Questions cribles thématiques (La justice, le point sur les réformes)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle des questions cribles thématiques sur « La justice, le point sur les réformes ».

M. Jean-Pierre Michel.  - Dans le cadre de la réforme de la carte judiciaire, la moitié des tribunaux qui devaient être supprimés l'ont été l'an dernier ; les services ont été éparpillés et accueillis dans de très mauvaises conditions. La réforme devrait être achevée au 1er janvier 2011. Dans quelles conditions, l'accueil va-t-il se faire ? La Cour des comptes évalue à quatre ou cinq ans le délai qui sépare la décision de l'inauguration d'un nouveau tribunal... Des dispositions transitoires sont-elles prévues ? Pour quel coût ? Je ne vous demande pas aujourd'hui une réponse orale complète...

Votre budget pourra-t-il supporter le coût des programmes immobiliers ? Ne serait-il pas préférable de surseoir à une réforme qui a été très mal menée et nullement concertée ? (Applaudissements sur les bancs socialistes)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.  - La réforme de la carte judiciaire modernise l'organisation territoriale de la justice. Il n'est pas de bonne politique de suspendre l'exécution de décisions prises, surtout quand le Conseil d'État a validé celles-ci. Je ne souhaite ni arrêter, ni reculer. J'ai demandé au secrétaire d'État de se déplacer sur chaque site, une centaine d'opérations très diverses sont programmées, 21 tribunaux de grande instance ont d'ores et déjà fermé. Nous avons bien avancé sur le plan social, des solutions ont été trouvées, conformes au souhait des personnels des tribunaux concernés.

Le coût global est estimé à 21 millions pour l'accompagnement social et à 386 millions en cinq ans pour l'immobilier. Je vous ferai parvenir les chiffres complets. (Applaudissements à droite et au centre)

M. Jean-Pierre Michel.  - Merci. Dans mon département, deux TGI ont été supprimés et très mal accueillis ; les justiciables ne se déplacent plus. Le secrétaire d'État est certes venu en Haute-Saône, sans inviter d'ailleurs les parlementaires ; il s'est bien gardé d'interroger les magistrats et les avocats à Lure, où la situation est mauvaise ; à Vesoul, accueillir le TGI dans l'ancien hôpital coûterait particulièrement cher. Mais il est vrai qu'un des ministres du Gouvernement est maire de la ville...

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - La collégialité des juges d'instruction, instaurée en 2007, laisse criante la question des moyens. La suppression de tribunaux d'instance éloigne les justiciables de la justice, l'aide juridictionnelle est inadaptée, le budget de la justice est l'un des plus faibles d'Europe. Une « justice plus efficace et rapide » ? Oui, mais encore accessible, compréhensible, égale pour tous. La RGPP ne va-t-elle pas l'appauvrir davantage ? (Applaudissements sur les bancs CRC)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Depuis 2002, la justice, qui était abandonnée depuis un demi-siècle, a vu son budget augmenter, y compris dans le cadre de la RGPP : le nombre de magistrats et de fonctionnaires a augmenté.

La réforme de la carte judiciaire, la réforme de l'aide judiciaire, de la procédure pénale, le développement de la médiation et de la conciliation : autant de moyens pour rendre la justice en mesure de répondre aux demandes des justiciables comme aux évolutions de la société, de préserver l'unité sociale. Contrairement à nos prédécesseurs, y compris ceux que vous souteniez, nous agissons pour moderniser notre justice et notre système pénitentiaire.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - Certes, la justice est délaissée depuis longtemps mais depuis 2002, nous sommes passés du 27ème au 29ème rang européen. La réforme des cours d'assises nous fait frémir : on dit qu'elles sont trop lentes mais on manque de juges et de greffiers, on voit mal comment la situation s'améliorera en supprimant les jurys populaires. A quand des partenariats public-privé pour payer les magistrats ?

M. Jean-René Lecerf.  - Je souhaite faire le point sur la mise en oeuvre de la loi pénitentiaire. Quid de l'obligation d'activité ? Elle prévoit le travail des détenus, contre aide en numéraire. Une réforme du code des marchés devait permettre de donner la préférence au travail carcéral : où en est-on ?

Quid du décret relatif aux règlements intérieurs, qui doit apporter des solutions, par exemple au cantinage et à la location des téléviseurs ? Quid des relations entre détenus et gardiens et du vouvoiement ? Le contrôleur général des lieux privatifs de liberté a dit devant la commission des lois son souci de la confidentialité de ses courriers avec les détenus : où en est-on ?

Nous avons voté un texte fondateur, il doit s'appliquer rapidement.

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Ma première responsabilité est de mettre en oeuvre la loi pénitentiaire. J'ai insisté pour que les détenus aient bien cinq heures d'activité journalière ; c'est un moyen d'insertion. J'inaugurerai prochainement un troisième centre d'appel à la prison des femmes de Versailles et j'ai signé une convention avec la fondation M6 pour des activités culturelles en prison. Cinq régions vont expérimenter la formation professionnelle des détenus. Quant au droit de préférence, Bercy m'a donné son accord pour modifier le code des marchés publics. Le décret relatif aux règlements intérieurs sera bientôt prêt.

Enfin, j'ai rappelé les consignes de confidentialité aux directeurs d'établissement.

M. Jean-René Lecerf.  - D'autres mesures auraient pu être évoquées. La loi pénitentiaire impose un changement de culture, de sorte que la prison ne soit plus une « humiliation pour la République ». Pour que les Français se réapproprient les prisons de la République, ils doivent savoir ce qui s'y passe. Je souhaite que l'administration pénitentiaire fasse preuve de davantage de transparence.

M. Jean-Michel Baylet.  - La loi pénitentiaire devait enfin permettre l'application des principes du respect de la dignité humaine dans les prisons et mettre fin à la surpopulation, à l'insalubrité et aux autres maux de la prison.

Nous nous sommes cependant aperçus que ni la situation des détenus ni celle des personnels pénitentiaires n'a changé -privation des droits, fouilles, mauvaises conditions d'enfermement- tandis que la politique sécuritaire du Gouvernement alimente les flux d'entrées. La situation a d'ailleurs été sévèrement critiquée en mai dernier par le comité des Nations unies contre la torture.

Mme le garde des sceaux, que répondez-vous à ces critiques ? Quand allez-vous passer des intentions aux actes ?

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Vous êtes trop expérimenté pour ne pas être conscient que dans votre propos, il y avait un peu de mauvaise foi : la loi pénitentiaire a sept mois, vous lui demandez tous ses fruits !

Depuis 2002, les constructions de prison n'ont jamais été aussi intenses : nous tenons le programme, le Président de la République y a même ajouté 5 000 places. J'ai appelé au réalisme, l'encellulement individuel est encore difficile. Jamais un gouvernement n'a autant fait. En 2015, il devrait y avoir globalement autant de places que de détenus.

Il est faux de dire que la politique du Gouvernement alimente les flux : le nombre de personnes en détention a baissé sensiblement.

Trois décrets vont être pris dans les jours qui viennent sur les droits, sur la déontologie, sur l'aménagement des peines : nous avançons sans relâche !

Nous avons inauguré la première unité hospitalière spécialement aménagée pour les détenus atteints de troubles psychiatriques lourds, une autre sera mise en service en juin 2011.

Quel gouvernement a fait autant que le nôtre ?

M. Jean-Michel Baylet.  - Vous êtes une politique assez expérimentée pour savoir que quand des parlementaires des deux côtés du Sénat vous interrogent, c'est qu'il y a un vrai problème !

La situation pénitentiaire actuelle n'est pas satisfaisante, c'est une des plus mauvaises d'Europe. Il faut faire davantage : notre impatience est légitime !

M. François Zocchetto.  - Au détour d'un amendement subreptice déposé à l'Assemblée nationale sur le texte réformant les chambres consulaires, il est envisagé que la profession d'expert comptable se dote d'un fonds de règlement. Il semble que le ministre de la justice n'ait pas été associé ; les commissions du Parlement n'en ont en tout cas pas débattu.

Le maniement de fonds pour compte d'autrui doit être strictement encadré ; seuls les notaires et les avocats y sont aujourd'hui autorisés. Il faut une déontologie, l'exercice de missions spécifiques comme la rédaction d'actes ou la résolution de conflits, et le cadre doit être celui du service public. Qu'en pensez-vous ?

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Le texte sur les réseaux consulaires permet en effet aux experts comptables de manier des fonds pour autrui. Cependant, cette possibilité est limitée et très encadrée ; un décret en Conseil d'État précisera les modalités de fonctionnement du fonds de règlement. Aucune somme ne transitera par les comptes des professionnels.

L'objectif du dispositif est de placer les experts comptables français dans les mêmes conditions que leurs homologues européens, notamment anglo-saxons. La concurrence est très vive dans ce secteur.

M. François Zocchetto.  - La question est importante pour tous les usagers du droit, il faut garantir la sécurité des opérations, ce qui ne semble pas être encore le cas. Je souhaite le retrait de cette mesure afin qu'elle soit concertée et examinée par les commissions compétentes du Parlement.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Annonce, contre-annonce, renvoi, report, recul : Mme la garde des sceaux -hier sur le juge d'instruction, aujourd'hui le jury populaire-, vos annonces, en se multipliant, ne nuisent-elles pas à la clarté de votre politique ? Le rapport Guinchard aura-t-il une suite ? Quant à l'adaptation de notre droit à la CPI, le Sénat a délibéré en juin 2008 : le texte sera-t-il inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale ?

Le texte sur la procédure pénale, lui, est très critiqué, notamment par la Cour de cassation. Au lieu de multiplier les annonces, puis les reports, pourquoi ne pas s'attacher à quelques points concrets, la garde à vue, l'indépendance des parquets, la collégialité des juges d'instruction ? (Applaudissements sur les bancs socialistes)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Cohérence, réforme d'ensemble, détermination, avancée : voilà la ligne du Gouvernement. Il faut supprimer le juge d'instruction, contraire aux principes européens de l'équité du jugement.

M. Jean-Pierre Sueur.  - Et le parquet ?

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Si la réforme a été concertée très largement, les organisations syndicales et les associations, même celles qui avaient annoncé se retirer des discussions, ont présenté au total 500 propositions, dont l'examen sera achevé à la fin de la semaine prochaine. L'étude d'impact est faite, nous avons une idée assez précise des conséquences de la réforme.

Sur la suppression du jury populaire, j'ai lu des absurdités dans la presse. Il n'est pas question de supprimer les cours d'assises, ni les jurys populaires. Mais il y a un problème réel ; des milliers de crimes sont déclassifiés, jugés comme des délits à cause de la lourdeur des cours d'assises, le plus souvent dans les grandes villes : il faut trouver une solution ; le tribunal criminel n'est qu'une hypothèse parmi d'autres.

La réforme de la procédure pénale est globale et cohérente. Elle avance : le Gouvernement tient le cap !

Mme Alima Boumediene-Thiery.  - Vous vous justifiez par la cohérence et la détermination, tout en reportant les échéances et en reculant ! La question de la garde à vue doit être posée d'urgence, des milliers de personnes sont victimes de la violation de leurs droits. Nous avons déposé des textes, mais vous leur avez opposé une réforme globale de la procédure pénale -qui tend à devenir une Arlésienne ! Partout, la garde à vue est portée comme une honte pour notre République : nous n'allons pas rester bras ballants devant l'inertie du Gouvernement ! Pas plus que le monde judiciaire nous ne pouvons attendre ! (Applaudissements à gauche)

M. Jean-Jacques Hyest.  - Le 3 février 2010, une adolescente est interpellée à son domicile en vêtement de nuit, menottée, transportée au commissariat pour un banal différend entre collégiens : si ces faits étaient exacts, ils confirmeraient la banalisation de la garde à vue, dont le nombre est passé de 300 000 en 1999 à 800 000 aujourd'hui.

En novembre 2009, le Premier ministre a déclaré que la garde à vue était un acte grave. Nous avons constitué un groupe de travail pluri partisan sur le sujet, des propositions de loi ont été déposées : la garde à vue pose des problèmes spécifiques, quelle que soit l'évolution de la réforme de la procédure pénale. Les dispositions la concernant ne peuvent-elles être examinées séparément et rapidement ? La dignité de la personne, les libertés publiques sont en jeu ! (Applaudissements à droite et au centre)

Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État.  - Oui, la garde à vue est trop importante ; notre droit doit être modernisé. Je me réjouis de l'impatience de Mme Boumediene-Thiery, qui réclamait naguère plus de temps pour la concertation ! (Rires à droite) Nous avons quinze jours de retard, c'est peu pour un texte de cette importance, il sera déposé à l'Assemblée nationale dès qu'il reviendra du Conseil d'État. Il compte 1 300 articles, la garde à vue n'en sera qu'une partie qu'on ne saurait détacher complètement sans perdre en cohérence. Mais nous pourrons regarder ensemble cet été comment identifier les 200 ou 300 articles qui pourraient former bloc.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Merci. Trois mois ne suffiront pas, mais les parquets peuvent rappeler aux force de l'ordre que la garde à vue ne saurait être banalisée : des progrès sont à faire ! S'ils sont actifs, le nombre de gardes à vue diminuera. (Applaudissements à droite et au centre)

La séance, suspendue à 17 h 45, reprend à 18 heures.