Droits sociaux des travailleurs numériques

M. le président.  - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques.

Discussion générale

Mme Monique Lubin, auteure de la proposition de loi .  - Je remercie notre rapporteure pour la qualité de son travail sur cette proposition de loi dont elle est co-auteure.

« Uber est le symbole d'un changement social irréversible » disait son directeur général en 2015. Nous refusons de nous laisser imposer un nouveau contrat social contraire aux valeurs que nous tirons du Conseil national de la Résistance.

La République française est une République sociale, dit l'article premier de notre Constitution.

Or les fondamentaux de notre système sont mis à mal par un nouveau type d'intermédiation 2.0. L'intervention d'un tiers dans la relation entre le salarié et son employeur était interdite en France jusqu'en 1972. L'intermédiation s'est avérée utile pour protéger les travailleurs précaires, mais elle est aujourd'hui dévoyée par les plateformes qui tirent profit des failles de notre système de protection sociale, via le recours abusif aux autoentrepreneurs et l'utilisation d'algorithmes.

Derrière l'invocation incantatoire des intelligences artificielles, auxquelles est abandonnée la contractualisation avec les travailleurs, ces entreprises s'exemptent de payer des salaires et d'appliquer le droit du travail. Les travailleurs sont ainsi précarisés. Une politique de gestion des ressources humaines délétère se déploie en toute opacité.

Des contrats pourraient apporter de la prévisibilité aux travailleurs. Il n'en est rien. Certains livreurs Deliveroo ou chauffeurs Uber autoentrepreneurs peuvent avoir fait le choix de l'autonomie, mais tous sont en réalité soumis à une situation de subordination de fait propre au salariat, sans les droits sociaux afférents.

Ceux qui ont dénoncé les abus sont des lanceurs d'alerte qui ont droit à notre reconnaissance. Faisant fi de l'humain, les plateformes et leurs algorithmes ont remis le tâcheronnage au goût du jour, en le revêtant des habits scintillants du progrès technique.

Tous les secteurs sont désormais susceptibles d'être « ubérisés ». Nous ne pouvons fermer les yeux sur un détournement de notre système de protection sociale.

Certes, la justice a été plusieurs fois saisie notamment par les livreurs de Deliveroo et de Take Eat Easy, plateforme aujourd'hui disparue dont les contrats ont été requalifiés par la Cour de cassation en contrats de travail. Les conséquences financières pour les plateformes sont potentiellement énormes...

En octobre 2019, Deliveroo a annoncé la mise en place d'une assurance maladie complémentaire pour ses livreurs. Un effet d'annonce. Nous nous félicitons que les chartes facultatives prévues dans la loi Mobilités aient été partiellement censurées par le Conseil constitutionnel ; notre groupe s'était opposé à cette parade visant à soustraire les plateformes à d'éventuelles requalification des contrats en salariat.

Notre proposition de loi promeut un principe d'intermédiation vertueux, en imposant aux plateformes d'employer soit des salariés, soit des entrepreneurs salariés d'une coopérative d'activité et d'emploi (CAE). L'entrepreneur salarié d'une CAE a les mêmes droits qu'un salarié, un accompagnement de la coopérative, et reçoit une rémunération composée d'une part fixe et d'une part variable.

Notre proposition de loi est une réponse à la tentative des plateformes de contourner notre droit social acquis de haute lutte et défend le modèle social français.

Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteure de la commission des affaires sociales .  - Cette proposition de loi, que j'ai cosignée avec les membres du groupe socialiste et républicain, vise à rétablir les droits sociaux des travailleurs des plateformes. Les travaux du Sénat témoignent de sa prise de conscience. Même si la commission des affaires sociales n'a pas adopté le texte, elle en a partagé les constats.

Le phénomène des plateformes de mise en relation des travailleurs indépendants et des consommateurs via des applications numériques touche toujours davantage de secteurs. On parle de 200 000 travailleurs actifs. C'est une tendance inquiétante.

Ce phénomène vient à rebours d'une longue période créatrice de droits sociaux. Il s'appuie, en le détournant, sur le régime de la micro-entreprise, détourné de sa finalité initiale. Les travailleurs sont quasiment privés de protection contre les risques d'accident du travail et de perte d'emploi et ne se voient pas appliquer le droit du travail, notamment en matière de durée du travail. Ils se retrouvent souvent précarisés. L'économie numérique fait émerger une nouvelle forme de tâcheronnage.

Jusqu'à présent, le législateur s'est montré timide, se contentant d'apporter des embryons de droits. La charte un temps envisagée dans la loi Mobilités a été censurée par le Conseil constitutionnel qui a jugé que le législateur avait été trop loin dans l'abandon aux plateformes de ses prérogatives. Cette ébauche de cadre est, en effet, source d'insécurité juridique comme le montre l'arrêt Take Eat Easy de la Cour de cassation. La Californie s'est montrée plus courageuse...

Notre proposition de loi renvoie à des statuts préexistants et protecteurs. Il s'agit d'imposer aux plateformes de recourir à des salariés ou à des entrepreneurs salariés adhérant à une CAE, dont le statut a été créé par la loi relative à l'économie sociale et solidaire de 2014. La coopérative apporte un accompagnement utile aux travailleurs, des services mutualisés et un cadre collectif. Encore méconnues, ces structures originales se développent, soutenues par des collectivités territoriales. Le coopérativisme de plateforme peut réussir sur des niches dont les grandes plateformes sont absentes.

En Belgique, la coopérative Smart a montré l'intérêt d'un tel système pour les coursiers à vélo. Il répond au souhait de liberté des travailleurs tout en leur fournissant une protection appropriée.

Invoquant la diversité des acteurs et des situations, la commission des affaires sociales a considéré que le salariat ne correspondait pas nécessairement aux aspirations de ces travailleurs, et n'a donc pas adopté cette proposition de loi. À titre personnel, je le regrette : chacun a droit à une protection sociale digne de ce nom, même s'il ne le demande pas. La mission d'information confiée à nos collègues Forissier, Fournier et Puissat rendra ses conclusions au printemps. Nous visons tous le même but : la protection des travailleurs.

Je vous invite à titre personnel à adopter ce texte.

Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail .  - Les plateformes numériques ont un impact fort : économique, social, territorial. Notre conviction, c'est qu'il n'y a pas de solution unique pour parvenir à une économie socialement responsable.

Votre proposition de loi supprime les dispositions du titre 4 du livre III du code du travail, écrites par la loi du 8 août 2016, et complétées dans la loi d'orientation sur les mobilités (LOM) ; vous les remplacez en un article unique qui crée l'obligation pour les travailleurs non-salariés des plateformes d'exercer leur activité comme entrepreneur salarié ou comme associé d'une CAE. En créant cette obligation générale, votre texte ne tient pas compte de la diversité des travailleurs de plateformes, qui ne sont pas tous des précaires. Certains sont des freelance très qualifiés, ou des travailleurs indépendants bien installés qui ne veulent pas forcément travailler dans le cadre d'une coopérative.

Leur couverture sociale, qui certes peut être améliorée, correspond à celles des autres travailleurs indépendants et pose plus largement la question de la convergence de nos systèmes de protection sociale.

À l'inverse, des étudiants ou des salariés utilisent les plateformes pour un complément de revenus.

Ce texte ne prend pas en compte non plus la spécificité du projet des CAE qui ne fonctionnent que grâce au dynamisme entrepreneurial et territorial qui implique l'engagement des participants. Une obligation unique entre en contradiction avec ces principes.

D'autres voies sont possibles pour améliorer la protection sociale de ces travailleurs indépendants. Depuis 2016, le législateur s'efforce de construire une responsabilité sociale des plateformes, et des progrès sont enregistrés en matière d'accident du travail, de formation, de droit et d'action collective.

La LOM a introduit un droit au compte personnel de formation et à la déconnexion. Les chartes ont pour vocation d'inciter les plateformes à être plus transparentes. La meilleure représentation de ces travailleurs a fait l'objet de l'article 48 de la LOM qui habilite le Gouvernement à prendre une ordonnance dans ce domaine. Dans la perspective de son élaboration, le Gouvernement a confié hier une mission à M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Depuis janvier 2019, les travailleuses indépendantes ont désormais droit au congé maternité comme les salariées, et depuis le 1er novembre 2019, les travailleurs indépendants ont droit à l'assurance chômage dans les mêmes conditions que les salariés.

Le Gouvernement vous invite à rejeter cette proposition de loi. Mais nous aurons l'occasion de nous retrouver prochainement sur le sujet du droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants, puisqu'il fait l'objet depuis septembre dernier de la mission d'information, menée par Mmes Catherine Fournier, Frédérique Puissat, et M. Michel Forissier.

M. Pascal Savoldelli .  - Ce sujet est majeur. J'ai été effaré par vos propos, madame la ministre. Deliveroo et Uber ne concernent pas qu'une poignée de travailleurs. Le film de Ken Loach le montre, tout le monde est concerné. Nous sommes toutes et tous, travailleuses et travailleurs, égaux devant la loi.

Ces plateformes précarisent les travailleurs et sont un danger pour notre modèle social. Vous nous dites qu'il faudrait améliorer la protection sociale de ces travailleurs ? Mais ils n'en ont pas !

En outre, les petits artisans et les commerçants souffrent d'une concurrence déloyale de la part de ces plateformes qui ne respectent ni le droit de la concurrence, ni le droit du travail, ni la protection sociale.

Notre groupe estime que l'approche de cette proposition de loi est trop lacunaire et parfois maladroite.

La loi El Khomri a autorisé Uber et Deliveroo à faire ce qu'ils voulaient en faisant semblant de croire que ces plateformes n'étaient que des intermédiaires exerçant une activité de mise en relation, alors qu'elles sont en réalité des plateformes de travail. La CJUE l'a d'ailleurs confirmé.

Cette proposition de loi se trompe de cible. Les créatrices de bijoux, les artistes peintres, les freelances utilisant des plateformes pour élargir leur clientèle ne doivent bien sûr pas être forcés à devenir des salariés ou à entrer dans des coopératives. Ce texte présente une entrave à la liberté d'entreprendre.

Des coopératives éthiques de coursiers existent, comme Top Cycle. On l'a vu avec les coursiers de Bordeaux, de Toulouse et de Lyon. Les forcer à modifier leurs statuts serait leur faire perdre en pouvoir et en démocratie. Nous ne voterons pas cette proposition de loi même si nous adopterons l'amendement qui modifie quelque peu les choses.

Madame la ministre, vous avez suivi l'évolution des algorithmes sur les prix et les conditions de travail ? Les coursiers sont les canuts du XXIe siècle. Dommage que les socialistes n'aient pas soutenu la proposition de loi que nous avions présentée. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE)

M. Claude Malhuret .  - (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants, UC et Les Républicains) La croissance incontestable des plateformes numériques repose sur l'idée qu'elles offrent aux consommateurs des services de meilleure qualité à des prix plus compétitifs. Mais cette nouvelle économie présente un côté plus sombre : les entrepreneurs n'en sont que de nom et dans les faits sous la dépendance d'un client qui n'est autre que son donneur d'ordre. Des décisions de justice en témoignent.

La solution proposée par cette proposition de loi est simple, trop simple : donner le choix aux travailleurs de plateformes entre être salariés ou associés de CAE - laquelle repose pourtant sur la volonté des intéressés.

Le périmètre de ce texte pose un autre problème : il se limite aux plateformes de mise en relation par la voie électronique. Cette solution alourdirait encore le marché de l'emploi : les plateformes ont beaucoup de torts, mais elles ont démontré que le coût du travail salarié est trop élevé.

Nous souhaitons une protection sociale qui ne serait pas liée au statut des individus, mais universelle, quoique non obligatoire : la très grande majorité des entreprises françaises sont des TPE-PME, susceptibles comme les autoentrepreneurs de tomber sous le joug de la dépendance économique d'un donneur d'ordre. C'est le rôle de la puissance publique de s'assurer que cela n'arrive pas et de faire respecter les règles de la concurrence.

La problématique abordée par le texte est réelle. Mais la régler demandera probablement de changer en profondeur notre modèle économique. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains)

Mme Catherine Fournier .  - (Applaudissements sur les travées du groupe UC) Les plateformes numériques ont bouleversé l'organisation du travail ; la commission des affaires sociales a créé une mission d'information sur ce sujet, dont Frédérique Puissat, Michel Forissier et moi-même sommes les rapporteurs. Elle pourrait être l'occasion d'une réflexion large sur le statut d'indépendant et ses conclusions seront rendues au printemps.

Votre proposition de loi aborde trop simplement et de façon trop arbitraire ce sujet. C'est un dossier dont la complexité justifie qu'on y consacre une réflexion plus aboutie.

Sur la forme, le nombre exact des travailleurs des plateformes, évalué à 1 % de la population active, reste difficile à appréhender, et leur rémunération est mal connue, car ils opèrent sur plusieurs plateformes.

Tous les modèles de plateformes ne sont pas comparables : Malt ne fait que de la mise en relation ; Uber et Deliveroo fournissent des prestations hors ligne.

La spécificité du modèle d'affaires réside dans les effets monopolistiques liés à l'effet réseaux.

Les entreprises de l'économie numérique font des levées de fonds massives sans chercher la rentabilité, mais la seule croissance. Quand le marché arrive à maturité, les plus gros rachètent les plus petits et bénéficient d'une situation monopolistique.

Sur le fond, il ne faut pas fragiliser le numérique, qui permet à certains de nos concitoyens de sortir du chômage. Si la rémunération n'est pas satisfaisante, cela n'est pas sans lien avec la situation de notre marché du travail. En effet, la situation des travailleurs des plateformes n'est pas nécessairement moins favorable que celle des salariés enchaînant les contrats très courts, ou ceux de l'économie souterraine.

Tous les travailleurs ne souhaitent pas forcément être salariés. Ceux des plateformes recherchent la liberté, l'indépendance, l'autonomie, le choix de leurs horaires et de leurs tarifs, et la possibilité de travailler pour plusieurs plateformes. La protection sociale n'est pas leur priorité, car ils sont souvent jeunes. Construisons plutôt une protection sociale universelle, déconnectée du statut.

Nous saluons votre démarche, madame Lubin, comme celle du groupe CRCE, qui permettent d'approfondir le sujet.

La commission des affaires sociales s'était saisie, comme vous, de ces problématiques. Le groupe UC propose cependant de voter contre cette proposition de loi incomplète. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains)

M. Michel Forissier .  - Les avancées technologiques font naître de nouveaux modèles économiques. Le statut de micro-entrepreneur permet aux travailleurs de pratiquer leur activité dans des conditions de dépendance, ce qui fait peser le risque d'une requalification en contrat de travail par les tribunaux.

Pourtant, beaucoup de ces travailleurs ne cherchent pas à devenir salarié, mais à rester libres.

À ce stade de nos travaux, nous constatons que la réalité de la situation des travailleurs indépendants économiquement dépendants des plateformes est hétérogène et représente encore une part marginale de la population active.

Premièrement, les plateformes numériques sont diverses.

Un certain nombre de plateformes se borne à un rôle de mise en relation entre des travailleurs indépendants et des clients. Ces plateformes n'interviennent ni pour fixer le prix des prestations, ni pour organiser les conditions dans lesquelles ces prestations sont effectuées.

Les plateformes de VTC et de livraison de repas sont devenues les plus visibles et les plus exposées au risque juridique de requalification.

Si l'activité de conducteur de VTC s'est profondément professionnalisée, du fait des coûts d'entrée représentés par l'obtention d'une licence et l'acquisition ou la location d'un véhicule, la livraison à vélo est le plus souvent une activité temporaire et accessoire. Le micro-travail offre un revenu mensuel moyen qui ne dépasse pas quelques dizaines d'euros. Mesurons donc bien l'impact des mesures envisagées avant de légiférer.

Les travailleurs de plateformes ne sont pas une catégorie statistique. Il y aurait 106 000 personnes qui ne travailleraient que de cette manière, dont un tiers de VTC, et 200 000 personnes ayant recours à un intermédiaire pour l'exercice d'une activité professionnelle, qu'il s'agisse ou non d'une plateforme numérique et que cette activité soit leur activité principale ou une activité d'appoint.

Nous sommes attachés à ce que tous les travailleurs bénéficient d'une protection universelle qui reste à inventer. Le Conseil constitutionnel a censuré partiellement l'article 44 prévoyant dans la LOM la charte sociale, dont nous avions justement pointé le risque constitutionnel.

Ces travailleurs ne souhaitent pas devenir salariés. L'adhésion à une CAE ne saurait être obligatoire. Ce serait contraire à la liberté d'entreprendre à laquelle le groupe Les Républicains est attaché.

Les travaux de préparation de cette proposition de loi sont des éléments utiles au travail de notre mission d'information. Mais peut-être est-elle un texte d'appel ? Elle n'apporte cependant pas de solution viable. Mon groupe propose d'aborder les enjeux de l'économie des plateformes de façon plus globale et votera contre.

M. Jean-Marc Gabouty .  - Apparues à la fin des années 2000, les plateformes numériques reposent sur l'externalisation de l'activité économique. L'économie des plateformes recouvre des situations diverses et suscite des inquiétudes sur bien des sujets : flexibilisation, précarisation, dégradation de la qualité des emplois, satisfaction maximale du consommateur au détriment du travailleur.

En termes de droit du travail, l'économie des plateformes prolonge les questionnements sur la diversification des formes d'emploi, avec l'idée d'un statut intermédiaire entre salarié et travailleur indépendant classiques, sur la sécurisation des parcours professionnels, enfin sur l'adaptation du système de prélèvements obligatoires.

L'article 60 de la loi du 8 août 2016, dite loi El Khomri, a créé un nouveau titre dans le code du travail relatif aux travailleurs indépendants recourant aux plateformes de recrutement par voie électronique. Il précisait un certain nombre de droits sociaux et en créait de nouveaux. Nous avions jugé ces dispositions prématurées, notamment au regard des affaires juridictionnelles en cours au moment de l'examen du projet de loi tendant à requalifier certains contrats de travailleurs de plateformes en contrats de travail salariés.

Lors de la nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, une modification substantielle a été introduite sur l'ambiguïté de la création d'un statut ad hoc de travailleur non-salarié sans être indépendant. La reconnaissance de la responsabilité sociale de la plateforme vis-à-vis de ses travailleurs n'entraînait pas de lien de subordination. En 2018 et 2019, deux décisions de justice de la cour d'appel de Paris et de la Cour de cassation ont requalifié le contrat de prestation de service en contrat de travail.

Il est nécessaire d'élaborer un statut spécifique de l'indépendant et d'encadrer l'activité des plateformes. Cependant cette proposition de loi n'apporte qu'une réponse partielle qui ne convient pas à tous les indépendants. Même après un amendement limitant sa portée, elle ne peut pas être adoptée avec la généralisation des CAE. Les auteurs de ce texte, de leur propre aveu, souhaitent surtout éveiller les consciences. Ce débat les satisfera. (M. Jean-Claude Requier applaudit.)

M. Martin Lévrier .  - Les travailleurs de plateformes numériques représentent 0,8 % des actifs occupés en France : salariés qui souhaitent compléter leurs revenus ; travailleurs indépendants ayant une activité exclusive avec les plateformes ou travailleurs hautement qualifiés souhaitant plus de flexibilité - les freelance.

La première catégorie est couverte par la protection sociale des salariés mais les deux autres font l'objet de débats. Sont actuellement prévus par la loi des droits individuels, tels que la prise en charge plafonnée par décret de la cotisation du travailleur pour une assurance couvrant le risque d'accidents du travail, un droit d'accès à la formation professionnelle continue et le bénéfice de la validation des acquis de l'expérience.

Ces travailleurs indépendants bénéficient aussi de droits collectifs, tels que la protection des travailleurs participant à des mouvements en vue de la défense de leurs revendications professionnelles ou la possibilité de constituer une organisation syndicale.

Le Gouvernement a souhaité réguler les relations entre plateformes numériques et travailleurs indépendants dans l'article 20 de la LOM.

Partant du postulat que la mise en relation par les plateformes précarise les travailleurs, cette proposition de loi cherche à inscrire l'activité de ces travailleurs dans un cadre juridique existant. Cependant, elle ne prend pas en compte la diversité de ces travailleurs ni des plateformes. Par ailleurs, l'article 20 de la LOM autorise le Gouvernement à intervenir par ordonnance pour déterminer la représentation des travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique.

Enfin, la commission des affaires sociales a lancé en septembre 2019 une mission d'information sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants. Il est essentiel d'en attendre les conclusions.

Le problème est trop large pour être traité par ce seul texte que nous ne voterons pas.

M. Olivier Jacquin .  - Madame la ministre, je vous remercie de m'avoir accueilli dans votre ministère pour rencontrer le jeune Kevin accompagné par Jérôme Pimot du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), présent en tribune. Cependant, vous ne semblez pas avoir compris le sens de cette visite. Non, la responsabilité sociale des plateformes numériques ne s'améliore pas ! Les algorithmes mettent une prime à l'activité incessante. Par deux fois, le Conseil constitutionnel nous a donné raison : vos chartes sont un cheval de Troie dans notre modèle social.

Vous dites que notre texte ne correspond pas aux aspirations de ces travailleurs. Bien sûr !

Les travailleurs des plateformes numériques n'ont pas pour premier objectif la protection sociale qui leur paraît bien lointaine, tout comme on se soucie peu des soins de santé quand on est jeune et bien portant. Notre texte permet d'ouvrir le débat à diverses possibilités.

Au sujet des CAE, nous nous heurtons à une incompréhension. Nous ne parlons pas des coopératives à l'ancienne mais d'une mutualisation de certaines charges fixes. Le statut d'un travailleur entrepreneur d'une CAE est méconnu, hybride entre celui du salarié et de l'indépendant et conçu comme alternative à celui d'autoentrepreneur. Penchez-vous sur le rapport de MM. Jérôme Giusti et Thomas Thévenoud paru ce jour à la Fondation Jean Jaurès : il décrit bien ce qu'est une CAE.

Quant aux plateformes numériques, elles sont très diverses, pour le meilleur et pour le pire, que nous voulons combattre.

Je salue les intervenants de ce débat : aucun n'a dit que la vie était belle, à part Mme la ministre. (Mme la ministre s'étonne.) Ils considèrent tous les chartes comme insatisfaisantes. Je salue particulièrement Mme Fournier.

À mes collègues du groupe CRCE, que je remercie de voter cet amendement, je veux dire que nous poursuivrons notre travail en faveur des droits sociaux de ces travailleurs exploités. C'est une nécessité dans l'étape importante de l'histoire des droits sociaux en France. À l'Assemblée nationale ensuite de se saisir de ce débat. « On peut construire quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin », écrivait Goethe. (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE)

La discussion générale est close.

Discussion de l'article unique

M. le président.  - Amendement n°1 rectifié bis, présenté par Mme Lubin et les membres du groupe socialiste et républicain.

Alinéa 4

Après le mot :

doivent

insérer les mots :

, si l'une au moins des plateformes détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu ou fixe son prix,

Mme Monique Lubin.  - Cet amendement restreint l'application des dispositions de la proposition de loi aux seules plateformes qui déterminent les caractéristiques de la prestation ou fixent son prix. Nous ne voulons pas contraindre les plateformes qui se contentent de mettre en relation des personnes pour présenter, par exemple, des travaux artistiques.

Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteure.  - La commission des affaires sociales a donné un avis défavorable.

Mme Muriel Pénicaud, ministre.  - Il faut avancer sur les droits sociaux des travailleurs des plateformes numériques. Mais cette proposition de loi n'est pas le bon véhicule : avis défavorable.

Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteure.  - À titre personnel, je suis favorable à cet amendement.

L'amendement n°1 rectifié bis est adopté.

Interventions sur l'ensemble

Mme Monique Lubin .  - Je remercie tous ceux qui ont travaillé sur ce texte et tous ceux que nous avons auditionnés et ceux qui ont permis que ce débat arrive à son terme.

J'ai entendu les remarques de tous les groupes et les travaux de la commission des affaires sociales. Nos collègues du groupe CRCE ont eu avant nous la même préoccupation que nous.

Je ne me fais pas d'illusion sur l'issue du vote. Cependant, le débat est lancé au Parlement et continuera.

Madame la ministre, vous nous dites que le sort de ces travailleurs n'est pas forcément dramatique. Nous persistons à dire qu'il s'agit d'un dévoiement du droit du travail, d'un recul de près d'un siècle. Nous ne pouvons pas laisser sans réagir perdurer des conditions de travail aussi intolérables. (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE)

M. Jean-Marc Gabouty .  - Je ne sous-estime pas l'importance du sujet et ne veux pas marginaliser l'initiative de mes collègues, malgré mon vote.

Imaginez qu'un indépendant travaille pour plusieurs plateformes dont l'une est concernée par votre amendement et l'autre non... Ce texte mérite d'être approfondi car le sujet n'est pas simple.

Mme Catherine Fournier .  - Madame Lubin, il ne faut pas simplifier ni réduire le sujet. Chacun ici a compris qu'il y avait une paupérisation des travailleurs des plateformes numériques.

« Vous n'avez pas le monopole du coeur » disait un fameux Président de la République. C'est uniquement parce que le texte nous semble incomplet que nous ne le voterons pas ; pas parce que le sujet ne nous interpelle pas. Ne vous méprenez pas.

M. Michel Forissier .  - Depuis que j'ai pris ce problème à bras-le-corps, je ne cesse de dire aux uns et aux autres qu'il ne sert à rien de bricoler des textes qui n'auraient pas une portée globale. Ce qui doit fixer la loi, ce ne sont pas les avancées technologiques, mais les principes fondamentaux de notre droit du travail.

À la demande du groupe Les Républicains, l'article unique de la proposition de loi est mis aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°65 :

Nombre de votants 340
Nombre de suffrages exprimés 340
Pour l'adoption   70
Contre 270

Le Sénat n'a pas adopté.

M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales .  - Je salue le travail de Mme la rapporteure sur ce sujet. Le bureau de la commission des affaires sociales a demandé un travail à Michel Forissier, Catherine Founier et Frédérique Puissat, qui sera rendu le 26 mars. Nous travaillerons avec Mme la ministre à l'élaboration d'un texte pour protéger ces travailleurs.

M. Jean-François Husson.  - Très bien ! On remet les choses dans l'ordre !

Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail .  - Le Sénat et le Gouvernement sont d'accord pour dire qu'il faut avancer sur ce sujet. Nous avancerons j'espère tous ensemble.

Mme Éliane Assassi.  - Nous voilà rassurés !

Prochaine séance demain, jeudi 16 janvier 2020, à 14 h 30.

La séance est levée à 20 h 35.

Jeudi 9 janvier 2020

Demain les robots : vers une transformation des emplois de service

Sommaire

Demain les robots : vers une transformation des emplois de service1

Mme Marie Mercier, rapporteur de la délégation sénatoriale à la prospective1

M. René-Paul Savary, rapporteur de la délégation sénatoriale à la prospective1

M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement2

M. Roger Karoutchi2

M. Franck Montaugé3

M. Éric Gold3

M. André Gattolin3

M. Fabien Gay4

M. Franck Menonville4

Mme Nadia Sollogoub4

M. Cyril Pellevat5

M. Jean-Pierre Sueur5

M. Olivier Cadic5

Mme Christine Lavarde6

Mme Viviane Artigalas6

Mme Catherine Procaccia6

M. Marc Laménie7

Mme Laure Darcos7

Mme Marie Mercier, rapporteur7

M. René-Paul Savary, rapporteur7

Annexes8

Ordre du jour du mardi 14 janvier 20208

SÉANCE

du jeudi 9 janvier 2020

45e séance de la session ordinaire 2019-2020

présidence de Mme Hélène Conway-Mouret, vice-présidente

Secrétaires : Mme Agnès Canayer, M. Victorin Lurel.

La séance est ouverte à 10 h 30.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.