Jeudi 10 avril 2025

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées -

La réunion est ouverte à 9 h 05.

Audition de M. Vladimir Kara-Mourza, vice-président de la Fondation Russie libre, ancien prisonnier politique russe

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Madame la vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, chère Catherine Dumas,

Nous sommes heureux d'accueillir ce matin, au Palais du Luxembourg, Monsieur Vladimir Kara-Mourza, vice-président de la Fondation Russie Libre. Je veux remercier notre collègue Claude Kern, que vous avez vu lundi à Strasbourg, à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et qui a permis votre venue au Sénat.

Je rappelle que cette audition est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et qu'elle est ouverte à la presse.

Monsieur Kara-Mourza, vous êtes un homme politique russe, opposant de longue date à Vladimir Poutine, mais aussi un auteur, un historien et un documentariste.

Proche de Boris Nemtsov, assassiné en février 2015, vous avez été vice-président du Parti de la liberté populaire, candidat au Parlement russe et vous avez joué un rôle clé dans l'adoption par l'Union européenne d'un régime mondial de sanctions en matière de droits de l'homme, connu sous le nom de « sanctions Magnitski ».

Vous avez payé votre engagement politique au prix fort. Vous avez été empoisonné à deux reprises, en 2015 et en 2017, ce qui vous a alors plongé dans le coma. Une enquête conjointe menée par plusieurs médias a identifié les agents du FSB responsables de ces attaques. Cela ne vous a pas arrêté et vous avez continué de défendre vos convictions et votre conception de la démocratie, de l'État de droit et des droits de l'homme.

En avril 2022, vous avez a été arrêté à Moscou pour avoir dénoncé publiquement l'invasion de l'Ukraine et les crimes de guerre commis par les forces russes. Condamné à 25 ans de prison pour « haute trahison » à la suite d'un procès à huis clos, vous avez été placé à l'isolement dans une prison de haute sécurité en Sibérie. Vous avez été libéré en en août 2024, dans le cadre du plus grand échange de prisonniers est-ouest depuis la Guerre froide.

Les chroniques écrites depuis votre prison vous ont valu le prix Pulitzer en 2024 et l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, au sein de laquelle siègent douze de nos collègues, vous a décerné en 2022 le Prix des Droits de l'Homme Václav Havel, sa plus haute distinction. C'est votre épouse Evguenia qui l'avait alors reçu en votre nom, alors que vous étiez en prison.

Cet engagement exceptionnel en faveur de la démocratie, des droits de l'homme et de l'État de droit, qui sont au coeur des valeurs européennes, force l'admiration.

Peut-être pourrez-vous nous faire part de votre vision de la diffusion de ces valeurs au sein d'une société russe soumise à une répression implacable, alors que la Fédération de Russie s'en est éloignée et les conteste aujourd'hui ouvertement.

Quel regard portez-vous sur la politique de sanctions mises en oeuvre par l'Union européenne à l'encontre de la Fédération de Russie - pas moins de 16 paquets de sanctions ont été adoptés depuis le 24 février 2022 ? Pensez-vous qu'elle puisse durablement affaiblir le régime de Vladimir et avoir des effets à moyen ou long terme ?

Qu'espérez-vous des institutions de l'Union européenne, mais aussi du Conseil de l'Europe, qui vous ont toujours soutenu, pour maintenir la flamme des valeurs européennes en Russie, qui restera toujours notre grand voisin ? Je reviens d'Estonie où j'ai ressenti très fortement cette dimension et la crainte qu'une forme de tradition impérialiste russe soit toujours présente, au-delà de la personnalité de Vladimir Poutine.

Enfin, je veux rappeler que le Sénat français, à l'initiative de notre ancien collègue André Gattolin, que vous connaissez bien, avait été la première chambre européenne à adopter une résolution condamnant les déportations d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.

Je souhaite donc vous demander votre analyse sur ce dossier très sensible, alors que les États-Unis ont décidé de négocier avec la Russie un arrêt du conflit en Ukraine, mais à quel prix.

Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Chers collègues, je me réjouis de cette initiative conjointe de nos deux commissions pour vous auditionner, cher Vladimir Kara-Mourza. Je vous prie d'excuser l'absence de notre Président, Cédric Perrin, qui regrette de ne pouvoir être parmi nous ce matin.

Dans un documentaire intitulé Russie, nouvelle histoire, diffusé sur la télévision russe en décembre 2021, Vladimir Poutine qualifiait l'effondrement de l'Union soviétique en 1991 de « désintégration de la Russie historique ». Il y révélait avoir dû travailler comme chauffeur de taxi pour compléter ses revenus durant la crise économique des années 1990 qui a suivi la chute de l'URSS. Nous aurions dû sans doute être plus attentifs aux déclarations du chef de l'État russe, qui n'a jamais dissimulé sa nostalgie pour l'URSS de Staline ni son ressentiment suite au déclassement de la Russie dans les années 1990 et 2000. L'expérience européenne nous a appris que le ressentiment d'un peuple suite à une défaite peut être un puissant moteur d'adhésion à une idéologie fondée sur la revanche, la limitation des libertés et, in fine, le recours à la violence. Au lendemain de l'invasion de l'Ukraine en février 2022, de nombreux Européens se sont interrogés sur la réaction de la société russe. Allait-elle se soulever contre cette politique d'agression ? Il n'en fut rien. Quelques centaines de milliers de Russes ont fui le pays avec l'accord tacite du Gouvernement, qui voyait ainsi s'éloigner le risque de contestation. Cependant, une large majorité de la population semble toujours soutenir son président.

Mes premières questions porteront donc sur la stratégie mise en oeuvre par le pouvoir russe pour museler la société russe et sur l'état d'esprit de celle-ci aujourd'hui. Quel est l'état du débat public en Russie ? Compte tenu de toutes les dispositions adoptées pour criminaliser les avis divergents, comment qualifiez-vous le régime russe et quelle est, selon vous, sa solidité ?

Concernant plus particulièrement la société russe, quel est son état d'esprit ? Quel est son degré d'information sur la réalité de la situation en Ukraine, compte tenu des sources d'informations étrangères qui pourraient être accessibles ?

Talleyrand, ancien ministre de Napoléon Ier, avait coutume de dire qu'on peut tout faire avec une baïonnette sauf s'asseoir dessus, pour signifier que le despotisme ne pouvait se prolonger éternellement sans une certaine assise sociale. Or on s'interroge beaucoup en Europe sur la situation exacte de l'économie russe. Le Gouvernement a fait basculer une partie importante de la production en mode « économie de guerre ». L'économie tourne à plein régime pour produire des armements. Qu'en est-il de la situation du « Russe moyen » ? A-t-il accès à la santé, à l'éducation, aux biens de première nécessité ? Quel est le niveau des retraites, des salaires les plus bas ? En un mot, pensez-vous que les salariés et les retraités pourront supporter encore longtemps ce régime d'exception ?

J'en viens maintenant aux actions conduites par les autorités russes, à la fois pour diviser les sociétés occidentales au travers d'ingérences et d'actions de sabotage, et aussi pour éliminer leurs adversaires russes à l'étranger. Selon vous, avons-nous pris la juste mesure de ces menaces ? N'est-il pas temps pour nos autorités de dénoncer de manière plus ferme la guerre hybride que mène le chef du Kremlin contre nos sociétés ?

Enfin, une dernière question. Certains observateurs ont cru reconnaître ces dernières semaines des éléments de langage russe dans les propos tenus par le Président Trump sur l'Ukraine, tandis que des experts estiment que Donald Trump était suivi et traité depuis des décennies par les services de renseignement russe. Avez-vous une opinion sur ces assertions très graves, qui créent un trouble important dans la situation actuelle ? Plus généralement, identifiez-vous une convergence de vues entre Donald Trump et Vladimir Poutine ?

M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour cette opportunité de m'exprimer devant vous. Cette année marque le 25e anniversaire de l'accession de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie. L'un de ses premiers actes symboliques fut le retour de l'hymne national soviétique, annonçant clairement ses intentions. Ses années au pouvoir se caractérisent par l'anéantissement de la démocratie naissante en Russie et l'établissement d'un État autoritaire répressif et belliqueux. Presque tous les médias indépendants russes ont été réduits au silence ou subissent une pression intense. Les chaînes de télévision, les stations de radio et les journaux servent désormais de porte-voix à une propagande gouvernementale haineuse et agressive. Les élections sont devenues des rituels vides de sens, sans véritable compétition et aux résultats prédéterminés. Par des manoeuvres pseudo-légales, Vladimir Poutine a contourné les limites constitutionnelles des mandats présidentiels pour se maintenir indéfiniment au pouvoir. L'année dernière, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et le Parlement européen ont adopté des résolutions qualifiant Vladimir Poutine de dirigeant illégitime.

Le Parlement russe est devenu une simple chambre d'enregistrement, dépourvue de pluralisme et d'opposition. Les manifestations pacifiques de l'opposition sont brutalement réprimées. Le système judiciaire agit comme un outil obéissant de l'État répressif. Le niveau de répression en Russie atteint des sommets inégalés depuis l'époque soviétique. Toute opposition au Gouvernement est considérée comme un délit criminel. Selon les chiffres des organisations de défense des droits humains, la Russie compte actuellement 1 571 prisonniers politiques, un nombre supérieur à celui de l'Union soviétique au milieu des années 1980, et qui ne cesse d'augmenter. Cette semaine, 160 personnes comparaîtront devant les tribunaux pour des accusations politiques. L'emprisonnement n'est pas le pire sort réservé aux opposants au régime. Il y a dix ans, Boris Nemtsov, ancien vice-Premier ministre et figure de proue de l'opposition démocratique, a été assassiné près du Kremlin. L'année dernière, Alexeï Navalny a été tué en prison dans l'Arctique. Je suis convaincu que dans les deux cas, les ordres émanaient directement de Vladimir Poutine.

En Russie, la répression intérieure et l'agression extérieure vont toujours de pair. Un gouvernement qui ne respecte pas les droits et libertés de son peuple ne respectera pas le droit international ni les frontières de ses voisins. Le règne de Vladimir Poutine a été marqué par des guerres sanglantes et interminables en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie et en Ukraine. Depuis trois ans, le régime de Vladimir Poutine mène le plus grand conflit militaire sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale, une attaque brutale et non provoquée contre une nation souveraine et pacifique. J'exhorte les responsables politiques occidentaux qui envisagent de normaliser les relations avec Vladimir Poutine à se souvenir que ses mains sont couvertes de sang. J'espère que le monde libre fera la distinction entre le régime de Vladimir Poutine et la société russe, et entendra les voix de ceux qui s'opposent à cette guerre criminelle. La catégorie la plus importante de prisonniers politiques russes est celle des personnes ayant protesté contre la guerre en Ukraine. Ces protestations ont pris diverses formes, entraînant de lourdes peines de prison. Alexeï Gorinov, conseiller municipal de Moscou, a écopé de sept ans de prison pour avoir demandé une minute de silence pour les enfants ukrainiens tués par les bombes russes. Maria Ponomarenko, journaliste sibérienne et mère de deux enfants, a été condamnée à six ans de prison pour avoir dénoncé le bombardement du théâtre de Marioupol, qui a tué des centaines de civils. Dmitry Ivanov, mathématicien talentueux, a reçu huit ans et demi de prison pour avoir publié des informations sur les crimes de guerre russes à Boutcha. Cette liste s'accroît chaque jour.

Il est impératif que tout accord de paix en Ukraine prévoie la libération de tous les captifs de cette guerre : les prisonniers de guerre des deux côtés, les otages civils ukrainiens, les enfants ukrainiens déportés de force en Russie, et les prisonniers politiques russes qui ont refusé de rester silencieux face à ces atrocités. La propagande de Vladimir Poutine veut faire croire que tous les Russes soutiennent son régime et sa guerre, mais l'escalade constante de la répression raconte une histoire différente. Les centaines de personnes emprisonnées, les milliers qui ont fait face à des accusations administratives, les dizaines de milliers détenues lors des manifestations antiguerre, et les centaines de milliers qui ont signé des pétitions pour un candidat antiguerre sont les visages d'une Russie différente. Cette Russie s'oppose aux criminels de guerre du Kremlin. C'est une Russie pleine d'espoir, pacifique et démocratique, qui réalisera la promesse d'une Europe entière, libre et en paix. Je crois en cette promesse de tout mon coeur et je sais que beaucoup d'entre vous y croient aussi. Travaillons ensemble pour en faire une réalité.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie pour votre témoignage poignant. Je note avec admiration que vous avez choisi de parler des souffrances des autres plutôt que des vôtres, démontrant ainsi votre altruisme. Votre exposé, bien que militant, est tout à fait compréhensible au vu de la situation. Je propose maintenant de donner la parole à nos collègues pour leurs questions. François Bonneau, vous avez la parole.

M. François Bonneau. - Monsieur Kara-Mourza, nous sommes honorés de vous accueillir au Sénat aujourd'hui. Vous êtes non seulement un résistant à la dictature poutinienne, mais aussi un miraculé. Face à la désinformation profonde qui affecte la société russe depuis deux décennies, tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux, comment le message de l'opposition peut-il parvenir à influencer la société russe aujourd'hui, compte tenu de l'emprise du régime sur les médias ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Je tiens à exprimer mon admiration pour votre courage et celui des personnes qui soutiennent la restauration d'un régime véritablement démocratique en Russie, dans ce contexte extrêmement difficile. Hier, nous avons eu l'opportunité de rencontrer la présidente du groupe d'amitié France-Ukraine à la Rada. Lors d'une discussion informelle après la séance, je l'ai interrogée sur le véritable canal de négociation dans le conflit actuel. Elle a affirmé catégoriquement que le seul canal existant est celui entre les États-Unis et la Russie. Selon elle, ni l'Ukraine ni la Russie n'ont réellement intérêt à cesser les combats actuellement. Du côté russe, une caste de privilégiés bénéficie désormais de nouveaux moyens financiers, notamment les personnes mobilisées qui sont récompensées, entraînant une diffusion financière importante en Russie. Une démobilisation risquerait de créer des troubles sociaux. Du côté ukrainien, la crainte est qu'une démobilisation compromette la capacité à remobiliser si le conflit venait à reprendre. Cette situation complexe semble indiquer que ni l'Ukraine ni la Russie ne sont en mesure d'arrêter effectivement les combats aujourd'hui. J'aimerais connaître votre point de vue sur cette analyse.

M. Michaël Weber. - Je vous remercie pour cet échange qui met en lumière la valeur de la démocratie dans notre pays. Il est important de rappeler la longue histoire d'amitié entre les peuples russe et français, un élément crucial à garder à l'esprit lors de nos discussions sur la situation politique actuelle.

Deux questions me préoccupent particulièrement. Premièrement, nous constatons que la situation actuelle n'a pas d'impact significatif sur la société russe. Les mouvements sociaux, bien que relayés par l'Occident, n'influencent ni le Gouvernement ni Vladimir Poutine, et les actions de la société civile russe restent limitées. Comment expliquer cette apparente passivité ? Est-ce le résultat d'une soumission historique, de la peur, ou de pressions exercées sur la population ?

Deuxièmement, le 7 mars dernier à Rome, j'ai rencontré l'opposition biélorusse en exil, notamment Svetlana Tikhanovskaïa, principale figure de l'opposition à Alexandre Loukachenko. La Biélorussie compte aujourd'hui près de 1 200 prisonniers politiques détenus arbitrairement. Votre fondation, qui oeuvre pour une alternative démocratique en Russie, coopère-t-elle avec l'opposition démocrate biélorusse qui poursuit le même objectif ? Existe-t-il une stratégie commune pour défendre ces valeurs partagées ?

M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour ces questions pertinentes. La diffusion de notre message est effectivement cruciale. Historiquement, la chute du régime communiste a été en grande partie due à la diffusion d'informations véridiques par des radios occidentales telles que Radio France Internationale, Radio Liberté, BBC et Deutsche Welle. Dans les années 1990, après la chute du mur, selon un rapport du KGB, environ 30 millions de citoyens soviétiques adultes écoutaient régulièrement ces radios, ce qui a directement contribué aux événements de 1991. Aujourd'hui, avec les technologies modernes, cette diffusion d'information devrait être plus aisée. Cependant, nous constatons souvent que les gouvernements et les grandes entreprises technologiques occidentaux, au lieu d'aider la population russe à accéder à la vérité, facilitent parfois la censure du régime de Vladimir Poutine. Par exemple, Apple a récemment supprimé plus de 50 systèmes VPN de son App Store à la demande du Gouvernement russe, entravant ainsi l'accès à l'information libre. De plus, aux États-Unis, l'administration actuelle a considérablement réduit le service des médias indépendants destinés à l'étranger, comme Radio Liberté et Voice of America. Cette décision a été accueillie avec enthousiasme par les propagandistes du régime de Vladimir Poutine, comme l'a exprimé publiquement Margarita Simonian, directrice de RT.

Nous nous efforçons de diffuser notre message via Internet, malgré la censure en Russie. Cependant, nous sommes confrontés à un paradoxe : certaines entreprises et gouvernements occidentaux semblent parfois faciliter la censure du gouvernement de Vladimir Poutine plutôt que d'aider les citoyens russes à accéder à l'information libre.

Mon expérience personnelle en prison illustre l'importance cruciale de l'accès à l'information. Lors de mon arrestation le 30 octobre 2022, j'ai été placé dans une cellule avec cinq détenus de droit commun. Ces derniers, exposés uniquement à la propagande télévisuelle de Vladimir Poutine, répétaient sans réfléchir les narratifs officiels sur la guerre en Ukraine. J'ai dû faire preuve d'une grande patience pour expliquer la situation en Ukraine à ces cinq personnes. Après trois ou quatre semaines d'échanges, de réponses à leurs questions et d'explications, elles ont fini par partager mon point de vue sur cette guerre. Ce changement d'opinion n'est pas dû à des arguments extraordinaires de ma part, mais simplement au fait que je leur ai fourni des informations factuelles. Il est choquant de constater qu'une grande partie de la population russe ignore ce qui se passe réellement en Ukraine. Leur unique source d'information provient des médias contrôlés par le Gouvernement, à savoir la télévision et la radio. La majorité des Russes, comme la plupart des gens dans le monde, sont des personnes ordinaires qui préfèrent naturellement la paix à la guerre. Toute personne normale serait horrifiée d'apprendre que des civils sont tués et que des villes, des hôpitaux et des écoles sont bombardés. Le problème réside dans le fait qu'une large partie de la population russe n'a pas accès à ces informations. Pour l'opposition démocratique russe et le monde libre, la priorité absolue doit être de diffuser ces informations objectives auprès du peuple russe. Cette stratégie a déjà fait ses preuves à l'époque soviétique et peut fonctionner à nouveau. Cependant, cela nécessite un effort concerté et une volonté politique, y compris de la part du monde démocratique. Il est crucial que les deux parties, l'opposition russe et le monde libre, comprennent que c'est un objectif commun.

Comme je l'ai mentionné précédemment, en Russie, la répression interne et l'agression externe sont les deux faces d'une même médaille. Il est dans notre intérêt commun de voir des changements politiques en Russie, de la voir devenir un pays normal, civilisé, démocratique et pacifique. Je suis profondément convaincu que la seule façon d'assurer la stabilité, la sécurité et la paix sur notre continent européen est d'avoir une Russie démocratique. La Russie étant le plus grand pays d'Europe, tant qu'un régime comme celui d'aujourd'hui sera en place, il n'y aura jamais de paix véritable. Il est donc primordial de travailler ensemble pour rapprocher le jour où des changements significatifs se produiront en Russie.

Concernant la question du cessez-le-feu et de la position des parties, il est évident que Vladimir Poutine ne souhaite pas mettre fin à cette guerre qu'il a lui-même déclenchée sans aucune provocation. Les justifications avancées par le Kremlin sont totalement dénuées de fondement. La tactique actuelle semble être de gagner du temps pendant que la communauté internationale tente de faciliter les négociations. Les récents bombardements, notamment celui qui a coûté la vie à neuf enfants en une seule journée, illustrent parfaitement l'attitude de Vladimir Poutine et sa réponse à ceux qui cherchent une solution pour un cessez-le-feu. Lors de récentes discussions avec mes collègues ukrainiens à Strasbourg, durant la session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, j'ai pu constater leur profonde lassitude face à cette guerre. Des villes entières ont été détruites, de nombreuses vies ont été perdues et la société ukrainienne aspire de plus en plus à la fin du conflit. Cependant, il est crucial que cela ne se traduise pas par une capitulation de l'Ukraine. Nous ne pouvons pas permettre au régime de Vladimir Poutine de présenter cela comme une victoire, car nous savons que tant qu'il restera au pouvoir, les guerres continueront. C'est inhérent à la nature de ce régime qui a besoin de ces conflits pour se maintenir.

Dans l'immédiat, le mieux que nous puissions espérer est un cessez-le-feu, mais il ne faut pas se leurrer : une paix véritable est impossible tant que Vladimir Poutine reste au pouvoir. C'est pourquoi il est crucial que tout accord de cessez-le-feu ou traité inclue une clause sur la libération de tous les otages et prisonniers. Une importante campagne internationale, menée conjointement par des organisations de défense des droits humains ukrainiennes et russes, a été lancée dans ce sens. Cette collaboration rare réunit le Centre pour les libertés civiles en Ukraine, dirigé par Oleksandra Matviïchouk, co-lauréate du prix Nobel de la paix 2022, et du côté russe, Memorial, une organisation légendaire de défense des droits humains fondée par Andreï Sakharov. Yan Rachinsky, le chef du centre des droits humains de Memorial, également co-lauréat du prix Nobel de la paix 2022, est impliqué dans cette initiative. Cette campagne, soutenue par de nombreuses ONG de défense des droits humains du monde entier, y compris en France, s'intitule « People First ». Elle vise à mettre l'accent sur l'aspect humain du conflit, souvent négligé dans les négociations entre l'administration Trump et le régime de Vladimir Poutine, qui semblent se concentrer sur des questions de ressources, d'argent ou de territoires. Rien n'est plus important que les vies humaines. Des centaines de milliers de vies ont déjà été détruites par cette guerre, mais nous pouvons encore sauver des dizaines de milliers de personnes qui sont otages ou prisonnières de ce conflit. Il est donc primordial que tout document de cessez-le-feu en Ukraine contienne une clause sur la libération de tous les otages. Cette question doit faire partie intégrante du processus de réconciliation.

L'administration Trump ne prendra pas position sur cette question, car elle se focalise uniquement sur les aspects économiques et les ressources. Il est donc crucial que l'Union européenne, lors des négociations, mette en avant la libération de tous les otages et la restitution des biens ukrainiens et russes comme une priorité absolue. Rien n'est plus important que ces enjeux humains.

Concernant nos relations avec l'opposition en Biélorussie, il faut souligner que Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko sont devenus des acteurs mineurs sur la scène internationale. Depuis des années, nous observons que Vladimir Poutine consolide son pouvoir, tandis qu'Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, bénéficie d'une étroite coopération avec son homologue russe. Les manifestations de 2020 en Biélorussie ont clairement démontré qu'Alexandre Loukachenko n'a pu conserver son pouvoir que grâce au soutien de Vladimir Poutine. Face à cette alliance entre dictateurs, il est primordial que les mouvements démocratiques de nos deux pays intensifient également leur coopération. À Strasbourg, j'ai récemment eu des échanges avec nos collègues biélorusses. Nous maintenons un contact permanent avec l'équipe de Madame Tikhanovskaïa

Cohérence avec la page 9.

et d'autres représentants de l'opposition biélorusse. Tout comme ces deux derniers dictateurs européens s'entraident, j'espère qu'un jour nous assisterons à la chute simultanée de ces deux dernières dictatures en Europe. C'est dans cette optique que nous poursuivons notre collaboration, une démarche tout aussi importante pour nos homologues biélorusses.

Quant à l'absence apparente de protestations massives en Russie, il faut comprendre que dans n'importe quel pays, peu de gens sont prêts à risquer dix ans de prison pour un simple post sur Facebook ou une manifestation pacifique. Je suis fier que tant de Russes aient osé s'exprimer, malgré les risques d'emprisonnement et la répression du régime. Les statistiques officielles font état de plus de 20 000 arrestations en Russie depuis février 2022 pour des manifestations contre la guerre en Ukraine. En comparaison, lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968, seuls sept dissidents avaient osé manifester sur la Place Rouge à Moscou. Aujourd'hui, des dizaines de milliers de Russes protestent contre cette guerre, ce qui est un motif de fierté.

Il est évidemment impossible d'évaluer objectivement l'opinion publique dans un pays totalitaire où s'exprimer contre les autorités est un délit criminel. Les sondages montrant un fort soutien à Vladimir Poutine et à la guerre sont biaisés. Pour illustrer cela, je citerai l'exemple d'un habitant de Moscou condamné à cinq ans de prison simplement pour avoir répondu à un sondage qu'il s'opposait à la guerre en Ukraine.

Néanmoins, nous avons parfois des moments de vérité qui révèlent le mécontentement latent d'une partie importante de la population. L'un de ces moments s'est produit en janvier-février 2024, lors de la pseudo-élection présidentielle. Boris Nadejdine, un ancien député du Parlement russe et avocat, a annoncé sa candidature sur une plateforme antiguerre, promettant de mettre fin au conflit en Ukraine dès le 1er juin s'il était élu. La réaction du public a été stupéfiante. Dans toute la Russie, d'immenses files d'attente se sont formées pour signer sa pétition de candidature. En une semaine, il a recueilli 200 000 signatures, chaque signataire devant fournir son nom complet, son adresse et son numéro de passeport, malgré les risques évidents. Bien que sa candidature ait finalement été rejetée, cet épisode a montré que les opposants à la guerre et au régime ne sont pas isolés, contrairement à ce que la propagande poutinienne veut faire croire. J'ai reçu une lettre d'une jeune femme de Novorossiysk qui a attendu des heures pour signer cette pétition, concluant : « Je ne savais pas que nous étions si nombreux ». C'est précisément ce qui importe. On peut falsifier des élections et des sondages, mais on ne peut pas cacher les images de centaines de milliers de personnes qui ont pris position contre la guerre et le régime.

Aucun pays n'est condamné à vivre éternellement sous une dictature. La Russie a connu des périodes démocratiques dans son histoire, et je suis convaincu qu'elle redeviendra un pays normal, civilisé et démocratique. En tant qu'historien, je sais que l'histoire a ses propres lois et sa propre logique que personne, pas même Vladimir Poutine, ne peut altérer.

Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Je souhaite apporter un complément d'information concernant la situation interne en Russie que vous avez évoquée. Vous avez mentionné la privation d'information des citoyens russes, tout en soulignant l'aspect positif d'une ferveur prête à se réveiller. Sur le plan économique, vous avez rappelé qu'aucun pays n'est condamné à vivre sous une dictature, sachant que celle-ci impacte nécessairement l'économie. Pouvez-vous préciser la situation économique actuelle et les conditions de vie quotidienne des Russes ?

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - J'ajoute à votre questionnement l'impact des sanctions, qui y est directement lié. En plus des difficultés inhérentes à la vie dans un pays autoritaire, l'impact des sanctions actuelles se manifeste par un nouveau train de mesures qui vise à affaiblir davantage l'économie russe.

M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour ces questions. Les chiffres officiels dépeignent une situation économique florissante, ce qui est bien évidemment très éloigné de la réalité. Nous assistons actuellement à la mise en place d'une véritable économie de guerre, entièrement dépendante de la poursuite du conflit. Cette situation explique en partie pourquoi le pouvoir en place n'envisage pas de cesser les combats, anticipant les problèmes économiques majeurs qui en découleraient.

Le principal enjeu réside dans le fait que la croissance actuelle repose presque exclusivement sur l'industrie militaire et la production d'armements. Il ne s'agit en aucun cas d'une économie libre ni d'un véritable marché. Tout est orienté vers l'effort de guerre et la fin du conflit entraînera inévitablement de graves difficultés économiques. Il est important de noter que de nombreux combattants russes en Ukraine sont originaires des provinces de l'Est et de Sibérie. Cette situation s'explique par la pauvreté endémique de ces régions, le Gouvernement offrant des incitations financières substantielles à ceux qui s'engagent dans le conflit, ainsi qu'à leurs familles. À l'inverse, peu de Moscovites sont enclins à participer à cette guerre, tant pour des raisons morales qu'économiques.

Je suis convaincu que, lorsque l'opposition parviendra enfin à accéder au pouvoir, nous pourrons entreprendre la reconstruction de notre pays. Il ne s'agira pas uniquement de restaurer les institutions démocratiques, mais également de rebâtir les fondements d'une économie moderne et de rétablir la réputation internationale de la Russie, gravement compromise par les actions du régime actuel.

Concernant les sanctions, j'ai consacré une part importante de mon travail à promouvoir l'instauration de sanctions ciblées contre les fonctionnaires et les oligarques du régime de Vladimir Poutine impliqués dans des violations des droits de l'homme et des actes de corruption. Initialement, cette démarche semblait irréalisable en raison des puissants intérêts économiques en jeu. Le problème fondamental réside dans le fait que la principale exportation de la Russie de Vladimir Poutine vers l'Occident n'est ni le pétrole ni le gaz, mais la corruption elle-même.

Ce processus implique nécessairement des acteurs occidentaux prêts à accepter cet argent entaché de sang. Pendant des années, de nombreuses entreprises et gouvernements occidentaux ont participé à ce système, à l'instar de Monsieur Schröder. Malgré les obstacles, je suis fier de constater qu'aujourd'hui, plus de trente pays et juridictions, dont l'Union européenne, ont adopté des mesures de sanctions ciblées. Ces dispositions empêchent les individus impliqués dans la corruption et les violations du droit international de voyager, d'utiliser le système bancaire occidental ou de posséder des biens immobiliers à l'étranger. Le principe de la loi Magnitsky visait à mettre un terme à cette hypocrisie, en ciblant spécifiquement les personnes qui méritent ces sanctions. Je considère que ces mesures, ainsi que celles visant la machine de guerre russe, sont les plus efficaces et les plus importantes.

Cependant, force est de constater que le système de sanctions présente encore de nombreuses failles. Il est choquant de constater que certains fonctionnaires du régime de Vladimir Poutine continuent de voyager en Occident malgré la poursuite de la guerre. Le scandale survenu en France il y a deux ans, impliquant l'épouse du vice-ministre de la Défense, qui résidait toujours dans son appartement parisien pendant le conflit, en est un exemple flagrant.

Je suis particulièrement alarmé par un récent rapport d'un think tank occidental révélant que 95 % des composants électroniques des armes utilisés par la Russie en Ukraine proviennent de sources occidentales. Cette situation met en lumière les lacunes importantes du régime de sanctions, qui doivent être comblées de toute urgence.

Par ailleurs, il convient de souligner un autre problème, principalement observé dans certains pays de l'Est de l'Union européenne, où les sanctions sont parfois appliquées de manière indiscriminée à l'ensemble des Russes, plutôt que de cibler spécifiquement le régime de Vladimir Poutine et sa machine de guerre. Ce principe de responsabilité collective est, à mon sens, contre-productif. Comme l'a souligné l'historienne Hannah Arendt, spécialiste de l'Allemagne nazie, « si tout le monde est coupable, personne n'est coupable ». Cette logique permet en réalité aux véritables responsables d'échapper à leurs obligations. Il est crucial de distinguer entre les responsables directs des crimes de guerre russes et la population russe dans son ensemble. Les auteurs de ces crimes, qui se comptent par dizaines de milliers, doivent impérativement être tenus pour responsables. Cela devra constituer une priorité absolue pour tout futur gouvernement démocratique en Russie. Cependant, il serait erroné d'imputer la responsabilité de cette guerre à l'ensemble des 140 millions de citoyens russes.

Certains pays d'Europe de l'Est ont adopté des mesures restrictives à l'encontre des citoyens russes, telles que le refus de visas ou la fermeture des frontières. Ces actions sont contre-productives, car elles n'affectent pas directement Vladimir Poutine ou son entourage. En réalité, elles alimentent la propagande du régime qui cherche à dépeindre l'Occident comme « russophobe ». Il est primordial que l'Occident adopte une approche différente, similaire à celle des dirigeants occidentaux pendant la Guerre froide. Nous devons constamment souligner que notre opposition ne vise pas le peuple russe, mais le régime dictatorial et les criminels au pouvoir. Il est essentiel de faire comprendre que notre lutte est dirigée contre la dictature et non contre les citoyens russes. Nous devons affirmer qu'une future Russie démocratique aura sa place dans la famille européenne. Cette distinction entre le régime et le peuple est cruciale pour l'avenir des relations internationales.

M. Claude Malhuret. - Je tiens tout d'abord à saluer votre combat et votre engagement. J'ai plusieurs questions à vous poser.

Premièrement, concernant les négociations actuelles qui se déroulent principalement entre les Russes et les Américains, avec une participation limitée des Ukrainiens, comment l'Europe pourrait-elle, selon vous, s'imposer dans ces discussions et peser davantage sur leur issue ?

Deuxièmement, étant donné que l'armée russe est aujourd'hui largement composée de soldats issus des minorités ethniques et de prisonniers libérés, quelle est la situation actuelle dans les républiques d'où proviennent ces soldats, comme le Daghestan, l'Ingouchie ou la Tchétchénie ? Existe-t-il un risque de révolte dans ces régions, similaire à celle de la Tchétchénie dans les années 1990 ? Comment caractériseriez-vous la situation de ces républiques ? S'agit-il d'une forme de colonialisme ou d'une réalité plus complexe ?

Enfin, du point de vue d'un Russe, comment expliquez-vous le soutien de l'extrême gauche et de l'extrême droite européennes, notamment en France, à Vladimir Poutine et leur opposition à Volodymyr Zelensky ? Que leur diriez-vous à ce sujet ?

Mme Karine Daniel. - Je vous remercie pour votre présence ce matin et j'exprime, à travers vous, tout notre soutien à ceux qui luttent en Russie et à l'étranger. J'ai deux questions spécifiques.

La première concerne les sanctions, en particulier la question des avoirs gelés. Quelle serait, selon vous, l'approche la plus efficace et la plus réalisable concernant ces avoirs ?

La seconde porte sur la situation économique et sociale en Russie. Dans quelle mesure la capacité de résilience et d'acceptation du peuple russe pourrait-elle atteindre un point de rupture, conduisant à un soulèvement populaire contre cette dictature devenue intenable ?

M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour ces questions pertinentes. Concernant la place de l'Europe dans les négociations, il est important de noter que l'objectif principal de Vladimir Poutine est la levée des sanctions européennes, qui ont un impact bien plus significatif que celles imposées à la Chine. Cette réalité rend inévitable l'implication de l'Europe dans les discussions, même si ni Donald Trump ni Vladimir Poutine ne le souhaitent initialement. Les États-Unis ne peuvent pas décider de la levée des sanctions européennes, ce qui garantit une place à l'Europe à la table des négociations. J'ai récemment discuté de ce sujet avec plusieurs chefs de la diplomatie européenne. Il est clair que l'administration américaine actuelle se concentre davantage sur les aspects économiques que sur les questions humanitaires, telles que la libération des otages et des captifs. C'est donc à l'Europe de prendre l'initiative sur ces sujets cruciaux. Je vais d'ailleurs aborder cette question cet après-midi lors de ma rencontre avec le ministre des Affaires étrangères, ici à Paris.

Concernant les minorités nationales en Russie, il est vrai que de nombreux soldats russes proviennent des républiques du Caucase, de l'Est du pays et de Sibérie. Ces régions sont généralement beaucoup plus pauvres que Moscou, Saint-Pétersbourg ou la Russie centrale. Le ministère de la Défense russe offre des compensations financières importantes, ce qui attire de nombreux habitants de ces régions défavorisées, qui manquent de perspectives économiques.

J'ai récemment participé à une session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg, où j'ai échangé avec une collègue travaillant sur la question des prisonniers de guerre des deux côtés du conflit. Elle a mené des entretiens approfondis auprès de prisonniers de guerre ukrainiens libérés de Russie et de prisonniers de guerre russes actuellement détenus en Ukraine. Elle m'a révélé une perspective intéressante sur la stratégie du ministère de la Défense russe concernant le recrutement massif de représentants de minorités nationales. Selon elle, cette approche répondrait à un défi psychologique : il serait particulièrement difficile pour les Russes de combattre les Ukrainiens en raison de leur proximité culturelle et historique. Nos deux peuples partagent en effet de nombreuses similitudes, notamment en termes de nom, de religion et d'histoire commune séculaire. En revanche, il serait psychologiquement plus aisé pour des combattants issus de cultures plus éloignées d'affronter les Ukrainiens. Cette analyse m'a interpellé, car je n'avais jusqu'alors envisagé que les motivations économiques de cette stratégie. Elle offre un éclairage nouveau sur la surreprésentation des victimes de guerre issues de certaines régions, notamment du Daghestan et de la Tchétchénie, comme vous l'avez souligné. La situation en Tchétchénie, particulièrement dans la région sous l'autorité de Ramzan Kadyrov, est à mon sens l'un des aspects les plus préoccupants du régime de Poutine. Les exactions qui s'y déroulent sont d'une telle gravité qu'il m'est difficile de trouver les mots pour les décrire adéquatement. Ce phénomène ne se limite pas au Caucase. On observe également un recrutement important dans les régions orientales de la Russie, notamment en Sibérie occidentale. Par ailleurs, la présence croissante de combattants étrangers au sein des forces russes est avérée. L'arrestation récente par les Ukrainiens de soldats chinois combattant aux côtés de l'armée russe en est une illustration frappante. Cette nécessité pour Vladimir Poutine de recruter au-delà des frontières russes témoigne des difficultés croissantes du ministère de la Défense à mobiliser suffisamment de volontaires nationaux. Malgré l'augmentation constante des incitations au recrutement, il semble qu'un point de saturation soit en passe d'être atteint.

Concernant le soutien dont bénéficie le régime russe à l'étranger, on observe un phénomène intéressant que l'on nomme en français la « théorie du fer à cheval ». Cette théorie postule une convergence entre les extrêmes politiques sur certaines questions. J'ai pu constater ce phénomène lors de mes interventions dans divers parlements européens, où les discours des députés d'extrême gauche et d'extrême droite présentent souvent des similitudes frappantes, au point de sembler parfois directement inspirés par la propagande officielle russe. Il est difficile de déterminer si cette convergence relève d'une réelle proximité idéologique ou d'intérêts plus pragmatiques. L'histoire nous offre cependant des précédents éclairants. Après la chute du régime communiste en 1991, la publication partielle des archives du KGB et du Parti communiste a révélé l'ampleur du soutien financier apporté par l'URSS, non seulement aux partis communistes étrangers, mais également à divers mouvements contestataires en Occident, comme les syndicats opposés au gouvernement de Margaret Thatcher dans les années 1980 au Royaume-Uni. Bien que les preuves formelles manquent encore concernant la période actuelle, certains éléments, comme le prêt bancaire accordé au Front national français par une banque russe il y a quelques années, laissent présager l'existence de liens financiers entre le régime de Poutine et certains partis d'extrême gauche et d'extrême droite occidentaux. Je suis convaincu qu'un éventuel changement politique en Russie et l'ouverture subséquente des archives révéleraient des informations cruciales sur ces connexions. Il est indéniable que les plus fervents soutiens de Vladimir Poutine dans les pays occidentaux se trouvent aux extrémités du spectre politique. Cette réalité s'est manifestée récemment lors de la session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg, où certains représentants d'extrême gauche et d'extrême droite ont plaidé pour une réintégration de la Russie au sein de l'institution après un éventuel cessez-le-feu en Ukraine. Une telle proposition est, à mon sens, totalement inacceptable. La Russie ne pourra réintégrer le Conseil de l'Europe que lorsqu'elle aura retrouvé un système véritablement démocratique, en rupture avec la dictature actuelle.

Concernant l'efficacité des sanctions, je suis convaincu que les mesures les plus percutantes sont celles qui ciblent personnellement les individus au coeur du système. Les dirigeants actuels sont davantage préoccupés par leurs intérêts personnels que par ceux de leur pays. Pendant des années, ils ont pillé la Russie tout en investissant et dépensant leurs gains mal acquis en Occident, attirés par la sécurité offerte par l'État de droit. Les sanctions de type Magnitsky, qui visent spécifiquement ces individus, sont donc particulièrement efficaces. Néanmoins, force est de constater que ces sanctions présentent encore des lacunes. J'ai évoqué le cas de l'épouse d'un vice-ministre de la Défense russe résidant à Paris, mais il existe de nombreux autres exemples. Récemment, le numéro 2 de Rostec, principal conglomérat militaro-industriel russe, a pu emmener sa compagne en week-end à Milan, et ce malgré quatre années de guerre à grande échelle en Europe. De telles failles sont inacceptables et démontrent la nécessité de renforcer l'application des sanctions.

Il est également crucial de cibler plus efficacement la machine militaire de Vladimir Poutine. Le fait que 95 % des technologies de pointe utilisées dans l'armement russe en Ukraine proviennent toujours de sources occidentales est un échec flagrant du régime de sanctions actuel. Cela souligne l'urgence d'une mise en oeuvre plus rigoureuse et systématique des mesures restrictives.

Quant à la question de la patience de la société russe et de la possibilité d'un changement de régime, l'histoire nous enseigne que les grandes transformations politiques en Russie surviennent souvent de manière soudaine et inattendue. Tant la chute du régime tsariste au début du 20ème siècle que celle du régime communiste à la fin du siècle se sont produites en l'espace de quelques jours, prenant tout le monde au dépourvu. Un ouvrage récent du sociologue Alexeï Yurchak, intitulé It was forever until it was no more, illustre parfaitement ce phénomène en analysant les dernières années du régime soviétique. Cette imprévisibilité des changements politiques en Russie est également soulignée par mon collègue historien Ievgueni Roïzman, ancien maire démocrate d'Iekaterinbourg, qui affirme qu'aucun des scénarios envisagés ne correspondra probablement à la réalité de la chute du régime de Vladimir Poutine. En conclusion, bien qu'il soit impossible de prédire avec certitude quand et comment le régime de Vladimir Poutine prendra fin, il est crucial de s'y préparer. Le changement pourrait survenir dans trois ans comme dans deux mois, mais l'essentiel est d'être prêt à saisir cette opportunité le moment venu.

Le principal problème des années 1990 et l'échec de la transition démocratique en Russie résident dans le manque de préparation, tant en Russie qu'en Occident. L'erreur majeure des forces démocratiques russes et du gouvernement Eltsine fut l'absence d'un véritable processus de réflexion publique sur les crimes du régime soviétique. Contrairement à d'autres pays ayant connu des transitions similaires, comme l'Afrique du Sud post-apartheid ou les nations d'Amérique latine et d'Europe centrale post-dictatures, la Russie n'a pas organisé d'ouverture d'archives, de procès judiciaires contre les responsables de crimes, ni de débat public sur ce passé. Cette omission a permis le retour du mal, incarné par le régime de Vladimir Poutine. Il est donc crucial que le prochain changement politique en Russie s'accompagne d'un véritable processus de réflexion publique sur tous les crimes commis, y compris ceux du régime de Vladimir Poutine. Les responsables doivent être tenus pour compte et toutes les informations doivent être rendues publiques afin de prévenir la résurgence de tels maux.

Par ailleurs, le soutien occidental à la Russie démocratique du président Eltsine au début des années 1990 s'est avéré insuffisant, notamment en termes d'aide à la transition démocratique et d'intégration de la Russie dans les institutions euroatlantiques. Cette promesse d'intégration européenne, qui a servi de moteur aux réformes dans de nombreux pays de l'ancien bloc de l'Est, n'a jamais été véritablement offerte à la Russie. L'absence de réponse à la lettre du président Eltsine au secrétaire général de l'OTAN en décembre 1991 illustre le choc et l'impréparation des dirigeants occidentaux face à cette perspective. Il est désormais essentiel d'élaborer une stratégie pour l'après-Poutine, visant à aider la Russie dans sa transition démocratique et à la réintégrer dans les institutions européennes et atlantiques. Cette approche est cruciale pour assurer la stabilité et la sécurité de l'Europe dans son ensemble.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je souhaite préciser la question de Karine Daniel concernant le gel des avoirs russes. L'Union européenne débat actuellement de deux options : soit simplement geler ces avoirs et utiliser les intérêts générés, soit envisager une utilisation plus large des avoirs eux-mêmes, voire leur vente. Cette dernière option nécessite une expertise juridique approfondie, au-delà d'une simple déclaration publique. L'hésitation de l'Union européenne sur ce sujet reflète la complexité de la question.

M. Vladimir Kara-Mourza. - À mon avis, les avoirs du Gouvernement de Vladimir Poutine doivent être utilisés pour reconstruire l'Ukraine, pays que Vladimir Poutine a détruit. Tout futur gouvernement démocratique russe devra revenir aux frontières internationalement reconnues de 1991, les seules légalement valables, et procéder à des réparations. La Russie post-Poutine devra assumer la responsabilité de reconstruire l'Ukraine. En attendant, ces avoirs gelés devraient servir à la reconstruction de l'Ukraine. Il est important de noter que cela ne représente qu'une infime partie (0,1 %) du total des avoirs.

Par ailleurs, depuis l'expulsion de la Russie du Conseil de l'Europe, le Gouvernement russe ne reconnaît plus les jugements de la Cour européenne des droits de l'homme. Pourtant, selon la convention, la Russie reste responsable des violations commises avant son expulsion. De nombreuses décisions de la Cour de Strasbourg, ordonnant des compensations pour les citoyens russes dont les droits ont été violés par le régime de Poutine, restent inexécutées. Il est proposé qu'une petite partie des avoirs gelés soit utilisée pour payer ces compensations aux citoyens russes victimes du régime de Vladimir Poutine.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie de cette clarification.

Concernant les aspects juridiques internationaux, nous prenons généralement des précautions.

J'aimerais aborder un dernier point concernant l'État de droit, pilier fondamental de l'Union européenne, notamment l'indépendance de la justice. Vous avez été condamné à 25 ans de prison. Votre procès s'est déroulé en Russie. Pouvez-vous nous décrire, si vous le souhaitez, comment se déroule un procès dans ces conditions ? Êtes-vous déjà condamné avant même le début du procès ? Existe-t-il réellement un droit de la défense à s'exprimer et à vous défendre ? Ce sujet est particulièrement sensible chez nous actuellement, la relation entre justice et politique étant d'actualité. J'aimerais que nous puissions comparer ce que nous vivons en France, avec une forte incrimination de la justice par rapport à la politique, et ce que vous avez pu vivre dans un régime autoritaire.

M. Vladimir Kara-Mourza. - Je vous remercie pour cette question importante. Il n'existe aucune justice dans le système judiciaire politique russe. Comme vous l'avez souligné, j'étais déjà condamné avant même le début du procès. Le verdict était connu d'avance, ce que je trouvais presque risible. Mes avocats m'avaient expliqué que, selon la législation russe, la peine maximale ne pouvait excéder 24 ans, étant donné que j'ai trois enfants mineurs. Cependant, j'ai été condamné à 25 ans d'emprisonnement, ce qui démontre clairement le caractère politique de cette décision. Le juge qui présidait mon procès était le même que celui ayant condamné Sergueï Magnitski, sanctionné par les États-Unis en vertu de la loi Magnitski, à laquelle j'ai contribué. Ce choix délibéré illustre parfaitement la nature démonstrative de cette procédure. Le procès s'est déroulé à huis clos, sans public. Le juge, Sergueï Podoprigorov, désormais sanctionné par l'Union européenne suite à cette décision, a tout fait pour rendre chaque instant de ce procès insupportable. Il m'empêchait de m'exprimer, refusait systématiquement à la défense l'ajout de documents et utilisait le procureur de manière abusive. L'atmosphère rappelait davantage l'époque stalinienne que la période de dissidence soviétique des années 1960-1980. Les peines infligées aux prisonniers politiques n'avaient pas atteint une telle sévérité depuis Staline. Mes « crimes » se résumaient à cinq discours publics : deux contre la guerre en Crimée, deux contre la répression politique et les assassinats en Russie, et un dénonçant l'illégitimité de Vladimir Poutine après la violation des limites des mandats présidentiels. Le jour du verdict, un policier m'a ironiquement demandé si ces discours en valaient la peine, soulignant l'absurdité de la situation. Les méthodes employées sont identiques à celles du régime communiste. Par exemple, on m'interdisait de contacter ma femme, une tactique soviétique visant à punir non seulement l'opposant politique, mais aussi sa famille. Il est crucial de ne pas laisser les dirigeants occidentaux reprendre leurs relations habituelles avec Vladimir Poutine.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Vivez-vous encore sous pression ?

M. Vladimir Kara-Mourza. - Je préfère ne pas y penser constamment. Bien que la menace persiste même à l'étranger, comme en témoignent les attaques contre d'autres opposants, je reste convaincu du bien-fondé de notre combat et de notre victoire finale. Je suis déterminé à poursuivre mon travail, quelles qu'en soient les conséquences.

M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie sincèrement pour cet échange éclairant sur un sujet qui a largement retenu l'attention médiatique. Votre témoignage nous apporte un éclairage précieux. Concernant votre libération il y a deux ans, vous avez mentionné hors micro qu'elle a permis de sauver seize vies humaines grâce à un échange, une initiative du Gouvernement allemand à l'époque.

Votre intervention devant nos deux commissions revêt une grande importance. Elle nous offre un éclairage essentiel pour la suite des événements, tant en termes de réflexion que de préparation. Votre témoignage nous renvoie à l'histoire tout en nous imposant une réflexion sur l'avenir. J'ai été particulièrement marqué par les analyses suggérant qu'à la chute du mur de Berlin, l'Occident a en quelque sorte abandonné la Russie dans son processus de démocratisation. C'est une leçon cruciale pour l'avenir et les générations futures.

Mme Catherine Dumas, vice-présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Au nom de notre commission, je vous remercie pour cet échange particulièrement instructif. J'en retiens plusieurs éléments positifs qu'il est important de souligner. Tout d'abord, vous avez mis en lumière l'importance du rôle de l'Europe dans les négociations, notamment concernant la libération des prisonniers et la levée des sanctions. Il est essentiel que nous gardions cela à l'esprit.

Vous avez également insisté sur la nécessité pour l'Europe de réaffirmer ses valeurs et ses principes. Cet appel doit être entendu par la France et l'Europe. Votre intervention nous a permis de mieux comprendre comment nous pouvons assumer ce rôle efficacement.

Enfin, vous avez souligné l'importance d'être prêts pour l'avenir, d'établir une feuille de route pour l'après-crise, et vous avez insisté sur le rôle que notre pays doit jouer dans ce processus. Je vous remercie vivement pour ces précieux éclairages.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 10 heures 35.