« Où va l'État territorial ? Le point de vue des collectivités »

M. le président.  - L'ordre du jour appelle le débat sur les conclusions du rapport d'information « Où va l'État territorial ? Le point de vue des collectivités », à la demande de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation.

M. Jean-Marie Bockel, président de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation .  - L'administration territoriale de l'État est touchée depuis plusieurs années par une succession de réformes touchant à son organisation, ses missions, ses moyens et les conditions de travail de ses agents, qui ont affecté l'exercice par les collectivités territoriales de leurs compétences. C'est pourquoi la délégation aux collectivités territoriales a confié à M. Doligé et Mme Perol-Dumont un rapport sur le point de vue des collectivités territoriales sur ce phénomène.

Le reflux de l'État déconcentré n'est pas, par lui-même, à regretter : c'est la conséquence naturelle de la décentralisation. Mais l'État, aujourd'hui encore, se considère trop souvent comme une instance surplombante, qui délègue des compétences tout en conservant son droit de regard, use de son pouvoir normatif ou de carottes financières. Je reconnais forcer un peu le trait... Il en résulte des initiatives dispersées, des doublons, des tentatives d'empiètement. Si l'État, garant légitime de l'intérêt public national, doit rester présent sur le territoire en tant que stratège, il est de moins en moins acceptable qu'il continue d'aligner des troupes plus ou moins clairsemées dans des domaines tels que la partie du champ social transférée aux départements, la culture ou le sport. Nous proposons d'identifier et de supprimer ces doublons, en partenariat avec les associations d'élus et avec le concours actif du Sénat.

Deuxième sujet : la complexité de l'administration déconcentrée. Le rapporteur démontre la difficulté des élus locaux à se repérer dans le maquis des normes, des procédures et des interlocuteurs étatiques. Tous dénoncent en outre la faiblesse du préfet, qui ne joue pas assez son rôle facilitateur.

L'État a réformé son organisation territoriale sans concertation. Il pourrait être tenté de réformer de même le fonctionnement de cette organisation. Les élus locaux veulent être entendus. Le Sénat et sa délégation aux collectivités territoriales sont prêts à jouer leur rôle dans ce travail partenarial, comme ils l'ont fait à propos de la simplification des normes.

M. Éric Doligé, rapporteur de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation .  - Notre rapport d'information porte sur les relations entre l'État déconcentré et les collectivités territoriales. Des études existaient, mais du point de vue de l'État, non des territoires.

Notre délégation a souhaité combler cette lacune, en coordination avec la commission des lois et son rapporteur Pierre-Yves Collombat. Nous avons interrogé les élus locaux, 57 % des 4 500 contributions reçues provenaient de maires. Deux tiers des répondants jugent inefficace ou non pertinente la réforme de l'administration territoriale de l'État (RéATE) lancée en 2008, la réorganisation des services régionaux engagée en 2014 ou le plan préfectures nouvelle génération dévoilé en 2015. Deux tiers aussi déclarent que leur commune ou groupement a été touché par au moins une réforme de l'implantation des services de l'État : services régionaux, gendarmeries, hôpitaux, sous-préfectures, écoles... Ils sont une majorité à juger négatif l'impact des réformes sur les collectivités et les usagers. Pour beaucoup, elles ont été motivées par des raisons strictement budgétaires, et leur méthode a été peu participative.

L'État territorial, désorganisé, privé de moyens, ne répond pas toujours aux attentes des collectivités territoriales. Trois obstacles stratégiques privent notre organisation d'efficacité : le manque de cohérence et la complexité des circuits administratifs ; les doublons et l'immixtion de l'État dans l'exercice de compétences décentralisées ; l'éloignement et le désengagement de l'État qui isole toujours plus certains territoires. Nous avons formulé des préconisations, que je laisse à Mme Perol-Dumont le soin d'exposer. (Applaudissements au centre, à droite et sur les bancs du groupe RDSE ; M. René Vandierendonck applaudit aussi)

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteure de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation .  - Les nombreux élus ayant répondu à notre questionnaire ont dressé un bilan critique et assez convergent des réformes de l'État territorial. Certes, l'État n'est pas hermétique à leurs doléances, de même que les collectivités ne sont pas rétives à toute évolution. Des inflexions ont été annoncées l'an dernier en faveur du maintien de services de proximité, pour la réévaluation de certaines missions de l'État comme le contrôle de légalité et l'ingénierie territoriale, et pour la simplification des relations entre les acteurs locaux et les services déconcentrés. Nous serons vigilants.

Les élus attendent un État facilitateur et un État conseil. Ils appellent de leurs voeux, par ordre de priorité, des services déconcentrés plus proches, plus disponibles et mieux identifiés. Plus largement, l'État doit être capable de remédier à la complexité de son organisation, de son droit et de ses procédures ; de maintenir une présence proche et partagée ; et de mieux s'inscrire dans une logique de co-construction.

Dans cette perspective, notre rapport formule trente-cinq préconisations, réunies en cinq axes. Pour renforcer d'abord la cohérence de l'État territorial, nous croyons nécessaire de réaffirmer l'autorité du préfet sur les services territoriaux de l'État et notamment sur les agences, en les affectant pour une durée minimale, en leur adressant une lettre de mission et en les entourant d'un état-major. Deuxième axe : le maintien de la proximité, surtout dans les départements peu peuplés ou dont la géographie est spécifique. À titre personnel, j'ajouterai que la RéATE a laissé un sentiment de déshérence. Il faut compléter les ressources en ingénierie de l'État territorial, notamment dans les régions fusionnées, améliorer l'organisation multi-sites de l'État, favoriser la création de maisons de services au public.

Troisièmement, l'État doit aider les collectivités à surmonter la complexité administrative, en leur offrant un référent généraliste pour le montage de leurs projets, en mettant en place des procédures intégrées, des engagements qualitatifs et des outils contractuels.

Ensuite, les services déconcentrés doivent se concentrer sur les politiques étatiques et éviter les doublons avec les politiques mises en oeuvre par les collectivités. Les transferts de charges doivent, eux, être intégralement compensés. Nous appelons aussi à achever la décentralisation de certaines compétences et du personnel correspondant : s'agissant des gestionnaires de lycées et de collèges, on est resté au milieu du gué.

Enfin, nous prônons une démarche plus facilitatrice de la part de l'État, un contrôle de légalité exercé en amont, prenant la forme d'avis et de conseils sur le droit applicable. Le préfet pourrait aussi disposer d'un pouvoir d'adaptation de certains éléments non cruciaux du droit pour faciliter la réalisation de projets, comme c'est le cas à propos de l'accessibilité des bâtiments.

Telles sont nos recommandations pour des relations partenariales et adultes entre l'État territorial et les collectivités. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et UDI-UC ; M. Éric Doligé, rapporteur, applaudit aussi)

M. René Vandierendonck .  - L'État territorial, c'est peu de le dire, a connu dix ans de réorganisations, depuis la RéATE lancée en 2008. Dans leur rapport de 2012, les inspections générales des finances, des affaires sociales et de l'administration ont montré que celle-ci, menée avec le concours de prestations de conseil pour un montant de 21 millions d'euros, a surtout consisté à rechercher des économies budgétaires rapides, la règle du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux prenant le pas sur les autres objectifs de la réforme. Quelque 3 200 postes en préfecture et sous-préfecture ont ainsi été supprimés.

Dans le cadre de la modernisation de l'action publique, plusieurs chantiers prioritaires ont été annoncés en 2014, touchant les services déconcentrés : revue des missions de l'administration territoriale, rénovation de la carte de la déconcentration, déconcentration de la gestion des ressources humaines et des crédits budgétaires, nouvelle carte des sous-préfectures, renforcement de la tutelle des préfets sur les opérateurs de l'État au niveau territorial, poursuite de la mutualisation des fonctions supports, simplification du fonctionnement des instances consultatives. Tout cela dans l'objectif d'un État plus moderne et plus facilitateur.

Au sein de la commission des lois, la mission de suivi et de contrôle des lois de réforme territoriale a pu constater à quel point les préfectures de département ont payé le prix fort. Dans le Cantal, département de 147 000 habitants, les effectifs de l'État sont passés en dix ans de 164 à 100 personnes ; dans le Nord, 2,6 millions d'habitants, les équipes des directions départementales de l'équipement, des affaires maritimes et de l'agriculture et de la forêt regroupaient quelques 2 040 agents, aujourd'hui la nouvelle direction départementale des territoires et de la mer en rassemble 485.

Le niveau régional a été beaucoup moins touché. Il convient de saluer le renforcement de l'autorité des préfets de région sur l'ensemble des directions régionales ainsi que son pouvoir de coordination à l'égard des services non placés sous sa hiérarchie comme le rectorat, l'ARS, l'Ademe, l'Anah, l'Anru... Saluons également son pouvoir de négociation avec les administrations centrales des moyens budgétaires et humains des services déconcentrés.

Tout le monde ici est d'accord pour dire que le département doit être la circonscription de l'État où se mettent en oeuvre l'ingénierie territoriale et les politiques publiques. C'est cet objectif de rééquilibrage territorial qui a guidé l'action gouvernementale dès 2015, dans la perspective des fusions de régions de 2016. Or les ressources humaines de nombreuses préfectures départementales étaient à ce point dans le rouge qu'il y avait lieu de se poser la question d'un socle minimal d'effectifs pour que les services de l'État puissent mener à bien leurs missions. C'est l'origine du plan Préfectures nouvelle génération lancé à l'été 2015 : revenir aux fondamentaux, à savoir les missions régaliennes de l'État, et apporter du conseil - et non plus uniquement du contrôle - aux collectivités, notamment aux communes rurales et périurbaines. D'autant plus que les départements peu denses peuvent avoir des besoins stratégiques.

Le débat sur l'ingénierie territoriale semble parfois mettre en concurrence l'État et le département doté d'une nouvelle compétence de solidarité territoriale. Ce débat doit être dépassé grâce aux schémas départementaux d'amélioration de l'accessibilité des services publics, créés par la loi NOTRe, cadre partenarial naturel pour la mise en place des maisons de services au public : 700 ont été créées, dont 225 en partenariat avec La Poste. L'amélioration de l'accès aux services et de la qualité de vie des populations sont des priorités, si l'on veut éviter la relégation de ce que Christophe Guilluy appelle la France périphérique.

M. Jean-François Husson.  - C'est déjà fait, hélas !

M. René Vandierendonck.  - Peut-être...

Le sous-préfet doit être l'interlocuteur naturel et le facilitateur des projets des communes, les orienter vers les ressources en ingénierie et les financements. Dans l'espace rural, il est indispensable qu'il noue des relations de partenariat avec les collectivités concernées, sous la forme chaque fois que possible de contrats de ruralité, sur le modèle des contrats de ville. On pourra ainsi mieux articuler les procédures d'attribution de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) avec les procédures analogues du département ou de la région.

Quant aux métropoles, qu'elles prennent exemple sur Nancy, qui partage les ressources de son agence de développement et d'urbanisme avec les collectivités environnantes : c'est ainsi que l'on reconnaît une métropole solidaire et inclusive.

Le contrôle de légalité n'est plus que l'ombre de lui-même, puisqu'un acte sur cinq seulement est désormais contrôlé, les effectifs des préfectures affectés à cette tâche ayant été ramenés de 1 200 à 800 entre 2008 et 2016. L'État facilitateur, l'État conseil est pourtant au premier rang des préoccupations des élus. Il faut développer la fonction de conseil, mettre à disposition des collectivités un répertoire de bonnes pratiques.

Tous les élus appellent aussi de leurs voeux un allègement des normes, auquel Rémy Pointereau consacre beaucoup d'énergie. Chaque fois que l'État, sur le modèle des directives « Crédit foncier de France », laisse au préfet un pouvoir d'adaptation des normes, il apporte de la souplesse et ouvre la voie au contrat.

L'État stratège au plan régional doit encore parfaire, c'est un euphémisme, ses relations avec les nouvelles directions régionales.

Décentralisation et déconcentration vont de pair, comme un couple en mécanique. Quelques idées-forces s'imposent : rééquilibrer les compétences et les moyens humains pour conforter l'État départemental ; mieux articuler l'offre d'ingénierie territoriale de l'État avec la compétence de solidarité territoriale des départements ; grâce à l'ingénierie territoriale - on en parle plus qu'on n'en voit - fédérer les nouvelles intercommunalités autour de projets ; préférer enfin le contrat qui garantit l'adaptation des politiques publiques aux réalités locales. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain et au centre)

Mme Caroline Cayeux .  - Je salue le travail des rapporteurs et leur écoute. Ce rapport reprend beaucoup des propositions que j'avais émises au nom de l'association Villes de France. Comme les rapporteurs, j'estime nécessaire de pérenniser l'organisation multi-sites des services déconcentrés de l'État, et d'éviter la fermeture simultanée de plusieurs services dans une même collectivité, qui peut avoir déjà été touchée par la fermeture d'une usine, d'un service public de proximité, d'une gare... Il faudrait même offrir une compensation aux territoires ayant déjà vécu plusieurs départs successifs.

Une durée minimale d'affectation des préfets serait également opportune, tant la stabilité est essentielle.

Quant au contrôle de légalité, pourquoi ne pas étudier sérieusement sa suppression au bénéfice d'un système de rescrits, comme le propose Alain Lambert ? Les préfectures n'ont plus les moyens de contrôler 5 millions d'actes. Le rescrit présenterait, pour les collectivités, l'avantage de valider préalablement la solution trouvée à une question complexe de droit, et de leur apporter ainsi de la sécurité juridique. Le préfet deviendrait ainsi un accélérateur des initiatives locales, et le contrôle de légalité serait réorienté vers l'avis et le conseil en amont.

Je déplore moi aussi le manque de concertation avec les élus, et souscris sans réserve à l'idée d'une consultation nationale impérative de leurs associations avant tout lancement d'une politique ministérielle touchant aux compétences décentralisées comme à l'administration déconcentrée.

Enfin, le Parlement doit être mieux informé des conséquences des réformes sur la répartition géographique des effectifs de l'État. La dernière synthèse dont on dispose remonte à la loi de finances pour 2013... Ces données devraient figurer obligatoirement chaque année dans le « jaune » budgétaire.

Le rapport de nos collègues est opérationnel et novateur, par ses propositions pratiques et réalistes. (Applaudissements au centre et à droite ; M. Éric Doligé et Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, rapporteurs, applaudissent aussi, ainsi que M. René Vandierendonck)

Mme Éliane Assassi .  - Je salue l'initiative de la délégation aux collectivités territoriales. Que 4 500 élus aient répondu à son questionnaire montre à quel point ils ont besoin d'être entendus et respectés, eux qui jouent un rôle déterminant pour faire vivre la République sur tout le territoire. Depuis 2012, le groupe communiste républicain et citoyen plaide pour des débats participatifs, pour que les élus locaux soient au coeur de chaque réforme de l'administration et de chaque réforme territoriale. C'est l'inverse qui a été fait. Pas étonnant, dès lors, que 93 % d'entre eux estiment n'avoir pas été assez aux réformes, 52 % pas du tout.

Hélas, les gouvernements ont fait le choix de suivre les injonctions de Bruxelles plutôt que les attentes des élus, sentinelles de la démocratie. Le rapport parle de mesures incessantes et mal articulées, sur lesquelles les acteurs de terrain n'ont pas été assez sollicités ; nous irions même plus loin. La RGPP déjà était guidée non par le souci d'améliorer la qualité du service public, mais par l'idéologie néolibérale du moins d'État. L'autre erreur fut de suivre le dogme de la réduction budgétaire et de la baisse de l'investissement, quand l'OFCE explique que seule la relance de l'investissement public nous fera sortir de la crise.

Bien sûr, il peut être nécessaire de réformer l'action publique quand elle est devenue trop complexe. Mais jamais le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux ou la fermeture de services n'améliorera les choses : les réformes n'ont fait que compliquer les choses et affaiblir l'action publique.

L'État ne joue plus son rôle d'accompagnateur et de conseil auprès des élus ruraux. Ce sont aujourd'hui les départements qui assument la fonction d'ingénierie territoriale pour le bloc communal.

On observe un glissement préoccupant de certaines politiques, naguère exercées par l'État, vers les collectivités territoriales. Comment celles-ci, privées de la clause de compétence générale, épuisées par les 10 milliards d'euros de baisse de la dotation globale de fonctionnement, pourraient-elles suppléer à la fermeture d'une gendarmerie, d'une sous-préfecture, d'une classe, d'un bureau de poste ? Un tiers des bureaux sont appelés à disparaître dans certains départements, et 61 % des élus disent que leur commune a été touchée par la suppression de services déconcentrés... Cet effacement de l'action publique est cause de fractures sociales et territoriales.

Pourtant, il n'y a pas de fatalité. Tout est affaire de volonté politique ! Nulle fatalité à l'évasion fiscale - 80 milliards par an - ou aux cadeaux au patronat -  30 milliards - qui pèsent sur les classes moyennes et populaires. Citoyens et élus attendent un État fort, capable d'agir pour le développement économique, la démocratie et l'égalité, et c'est à cela que travaille le groupe CRC en vue des prochaines échéances : construire un nouveau pacte républicain. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen)

M. Pierre-Yves Collombat .  - Où va l'État territorial ? Quel élu confronté à l'avalanche de réformes ne s'est pas posé la question ? Merci, donc, aux auteurs de ce rapport d'avoir donné la parole aux élus et de nous donner l'occasion d'en débattre.

Mon sentiment, pourtant, est que les incohérences d'exécution bien réelles qu'ils épinglent dans leur rapport masquent une logique : la dissolution du modèle républicain français d'organisation territoriale dans tout autre chose. Ce modèle, on le dit jacobin mais il s'agit en fait de l'alliage d'un jacobinisme théorique, centralisateur, et d'un girondinisme de fait. Depuis la Grande Révolution, la citoyenneté a deux faces, l'une locale et l'autre nationale. La République est au village en même temps qu'à Paris. Contrairement à ce qu'on croit souvent, la commune française est la cellule de base de gestion territoriale la plus autonome des grandes démocraties.

Si la démocratie locale est autant jacobine que girondine, l'État s'est fait de moins en moins jacobin, au fil d'un processus de décentralisation séculaire et, ce qu'on oublie trop, par son rôle d'acteur local et pas seulement de surveillant général. Pierre Grémion l'a bien montré : dans le schéma classique d'administration territoriale française, il n'y a pas d'un côté l'administration de l'État et de l'autre les représentants de la population : l'administration préfectorale est autant porte-parole de l'État auprès du terrain que l'inverse. Sur la plus grande partie du territoire, il est d'abord présent par ses ingénieurs des ponts et chaussées ou des eaux et forêts : une présence bénéfique très appréciée, qui faisait oublier les tracasseries de la bureaucratie régalienne. À travers ses ingénieurs, l'État était partenaire et parfois acteur du développement local. Son désengagement pour laisser place au marché sera ressenti comme un abandon.

Pour Pierre Grémion, cette symbiose entre fonctionnaires d'État et élus locaux constituait un véritable « pouvoir périphérique ». Les réformes de ces dix dernières années touchant les collectivités comme les services de l'État, sans le dire ou plutôt en disant le contraire, visent à faire disparaître ce modèle.

Fini l'État acteur et conseiller. Place aux intercommunalités les plus grandes possible chargées d'apporter à leurs frais les services que l'État n'assure plus. Place aux cabinets d'expertise privés et au marché. Place aux départements services extérieurs de l'État social. Place aux grandes régions planificatrices de ce que d'autres, notamment les métropoles, voudront bien faire.

Étant bien entendu que RGPP, MAP, RéATE et autres plans préfectures nouvelle génération déclinent en fait un seul plan : le PRPTE, plan de réduction de la présence territoriale de l'État, chapitre du grand plan de rigueur budgétaire.

Cette disparition du territoire de l'État acteur n'est en rien une nouvelle étape de la décentralisation, contrairement à ce que dit le discours officiel. C'est une tutelle du marché encore plus forte - voyez le délabrement du service public sur la plus grande partie du territoire - assortie d'une nouvelle manière pour l'État d'exercer le pouvoir, ce qu'on a pu appeler : gouverner à distance. Sans renoncer à la contrainte par la loi et la norme, de plus en plus nombreuses et détaillées, cela signifie utiliser des leviers de pouvoir plus libéraux, apparemment non contraignants : appels à projets dont l'État sélectionnera les bénéficiaires mis en concurrence, fonds plus ou moins exceptionnels, bonifications pour inciter par exemple aux fusions de communes, contractualisation, affichage des bonnes pratiques, benchmarking...

Condition nécessaire pour que cela fonctionne : réduire l'autonomie financière des collectivités et organiser leur dépendance vis-à-vis de l'État. C'est fait.

Finalement, on a simplement remplacé l'État local acteur de terrain par l'État central bureaucratique, au nom de l'autonomie de collectivités ainsi mises en concurrence et d'une saine gestion des finances publiques. Tout bénéfice pour la haute bureaucratie, dont les effectifs, eux, n'ont pas faibli : elle n'aura plus à se colleter avec les manants d'en bas, désormais totalement libres de prendre ou de laisser, à leurs risques et périls.

Du moins tant qu'ils accepteront de se tenir tranquilles. (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE et communiste républicain et citoyen ; MJean-Marc Gabouty applaudit aussi)

M. Hervé Poher .  - Difficile de trouver l'objectivité sur un sujet pareil, quand on a été élu local. Choisissant mon thème, j'ai hésité entre « Us et coutumes du peuple des élus locaux » et « Les aléas de la vie de couple »... La relation entre l'État et les élus est complexe, l'État s'est parfois ingénié à la compliquer, et les élus ont horreur de ne pas y voir clair. Mais je ne tomberai pas dans la critique facile. On tape sur l'État, c'est bien pratique : nous avons tous usé et abusé de cette façon de faire. C'est que les élus doivent passer régulièrement sous la toise électorale, et quand le temps est à l'orage, on cherche un coupable...

Heureusement, nous avons bien souvent en face de nous des préfets et des sous-préfets qui ont le sens du devoir et le sens de l'État, mâtinés d'un peu de diplomatie, ce qui ne gâte rien...

Il faut d'abord savoir ce que l'on attend de l'État dans un pays de plus en plus décentralisé comme le nôtre. Les Français ont le cerveau « anar » mais le coeur jacobin, et le rôle de l'État déconcentré est triple : commandeur, parce qu'il est le gardien de la loi, il est aussi conseiller parce que nul n'est plus adapté pour aider à l'application de cette loi, et complice, car bien souvent l'alliance entre les représentants de l'État et ceux des collectivités permet de trouver une intelligence pratique ou une pratique intelligente de cette loi.

L'exercice est difficile quand on se heurte à l'obsession budgétaire.

En matière d'effectifs, on remplacerait la quantité par la qualité ? Soit, mais l'être humain a quand même ses limites. Entre le trop plein et la disette, il y a un juste milieu.

Oui au transfert de compétences, s'il est accompagné d'un transfert de moyens. Les collectivités auraient trop embauché ? Elles ne le font pas pour le plaisir de dépenser ! (Mme Cécile Cukierman renchérit)

Un bémol toutefois : le transfert de compétences a ses limites financières, administratives, politiques, et le poujadisme local peut parfois nuire à la finalité de la loi...

C'est pourquoi le rôle de l'État est d'être neutre, indépendant, garant des principes essentiels.

Le rapport de M. Doligé et de Mme Pérol-Dumont parle de l'incertitude, de la frustration, de l'exaspération même des élus locaux. Ses propositions sont basées sur le bon sens, l'écoute et l'expérience de terrain. Je nuancerai toutefois la proposition sur la durée d'affectation des préfets : dans le Pas-de-Calais, ils sont mis à rude épreuve ; tous les départements n'ont pas le même potentiel d'adrénaline.

Assurer la libre administration de la collectivité en étant partenaire d'un État qui fait partie de notre environnement et de nos réflexes, voilà la dualité qui taraude les élus.

Attention aussi au tout numérique : Big Data a beaucoup de mémoire, d'intelligence, de réactivité, mais manque de sentiment et d'humanité...

Le rapport rappelle en tout cas opportunément que l'État et les collectivités territoriales ont le même objectif : le service public et le développement dans une certaine idée de la République. (Applaudissements à gauche)

M. Bernard Fournier .  - Je félicite les auteurs de ce rapport considérable. Ils ont pris la peine de consulter les élus locaux, ce qui n'est pas si courant.

Les services déconcentrés sont soumis à des réformes continuelles, sans stratégie de long terme ni concertation entre les ministères. Sur le terrain, elles épuisent les personnels et désorientent les élus, qui ne ressentent souvent que leurs conséquences négatives. Les communes les plus rurales ont subi une concentration inédite de fermetures symboliques - caserne de gendarmerie, école, urgences - qui entrainent à leur tour la fermeture du bureau de poste ou de la boulangerie... D'où un sentiment d'abandon, car qui voudrait s'installer dans un territoire déserté ?

Les élus de terrains estiment être insuffisamment consultés et trop fréquemment mis devant le fait accompli, par exemple lors de la suppression de l'aide territoriale de l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (Atesat).

L'État et ses services apparaissent de plus en plus lointains, de plus en plus concentrés dans les grandes métropoles ; les procédures sont de plus en plus complexes et les contrôles tatillons, alors que la fonction de conseil ou d'expertise se réduit ; les spécificités des territoires sont ignorées.

La simplification de normes m'apparaît en conséquence indispensable, car la complexité et la multiplication des services et des interlocuteurs contribuent au sentiment d'incompréhension des élus locaux. Les associer à l'élaboration des réformes est une proposition importante ; de même que celles visant à renforcer l'importance du sous-préfet, à éviter les fermetures concomitantes dans une même collectivité, ou à renforcer le contrôle de légalité et l'ingénierie territoriale. (Applaudissements à droite et au centre)

M. Jean-François Husson .  - La France, État déconcentré, République décentralisée, a été bousculée ces dernières années par plusieurs réformes territoriales qui ont donné aux collectivités territoriales le sentiment d'être la variable d'ajustement d'une vision politique mal définie et peu lisible.

Je salue ce travail approfondi, appuyé par des contributions venant du terrain, dont 60 % de maires. Les propositions des rapporteurs résument parfaitement les attentes des élus. L'État doit être à la hauteur de ses missions régaliennes, tout en veillant à la cohérence des moyens mis à disposition des collectivités territoriales. Celles-ci ont besoin d'un cadre d'action clair qui leur offre une sécurité juridique.

Or l'État a privilégié la loi du nombre pour définir la taille et le périmètre des collectivités, donnant lieu à une forme d'obésité territoriale. Certaines collectivités en ont été déstabilisées par des réformes conduites au fil de l'eau et sans cohérence.

L'État territorial se désengage de certaines de ses missions au profit des collectivités territoriales sans les retirer pleinement à ses services ni accorder les moyens nécessaires aux dites collectivités, d'où une forme de méfiance réciproque des acteurs publics. Restaurer la confiance essentielle au pacte républicain suppose équilibre et justice. Il faut assurer l'égalité d'accès aux services publics, avec une attention particulière pour les services privés - services postaux, bancaires, téléphonie mobile et haut débit.

Les parlementaires ont leur rôle à jouer, à la veille de l'application du non-cumul. Nous pourrions apporter un éclairage aux représentants de l'État dans nos territoires, co-construire davantage l'action publique territorialisée. Garantir aux collectivités locales la liberté, les accompagner dans leurs projets de développement, sans créer de fractures entre elles : beau défi, qu'il nous faudra relever ensemble. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains et du groupe UDI-UC ; M. Pierre-Yves Collombat applaudit aussi)

M. Dominique de Legge .  - Félicitations pour le rapport dans lequel je me retrouve totalement. J'avais fait le même constat en 2011, à propos de la RGPP...

La grande réforme de 1982 a modifié l'esprit de la relation entre l'État et les collectivités territoriales : l'État contrôle a posteriori, plus qu'il n'accompagne les projets en amont. Il faut faire évoluer cette mentalité.

Deuxième constat : il manque une parole unique de l'État.

Éducation nationale, finances publiques, santé, Dreal : de plus en plus de services échappent au préfet. Est-il encore le patron de l'action publique sur le terrain, le porteur de la parole de l'État ? Il faudra restaurer son autorité sur ses propres services, afin qu'il puisse, par exemple, déplacer des agents d'un service à un autre en fonction des besoins, sans être prisonnier de la logique des silos.

Proximité et efficacité vont de pair. Je me suis vu reprocher il y a peu de n'avoir pas saisi les services de l'État avant de réviser mon PLU, or j'avais écrit au sous-préfet. Et ce dernier de m'indiquer qu'il est préférable de saisir directement la préfecture, et de lui transmettre le dossier complet, quitte à adresser, pour information, une copie de la délibération au sous-préfet... Quel est notre interlocuteur ?

Il ne peut y avoir deux actions publiques, l'une de l'État, l'autre des collectivités. Elles ont vocation à se rencontrer dès lors qu'elles sont au service d'une même population. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UDI-UC ; M. Pierre-Yves Collombat applaudit également)

M. Bruno Le Roux, ministre de l'intérieur .  - Je trouve l'angle d'approche retenu par votre rapport d'information particulièrement intéressant.

S'interroger sur les conséquences des choix politiques sur les collectivités territoriales est désormais un réflexe de bonne administration, formalisé d'ailleurs par le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN) et intégré aux études d'impact qui accompagnent les projets de loi. Pour le ministère de l'Intérieur, il est normal de considérer l'administration territoriale de la République dans son ensemble : chaque décision est pesée au double trébuchet de la déconcentration et de la décentralisation, sans opposer l'une à l'autre. Votre rapport présente d'ailleurs les choses de manière plus antagoniste qu'elles ne le sont en réalité ! J'en note toutefois la qualité, et en partage l'essentiel des conclusions.

Le Gouvernement ne peut endosser que ses propres décisions, pas celles des gouvernements précédents... Oui, la RGPP de 2007, qui sabrait dans les effectifs sans logique d'ensemble, a laissé des cicatrices. Oui, la réforme de 2008 aurait pu être mieux concertée avec les élus. Oui, la succession des réformes sans vision d'ensemble nuit à la cohérence de l'action publique...

Depuis 2013 et le Comité interministériel de modernisation de l'action publique, le Gouvernement s'est engagé dans la stabilisation des organisations existantes. L'objectif a été atteint, dans la concertation avec les collectivités. La MAP, en 2013, puis les chantiers de l'administration territoriale menés en 2014-2015, ont redessiné les lignes de force d'un État territorial plus cohérent, mieux armé et plus proche des citoyens.

Les préfets de région sont désormais responsables des budgets opérationnels de programme (BOP) ; le décret du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration et le plan « Préfectures nouvelle génération » ont renforcé la cohérence des services déconcentrés. Les collectivités territoriales ont besoin, vous avez raison, de ne voir qu'un seul visage de l'État, et c'est celui du préfet.

Le Gouvernement a mis un terme à l'effondrement des effectifs départementaux, porté à son paroxysme par la RGPP. Le département est en effet l'échelon où les politiques publiques sont mises en oeuvre. L'échelon départemental, c'est l'État tout entier ! C'est là que sont prises les décisions qui font le quotidien des Français : gestion des événements graves, de la cohésion sociale, de la sécurité...

La réforme régionale a relégitimé l'échelon départemental. C'est aussi la logique du Plan préfectures nouvelle génération (PPNG). Certes, la contrainte budgétaire n'épargne pas l'administration territoriale de l'État, mais le ministère de l'Intérieur, sous Bernard Cazeneuve, a fait le pari de s'y adapter plutôt que de la subir. Ainsi, 136 ETP sont redéployés pour la coordination territoriale des politiques publiques et le contrôle de légalité. Sans doute ce n'est pas assez... mais c'est un plus, et je préfère les petits plus aux grands moins ! (Protestations à droite)

Alors que les effectifs de nombreuses petites préfectures ne cessaient de baisser, au point qu'elles envisageaient de fusionner, le nombre d'ETP minimum permet désormais d'assurer partout la présence de l'État, quelle que soit la taille des préfectures. C'est nouveau !

M. François Bonhomme.  - Et l'Atesat ?

M. Bruno Le Roux, ministre.  - Troisième axe de notre action : la proximité. Mille maisons de services au public et 65 maisons de l'État ont été créées ; autant sont en projet. Schémas départementaux d'accessibilité, droit d'alerte, directive nationale d'orientation sur l'ingénierie territoriale et réforme de la coopération intercommunale, tout cela se fait dans la concertation la plus riche avec les élus locaux.

Bref, l'État territorial sait désormais où il va. (Exclamations à droite) Après une phase de régionalisation assumée, visant à permettre à nos régions de rivaliser avec leurs homologues européennes et de dynamiser le développement économique, il sort de l'actuelle mandature à la fois unitaire et décentralisé. C'est ce qui fait sa force. Nous avons besoin d'une organisation territoriale concertée et ambitieuse. C'est la volonté du Gouvernement, à rebours des mandatures précédentes, et il s'efforcera de continuer sur cette voie tant qu'il lui en sera donné la possibilité de le faire. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

M. François Bonhomme.  - Amen.

Prochaine séance, demain, mercredi 11 janvier 2017, à 14 h 30.

La séance est levée à 23 h 5.

Marc Lebiez

Direction des comptes rendus