Lundi 20 avril 2020

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 14 heures.

Audition de M. Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur (en téléconférence)

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, merci beaucoup d'avoir accepté d'être entendu aujourd'hui par la commission des affaires européennes et la commission des affaires économiques du Sénat, alors que vous êtes en première ligne pour ce qui concerne la réponse européenne au choc de l'épidémie qui nous frappe. Nous apprécions particulièrement votre présence ici au Sénat, même si nous regrettons que les nombreux sénateurs qui participent à cette réunion ne puissent être physiquement dans nos murs.

Vous êtes bel et bien au coeur du cyclone : vous avez en effet la mission d'assurer le bon fonctionnement du marché intérieur et de donner un élan à la digitalisation de notre économie. Or l'épidémie a directement entamé ces deux fronts.

D'une part, le confinement, qui s'est imposé comme la solution la plus efficace pour enrayer la contagion à défaut de vaccin, conduit à remettre en cause les libertés fondatrices du marché intérieur et à rétablir des frontières dont l'effacement est une longue conquête. C'est donc le coeur de la construction européenne qui est touché ; mais les États membres ont vite réalisé que leur interconnexion les obligeait à organiser les flux indispensables au maintien des chaînes d'approvisionnement et au rapatriement de chaque Européen dans son pays de résidence.

La crise sanitaire a aussi révélé la dépendance industrielle dans laquelle se trouve l'Europe, d'abord en matière de médicaments et d'équipements sanitaires, mais pas seulement. Sentez-vous évoluer les esprits au regard de l'ambition que vous portez en ce qui concerne la stratégie industrielle et la révision de la politique européenne de concurrence ? Plus globalement, le concept d'autonomie stratégique, défendu par la France, vous semble-t-il mieux compris par nos partenaires, et sa valeur est-elle en passe d'être mieux reconnue dans le domaine industriel, mais aussi agricole, et même en matière de défense et d'espace, sujets qui relèvent aussi de votre portefeuille ? Selon vous, le projet de futur cadre financier pluriannuel, dont la Commission annonce une nouvelle version, attestera-t-il d'une évolution sur ce point ?

D'autre part, la crise sanitaire a brutalement précipité la digitalisation de l'économie européenne : une grande part des Européens a basculé en télétravail avec le confinement, au mépris parfois de la sécurité informatique. Voyez-vous cette mutation comme une chance ou comme un risque ? En outre, la Commission européenne a présenté un cadre pour la levée du confinement qui commence à se dessiner : elle conditionne notamment ce déconfinement à la possibilité de l'accompagner d'un suivi, voire d'une surveillance de la population, grâce à des applications numériques. Comment garantir que la contribution du numérique à la sécurité sanitaire, qui est un impératif absolu, n'empiète pas excessivement sur les libertés publiques ? Comment éviter que les données collectées ne le soient pas au bénéfice des acteurs européens et que notre dépendance aux GAFA n'en soit accrue ?

Nous avons noté que la Commission européenne venait de revoir son programme de travail en raison de l'épidémie et que, de ce fait, serait reporté à 2021 le Digital Services Act, sur lequel nous fondions avec vous beaucoup d'espoirs à cet égard. Comment soutenir l'élan vers l'autonomisation numérique de l'Europe ?

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le commissaire, nous nous réjouissions de votre arrivée à la Commission, et la situation actuelle n'a fait que renforcer notre appréciation.

Plus que jamais, cette crise met en évidence le besoin de coordination européenne non seulement pour parer à l'urgence économique, mais aussi pour préparer cette fameuse relance puis les futurs chantiers.

La réponse à cette crise, c'est bien sûr le mécanisme européen de stabilité (MES) pour 240 milliards d'euros, c'est aussi le fonds de relance, sur lequel, en tant que présidente de la commission des affaires économiques, je souhaite plus particulièrement vous entendre. Sur quels axes travaillez-vous ? Vers quels secteurs comptez-vous orienter ce fonds ? En quoi permettra-t-il, par exemple, d'accompagner l'évolution de nos économies vers un modèle plus résilient, peut-être plus souverain - je ne parle pas de souverainisme, car notre continent ne doit pas se fermer au reste du monde -, car nos défaillances sont apparues au grand jour ?

Dans le domaine industriel, nous sommes très intéressés par les champions européens. Alain Chatillon parlera tout à l'heure certainement du rapport d'information qu'il a rendu avec Martial Bourquin sur Alstom-Siemens. Mon collègue Franck Montaugé, qui vous avait auditionné dans le cadre de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, vous interrogera précisément sur ce point.

Par ailleurs, vous avez récemment appelé de vos voeux la création d'un « Fonds de reconversion industrielle européen ». Quels en seraient les missions et les moyens ? Comment s'assurer que l'on mise sur les secteurs d'avenir et les plus innovants, sans oublier pour autant l'industrie traditionnelle ?

Vous pourrez également nous rappeler les actions de l'Union européenne afin de coordonner autant que possible l'approche des pays membres quant à l'utilisation des technologies numériques pour lutter contre le Covid-19. On pense au traçage. Vous pourrez également nous dire ce que vous pensez de l'initiative conjointe d'Apple et de Google, ainsi que de celle d'Orange.

M. Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur. - Je vous remercie de m'avoir convié à cette audition pour faire un point d'étape sur la situation consécutive à cette pandémie et sur ce que certains appellent « le monde d'après ».

Les Français, les Européens, les humains dans leur ensemble vivent une période inédite et très singulière et le combat contre ce virus est commun.

Aucun pays n'était préparé à une telle pandémie. Lorsque la crise est apparue en Chine à la fin de l'année dernière, ce pays non plus n'était pas prêt à subir ce choc. Il a d'ailleurs lancé un appel au secours auprès de la Commission européenne en lui demandant des masques, des gants, des lunettes de protection, des respirateurs artificiels. Nous avons immédiatement mobilisé 56 tonnes de matériel ainsi que des moyens financiers, sans ostentation comme le souhaitait la Chine.

La pandémie s'est ensuite répandue en Europe. Entre-temps, la Chine a mis en place des lignes de production de moyens de protection des personnels de santé, des patients et de l'ensemble de la population. À cette heure, elle produit quotidiennement environ 150 millions de masques, dont elle exporte une partie. Dès que la pandémie a pris de l'ampleur en Europe, avant même qu'elle ne soit saisie par les États membres - la santé ressort de la compétence exclusive des États membres, ce qui m'apparaît légitime -, la Commission européenne a entrepris de superviser l'approvisionnement de ces derniers en protections nécessaires. En quelques semaines, la production a été multipliée par deux à trois. Surtout, j'ai sollicité l'ensemble des industriels du secteur textile pour qu'ils convertissent certaines de leurs lignes de production et je puis témoigner de leur formidable réactivité. À ce jour, on compte en Europe 500 fournisseurs de masques, alors qu'on n'en comptait que 10 voilà trois mois. J'espère que, à terme, nous serons autosuffisants, en particulier lors de la phase de déconfinement. À l'avenir, il nous faudra être autonomes.

S'agissant des respirateurs artificiels, là aussi la mobilisation a été très forte. Par exemple, un consortium s'est créé autour d'Air Liquide, réunissant notamment des constructeurs automobiles et aéronautiques. Auparavant, Air Liquide fournissait entre 500 et 1 000 respirateurs artificiels chaque année ; dans les cinquante prochains jours, l'entreprise en aura fourni 10 000 !

Certains pays, comme l'Allemagne, ont immédiatement fermé leurs frontières, ce qui n'est pas allé sans poser quelques problèmes - il est vrai qu'il fallait éviter que ne se mette en place un trafic autour des moyens de protection. J'ai d'ailleurs dû batailler avec les ministres allemands de l'économie et de la santé. Quasi quotidiennement, j'ai dû m'assurer que chaque fois qu'un pays fermait ses frontières temporairement, il les rouvre le plus rapidement possible. La Bulgarie, la République tchèque et l'Allemagne les ont entièrement rouvertes ; la Slovaquie et la Roumanie les ont rouvertes partiellement. Quelques tensions subsistent, par exemple, avec la Hongrie, qui devraient s'estomper. Ce problème a été évoqué au cours du Conseil européen du 26 mars et j'espère bien que tout sera réglé lors du Conseil européen qui se tiendra jeudi prochain.

Ces réactions, on ne les a pas observées qu'en Europe. Ainsi, aux États-Unis, certains États américains ont tout bonnement fermé leurs frontières. C'est le cas, par exemple, des États de New York et du New Jersey. C'est absolument inédit ! Il faut prendre ces réactions comme des réactions humaines, émanant de responsables politiques ayant comme objectif la protection de leurs compatriotes.

L'Europe, je veux le dire, s'est très bien comportée dans cette affaire et a agi rapidement. Chaque fois que j'ai eu l'occasion de rencontrer un responsable gouvernemental d'un pays ayant fermé sa frontière, je lui ai d'abord dit que je comprenais très bien cette décision, avant d'évoquer avec lui la manière de s'entraider et de trouver des solutions.

Ainsi, pour le passage des camions, nous avons mis en place des corridors spéciaux, les « Green lanes », et avons eu recours aux services de Copernicus pour identifier où se situaient les engorgements critiques en matière de transit. Ces blocages sont désormais derrière nous et le marché intérieur fonctionne de nouveau correctement, ce qui est important notamment pour les flux de matériel de santé.

Je veux corriger un point, s'agissant du numérique : il ne s'agit pas d'utiliser ces technologies pour surveiller nos concitoyens et l'Europe a été très claire à ce sujet. J'en parle d'autant mieux que c'est moi-même qui traite cette question.

La situation actuelle est véritablement extraordinaire, et à mesure que le nombre de personnes confinées de par le monde augmentait, je me suis demandé si le réseau internet allait tenir. L'ancien président de France Télécom que je suis sait que les réseaux n'ont pas été conçus pour une situation de cette nature. L'explosion actuelle des activités en ligne telles que le télétravail, l'éducation à distance, les échanges sur les réseaux sociaux ou la fourniture de contenus, y compris de divertissement, requière énormément de bande passante - dans certains pays, Netflix et Youtube occupent habituellement plus de la moitié de la bande passante ! C'est pourquoi j'ai appelé les principaux utilisateurs de réseaux à réduire leur consommation de bande passante. En particulier, j'ai demandé aux fournisseurs de vidéos de réduire la qualité de celles-ci - sans que cela nuise aux téléspectateurs. Ils ont réagi en moins de vingt-quatre heures, libérant chacun 25 % de la bande passante.

Nos réseaux de télécommunications sont robustes, plus qu'ils ne le sont dans d'autres continents très développés, mais il valait mieux prévenir.

À partir du moment où la Commission s'est vue confier la mission de faire le point sur l'état des stocks de matériel de santé et de veiller au bon approvisionnement là où ils sont le plus nécessaires - nous avons envoyé un million de masques en Italie -, nous avons réalisé qu'il nous fallait des outils pour anticiper l'évolution des pics épidémiques. Il existe des modèles mathématiques fondés sur l'expérience acquise au cours des dernières pandémies. Mais ce qui a tout changé, c'est le confinement d'une large partie de la population, ce qui a rendu difficile de savoir vers quel pays il faudrait acheminer prioritairement le matériel nécessaire. Pour que ces modèles mathématiques soient pertinents, il fallait qu'ils intègrent la dimension du confinement. C'est dans ce contexte que j'ai réuni l'ensemble des opérateurs télécoms européens pour leur demander de nous confier des métadonnées agrégées, totalement anonymisées, afin d'anticiper les conséquences du confinement sur les pics pandémiques. Un seul opérateur par pays a été nécessaire, les modèles mathématiques nous permettant de faire ensuite des extrapolations statistiques. Les données récoltées sont appelées à être ensuite détruites.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD) reste le socle de notre réflexion sur ces sujets et nous avons veillé à ce que les propositions de la Commission soient pleinement conformes à celui-ci. Il n'est pas question de tracking, technique qui utilise la géolocalisation, mais de traçage. Aujourd'hui, lorsqu'un médecin reçoit un patient atteint du Covid-19, il lui demande déjà qui il a fréquenté pour s'assurer que son environnement n'a pas été également infecté. Les applications de traçage permettront d'automatiser ce processus, en particulier par l'utilisation du Bluetooth, et uniquement sur la base du volontariat.

Pendant la phase de déconfinement, le virus n'aura pas disparu. Cette application, à laquelle seul son détenteur aura accès, ainsi que, éventuellement, son médecin, permettra d'identifier les personnes - des amis ou des gens dans la rue -avec lesquelles il aurait été en contact plus de dix ou quinze minutes, et à une distance de moins de deux mètres. S'il est porteur du virus, alors il sera possible de contacter ces personnes par SMS pour leur recommander de se faire tester.

Tous les États membres avec lesquels nous avons discuté de ce projet de traçage ont accepté, jeudi dernier, les lignes directrices proposées par la Commission, telles que je viens de vous les décrire. Certains rétorquent que des pays tels que la Corée du Sud et Israël ont eu recours à la géolocalisation. Certes, ces deux pays sont des démocraties, mais ce sont deux pays en guerre. Il est important d'utiliser la technologie tout en respectant nos valeurs. Si un nombre important de nos concitoyens européens a recours à cette technique du traçage, cela nous aidera à réussir cette phase de déconfinement. Il nous faudra être très transparents, expliquer ce qu'on fait, ce qu'on ne fait pas, ce qui est fait des données, qui y a accès.

Pour que les systèmes Bluetooth, ceux d'Apple et ceux de Google, qui fonctionnent respectivement sous iOS et sous Android, puissent communiquer entre eux, les deux entreprises ont accepté de les rendre interopérables.

J'en viens maintenant à la crise économique sans précédent que nous vivons, qui touche tous les secteurs à l'exception de quelques-uns, comme ceux de la santé ou des télécoms. On pense d'abord au tourisme, au transport aérien, à l'ensemble des services de proximité, à la distribution, à l'automobile, à l'aéronautique, au textile, etc. Certains enregistrent des baisses d'activité de 80 à 90 % et ont un besoin urgent de trésorerie. Les États membres ont joué le jeu et ont dû s'adapter très rapidement.

La Commission, quant à elle, a réagi immédiatement, d'une part, conformément aux traités, en dérogeant à la règle des 3 % de déficit pour permettre aux États membres d'intervenir en tant que de besoin. D'autre part, en ce qui concerne les aides d'État, la Commission a assoupli les contraintes qui pesaient sur elles, directement ou indirectement. Sont donc désormais autorisées, si nécessaire, les prises de participation minoritaire ou majoritaire dans le capital de certaines entreprises. Tout cela a été fait en une semaine.

La Banque centrale européenne a également joué son rôle et annoncé un plan de rachat de dettes souveraines à hauteur de 750 milliards d'euros pour permettre un refinancement immédiat.

Il faut maintenant veiller à ce que l'ensemble des États membres ait accès à des financements d'un montant exorbitant par rapport au droit commun, chacun avec son histoire budgétaire. Vous me connaissez, j'ai toujours jugé nécessaire de maintenir un niveau d'endettement acceptable. Et comme vous le savez, la France est passée en dix ans d'une dette représentant 62 % de son PIB à 100 % aujourd'hui - à la même époque, lorsque j'étais à Bercy, la dette de l'Allemagne représentait 67 % de son PIB ; elle en est à 60 % aujourd'hui. Je remarque au passage que, la crise ayant été identique des deux côtés du Rhin, nous aurions donc pu nous maintenir à 60 %.

Je n'ai pas changé de point de vue, sauf que nous vivons une crise systémique exceptionnelle qui rend d'autant plus nécessaire l'accès aux financements. Il n'existe pas un seul pays au monde qui dispose de suffisamment de réserves pour financer cette crise : tous les États vont devoir emprunter massivement. S'ils ne le pouvaient pas, ils seraient tous en faillite. Il n'est plus temps de disserter sur les différences existant entre les pays du nord de l'Europe et les pays du sud de l'Europe : le virus frappe tout le monde. Mais il faut maintenir l'intégrité des marchés intérieurs. C'est pourquoi j'ai défendu avec mon collègue Paolo Gentiloni l'idée qu'il fallait que nous disposions d'un outil particulier pour apporter des financements dans cette situation si particulière. On a parlé de « coronabonds ». La question n'est pas là : il faut chiffrer les financements qui seront nécessaires pour protéger notre tissu industriel sur l'ensemble du continent européen, en veillant à ce qu'ils soient accessibles de manière égale à tous les États membres et à ce qu'ils soient dimensionnés de façon à garantir des conditions loyales de concurrence sur les marchés mondiaux.

Autre problème : la demande n'est plus là. Certains ont envisagé le recours à l'hélicoptère monétaire, mais là n'est pas le sujet comme l'a dit d'ailleurs très justement Jacques de Larosière, dans un récent article. L'enjeu est le suivant : il faut aider les entreprises à passer ce cap et à rebondir, notamment au regard de la politique industrielle telle qu'elle avait été arrêtée juste avant la crise et qui s'articulait autour de trois axes : la relation à l'environnement, la qualité de l'air, la santé ; le numérique ; et une refonte des rapports de force internationaux - certains parlent de confrontation - entre les États-Unis, l'Europe et la Chine.

Il nous faudra ainsi revoir la façon dont sont organisées nos chaînes de production et sans doute produire davantage en Europe.

Nous n'avons guère idée du monde sur lequel va déboucher cette crise. Une chose est certaine cependant : généralement, les crises de cette ampleur sont des accélérateurs de tendances. De fait, les trois tendances que je viens d'énoncer s'en trouveront accélérées sensiblement et il nous appartient de nous y préparer. C'est tout l'objectif du calibrage financier nécessaire à notre économie au sens large. C'est pourquoi j'ai redéfini la politique industrielle européenne à l'échelle non pas des secteurs, mais des écosystèmes économiques. L'industrie automobile représente 5 millions d'emplois ; l'écosystème automobile, ceux qui vivent autour de l'automobile - les distributeurs, les réparateurs, etc. -, représente 15 millions d'emplois. Ce sont ces écosystèmes, qui sont au nombre d'une quinzaine en Europe, qu'il faut préserver, qu'il faut aider à passer ce cap, avec des moyens appropriés.

Je suis heureux que l'Eurogroupe soit parvenu à un accord, cette crise étant la plus grave jamais survenue selon certains, en prenant deux décisions significatives.

Premièrement, un financement de 540 milliards d'euros. La Banque européenne d'investissement (BEI) prêtera ainsi 200 milliards d'euros aux PME, immédiatement ; 240 milliards d'euros, mobilisables sans condition, seront essentiellement dédiés aux dépenses de santé via le Mécanisme européen de stabilité, conçu à l'origine pour permettre aux États en difficulté financière de se financer sur les marchés ; enfin, la Commission va constituer un fonds doté de 100 milliards d'euros afin d'aider les États qui n'en ont pas les moyens à financer les mesures de chômage partiel, dans le but de maintenir leurs forces vives jusqu'au redémarrage de l'activité.

Deuxièmement, l'Eurogroupe a convenu de la possibilité de mettre en place un quatrième pilier pour constituer un plan Marshall - pour reprendre les termes d'Ursula von der Leyen - qui aiderait l'industrie européenne à passer ce cap et à rebondir. Avec mon collègue Paolo Gentiloni, nous avons chiffré l'ensemble du paquet à environ 1 500 à 1 600 milliards d'euros. Voyez ce qu'ont fait les États-Unis, qui ont dégagé l'équivalent de 10 % de leur PIB pour aider leurs entreprises, ou l'Allemagne, qui, avec une rapidité qui nous a surpris, a voté un budget complémentaire de 356 milliards d'euros, ce qui représente là aussi 10 % de son PIB, en complément des 650 milliards d'euros d'emprunts garantis par l'État fédéral, dans le but de soutenir son industrie. J'ai d'ailleurs dit à mes interlocuteurs allemands tout le bien que je pensais de ce plan.

J'y insiste en tant que commissaire au marché intérieur : il faudra éviter les disparités entre les pays européens, mais aussi entre l'Europe et les États-Unis et la Chine, qui ont eux aussi recours à l'endettement. Dans un second temps se posera la question du traitement de cette dette : faudra-t-il la monétiser, par exemple ? C'est un autre sujet, et, à ce jour, il faut tout faire pour sauver notre tissu industriel.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je tiens comme vous à souligner la réactivité de l'Allemagne, dont le plan de soutien représente 10 % de son PIB, alors qu'une telle intervention n'est pas dans sa culture. Pourriez-vous nous éclairer sur le fonctionnement du fonds qui devrait être mis en place ? Enfin, comme tous les États vont être obligés d'emprunter, ne faut-il pas craindre, à terme, un retour de l'inflation ? Mais peut-être sera-t-il temps d'évoquer cette question plus tard, une fois l'urgence passée...

M. Thierry Breton. - J'ai en tête les problèmes que vous soulevez. J'ai été chef d'entreprise et ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Je connais bien la situation. J'ai toujours été un défenseur d'une certaine orthodoxie budgétaire ; toutefois nous vivons un moment particulier. L'Allemagne a réagi vite parce que l'ensemble de son tissu industriel est touché, mais tous les pays d'Europe sont dans la même situation. C'est pourquoi nous devons très rapidement mettre en place un mécanisme d'accès facilité aux financements. La crise appelle un plan Marshall. Quant aux modalités, il appartient aux États membres de les définir. On peut créer un fonds géré par la Commission. Plusieurs dispositifs sont envisageables. Mon rôle n'est pas de me substituer aux États membres, mais de chiffrer l'ampleur des besoins. C'est pourquoi, avec Paolo Gentolini, nous avons cosigné une tribune dans la presse où nous les évaluons à environ 1 500 milliards d'euros.

Vous avez évoqué le risque de surendettement. Historiquement, il existe quatre manières de le résoudre. La première solution est le recours à une inflation massive ; ce n'est pas mon choix. On peut aussi augmenter significativement les impôts, mais il faut être prudent, car il faut accompagner la relance, surtout dans des pays comme la France qui ont déjà un taux d'imposition parmi les plus élevés au monde. J'ai des visioconférences régulières avec les représentants de tous les écosystèmes industriels. Prenez l'exemple de l'automobile : les stocks de voitures s'accumulent faute d'acheteurs. La détresse de la filière est compréhensible. Cela vaut pour d'autres secteurs. Or ce n'est pas en augmentant les impôts que l'on relancera la demande ! La troisième solution est l'annulation des dettes, ce qui serait inédit, et il me semble que ce n'est pas prêt d'arriver. Reste, enfin, la monétisation de la dette. J'avais envisagé cette idée devant la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, il y a quelques années, lorsque j'avais évoqué la perspective d'un fonds européen de défense, qui a d'ailleurs été créé par la suite. J'avais imaginé un fonds financé par des emprunts à très long terme, afin de profiter des taux d'intérêt nuls ou négatifs pour mener des missions d'intérêt général, quitte à ce qu'il soit abondé, en partie, par le produit de certains impôts.

La dette est un millefeuille composé de plusieurs strates héritées du passé qui s'accumulent au fil de l'histoire. Il est tout à fait possible d'isoler la strate consacrée au financement de la crise sanitaire que nous connaissons, qui pourrait peut-être représenter in fine 15 % de l'ensemble, et de trouver des moyens pour la refinancer à très long terme. Nous devons trouver des solutions innovantes. J'y réfléchis avec mes collègues, mais il est encore trop tôt pour en parler.

M. Alain Chatillon. - La crise sanitaire a mis en évidence le quasi-abandon de certaines productions sur le territoire européen, ce qui met en danger des chaînes de production entières : je pense, par exemple, aux principes actifs de l'industrie pharmaceutique, à certaines matières premières textiles ou aux minerais rares.

Nous suivons avec grand intérêt la mise en oeuvre des projets importants d'intérêt européen commun (Pieec) comme celui qui aboutit en ce moment au lancement d'un champion européen de la batterie électrique. Il faut accélérer leur déploiement : où en est-on aujourd'hui ? Le Pieec sur l'hydrogène verra-t-il bientôt le jour ? La Commission envisage-t-elle aussi un Pieec en matière d'intelligence artificielle, comme l'a demandé le Sénat ?

Au-delà, quelles politiques envisagez-vous pour encourager les entreprises à relocaliser sur le sol européen ? Quels sont les leviers les plus efficaces selon vous : investissement, fiscalité, taxe carbone aux frontières, environnement réglementaire, etc. ?

Dans le cadre de la gestion de la crise économique et de la préparation de la relance, la Commission européenne a annoncé que 240 milliards d'euros pourraient être mobilisés au titre du mécanisme européen de stabilité et une centaine de milliards d'euros par la Banque européenne d'investissement (BEI). Dans un souci d'efficacité, il est crucial que les critères d'éligibilité à ces aides soient souples et clairs. Pourriez-vous déjà nous indiquer les critères qui devraient être retenus ? Certaines catégories d'entreprises sont-elles plus particulièrement visées que d'autres ?

Notre commission des affaires économiques est très engagée sur la régulation des géants du numérique. Elle a fait adopter une proposition de loi sur ce thème à l'unanimité au Sénat, avec, pour principale disposition, la neutralité des terminaux. La Commission européenne semblait très allante sur le sujet, mais nous nous inquiétons des délais inhérents aux procédures institutionnelles alors qu'il y a urgence : la crise risque de renforcer la position dominante de certains grands acteurs. Pouvez-vous nous dire si la régulation économique du numérique, que nous appelons de nos voeux, fait partie de vos priorités de l'après-crise ?

M. Franck Montaugé. - Lors de la présentation de la nouvelle stratégie industrielle de la Commission, vous avez indiqué que les entreprises allaient devoir, de plus en plus, prendre en compte dans leurs chaînes d'approvisionnement, outre le prix, l'empreinte carbone, la numérisation et la proximité des lieux de production par rapport aux clients. La France s'est finalement ralliée à la déclaration commune de onze États membres qui souhaitent que le plan de relance n'oublie pas l'enjeu environnemental et le climat. Les patrons des grandes entreprises ont tendance à privilégier naturellement, dans l'urgence, le redressement de leur société. Cependant, il ne faut pas opposer croissance et décroissance, mais plutôt voir comment la croissance peut être compatible avec la vie sur la terre et contribuer au bien-être. Dès lors, quelles initiatives entendez-vous prendre pour que les modèles décisionnels des États et des entreprises intègrent les problématiques économiques, sociales et culturelles ? En particulier, est-il envisageable d'intégrer dans les normes comptables International Financial Reporting Standards (IFRS) les enjeux liés au climat ou au développement durable ?

En ce qui concerne le numérique, le Sénat, dans le prolongement des travaux de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique, qui vous avait auditionné et dont le rapporteur était Gérard Longuet, a adopté, à l'unanimité, une proposition de loi visant notamment à garantir la neutralité des terminaux, la lutte contre les acquisitions prédatrices et la protection des internautes. L'Allemagne s'est engagée dans une voie similaire. La crise conduira-t-elle à des inflexions des orientations de la politique européenne en matière numérique pour garantir sa souveraineté par rapport aux GAFA, qui justement travaillent sur les modalités d'interopérabilité entre leurs plateformes ?

M. Henri Cabanel. - M. Le Maire s'est félicité de l'accord obtenu au terme de la réunion de l'Eurogroupe jeudi dernier, qui prévoit 540 milliards d'euros pour lutter contre la crise et un éventuel fonds de relance. Mais l'unité est-elle réelle ou n'est-elle que de façade ? Comment le fonds de relance sera-t-il abondé ?

Les crédits non utilisés des fonds structurels pourront être employés pour pallier les effets négatifs de la crise. Les pêcheurs pourront bénéficier de mesures spécifiques de soutien en cas d'arrêt temporaire de l'activité ou pour financer le stockage : selon quelles modalités concrètement ?

Enfin, le Parlement européen a voté, à une très large majorité, une résolution appelant à une mutualisation de la dette, par le biais d'obligations garanties par le budget européen, et à la création d'un fonds de solidarité européen d'au moins 50 milliards d'euros. Qu'en pensez-vous ?

Mme Agnès Constant. - Vous préparez des lignes directrices pour encadrer la mise au point d'applications de traçage. L'objectif est de garantir le respect de la vie privée de nos concitoyens. En particulier, je me félicite que vous ne reteniez que des systèmes reposant sur la base du volontariat. Les GAFA réfléchissent à des applications. Vous avez échangé personnellement avec les dirigeants de Google et d'Apple. Ne faudrait-il pas toutefois privilégier une solution européenne ?

En outre, comment envisagez-vous la transformation numérique de la santé ? Celle-ci est déjà amorcée, comme en témoigne le plan « Ma santé 2022 », qui a permis le développement de l'espace numérique de santé. Sera-t-il nécessaire, à terme, de modifier le RGPD pour simplifier l'utilisation des données numériques et améliorer la prise en charge sanitaire des citoyens ?

M. Thierry Breton. - Les Pieec constituent un instrument que nous voulons développer. La crise renforce l'analyse que nous avions faite lorsque nous avions présenté la nouvelle stratégie industrielle de l'Europe. J'avais indiqué à l'époque que nous entrions dans l'ère de la « glocalisation », l'articulation du global et du local.

La crise sanitaire a mis en évidence, vous avez raison, le quasi-abandon de la production sur le territoire européen de certains principes actifs en pharmacie, comme la pénicilline. Il est nécessaire d'en rapatrier la production. Les entreprises pharmaceutiques ont d'ailleurs spontanément commencé à le faire.

Les terres rares se trouvent majoritairement en Chine. J'ai lancé une mission pour recenser l'ensemble des minéraux et des terres rares dont nous disposons en Europe, avec la perspective, éventuellement, de réactiver certaines activités minières, dans le respect évidemment des exigences environnementales. J'ai déjà évoqué le cas du textile et le rapatriement rapide de certaines productions avec la crise.

Nous avons commencé à réfléchir au Pieec sur l'hydrogène. Sur l'intelligence artificielle, nous avons une approche un petit peu différente. J'ai souhaité que nous menions en amont une vraie réflexion sur les données en Europe. Sans elles, pas d'intelligence artificielle ! Ces données nous appartiennent. Il est donc nécessaire d'en avoir une bonne maîtrise, de savoir ce que l'on en fait, comment elles sont constituées, car ce sont elles qui nourrissent les algorithmes d'intelligence artificielle et les machines apprenantes. L'Europe est le premier continent à développer une véritable stratégie offensive en la matière. J'avais indiqué, avant la crise, que les données industrielles allaient devenir un enjeu crucial et que l'Europe était très bien placée : c'est encore plus vrai maintenant, d'autant que ces avancées contribueront au maintien de notre tissu industriel. Nous avons donc lancé un Pieec pour définir des architectures susceptibles de porter des clouds, des serveurs accessibles à distance, localisés par secteurs et permettant d'héberger des stacks, des piles de données, susceptibles d'être agrégées pour développer des applications d'intelligence artificielle. Notre objectif est de construire des plateformes qui permettront ensuite de concevoir les applications.

La régulation du numérique est une priorité. Les plateformes américaines ou chinoises ont capté les données personnelles parce qu'elles avaient l'avantage d'être adossées à des marchés intérieurs vastes, mais nous avons été les premiers en Europe à développer des applications à partir de données industrielles, car nous avions la base industrielle la plus évoluée, et c'est pour cela que je me bats pour la maintenir. J'espère que nous parviendrons à proposer le Digital Services Act avant la fin de l'année et que la crise ne perturbera pas trop notre agenda numérique.

J'ai toujours dit que ce n'était pas aux pays de s'adapter aux plateformes, mais que celles-ci devaient se conformer à nos règles. J'entretiens une relation personnelle avec les dirigeants des grandes plateformes et à chaque fois que j'aborde un problème, elles font preuve de réactivité et de maturité. Cela ne signifie pas qu'il ne faudra pas encore réglementer en matière de protection des données personnelles, de lutte contre les fake news, contre l'incitation à la haine et au terrorisme, contre la contrefaçon, etc., mais il faut noter aussi que, dans cette période particulière, les comportements évoluent. Je ne suis pas naïf, mais je sens une inflexion de la part des GAFA. Notre dialogue est permanent. Comme je le disais à Mark Zuckerberg, en matière de données numériques, tout ce qui n'est pas interdit n'est pas forcément autorisé !

Vous posez la question de l'intégration des enjeux climatiques, environnementaux et de développement durable dans les normes comptables. Il faut reconnaître que ces enjeux sont de plus en plus pris en compte par les entreprises. On observe une véritable prise de conscience. Les grandes entreprises publient un rapport annuel sur le développement durable et celui-ci est souvent un critère de rémunération des dirigeants. L'empreinte carbone est une nouvelle exigence. Faut-il pour autant inscrire ces exigences dans les normes comptables ? Nous n'en sommes pas là, mais on ne s'interdit rien.

Avec la crise, la solidarité revient en force, alors que l'on avait le sentiment auparavant que l'individualisme était roi, qu'il s'agisse de la solidarité avec les personnels de santé, que l'on applaudit tous les soirs, de la solidarité entre les pays, que je constate chaque jour lorsque l'on essaie de répartir certains matériels médicaux en fonction de l'évolution de l'épidémie, ou de la solidarité entre les continents, entre l'Europe et la Chine par exemple. On ne sortira de la crise que si nous sommes solidaires les uns les autres.

Une mutualisation de la dette ? Nous n'en sommes pas encore là. Mais à chacun son rôle : le mien est de définir les besoins et de les chiffrer. J'ai fait des propositions et la présidente de la Commission les a reprises en évoquant un plan Marshall. Il s'agit désormais de savoir comment les financer et de faire en sorte que chaque pays partage le sentiment de l'urgence. L'essentiel est de mettre en oeuvre rapidement ce plan. Peu importe qu'il prenne la forme d'un fonds, d'obligations, etc. Je n'aime pas l'expression « mutualisation des dettes », qui laisse croire que l'on voudrait mutualiser toutes les dettes passées. Non ! Il est simplement question d'isoler les dépenses qui correspondent à la période particulière que nous traversons. L'enjeu est de réaffirmer notre solidarité et de faire en sorte que chaque pays ait un accès équitable aux financements. Il ne s'agit pas de demander à certains de payer plus que d'autres puisque chacun y aura accès en fonction de sa part dans le PIB européen. Il reste aux vingt-sept à se mettre d'accord sur le montant et les modalités. L'option d'un fonds intégré au cadre financier pluriannuel est aussi sur la table.

Mme Constant a évoqué mes discussions avec les présidents d'Apple et de Google. Je précise que les applications de suivi, et non de tracking, seront développées en Europe, par des entreprises européennes, sur la base des lignes directrices claires que les États membres ont adoptées à l'unanimité jeudi dernier et qui sont accessibles sur internet. L'application, que chacun sera libre d'installer ou non sur son téléphone, permettra de savoir s'il l'on a, au cours de ses déplacements, croisé des personnes infectées par le virus et qui ont déclaré dans l'application qu'elles étaient malades. L'application fonctionnera grâce au Bluetooth. Donc, ce que nous demandons à Google et Apple est simplement de garantir l'interconnexion entre les téléphones par le biais du Bluetooth, qu'ils fonctionnent sous Android ou iOS. En aucun cas on ne leur demande de concevoir l'application.

Enfin, la stratégie pour les données que j'avais présentée contenait tout un volet sur les données de santé. Je suis convaincu que l'on peut traiter cette question en respectant le RGPD.

M. Didier Marie. - Après la crise financière de 2008, qui a affaibli durablement nos entreprises, la Chine a investi massivement dans des entreprises stratégiques, d'infrastructures ou de télécommunications notamment, dans nos pays. Comment éviter que la crise sanitaire ne donne une nouvelle occasion à ce pays, ou à d'autres, de prendre le contrôle d'entreprises européennes stratégiques ?

Vous avez dit que nous étions allés trop loin dans la mondialisation, mais comment relocaliser ?

Enfin, la Commission européenne a considéré que la Chine était à la fois un rival et un partenaire stratégique. Comment l'Europe peut-elle faire entendre sa voix à l'échelle internationale entre la Chine et les États-Unis ?

M. Olivier Henno. - Comment voyez-vous la politique de la concurrence de demain ? Peut-elle rester essentiellement fondée sur le prix au consommateur ? Comment peut-on lutter contre le dumping social et environnemental ?

Mme Mireille Jouve. - L'agriculture est apparue comme le front le plus important après la santé dans la crise actuelle. La question de notre indépendance alimentaire revient souvent dans les débats. Or elle pourrait être fragilisée si certaines de nos filières ne parvenaient pas à surmonter la crise. La Commission européenne a annoncé des mesures de soutien au secteur agricole, mais le déconfinement risque d'entraîner un déstockage important de produits alimentaires susceptible de faire chuter les cours. Comment évaluez-vous ce risque ? Comment réguler l'écoulement des produits ?

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Notre collègue Jean-François Rapin, empêché d'intervenir directement, souhaiterait vous demander si la crise actuelle ne doit pas nous inciter à compléter le programme Horizon Europe avec un nouvel axe consacré au sanitaire ?

M. Thierry Breton. - Monsieur Marie, vous avez raison d'évoquer l'attitude de la Chine. Comme je le disais, la crise historique que nous traversons va certainement jouer un rôle d'accélérateur sur de nombreux plans, y compris en avivant les tensions entre la Chine et les États-Unis - on le constate chaque jour. Je partage totalement à cet égard l'excellente analyse de M. Jean-Yves Le Drian parue aujourd'hui dans le journal Le Monde. J'évoque beaucoup ce sujet avec mon collègue Josep Borrell, Haut Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Nous devons maintenir un level playing field, c'est-à-dire un système équitable qui permet à la concurrence de s'exercer dans des conditions justes, entre nous - en limitant les disparités au sein du marché intérieur - mais aussi entre les continents. Les Américains ont débloqué en quelques jours plus de 2 200 milliards d'aides pour soutenir leurs entreprises, dont 25 milliards pour leurs compagnies aériennes. Les Chinois font la même chose. Nous devons donc mobiliser des montants comparables si nous ne voulons pas affaiblir nos entreprises et risquer de les voir être la proie d'un prédateur soutenu par ces États. C'est la raison pour laquelle je me bats pour protéger nos entreprises.

Je n'ai jamais été un ardent défenseur des nationalisations par principe, mais, en l'occurrence, si l'État doit intervenir pour protéger une entreprise, il devra le faire, fût-ce de manière temporaire, car il faut préserver l'équité et la juste concurrence. Les nationalisations constituent un instrument pour défendre des entreprises stratégiques menacées.

Avec Phil Hogan, commissaire au commerce, nous travaillons aussi sur d'autres instruments pour interdire les participations ou les prises de contrôle de la part d'entreprises contrôlées directement ou indirectement par des États étrangers. Nous sommes donc très attentifs sur ce sujet et nous nous sommes dotés des instruments pour y faire face. La France a ainsi prévu 20 milliards d'euros pour aider les entreprises stratégiques ; l'Allemagne, 100 milliards. Il ne s'agit pas pour autant de dilapider l'argent : n'oublions pas en effet que nous l'empruntons et que nous engageons notre avenir et celui de nos enfants. Mais nous devons maintenir notre appareil productif, la compétitivité de notre économie et dépenser dans les mêmes proportions que les autres continents.

Il convient aussi d'éviter que l'Europe ne devienne le terrain de jeu de la Chine et des États-Unis. C'est pour cela que j'ai toujours plaidé pour que l'Europe acquière une plus grande autonomie en matière de défense et de sécurité. Il est essentiel d'avoir la maîtrise de notre outil de défense, de renforcer notre coopération, de mieux doter le Fonds européen de défense pour préparer l'avenir et garantir notre indépendance. J'espère que la crise nous permettra d'aller plus loin en contribuant à lever les réticences de certains États. On se rend de plus en plus compte que, même si nous pouvons avoir des alliances, nous sommes de plus en plus seuls en ce qui concerne notre autonomie et notre défense.

Monsieur Henno, je n'ai pas attendu la crise pour déplorer que le seul but de la politique de concurrence soit de garantir au consommateur des prix bas. La vraie politique de la concurrence doit permettre aux entreprises de rester au centre du jeu. La stratégie industrielle européenne que j'ai présentée avant la crise s'inscrit dans ce sens. Elle me semble plus d'actualité que jamais.

Madame Jouve, l'agriculture est un sujet central. Elle ne relève pas de ma compétence directe, mais de celle du commissaire à l'agriculture ; en revanche, je suis chargé de l'agroalimentaire. Nous sommes très attentifs aux problèmes de déstockage avec le déconfinement. Je l'ai évoqué hier avec la filière laitière. Nous sommes conscients des difficultés et essayons de trouver des solutions.

Il ne me semble pas enfin nécessaire de modifier les programmes d'Horizon Europe pour financer le sanitaire. Grâce à l'accord de l'Eurogroupe, il est déjà possible de mobiliser plus de 200 milliards d'euros au titre du MES qui pourront bénéficier aux industries de santé.

M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Je complète les propos de Mme Jouve sur l'agriculture.

Depuis plusieurs années, le Sénat plaide pour repenser la place de l'agriculture par rapport à la politique de la concurrence. Depuis cinquante ans, on a mis l'accent sur les consommateurs, mais on a oublié les producteurs. Il est temps de s'occuper d'eux. Avec Sophie Primas, nous allons déposer une proposition de résolution européenne pour faire activer les articles 219 et 222 du règlement sur les organisations communes des marchés des produits agricoles (OCM).

M. Thierry Breton. - Vous avez pu constater que je suis aux côtés du Sénat. Chacun à notre place, nous nous battons. Je tiens à saluer votre action sur le terrain aux côtés des maires qui jouent un rôle essentiel pendant la crise.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nous vous remercions de votre participation.

La réunion est close à 15 h 55.