TVA n'a cependant pas la même incidence que l'impôt sur les sociétés : la première est massivement payée par les consommateurs, le second très largement par les actionnaires. S'agissant de la taxe sur les services numériques, nous avons calculé qu'une partie serait répercutée dans le prix, donc sur les consommateurs, l'autre sur les petites entreprises, qui l'absorberont dans leur niveau de profit. Nous serions heureux de discuter plus avant de nos analyses avec la direction de la législation fiscale. Nos hypothèses sont celles retenues dans les travaux de recherche : elles sont contestables, comme toutes les hypothèses, mais elles sont sourcées.

Sur le calcul de l'assiette, le texte est encore ambigu. Imaginez un réseau social qui vend de la publicité partout dans le monde et réalise un chiffre d'affaires de 100. Comment calculer une taxe assise sur le nombre d'utilisateurs en France ? S'agit-il des personnes qui se connectent une fois par jour ou une fois par mois ? Qui cliquent sur les publicités ou se contentent de les regarder ? Les publicités ne sont d'ailleurs pas toutes les mêmes : certaines s'affichent sur téléphone portable, d'autres sur ordinateur... Bref, il y a un très grand nombre de façons de calculer cette clé d'allocation à la France du chiffre d'affaires. Or en la matière, l'ambiguïté va de pair avec les possibilités de contestation.

Les données nécessaires pour calculer précisément l'assiette de la taxe, c'est-à-dire le chiffre d'affaires réalisé avec une audience française, supposent le recueil d'informations qui ne sont pas accessibles aujourd'hui. Cela implique des investissements supplémentaires de la part des entreprises, donc un coût de conformité qui s'ajoute au coût social de la taxe. Cela impose en outre à l'administration de contrôler les données qui lui sont fournies, et qui sont partiellement générées à l'étranger.

M. Giuseppe de Martino. - Le chiffre de 5 milliards d'euros pour la publicité provient, je l'ai dit, du syndicat des régies internet. Ces données sont plutôt optimistes, car recueillies sur un mode déclaratif par des acteurs qui veulent afficher leur développement. Le chiffre de 1 milliard d'euros pour les marketplaces vient également des syndicats du secteur. Notre estimation de rendement à hauteur de 180 millions d'euros nous semble donc un maximum.

Je suis en désaccord avec Christophe Pourreau sur la concurrence des plateformes. Qu'utilisons-nous tous pour faire une recherche sur internet ? Google ! Le mécanicien de Bayonne qui veut apparaître sur internet à la saisie d'un mot-clé n'a d'autre choix que de passer par Google. De même, 28 millions de personnes entre 18 ans et 25 ans se connectent chaque jour à Facebook, qui n'a pas de concurrent sur ce créneau... Le risque est donc fort que ces services fassent passer le coût de cette nouvelle taxe dans les prix facturés aux petits acteurs.

M. Christophe Pourreau. - Monsieur Raynal, le non-respect des obligations déclaratives est bien sûr sanctionné - il y a par exemple une procédure de taxation d'office. Le dispositif n'a là rien d'expérimental.

Madame Vermeillet et monsieur Bocquet, les estimations du coût de contrôle et de collecte ont été réalisées à partir des données disponibles sur la part du marché français dans l'activité des groupes concernés - qui sont connus, cotés, et donc tenus de publier des informations financières - et des entretiens que nous avons eus avec leurs représentants. Le coût de gestion sera faible pour l'administration fiscale puisque, comme la TVA, la taxe serait déclarative. En matière de contrôle, nous ferons appel aux données dont nous disposons, et recourrons en tant que de besoin aux procédures d'assistance administrative et de taxation d'office que prévoit le projet de loi. Le nombre d'opérateurs concernés étant limité, il n'est pas raisonnable d'affirmer que cette taxe mobilisera des ressources importantes de la DGFiP.

Je ne crois pas, monsieur Dallier, que cette taxe aura un impact sur les décisions de localisation des entreprises. Certains opérateurs ont un établissement stable en France et acquittent un impôt sur les sociétés au taux français ; d'autres sont établis hors de France, qui s'acquittent d'un taux d'impôt sur les sociétés fixé par le pays dans lequel elles ont leur établissement stable. Cela ne changera pas. La taxe sur les services numériques, si le Parlement la vote, sera une nouvelle charge, déductible de l'assiette de l'impôt sur les sociétés français, comme elle le sera, sauf dispositions contraires de leur droit respectif, de l'impôt sur les sociétés irlandais ou américain. Il n'y a donc pas de raison que cette taxe ait une incidence sur les décisions de localisation des opérateurs numériques. À la rigueur, d'un point de vue strictement mathématique, mieux vaut qu'elle soit déductible dans le pays où le taux de l'impôt sur les sociétés est le plus important...

M. Philippe Dallier. - Cela se discute. Et le nombre d'acteurs ? Et le montant global d'impôt sur les sociétés ? Et le nombre d'emplois concernés ?

M. Christophe Pourreau. - Nous n'avons pas de liste exhaustive de futurs redevables de la taxe. Seront concernées des entreprises dont le siège est en France, qui peuvent soit être à la tête d'un groupe, soit constituer les filiales de groupes internationaux ; d'autres sont implantées à l'étranger mais ont un établissement stable en France - c'est le cas d'entreprises du numérique. Il est en toute hypothèse de donner un chiffre à ce stade. Il est cependant évident que la plupart des redevables de la taxe sont des groupes qui ont leur siège à l'étranger.

Mme Christine Lavarde. - La taxe sera déclarative, on ne connaît pas la liste des assujettis... À entendre cela, on peut s'interroger sur les ressources que la DGFiP devra mobiliser pour contrôler les déclarations ! Les choses sont pour l'instant très floues. Nous aurions besoin de précisions pour légiférer en quelque sens que ce soit...

M. Vincent Éblé, président. - C'est en effet une question importante de méthode de travail pour le législateur que nous sommes. Nous aurions besoin de connaître plus précisément le fonctionnement de la taxe pour ne pas avoir le sentiment de légiférer à tâtons - pour ne pas dire à l'aveugle...

M. Christophe Pourreau. - Certains éléments sur la collecte, le contrôle et la gestion administrative de cette taxe figurent dans l'étude d'impact annexée au projet de loi. On ne dispose cependant jamais du nombre d'assujettis à l'unité près lorsque l'on crée une taxe ou modifie le paramètre d'un impôt. Le Gouvernement a cependant fourni les efforts nécessaires pour obtenir des chiffres assez précis : une trentaine de groupes paraissent concernés. Il ne s'agit enfin pas d'affecter des effectifs spécifiques pour recouvrer cette taxe : déclarée comme la TVA, elle sera recouvrée par les équipes traditionnellement en charge du recouvrement de ce type d'impôt. Il n'est pas prévu de créer des équipes spécifiques.

M. Vincent Éblé, président. - Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Restauration et conservation de la cathédrale Notre-Dame de Paris - Demande de saisine pour avis

La commission des finances demande à se saisir pour avis du projet de loi n° 1881 (A.N. XVe lég.) pour la restauration et la conservation de Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet, sous réserve de sa transmission.

M. Vincent Éblé, président. - Le rapporteur sera désigné lors d'une réunion ultérieure.

La réunion est close à 10 h 25.