Délais de prescription dans la loi sur la liberté de la presse

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.

Discussion générale

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement .  - La discussion du projet de loi relatif au mariage pour tous a réveillé de vieux réflexes de haine contre les homosexuels. Au moment où la République s'apprête à reconnaître enfin les mêmes droits, la même valeur aux personnes sans distinction liée à leur orientation sexuelle, l'homophobie progresse. Les injures, les diffamations, les provocations à la haine ou à la violence sont aggravées lorsqu'elles sont fondées sur le sexe, l'orientation sexuelle ou le handicap. Cette liste a été complétée à votre initiative le 6 août dernier et y inclut la transphobie.

Si la République combat le sexisme et l'homophobie au même titre que le racisme et l'antisémitisme, une anomalie subsiste, que nous corrigeons aujourd'hui. La justice oublie les insultes sexistes en trois mois, mais en un an les insultes xénophobes ou fondées sur la religion : les délais de prescription sont différents. Or il n'y a pas lieu de faire une discrimination entre les discriminations, de faire une hiérarchie du pire.

La présente proposition de loi, qui a été adoptée en novembre 2011 dans le consensus, fixe à un an le délai de prescription pour tous ces délits. Dominique Perben disait en 2004 que le délai de trois mois était trop court pour les délits fondés sur le racisme. Cela vaut aujourd'hui pour ceux qui sont fondés sur le sexe, l'orientation sexuelle ou le handicap.

Il ne s'agit pas que d'un symbole. À plusieurs reprises, les associations concernées se sont heurtées à la brièveté des délais de prescription. Or il ne faut pas sous-estimer l'impact de ces propos qui sont une violence, vis-à-vis des plus jeunes en particulier - le risque suicidaire chez les jeunes homosexuels ne peut être ignoré. Je pense aussi aux parents d'un enfant homosexuel terrorisés de découvrir sur internet un appel au meurtre contre leur fils ou au viol contre leur fille ; aux familles homoparentales confrontées à des propos qui nient leur humanité et leur existence.

La loi de 1881 est une grande loi de notre République, dont il faut préserver le précieux équilibre. Le Gouvernement est attaché à la lutte contre les violences et discriminations liées à l'orientation sexuelle et à l'identité de genre ; il a présenté un plan complet en octobre dernier. Votre rapport, madame la rapporteure, corrige une anomalie de notre droit. Nous n'avons que trop tardé sur le chemin de l'égalité. (Applaudissements à gauche)

Mme Esther Benbassa, rapporteure de la commission des lois.   - La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirme dans son article 11 que la libre communication des pensées et des opinions est l'un des droits les plus précieux de l'homme. C'est inspiré par cet article que le 29 juillet 1881 le législateur a adopté la loi qui définit les libertés et les responsabilités de la presse française.

Les modifications apportées aujourd'hui ne concernent que marginalement cette dernière. Il s'agit en majorité de propos tenus en public ou d'écrits provenant de particuliers. La législation actuelle a été traitée avec raison de discriminatoire par la rapporteure de l'Assemblée nationale. L'harmonisation des délais de prescription fait l'objet d'un très large consensus. Le Défenseur des droits l'a défendue dès 2011. Cette proposition de loi est directement inspirée par sa proposition. Le droit européen ne fait pas de différence entre les types de discrimination, tandis que l'article 13 du traité instituant la Communauté européenne oblige les États à prendre toute mesure pour combattre toutes les discriminations. Pourquoi le droit français devrait-il conserver une telle différence ? Le délai de trois mois est le plus bref de toute l'Europe ; le délai d'un an est lui-même dérogatoire du droit commun, qui prévoit un délai de prescription de trois ans pour tous les délits.

Ce texte complète le travail entamé par la loi Perben II de 2004, qui a introduit une exception au régime de la loi 1881 en portant à un an le délai de prescription des délits de diffamation ou d'injures commis à raison de l'origine d'une personne, de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. Dans le droit fil de cette évolution, la proposition de loi a été votée à une écrasante majorité le 22 novembre 2011 à l'Assemblée nationale ; elle porte à un an le délai de prescription des mêmes délits lorsqu'ils sont commis à raison du sexe, de l'orientation sexuelle ou du handicap des victimes.

Les débats ces dernières semaines ont ouvert la voie à un climat homophobe et à la multiplication de propos intolérables. Cette proposition de loi vient donc à point. Didier Eribon, philosophe, écrit dans ses Réflexions sur la question gay : « Au commencement, il y a l'injure, celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie et qui est le signe de sa vulnérabilité psychologique et sociale. (...) L'insulte est un verdict, une condamnation à perpétuité avec laquelle il va falloir vivre. (...) Celui qui me traite de pédé, de nègre, de youpin ne cherche pas à me communiquer une information, mais à me faire savoir qu'il a prise sur moi, que je suis en son pouvoir » et ce pouvoir est d'abord celui de me « blesser, de me marquer à vie en inscrivant la honte ou la peur au plus profond de mon esprit et de mon corps ». Oui, madame la ministre, les mots sont parfois des armes qui peuvent tuer. Pourquoi un an de prescription pour les uns et trois mois seulement pour les autres ?

Cette harmonisation ne compromet pas la liberté de notre presse. Certes, le premier amendement du Bill of Rights américain ne met pas de limites à la liberté d'expression...

Mme Nathalie Goulet.  - Mais les indemnités sont élevées...

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Selon une étude le l'université de Montréal, 40 % des décisions judiciaires liées à internet sont rendues pour diffamation contre 15 % seulement aux États-Unis et au Canada. Sommes-nous incapables d'autocontrôle ? Internet ouvre-t-il chez nous un espace qui échappe à tout encadrement ?

Mme Nathalie Goulet.  - Oui !

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Dans le contexte français, où la menace de la sanction est brandie très tôt dans l'existence des enfants et encadre la vie des adultes, il semble peu judicieux de se prévaloir de l'exemple américain pour laisser impunis les discours racistes, xénophobes, homophobes, sexistes qui emplissent la Toile.

Cette proposition de loi ne concerne que marginalement les délits de presse. Elle a un cadre plus large. Elle permet une nette avancée de la protection du droit des personnes. Internet a autorisé la multiplication des infractions commises à raison du sexe, de l'orientation et de l'identité sexuelles et, dans une moindre mesure, du handicap. Une modification du droit actuel s'impose d'autant plus à l'heure du développement accéléré des réseaux sociaux, qui dématérialisent le lien entre la parole et l'objet des propos diffamatoires. Les infractions commises par le biais d'internet sont instantanées, mais les propos peuvent rester en ligne longtemps.

Mme Nathalie Goulet.  - Eh oui !

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Comme le dit Me Charrière-Bournazel, « internet permet à la mémoire de l'emporter pour toujours sur l'oubli » et ne laisse aucune chance aux victimes face à des particuliers qui en sont évidemment pas soumis à la déontologie des journalistes.

Mme Nathalie Goulet.  - C'est vrai !

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Le rapport d'information Hyest-Portelli-Yung avait attiré l'attention sur ces dangers : l'infraction n'est plus limitée au temps bref de la presse imprimée.

Il est difficile, en outre, d'identifier les responsables. Le caractère universel du réseau fait obstacle aux poursuites engagées contre des auteurs installés à l'étranger...

Mme Nathalie Goulet.  - Surtout en France !

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Il devient urgent d'adopter une loi sur les libertés sur internet, comparable à la loi de 1881. Je vous demande en attendant d'adopter cette proposition de loi dans la rédaction issue des travaux de la commission des lois. (Applaudissements à gauche)

M. Thani Mohamed Soilihi .  - La liberté de la presse consacrée par la loi du 29 juillet 1881 a été progressivement limitée par des exceptions imposées par la diffusion de propos injurieux, diffamatoires ou discriminatoires. Le délai de prescription de trois mois déroge au droit commun qui est de trois ans pour les délits pénaux et d'un an pour les contraventions. À l'heure d'internet, des réseaux sociaux, un délai si court équivaut à l'impunité, comme le reconnut Dominique Perben en octobre 2003 au Sénat.

Les infractions dites de presse sont de plus en plus fréquemment commises, dans le cyberespace, par des internautes qu'il convient désormais de traquer aux fins d'exercer l'action publique à leur encontre. Bon nombre d'infractions commises sur internet tombaient sous le coup d'une prescription assimilable, comme le souligne le professeur Albert Chavanne, à un déni de justice. D'où le passage à un an par la loi Perben II de la prescription pour les délits fondés sur l'origine, l'appartenance ou non à une ethnie, une nation, une race ou une religion.

Notre droit a évolué par étapes, en autant d'hésitations, mais il faut veiller à l'équilibre entre le principe de la liberté d'expression et la répression des propos discriminatoires. Des victimes placées dans la même situation sont de fait traitées de façon inégale. Les recours n'aboutissent pas, les plaintes étant classées sans suite à l'expiration du délai de prescription. Beaucoup de victimes sont dissuadées par les contraintes induites par de tels délais. Le législateur ne pouvait tolérer une telle discrimination. D'où la proposition de loi déposée par Jean-Marc Ayrault et ses collègues députés, adoptée par l'Assemblée nationale à la quasi-unanimité le 22 novembre 2011. Il nous appartient à présent de la voter.

L'article premier clarifie le neuvième alinéa de l'article 24 de la loi de 1881 et met sur le même plan toutes les provocations à la haine, à la violence ou à la discrimination, quelle que soit leur cause. L'article 2 est de cohérence. L'article 3, ajouté par la commission, rend le texte applicable à Wallis et Futuna, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. C'est rétablir une cohérence minimale entre les victimes. Il n'y a aucune raison de traiter différemment des propos racistes ou des propos homophobes, comme l'a noté M. Emmanuel Dreyer, professeur de droit à l'université de Paris-Sud.

Est-ce porter atteinte à la liberté de la presse ? Au vrai, ce sont moins des infractions commises dans la presse, mais la banalisation de propos injurieux en public qui sont visés. L'égalité proclamée à l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme n'a de sens que si le législateur lui donne consistance dans la loi. À l'heure où des propos d'un autre temps se font entendre, c'est aussi un appel à la vigilance que lance ce texte. Pour toutes ces raisons, le groupe socialiste le votera. (Applaudissements sur les bancs socialistes ; Mme Nathalie Goulet applaudit aussi)

M. Michel Le Scouarnec .  - La lutte contre les discriminations fut une longue et dure bataille ; elle n'est pas achevée. La répression par la loi des propos discriminatoires fondés sur l'origine, l'appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion ne remonte qu'à 40 ans, et celle des propos fondés sur le sexe ou l'orientation sexuelle à 2004 seulement, après plusieurs tentatives infructueuses. Mais les délais de prescription, différents, créent à leur tour, paradoxalement, une discrimination au sein de la lutte contre les discriminations.

Il faut concilier liberté d'expression et répression des propos discriminatoires. La loi de 2004 a ainsi porté à un an le délai de prescription pour les injures à raison de la race ou de la religion -  trois mois, à l'heure d'internet, correspondait quasiment à un déni de droit.

Mme Nathalie Goulet.  - Pas quasiment. Je l'ai vécu !

M. Michel Le Scouarnec.  - Mais le délai est resté à trois mois lorsque l'infraction est commise à raison de l'orientation sexuelle ou du handicap de la victime. C'est une atteinte au principe d'égalité devant la loi qui, aux yeux du Conseil constitutionnel, ne peut se justifier que par un motif d'intérêt général ou une différence objective de situation. Tel n'est pas le cas en l'espèce.

Nous sommes extrêmement favorables à ce texte qui, en alignant à un an les délais de prescription, répare une injustice. (Applaudissements à gauche)

Mme Nathalie Goulet .  - Réformer le droit de la presse est une entreprise titanesque. Il ne faudrait toucher au monument de 1881 que d'une main tremblante...

L'objet de ce texte est de réformer le droit, inadapté aux nouveaux médias. Injures et diffamation ont raison sur la Toile : les procédures sont interminables et les délais de prescription réduits. Il est impossible de faire retirer d'un serveur une imputation diffamatoire, y compris celle qui pourrait être reconnue par les tribunaux. Le droit à l'oubli n'existe pas. Mais la liberté s'arrête où commence celle des autres, les bloggeurs n'ont pas tous les droits. Je ne m'abriterai pas derrière les citations des philosophes, car j'ai vu et vécu ces choses. En 2008, un journaliste intitule un chapitre de son livre « Comment être veuve et sénateur » et m'y accuse de cumuler indemnité de mandat et pension de réversion, ce qui n'est pas une injure mais un pur mensonge. Impossible d'obtenir une rectification. Je profite de cette occasion pour le faire. Je tiens aussi à épingler M. Jean-Jacques Bourdin, qui n'a pas daigné tenir compte du courrier que je lui ai adressé, alors que subsiste sur internet une interview contenant des propos diffamatoires...

Que de temps perdu et d'argent pour les victimes ! Et que l'on n'aille pas m'opposer l'adresse IP et les règles de protection de la vie privée : cela n'a pas de sens dans le cadre de la loi de 1881, parce qu'on ne peut pas trouver l'auteur de l'infraction... Contre ce déni de justice, j'ai déposé un amendement, malheureusement non retenu par la commission des lois, pour garantir le droit à l'oubli. Je sais qu'il n'est pas facile de contrôler les réponses des moteurs de recherche mais on ne peut livrer l'honneur d'un individu aux chiens ; on sait ce qu'il en a coûté aux hommes politiques, de Roger Salengro à Pierre Bérégovoy. Je revendique haut et fort le droit à l'oubli. J'avais demandé une commission d'enquête ou une mission d'information sur ce sujet au précédent président du Sénat. Je viens de la réitérer auprès du président Bel. Comme on n'est jamais mieux servi que par soi-même, et au vu de mon expérience en la matière, je crois pouvoir la présider brillamment. (Sourires)

Le sujet est fondamental. Je le dis solennellement : cela n'arrive pas qu'aux autres, sachez-le ! (Applaudissements)

M. Yvon Collin .  - La loi de 1881 fait partie des lois de liberté et de progrès social qui ont fondé le pacte républicain dont nous sommes les dépositaires. En ce temps, après des années d'ordre moral, les radicaux ont fait souffler un grand vent de liberté ; la loi de 1881 a instauré une liberté essentielle. Pour autant, on ne saurait tolérer, en son nom, quelque discrimination que ce soit - y compris dans les délais de prescription... La loi Perben de 2004, en allongeant celui attaché aux injures visant l'origine, l'ethnie ou la religion, a du même coup créé une différence avec celui attaché aux injures homophobes ou handiphobes. La Cour de cassation a d'ailleurs saisi le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le sujet pour rupture du principe d'égalité devant la loi.

Les nouveaux médias justifient de modifier la façon dont le droit réprime ces délits : à l'heure d'internet, le délai de prescription de trois mois n'a plus de sens. Une refonte de la loi de 1881 s'imposera en toute hypothèse.

Pour l'heure, le groupe RDSE accueille favorablement ce texte, même s'il ne met pas fin à toutes les incohérences - trois régimes de prescription demeurent. Le texte élargit les dérogations aux principes généraux de la procédure pénale, soyons attentifs à ne pas les multiplier. Ces quelques remarques ne nous empêcheront pas, cependant, de voter ce texte qui marque une avancée. (Applaudissements à gauche)

M. Pierre Charon .  - La loi de 1881 est un des nombreux symboles de notre République. Personne ne conteste les vertus démocratiques d'un texte sobre qui, à heure des lois bavardes, fait honneur à la Nation. Nous pouvons être fiers d'un texte qui a fait basculer la réglementation de la presse du régime préventif au régime répressif tout en préservant la liberté d'expression.

La présente proposition de loi vise à harmoniser les délais de prescription. Pour concilier le droit de tous à s'exprimer librement et à obtenir justice s'ils font l'objet de propos injurieux, il fallait aligner les délais de prescription à un an, comme l'avait fait la loi de 2004 pour les injures racistes ou à raison de la religion. Le délai de trois mois rend difficile, sur Internet, l'identification des auteurs, qui ne sont pas des journalistes soumis aux règles de la déontologie et encadrés par une rédaction. Je suis prêt à soutenir votre proposition de mission d'information. Madame Goulet, vous ne serez pas seule ! Imaginons ce qui se serait passé pendant la guerre si internet avait existé : le travail de la Gestapo aurait été bien facilité...

Tous ceux qui souhaitent exprimer leur opinion doivent être soumis aux mêmes obligations que celles que s'imposent les professionnels.

Mme Nathalie Goulet.  - Nous n'y sommes pas encore !

M. Pierre Charon.  - On ne peut tolérer la résurgence de thèses prétendument scientifiques qui font le lit de dérives que l'on a payées autrefois au prix du sang et de la honte. Nos collègues de l'Assemblée nationale ont adopté ce texte à l'unanimité.

La Cour de Cassation a transmis une question prioritaire de constitutionnalité à propos de la loi de 1881 qui dispose que le délai de prescription est porté à un an.

Mme Nathalie Goulet.  - Eh oui !

M. Pierre Charon.  - Nous n'avons à cette heure aucune information sur les moyens des requérants : il faut agir avec prudence pour ne pas fragiliser une loi qui a fait la preuve de son efficacité et de sa longévité. (Applaudissements)

Mme Nathalie Goulet.  - Bravo !

Mme Kalliopi Ango Ela .  - Le groupe écologiste souscrit à ce texte adopté à une forte majorité à l'Assemblée nationale. Dès le printemps 2011, nous avions déposé une proposition de loi similaire. Toutes les infractions visées sont soumises à un régime de sanction identique, mais les délais de prescription ne sont pas les mêmes : ce n'est pas normal. S'il est normal que les délais de prescription s'appliquant à la presse soient dérogatoires du droit commun, pour promouvoir la liberté d'expression, il faut qu'ils soient identiques dans tous les cas visés. L'excellent rapport de Mme Benbassa souligne la différence dans le nombre de condamnations définitives, selon les délits : cela est lié à la différence dans les délais de prescription : 80 condamnations pour injures racistes, deux seulement pour injures homophobes.

Ce texte renforcera la sécurité juridique pour les infractions commises sur internet. J'ai été particulièrement sensible aux injures dont ont été victimes les handicapés à l'occasion des Jeux handisport. On pourrait aussi s'indigner des propos dont a eu à pâtir notre ministre du logement à l'Assemblée nationale parce qu'elle portait une robe, ou qui ont été tenus, ici même, dans le débat sur la parité dans les listes électorales...

Mme Nathalie Goulet.  - Ah !

Mme Kalliopi Ango Ela.  - Le programme d'action gouvernemental contre les agressions commises à raison du genre doit être salué : il vient à l'appui de ce texte. L'intitulé de ce texte a été modifié pour viser les discriminations en raison de l'identité sexuelle. Le groupe écologiste, pour sa part, milite, par ses amendements, pour une prise en compte de l'identité de genre.

En attendant il votera ce texte. (Applaudissements à gauche)

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Très bien !

M. Jean-Yves Leconte .  - L'arsenal législatif contre les délits d'injures a été élargi en 1972, mais l'homophobie n'a été qualifiée de délit qu'en 2004. Reste que les délais de prescription sont demeurés différents. D'où la question prioritaire de constitutionnalité évoquée par M. Charon.

Il faut aujourd'hui tenir compte des nouveaux médias : internet change la donne. Certes, les délais de prescription sur la presse sont dérogatoires, pour préserver la liberté d'expression, mais sur internet, l'injure ne passe pas : elle demeure, indéfiniment. Et c'est là que fleurissent les propos homophobes ou handiphobes, qui passent de site en site. Un délai de prescription d'un an donnera une plus large faculté de poursuivre. Car aujourd'hui, les recours n'aboutissent pas : les plaintes sont classées sans suite du fait de la prescription.

Ce texte est l'occasion de s'interroger sur la relation entre la puissance publique et internet. Comment celle-ci doit-elle s'adapter pour parvenir à une régulation crédible, alors que la Toile se joue des frontières ? Le réseau est un espace de liberté, un briseur de chaînes, on l'a vu avec le printemps arabe, mais peut aussi être un vecteur de discrimination. Le texte voté à l'ONU est l'exemple à suivre, qui appelle tous les États à promouvoir la coopération internationale. La liberté de la Toile est une garantie contre le politiquement correct, mais aussi un outil pour ceux qui veulent choquer. Comment institutionnaliser la régulation, alors que la Toile a la liberté pour principe ? L'autorégulation a son rôle à jouer, qui doit imposer le respect de l'autre.

Mme Nathalie Goulet.  - On verra quand cela vous arrivera !

M. Jean-Yves Leconte.  - Notre rapporteure a cité le premier amendement de la Constitution américaine : la liberté qu'il institue va de pair avec une éducation au respect. Il faut faire confiance à la capacité de chacun de confirmer ce que disait Marat : la liberté de tout dire n'a d'ennemis que ceux qui veulent se réserver la liberté de tout faire.

Je suis convaincu que le Sénat parviendra à faire converger les préoccupations qui se sont exprimées cet après-midi.

Mme Nathalie Goulet.  - Inch'Allah !

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois .  - Merci, madame la ministre, d'avoir placé votre action sous le signe de la lutte contre les discriminations. Nous vous avons entendue, ce matin, sur la lutte contre le sexisme, avec Mme Pau-Langevin. Et vous voici devant nous cet après-midi. Toute atteinte à la dignité humaine doit être sanctionnée par la loi de la même façon. Mais il faut aussi ne toucher à la loi de 1881, comme l'a rappelé Mme Goulet, que d'une main tremblante...

Mme Nathalie Goulet.  - Et ferme.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Je pense au Figaro de Beaumarchais, disant qu'il peut jouir de la liberté pourvu qu'il ne parle ni de l'autorité, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni de l'opéra, ni des autres spectacles, ni des personnes qui tiennent à quelque chose. Et d'ajouter : « Je peux tout imprimer librement sous l'inspection de deux ou trois censeurs ».

Les propos de Mme Benbassa sur l'injure ont été éclairants. On ne parle pas seulement pour communiquer. Il y a le discours performatif, quand dire c'est faire. Il y a des mots qui tuent. Si les mots sont des choses, pour Michel Foucault, Austin, Searle et Ducrot ont montré, plus près de nous, qu'ils peuvent, au-delà, être des armes.

Oui, il faut mener la réflexion en sachant qu'aucun choix ne sera réaliste s'il n'est international. Internet ne saurait rester un espace en dehors du droit. Il lui faut des règles qui s'imposent partout. Réfléchissons, au Sénat, sur la meilleure manière, via une commission d'enquête ou d'information, de se donner les moyens de légiférer en connaissance de cause. (Applaudissements à gauche)

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre .  - Je me félicite du consensus qui règne ici sur une question d'actualité - qui pouvait laisser attendre quelques remous.

Merci à Mme Benbassa de nous avoir rappelé les valeurs qui nous rassemblent dans le respect d'une tradition juridique qui mérite parfois actualisation.

Oui, les mots peuvent être des armes. Ce qui justifie d'actualiser la loi de 1881. Oui, Monsieur Mohamed Soilihi, les délais actuels découragent les recours. Internet ne doit pas être une zone de non-droit, madame Goulet. En ces moments où l'actualité apporte son lot d'injures, en particulier à caractère antisémite, sur internet, je vais en discuter avec les responsables du réseau Tweeter.

Sachez que la garde des sceaux travaille en ce moment même sur un habeas corpus numérique pour garantir le droit à l'oubli auquel vous en avez justement appelé.

Vous avez rappelé la violence handiphobe. Je recevrai prochainement Jean-Marie Barbier qui nous alerte régulièrement sur sa gravité sur internet.

Toutes ces injures, sexistes, racistes, homophobes, transphobes, handiphobes se banalisent parce qu'elles correspondent à des stéréotypes qui traversent notre société comme autant d'obstacles à l'égalité. Soixante-quatre pour cent des Français pensent sincèrement aujourd'hui que les personnes handicapées sont inaptes au travail. J'ai conscience que ces clichés forment la racine des discriminations. Je pense au sexisme « ordinaire » et aux droits des femmes. J'espère que votre assemblée me suivra dans quelques mois lorsque je défendrai devant vous un projet de loi sur ce sujet.

Ce projet de loi ne fait courir aucun risque à la liberté de presse en tant que telle. Nous avions commencé le travail avec la loi Perben. Monsieur Charon, il faudra sans doute attendre un peu avant d'ouvrir le chantier de la loi 1881.

Merci à la rapporteure et merci à toutes et tous de votre adhésion. (Applaudissements)

La discussion générale est close.

Discussion des articles

L'article premier demeure supprimé.

Article 2

Mme la présidente.  - Amendement n°1, présenté par Mme N. Goulet.

Compléter cet article par deux alinéas ainsi rédigés :

...° Il est ajouté un alinéa ainsi rédigé :

« Pour les délits prévus par l'article 29, lorsqu'ils sont commis par un moyen de communication au public par voie électronique, le délai de prescription prévu par l'article 65 est porté à un an. »

Mme Nathalie Goulet.  - Amendement d'appel. L'injure et la diffamation de droit commun finissent par être moins bien traitées que celles qui font l'objet de ce texte.

Le régime des délais de prescription de l'action publique en vigueur dans la loi sur la liberté de la presse déroge au droit commun prévu dans le code de procédure pénale. Ce délai dérogatoire de trois mois par rapport au droit commun qui fixe la prescription en matière délictuelle à trois ans, avait été prévu par la loi sur la liberté de la presse de 1881 pour préserver la liberté de cette dernière mais, à l'heure d'internet, un délai aussi court équivaut presque à l'impunité. On est moins bien traité comme femme ou homme politique, par ailleurs ni homosexuel ni handicapé ni victime de racisme, que les autres victimes. D'où mon amendement qui aligne les délais de prescription.

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Très utile, mais il faudrait une loi consacrée aux limites d'internet.

La commission a donné un avis défavorable à cet amendement.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre.  - Même avis. Votre amendement changerait la nature du texte qui prolonge les délais de prescription en fonction du contenu et non du support. Une proposition de loi a été déposée pour allonger le délai de prescription sur internet, adoptée par votre assemblée en 2008 et déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale en 2012. Votre amendement s'inscrirait mieux dans le cadre de ce texte.

Mme Nathalie Goulet.  - Je l'ai voté. Mais quand un texte a mis quatre ans pour trouver le chemin du boulevard Saint-Germain, vous comprendrez que des personnes diffamées puissent marquer quelque impatience.

L'amendement n°1 est retiré.

L'article 2 est adopté.

Articles additionnels

Mme la présidente.  - Amendement n°3, présenté par Mme Ango Ela et les membres du groupe écologiste.

Après l'article 2

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi modifiée :

A. Au neuvième alinéa de l'article 24, au troisième alinéa de l'article 32 et au quatrième alinéa de l'article 33, après le mot : « orientation », les mots : « ou identité » sont supprimés et après le mot : » sexuelle », sont insérés les mots : «, de leur identité de genre » ;

B. Au premier alinéa de l'article 48-4, après le mot : « orientation », les mots : « ou identité » sont supprimés et après le mot : » sexuelle », sont insérés les mots : « ou l'identité de genre ».

Mme Kalliopi Ango Ela.  - La notion d'« identité sexuelle » a été retenue par l'article 4 de la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel, notion qui risque d'exclure de son champ d'application plusieurs milliers de personnes en cours de transition, ou vivant durablement dans des situations transgenres, ou à qui l'État refuse un changement d'état civil.

Cet amendement a pour objet d'y substituer la notion d'« identité de genre » qui recouvre davantage la réalité et la diversité des situations des intéressés, et qui est retenue par divers textes internationaux auxquels la France est partie.

Le groupe écologiste réaffirme son engagement aux côtés des personnes trans. Je sais, madame la ministre, que vous le partagez, ainsi que nos collègues de la majorité. Vous avez déclaré que ce débat vous passionne. L'occasion de le poursuivre est-elle venue ?

Je sais que la Commission nationale consultative des droits de l'homme a été saisie : où en est la procédure ?

L'identité de genre est reconnue en Europe et dans des accords internationaux. Cet amendement est suivi de deux amendements de coordination.

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - En tant que chercheur en sciences humaines, je suis d'accord sur l'utilisation du mot transgenre. Mais la commission a donné un avis défavorable. Les personnes transsexuelles sont protégées par les dispositions du droit pénal relatives à l'identité sexuelle.

Mme Taubira et la ministre ont indiqué, dans leur lettre en janvier, qu'elles demandaient des éclaircissements sur la terminologie à employer. Nous aurons l'occasion de changer de vocabulaire afin qu'il entre dans les mentalités et que les juges puissent le comprendre. Transgender a été mal traduit pas transgenre en français, notre langue conférant au mot « genre » des connotations qui n'existent pas en anglais où il renvoie clairement au sexe.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre.  - Merci pour votre amendement, qui démontre votre vigilance : nous la partageons. Dès août 2012, nous avons tenu, avec la garde des sceaux, à inscrire la transphobie dans les motifs de discrimination liés au genre. Nous réfléchissons aux dispositions législatives de nature à renforcer la protection des personnes en transition.

Je concède que la France est partie à des textes internationaux qui emploient la notion d'identité de genre, également utilisée par les chercheurs et universitaires.

Notre droit reconnaît la notion d'identité sexuelle. La circulaire que vous avez évoquée est très claire sur la reconnaissance de la transphobie.

Nous avons saisi la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qui rendra, avant l'été, son avis. En l'attendant, je vous demande de retirer votre amendement.

Mme Kalliopi Ango Ela.  - Je le retire, en attendant des jours plus favorables.

L'amendement n°3 est retiré, ainsi que l'amendement de coordination n°4

M. Jean-Pierre Michel.  - Un groupe de travail, mené par Mme Blondin et Meunier, est saisi de ces questions. La jurisprudence a longtemps été très erratique. Au-delà de la transphobie, il faut régler la question du statut de ces personnes qui souhaitent changer d'état civil.

L'Europe, c'est aussi, heureusement le Conseil de l'Europe et non pas seulement l'Union européenne. Je vous invite à regarder ses travaux et recommandations, qui pourraient être utilement repris.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Je connais et salue la contribution qu'apporte M. Michel - il a eu la modestie de ne pas le mentionner - aux travaux du Conseil de l'Europe.

Mme la présidente.  - Amendement n°2, présenté par Mme N. Goulet.

Après l'article 2

Insérer un article additionnel ainsi rédigé :

Le deuxième alinéa de l'article 2 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés est complété par une phrase ainsi rédigée :

« Tout numéro identifiant le titulaire d'un accès à des services de communication au public en ligne ne constitue pas une donnée à caractère personnel au sens du présent alinéa. »

Mme Nathalie Goulet.  - Il s'agit de la prescription. La cour d'appel de Paris a estimé que l'adresse IP ne pouvait pas être considérée comme une donnée personnelle notamment dans un arrêt en date du 15 mai 2007, où elle a considéré que « cette série de chiffres [ne constituait] en rien une donnée indirectement nominative à la personne dans la mesure où elle ne se rapporte qu'à une machine, et non à l'individu ».

L'objet du présent amendement, en excluant l'adresse IP du champ des données à caractère personnel, est de rendre plus facile l'indentification de l'auteur présumé d'une infraction d'injure ou de diffamation réalisées par un moyen de communication au public par voie électronique, et, ce faisant, le point de départ des poursuites. Cet amendement n'est pas un cavalier. Il est utile. Quel que soit son destin, la commission des lois l'ayant rejeté, je le maintiendrai. Nous avons une navette. Nous en rediscuterons.

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - En principe, je serais d'accord, mais pas dans ce cadre. En même temps, je suis pour que l'IP reste une donnée à caractère personnel. Internet est aussi un espace de liberté. Nous en discuterons dans le cadre d'une vraie concertation sur les limites à lui apporter. La commission a donné un avis défavorable.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre.  - Même avis. Cela mérite un débat approfondi. Nous sommes au-delà du champ de la proposition de loi. Réfléchissons aux moyens de ne pas faire d'internet, espace de liberté, une zone de non-droit. Les réponses techniques et juridiques existent, pour réprimer la diffamation. Veillons au respect des équilibres établis par la loi informatique et libertés.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Je voterai comme la commission. Comment pourrait-il en être autrement ? Dans le futur débat que nous aurons là-dessus, je mettrai en avant un principe : puisque des propos sont publics sur un site internet, il doit exister l'équivalent du directeur de la publication d'un journal, responsable nommément désigné.

Mme Nathalie Goulet.  - Il est évident que je serai battue, je m'explique donc avant de retirer mon amendement. Comment voulez-vous identifier l'auteur de l'infraction dans le délai de prescription si vous n'avez pas l'adresse IP ? Pour déposer une plainte contre X, il faut attendre l'ouverture d'une instruction, puis la consignation chez le juge d'instruction. C'est impossible d'aller au bout en moins d'un an !

Le texte concerne à la fois les supports électroniques et les supports papier. Vous ne toucherez que les journaux, et encore, faudrait-il qu'ils ne soient pas en grève, malgré les dizaines de millions que l'on dépense pour eux, soi-disant pour qu'ils se modernisent. Vous allez donner un coup d'épée dans l'eau parce que le travail aura été fait à moitié.

M. Jean-Yves Leconte.  - Je comprends vos préoccupations. Mais il peut y avoir les aléas qui rendent difficile l'identification. La loi doit être plus générale, pour ne pas courir systématiquement après la technique. On peut truquer l'IP. Ce que vous proposez n'est pas une solution miracle.

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Le parquet peut enquêter...

L'amendement n°2 est retiré.

L'article 3 est adopté.

Mme la présidente.  - Je vais mettre aux voix l'ensemble de la proposition de loi.

Mme Nathalie Goulet.  - Évidemment, nous la voterons. Je veillerai au respect des engagements de Mme la ministre et du président de la commission des lois, dont nous savons qu'il tient toujours ses promesses.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Absolument !

L'ensemble de la proposition de loi est adopté.

Mme la présidente.  - C'est l'unanimité ! (Applaudissements)

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Très bien !

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre.  - Je vous remercie pour ce grand pas que nous venons d'accomplir, même s'il reste des interrogations.

Mme Esther Benbassa, rapporteure.  - Moi de même.

La séance, suspendue à 18 h 35, reprend à 18 h 40.