Délinquance d'imprudence

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle l'examen de la proposition de loi relative à la délinquance d'imprudence et à une modification des dispositions de l'article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d'autrui ».

Discussion générale

M. Jean-René Lecerf, auteur de la proposition de loi.  - Cette proposition de loi a un caractère un peu particulier : l'initiative en revient presqu'entièrement à notre ancien collègue M. Pierre Fauchon, devenu membre du CSM. J'ai eu la chance et le privilège de profiter de son expertise comme de ses conseils, et j'ai été témoin des joutes oratoires, courtoises et parfois complices, qui l'opposaient à M. Robert Badinter au sein de notre commission des lois. Lorsqu'il me proposa de cosigner ce texte, j'en fus honoré.

Les lois dites Fauchon de 1996 et de 2000 ont d'abord retenu l'attention des élus locaux. Dans son ouvrage Le vert et le rouge...

M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.  - N'oubliez pas M. Lecanuet !

M. Jean-René Lecerf, auteur de la proposition de loi.  - ...il en rappelait le cheminement et évoquait les cas peu nombreux de mise en cause de la responsabilité pénale de décideurs publics à l'occasion d'accidents dont on a dit qu'ils auraient pu être évités si ces personnes avaient eu la conscience du risque et pris les mesures pour y remédier. Il citait ainsi la chute mortelle à Ouessant d'un jeune cycliste -le danger n'avait pas été signalé-, l'organisation par des enseignants d'une promenade dans le lit du Drac dont la dangerosité ne leur était pas connue. Il jugeait qu'il n'était ni nécessaire ni juste de qualifier ces personnes de coupables dans des circonstances qui devaient beaucoup au hasard. Certains de ces accidents, très médiatisés, l'ont conduit à s'interroger : une simple imprudence -une « poussière de faute »- doit-elle mener en correctionnelle au côté de délinquants volontaires ayant commis des actes d'une tout autre gravité ?

Selon M. Fauchon, l'appréciation in abstracto devait céder la place à une appréciation in concreto, au cas par cas : ce fut l'objet de la loi de 1996 qui porte son nom. Il fallait aussi distinguer clairement la faute civile de la faute pénale. La définition de la faute d'imprudence, dérogation au principe d'intentionnalité, devait imposer un certain degré de gravité. Restait à examiner la responsabilité pénale dans de nombreux accidents de circulation. Jean-Dominique Nuttens, administrateur de la commission des lois, suggéra de ne prévoir une nouvelle définition du délit d'imprudence que dans les cas où le lien de causalité était indirect. Il était aussi logique et nécessaire que seules les personnes physiques fussent concernées.

Mais alors qu'hier notre ancien collègue s'appliquait à éviter qu'un dommage entraîne systématiquement une condamnation, sa proposition de loi vise à réprimer des fautes non intentionnelles même en absence de dommage. Le pompier est-il devenu pyromane ? Je ne le crois pas.

L'objet de ce texte est en quelque sorte de moraliser la délinquance d'imprudence ; il s'agit d'apprécier le caractère délictueux ou non de l'imprudence en fonction des éléments qui la caractérisent plutôt que de ses conséquences effectives. En d'autres termes, de prendre en compte les imprudences qui n'ont pas encore causé de dommage ou sans lien de causalité certain avec le dommage.

Je suis conscient que la réflexion mérite d'être approfondie, mais convaincu aussi que ne pourrons longtemps éluder la question. (Applaudissements)

M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois.  - Il arrive souvent que des fautes d'imprudence graves ne donnent lieu à aucune condamnation, soit qu'il n'y ait eu aucun dommage, soit que le lien de causalité entre le comportement fautif et le dommage n'ait pu être établi. Ce texte, fruit d'une longue réflexion, menée en particulier par notre ancien collègue M. Fauchon, tend ainsi à élargir le champ d'application de l'article 223-1 du code pénal pour davantage prendre en considération la gravité de la fraude commise. La commission des lois a voulu prendre le temps d'en mesurer les conséquences sur les comportements qui pourraient être incriminés.

L'article 121-3 du code pénal dispose qu'« il n'y a point de crime ni de délit sans intention de le commettre ». Il existe deux exceptions à ce principe : l'imprudence ou la négligence et la mise en danger délibérée d'autrui.

La faute d'imprudence ou de négligence n'est caractérisée que si la loi l'a instituée en délit et s'il en est résulté un dommage ; c'est alors la gravité du dommage qui importe et non celle de la faute elle-même. Si le lien de causalité est indirect, la faute simple ne suffit pas pour que la responsabilité pénale soit engagée. Depuis la loi du 17 juillet 2000, le délit non intentionnel n'est constitué soit en violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit en cas de faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité que son auteur ne pouvait ignorer.

Quant à la mise en danger délibérée de la personne d'autrui, ce peut être une circonstance aggravante ou -s'il n'y a pas eu de dommage- un délit en soi, le seul délit non intentionnel de notre droit passible d'emprisonnement.

Le délit de « mise en danger d'autrui » est constitué si trois conditions sont réunies : l'existence préalable d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ; la volonté manifeste de violer cette obligation ; et l'exposition directe d'autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. La Cour de cassation fait des dispositions de l'article 223-1 une interprétation très restrictive ; elle a ainsi censuré l'arrêt d'une cour d'appel qui avait condamné une personne ayant circulé avec une motoneige, en dépit des interdictions municipales, sur une piste fréquentée par des débutants, au motif que les juges n'avaient pas suffisamment fait état des circonstances de fait tirées de la configuration des lieux, de la manière de conduire du prévenu ou encore de l'encombrement des pistes... ou tout autre caractéristique caractérisant le risque immédiat de mort ou de blessures.

Cette proposition de loi tend à assouplir l'article 223-1. Ses auteurs relèvent que la survenance et la gravité du dommage procèdent de circonstances le plus souvent indépendantes du fait d'imprudence, alors que les éléments constitutifs de la mise en danger justifieraient des poursuites pénales. Le texte vise « les règlements » plutôt que « la loi ou le règlement » ; seraient ainsi concernées les règles professionnelles ou déontologiques, en particulier celles des médecins. Cela pose le problème de l'opposabilité de ces dispositions, qui ne sont pas toujours publiées : d'où un risque flagrant d'insécurité juridique. Il faut donc en rester au singulier.

En outre, la proposition de loi prévoit que le risque causé à autrui pourrait être constitué, outre par la violation délibérée d'une obligation de sécurité, par la commission d'une faute d'imprudence grave exposant autrui à un risque d'une particulière gravité que l'auteur de la faute ne pouvait ignorer. Il faudrait plutôt écrire : « dont l'auteur ne pouvait ignorer les conséquences ». Quoi qu'il en soit, le champ de l'article du code s'en trouverait très élargi : élus, fonctionnaires, enseignants, personnels de santé, responsables d'entreprises et d'associations seraient concernés.

La commission des lois travaille sur ce sujet depuis des années. Elle a porté sur ce texte un avis presque unanime. Pressentant qu'il en résulterait une multiplication des enquêtes, sinon des condamnations, elle a souhaité prolonger le dialogue avec les magistrats, avocats, professeurs de droit et toutes les personnes concernées.

La commission des lois a aussi estimé que, grâce aux lois de 1996 et 2000, le droit en vigueur sur les délits non intentionnels était équilibré. M. Fauchon y est pour beaucoup. Certains collègues se sont demandé si le présent texte n'allait pas à rebours des précédents. Je ne le crois pas, leur objet n'est pas le même -notamment au regard de l'existence d'un lien de causalité entre le comportement et le dommage.

Toute la question est celle de la responsabilité lors des catastrophes sanitaires ou industrielles. L'opinion n'avait pas compris les relaxes prononcées dans l'affaire du sang contaminé. Il y a eu l'affaire de l'amiante, et aujourd'hui celle des prothèses mammaires. Les pénalités actuellement prévues par le code ne sont pas du tout adéquates -un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende- et sans rapport aucun avec le trouble causé aux victimes et au public.

Le débat mérite donc d'être poursuivi. Depuis onze ans que la loi de 2000 est entrée en vigueur, il faut se pencher sur son application. La commission des lois vous propose le renvoi en commission. (Applaudissements)

M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.  - Je voudrais à mon tour souligner le rôle éminent de M. Pierre Fauchon, au Sénat naguère, au CSM aujourd'hui. Ce texte est l'un des derniers qu'il ait déposé.

M. le rapporteur en a fait une excellente présentation, et je n'entrerai pas dans le détail. Il vise à élargir le champ du délit de « mise en danger délibérée de la vie d'autrui ». Les lois de 1996 et 2000 ont trouvé le bon équilibre entre une pénalisation excessive des faits non intentionnels et la déresponsabilisation de leurs auteurs ; la responsabilité pénale systématique des élus a été abandonnée et a été modifiée la définition de la faute non intentionnelle en cas de causalité directe entre le comportement et le dommage. Cet équilibre repose sur la notion de faute qualifiée, d'une gravité certaine : la violation d'une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi est le règlement. Sanctionner l'imprudence, sans une telle violation et en l'absence de dommage, va contre l'esprit des précédentes lois. J'ajoute que l'introduction de la notion de « faute d'imprudence grave » serait source de complexité.

Une telle extension soulève d'ailleurs une question d'opportunité : elle revient à pénaliser de manière un peu floue tout manquement au principe de précaution. Or les maires, par exemple, ont une obligation générale de sécurité publique ; ils doivent notamment faire en sorte d'éviter les inondations ou les ruptures de digues. La proposition de loi permettrait d'engager leur responsabilité pénale, même en l'absence de dommage...

Ce dispositif n'aurait pas permis de résoudre les problèmes rencontrés lors des affaires du sang contaminé, d'AZF ou de l'hormone de croissance, car ils portaient sur la démonstration du lien de causalité entre la faute et le dommage.

Comme l'a jugé M. Hyest lors du colloque célébrant les dix ans de la loi Fauchon de 2000, intégrer le principe de précaution dans le code pénal serait très dangereux. Votre commission des lois a jugé utile de poursuivre sa réflexion : c'est une sage décision que le Gouvernement soutiendra. (Applaudissements)

M. Jean-Pierre Michel.  - Le Sénat réfléchit de longue date à la question de la responsabilité pénale pour imprudence. Il a constamment voulu éviter toute pénalisation excessive et garantir l'égalité de tous devant la loi.

La loi Fauchon de 2000 a redéfini la faute pénale d'imprudence. Les auteurs de la proposition de loi soulignent que des faits d'imprudence grave ne sont pas condamnés s'ils n'ont pas été suivis de manière certaine par un dommage : ainsi le jet d'un parpaing d'un pont sur une autoroute qui ne percuterait pas de véhicule. La proposition de loi inverse cette logique, en appréciant le caractère délictueux ou non de l'imprudence en fonction des éléments qui la caractérisent et non plus de l'effectivité de ses conséquences. Cela va très loin. L'extension de la notion de « risques causés à autrui » répond à une exigence morale -mais je n'aime pas beaucoup que la morale s'immisce dans le droit- et de prévention.

Dans cette affaire, où l'on peut évoquer les catastrophes, la notion de risque est centrale. Le risque est-il avéré ou potentiel ? L'article 121-3 du code pénal énonce un principe cardinal de notre droit : point de crime ni de délit sans intention de le commettre. Il avait inspiré une phrase célèbre, reprochée à son auteur mais juridiquement juste. Pour les fautes non intentionnelles, les actions civiles sont en principe suffisantes. Il n'y a aucune exception pour les crimes mais des délits peuvent être constitués sans cet élément intentionnel.

Cette proposition de loi, qui fracasse les lois Fauchon, repose sur l'illusion qu'il y a toujours un coupable. Or parfois, il n'y en a pas, il faut que le public le sache et que les victimes l'entendent, ce qui ne signifie pas qu'il n'y aura pas réparation.

Ce texte va trop loin en supprimant la référence à la violation délibérée d'une obligation particulière de prudence et en contournant la certitude du lien causal. Il est peut-être même contraire au principe de légalité des délits et des peines.

Notre rapporteur avait imaginé des amendements de conciliation mais la commission des lois s'est finalement accordée pour continuer la réflexion et aboutir à une proposition de loi plus respectueuse des principes de notre droit. (Applaudissements)

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.  - L'unanimité se fera sur ce qu'il convient de faire de ce texte. Qu'en penser ? Il est réjouissant de voir le législateur prendre le temps de la réflexion...

La proposition de loi étend la notion de « risques causés à autrui » dans le souci d'offrir une meilleure place aux victimes dans le procès pénal. Ses auteurs se réfèrent à la relaxe dans le dossier du sang contaminé ou au drame de l'amiante -on estime que 100 à 200 000 personnes mourront de leur exposition à l'amiante dans les vingt prochaines années et les victimes estiment que la loi de 2000 fait obstacle à la répression. Depuis ont éclaté l'affaire du Mediator et celle des prothèses PIP, qui ne manquent pas d'alimenter notre réflexion.

Cette proposition de loi soulève de graves incertitudes quant à son champ d'application. Il pouvait en résulter, dans certains cas, une répression excessive. La délimitation des cas visés par ce type de législation doit être stricte. Ce texte pourrait ainsi être source d'insécurité juridique et porter atteinte au principe de légalité des délits et des peines, garantie fondamentale des droits de la personne.

La position de la commission me semble sage : nous voterons le renvoi en commission. (Applaudissements)

M. Nicolas Alfonsi.  - Onze ans après son vote, la loi Fauchon a incontestablement atteint le but qui lui avait été fixé. Le présent texte modifie le curseur de la responsabilité pénale. Comme l'a rappelé le rapporteur, l'article 121-3 fait de la gravité du dommage le point cardinal de la culpabilité.

Les progrès technologiques réalisés depuis 2000 imposent de reprendre la réflexion. La commission des lois, unanime, a jugé que mieux valait en rester à l'équilibre de la loi de 2000. Elle est, en particulier, embarrassée devant la référence à la morale dans l'exposé des motifs de la proposition de loi.

Plus généralement, notre société, effarée devant les progrès de la technologie, se réfugie dans une judiciarisation que nous ne voulons pas encourager. N'ouvrons pas une brèche que nous peinerions à colmater. C'est dans cet esprit que le groupe RDSE votera le renvoi en commission pour approfondir une réflexion inachevée. (Applaudissements)

Mme Corinne Bouchoux.  - Des raisons et des analyses variées, sinon contradictoires, peuvent conduire à vouloir reprendre la réflexion sur les fautes d'imprudence ou de négligence. Certaines, quoique de faible gravité, peuvent conduire à des condamnations sévères ; d'autres, plus graves, ne sont pas poursuivies parce qu'il n'y a pas eu dommage.

Beaucoup ont parlé des décideurs. Après Mme Borvo, je parlerai plutôt des victimes. Grâce aux efforts des associations des victimes de l'amiante, l'ANDDA ou le FNHTT, la loi de 2000, trop restrictive, a heureusement évolué. Elle distinguait les exécutants des décideurs, exceptionnellement poursuivis. Lors des catastrophes industrielles ou sanitaires, les responsabilités sont souvent indirectes.

Les délais de prescription posent aussi problème : les conséquences d'une exposition à l'amiante n'apparaissent qu'après plusieurs décennies, Mme Borvo l'a rappelé. Pour avancer, il faut mieux écouter les associations et renforcer la prévention sanitaire. D'où la défense, par Mme Archimbaud, des lanceurs d'alerte lors des débats de novembre sur le projet de loi relatif à la sécurité du médicament. D'où aussi l'attachement des écologistes à ouvrir le débat sur le nucléaire. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Yves Détraigne.  - Ce texte est le dernier qu'ait déposé notre ancien collègue Fauchon. Son point de départ, cela a été rappelé, est l'article 223-1 du code pénal. Toutes proportions gardées, le délit dont nous débattons est celui dont pourrait s'être rendu coupable le commandant d'un navire qui a décidé d'en détourner la route.

Les décisions de justice qui, dans certaines affaires, ont suscité l'incompréhension du public sont, pour un juriste, respectueuses du droit : le lien de causalité n'était pas établi. Elles ont alimenté la réflexion de M. Fauchon qui a voulu élargir l'article 223-1.

Le problème, s'il est technique et complexe de premier abord, est loin d'être purement théorique : il est au coeur des affaires Mediator et PIP. Le groupe UCR estime indispensable de poursuivre la réflexion quand tant de personnes ont le sentiment que justice n'est pas rendue. Nous y veillerons, au-delà du renvoi en commission qui est aujourd'hui acquis.

La discussion générale est close.

Renvoi en commission

Mme la présidente.  - Motion n°1, présentée par M. Zocchetto, au nom de la commission.

En application de l'article 44, alinéa 5, du Règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, la proposition de loi relative à la délinquance d'imprudence et à une modification des dispositions de l'article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d'autrui ».

M. François Zocchetto, rapporteur.  - Rarement une motion aura été défendue par tous les orateurs ! Inutile d'en rajouter.

M. Michel Mercier, garde des sceaux.  - L'avis est favorable.

La motion n°1 est adoptée.

La proposition de loi est renvoyée en commission.