TABLE RONDE 5 - INNOVATIONS, INDUSTRIES, SERVICES : COMMENT LE SAVOIR-FAIRE FRANÇAIS EN MATIÈRE DE NOUVELLES TECHNOLOGIES PEUT-IL ÊTRE VALORISÉ SUR LE MARCHÉ CANADIEN ?

Table ronde animée par M. Axel BAROUX, directeur d'Ubifrance Canada

Ont participé à cette table ronde :

M. Etienne JULIOT, directeur commercial, société Obeo
M. Pierre-Emmanuel AUGUSTIN, responsable du développement international des activités de soins à domicile, Air liquide
M. Pierric BONNARD, chef du pôle régional infrastructures, transport, industries pour l'Amérique du Nord, Ubifrance
M. Etienne DUBREUIL, avocat, cabinet DS Welch Bussières
M. Frédéric BOVE, responsable développement et financement, Mosaic, HEC Montréal

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M. Etienne JULIOT . - Il y a sept ans, j'ai créé une start-up dans le domaine de l'informatique, financée sur fonds propres. Notre société croît désormais de plus de 30 % chaque année et emploie plus de cinquante personnes. Je dirige également une fondation représentant 15 millions d'utilisateurs d'outils informatiques.

Nous élaborons des outils de conception, à savoir de la schématisation d'informations trop complexes pour être intégrées à des cahiers des charges. La visualisation de ces informations les rend plus exploitables. Ces outils sont utilisés par les grandes entreprises disposant d'importants systèmes d'information, les banques, par exemple, très présentes à Toronto, et l'industrie aérospatiale. Le plus grand pôle mondial dans le domaine de l'aérospatial se trouve à Toulouse, mais le deuxième se situe à Montréal.

En 2009, nous souhaitions nous implanter à l'international, d'autant plus que plus des trois quarts de nos utilisateurs n'étaient pas français ; mais nous ne l'avons pas fait. Il importe que les fondateurs et le patron de l'entreprise s'impliquent dans un premier développement à l'international : il convient de déléguer seulement dans un second temps, les partenaires souhaitant rencontrer les personnes à la tête de la société.

Je me suis impliqué dans ce développement au sein d'une délégation d'Ubifrance, sans avoir de stratégie claire. Néanmoins, le fait d'intégrer la mission d'Ubifrance m'a encouragé à m'élever par rapport à mon quotidien et à m'interroger de façon plus pertinente.

Nous nous sommes finalement lancés à la fin de l'année 2012. Le fait de prendre le temps de la réflexion nous a permis, lors de notre rencontre avec Bombardier, de mettre en avant l'usage de notre technologie de modélisation par Thalès, Airbus et Alstom, ce qui nous a rendus crédibles. En effet, il importe que les sociétés françaises exerçant dans votre secteur d'activité soient convaincues par votre entreprise avant de l'implanter à l'étranger.

Mon premier rendez-vous commercial au Canada a eu lieu avec un grand groupe employant plus de 100 000 personnes. J'ai été reçu par le numéro deux du groupe, qui m'a accueilli et salué de façon familière, se distinguant des pratiques françaises. Toutefois, le tutoiement et l'amicalité peuvent prêter à confusion : vous n'avez que peu de temps pour convaincre votre interlocuteur et poursuivre l'entrevue.

En outre, vos interlocuteurs canadiens ne s'intéressent pas à l'historique et aux chiffres de votre entreprise : ils souhaitent d'abord savoir combien d'avions supplémentaires seront vendus grâce à votre entreprise. Les présentations Powerpoint ne sont pas les bienvenues, puisqu'il convient d'aller directement dans le vif du sujet.

Suite à la mission Ubifrance, nous avons multiplié nos contacts au Canada. En un an, la part de notre chiffre d'affaires réalisé à l'étranger est passée de 2 à 20 % grâce au Québec. Nous avons conclu des contrats avec Ericsson et CMC, une société travaillant sur l'électronique du cockpit avant des avions. Nous avons également participé à une délégation ministérielle au mois de mars, ce qui était intéressant en termes de crédibilité. À cette occasion, j'ai rencontré le PDG d'Air Liquide.

M. Pierre-Emmanuel AUGUSTIN . - Air Liquide est un grand groupe présent au Canada depuis 1937 où il exerce des activités très variées. Je suis chargé du développement international de l'activité « soins à domicile », comprenant le traitement de patients atteints de pathologies chroniques.

Chaque pays étant différent, il convient de mener une nouvelle étude pour chacun d'entre eux. Le Canada présente la particularité de comprendre plusieurs « pays ». Cette complexité doit être prise en compte. Elle implique de trouver des structures capables de mener des études de marché dans chacune des provinces. Par conséquent, le coût d'implantation s'en trouve multiplié.

Une fois le lancement effectué, la difficulté réside dans la gestion quotidienne des activités, les différentes entités pouvant fonctionner selon des modèles d'affaires variés. Vos ressources humaines doivent être capables de comprendre l'ensemble des spécificités. Il est également difficile de développer la R&D : ce qui est applicable dans une province peut ne pas l'être dans une autre.

L'activité soins à domicile présente la particularité de bénéficier de financements publics, puisqu'elle concerne le secteur de la santé. Par ailleurs, il importe de s'implanter localement : cela contribue à convaincre vos clients de votre sérieux et vous aide à mieux comprendre le marché et à vous y investir.

M. Axel BAROUX . - La variété des marchés a une incidence concrète sur l'organisation de l'entreprise.

M. Pierre-Emmanuel AUGUSTIN . - Je suis attaché au Canada pour des raisons personnelles. En outre, ce pays est très accueillant pour faire des affaires et offre une rare qualité de vie. Cependant, en fonction du secteur de votre entreprise, il peut se révéler complexe. L'importance des distances géographiques doit aussi être prise en compte. À ce titre, l'élaboration du business plan est essentielle.

M. Pierric BONNARD . - Je suis basé à Chicago, mais les équipes d'Ubifrance se répartissent sur l'ensemble du territoire américain et canadien. Je pilote donc une équipe travaillant de part et d'autre de la frontière. Cependant, les entreprises prises en charge sur le marché canadien le sont par des personnes basées au Canada.

La question de l'innovation est centrale dans le vaste marché nord-américain : l'économie y est ouverte et très compétitive. De plus, il est probable que vos concurrents y soient déjà implantés. Vous ne réussirez dans ce marché que si vous y apportez quelque chose de nouveau, ce marché étant rétif à l'intégration de produits déjà présents et dont les canaux de distribution sont solidement installés.

Les secteurs porteurs sont nombreux au Canada, ce qui est positif pour les entreprises françaises, compétentes dans de nombreux domaines. Cependant, l'industrie, l'aéronautique et l'automobile sont des secteurs clés de l'économie canadienne et présentent des opportunités considérables pour les entreprises françaises. Le Canada se positionne comme l'un des premiers pays au monde en matière d'aéronautique, Montréal concentrant 60 % de cette activité au niveau canadien.

Dans le secteur automobile, aucun constructeur français n'est présent au Canada. Les producteurs américains produisent davantage de voitures en Ontario que dans leur fief du Michigan. Les équipementiers et toute entreprise porteuse d'innovations, en termes de motorisation par exemple, ont des chances de réussite sur ce marché. Actuellement, une délégation d'Ubifrance de treize entreprises se trouve à Windsor sur le thème de l'allègement des véhicules, sujet central pour la mise en oeuvre des nouvelles réglementations en matière de réduction de la consommation et de l'émission des véhicules.

Le secteur énergétique balaie toutes les composantes du mix énergétique. Le Canada dispose de la troisième réserve mondiale de pétrole. Il est d'ailleurs fortement dépendant de ses exportations vers les États-Unis : 98 % du pétrole canadien exporté l'est à destination des États-Unis. Or, le Président Obama s'est fixé pour objectif de supprimer la dépendance énergétique des États-Unis vis-à-vis de l'étranger. Par conséquent, la question de l'avenir des exportations d'hydrocarbures canadiennes se pose. Il est envisagé d'exporter de façon offshore , d'où l'émergence de projets d'infrastructures ( pipelines , etc.). Ces projets constituent une opportunité pour les entreprises françaises, disposant d'un réel savoir-faire en la matière.

Par ailleurs, la taille du territoire, l'étalement urbain, l'isolement de certaines zones et l'expansionnisme vers le nord créent une appétence pour les énergies renouvelables. Un potentiel existe dans les domaines de l'éolien, du solaire, et particulièrement de l'hydroélectrique.

De plus, les Canadiens sont sensibles aux questions environnementales, leur sensibilité variant de l'est à l'ouest du pays. Celle-ci a vocation à croître, comme dans les autres économies développées. C'est pourquoi, des opportunités existent dans les domaines du tri des déchets, de l'efficacité énergétique et des matériaux renouvelables pour le secteur de la construction.

Enfin, les opportunités concernent aussi les infrastructures de transport : le Canada est un vaste pays, dans lequel le commerce est très établi, florissant et où le trafic transfrontalier est dense. Plusieurs projets de lignes de train à grande vitesse s'affrontent. Il est d'ailleurs surprenant que le Canada ne soit pas déjà équipé en la matière. Ce sujet génère des débats politiques : il paraît évident en termes de trafic et d'aménagement du territoire de relier Québec, Montréal, Ottawa, Toronto et Windsor, situé à la frontière américaine, alors que certains Québécois souhaitent davantage privilégier l'axe Montréal-Boston-New-York. Ces deux projets devraient finalement être mis en oeuvre et créeront donc des opportunités pour les entreprises françaises. En matière de transport urbain, les entreprises françaises ont récemment enregistré de beaux succès : le duo Alstom-Véolia a remporté le marché de la construction du tram-train d'Ottawa, tandis que le renouvellement de la flotte de métros de Montréal sera effectué dans le cadre d'un accord conjoint entre Alstom et Bombardier.

M. Etienne DUBREUIL . - Un restaurateur français à Montréal a été surpris d'entendre trois de ses clients qualifier sa nourriture d'« écoeurante ». Or, pour un Québécois, « écoeurant » signifie « merveilleux ». La question du langage est donc essentielle.

Par ailleurs, le Canada est perçu comme le petit cousin des États-Unis, ces derniers l'ayant traité comme tel. Cependant, le Canada est capable d'exporter son pétrole vers la Chine via les pipelines de l'ouest. En effet, la Chine s'intéresse au pétrole autant que les États-Unis. C'est pourquoi ce secteur présente de nombreuses opportunités.

Il convient de distinguer les Américains des Canadiens. L'« action de grâce » au Canada, et au Québec en particulier, est un congé statutaire ; aux États-Unis c'est une opportunité d'affaires. Noël est une grande fête religieuse au Canada, même pour les personnes non catholiques ; pour les Américains, c'est une opportunité pour faire des affaires. Enfin, le domaine de l'édition au Canada relève de la culture, celle-ci devant être protégée ; pour les Américains, c'est également une opportunité commerciale.

Pour réussir au Canada, les Français doivent compter sur l'habileté de la Délégation du Québec présente à Paris. Je salue d'ailleurs nos fonctionnaires, tant à l'étranger qu'au Canada, qui sont bien formés, compétents et motivés. Ils feront le nécessaire pour vous donner les informations pertinentes, vous orienter et vous aider à procéder au décantage préalable à toute arrivée dans un endroit inconnu.

L'arrivée des Français au Québec se déroule rarement comme ils l'avaient prévue. Ils doivent être conscients qu'ils devront s'adapter aux standards nord-américains des technologies de l'information et de la communication et des systèmes informatiques. Cette réalité les décourage habituellement alors qu'elle constitue une extraordinaire opportunité.

Je recommande d'abord aux Français de s'allier avec un groupe québécois ou canadien et de faire de la recherche de façon intelligente. J'admire les réseaux universitaires, mais ils sont peuplés de professeurs souhaitant uniquement publier. Or, tant qu'aucun brevet n'a été déposé, le client ne souhaite pas la publication des études.

Depuis plusieurs années, j'encourage les entreprises exerçant dans le domaine du savoir et de la propriété intellectuelle à passer par les collèges d'enseignement général et professionnel (CEGEP). Les 48 collèges d'enseignement général sont situés stratégiquement au Québec et ont chacun une vocation spécialisée. Ils disposent de centres de transfert de technologie non intéressés à la propriété intellectuelle de la personne avec laquelle ils mènent la recherche. Par conséquent, il n'est pas nécessaire de négocier des licences avec leurs équipes hautement qualifiées. L'enjeu pour ces dernières réside dans l'obtention de contrats de recherche afin de confier du travail à leurs étudiants.

Enfin, la population du Canada est très disparate. Les Canadiens sont de cultures différentes. Le Canada inclut également les peuples autochtones. Les axes de développement que le Canada et le Québec présentent actuellement comme des priorités se situent au nord de la chaîne des grandes villes : au-dessus du 49 ème parallèle pour le Québec, avec le plan « Nord pour tous ». Toutes les infrastructures doivent y être construites : le Gouvernement du Québec ne semble pas lui-même réaliser que les projets présentés ne pourront pas être menés à bien sans infrastructures.

Parmi mes clients se trouvent, par exemple, des sociétés minières ; ce secteur nécessite des transports ferroviaires. Ce type d'infrastructures doit être conçu sur une superficie considérable de territoires non développés. Ces derniers font cependant l'objet de revendications territoriales de certains peuples autochtones. Lorsqu'une entreprise passe sur le territoire de l'une des sept tribus d'Inuits, il lui est demandé de faire des concessions. Sodexo, grande société française qui s'est notamment spécialisée dans le management et la nourriture des camps miniers, a été contrainte d'employer un pourcentage déterminé de ces populations afin d'obtenir les contrats.

M. Axel BAROUX . - Est-ce pour cette raison que Sodexo est le premier employeur français au Canada ?

M. Etienne DUBREUIL . - Probablement. Le succès de Sodexo s'explique par la compréhension de trois éléments concernant le domaine minier : ses ressources humaines doivent comprendre des Canadiens connaissant le territoire ; le domaine de la gestion doit inclure des femmes, la parité étant importante au Canada ; les autochtones doivent être respectés. J'admire d'ailleurs les tentatives de conservation des cultures autochtones.

Le savoir-faire français ne doit pas être importé tel quel au Québec, mais faire l'objet de nombreux aménagements afin que les entreprises françaises puissent s'intégrer beaucoup plus facilement au tissu social canadien. Une fois passé le purgatoire canadien, il est possible de rejoindre l'enfer américain.

M. Axel BAROUX . - Lors de la présentation d'une innovation au Canada, à quels éléments faut-il particulièrement prêter attention ?

M. Etienne DUBREUIL . - La propriété intellectuelle est protégée. Il arrive régulièrement qu'un fabricant français vienne au Canada avec une marque de commerce française non protégée au Canada. Le problème se pose aussi pour les sites Internet, ce qui occasionne une perte de temps et d'argent, et des frais d'avocat. C'est pourquoi, nous nous assurons que nos clients ont bien protégé leur marque avant même de commencer leur projet au Canada.

En outre, la gestion des ressources humaines doit être pensée, celle-ci étant sensiblement différente au Canada, aux États-Unis, en Colombie britannique ou au Québec. La familiarité des Canadiens ne témoigne ni d'un manque de respect, ni d'une réelle amitié ; elle est uniquement une façon de s'exprimer.

Les entrepreneurs français ne se posent pas assez la question de savoir ce qu'ils ont à commercialiser. De nombreux entrepreneurs du secteur du business to consumer (B2C) pensent à tort que l'américanisation du script de leur produit constitue un gage de succès. Au Québec, il importe que vous apportiez à la fois une innovation, un produit différent des autres et une opportunité d'affaires pour les Canadiens. De plus, les Québécois souhaitent conserver la dimension francophone du produit comme un signe distinctif : il n'est pas nécessaire de donner un nom anglophone à votre produit.

Vous devez également réfléchir au fait que le Québec est une province concentrant de nombreuses compétences. Le niveau de scolarité y est élevé. Il convient de vous faire aider localement afin d'identifier les ressources locales pouvant vous accompagner sur le terrain. La réussite de votre produit en France ne constitue pas un gage de succès au Québec.

La semaine dernière, je me suis rendu au Labrador et à Terre-Neuve où des mines sont en cours de développement. Ces territoires miniers sont situés entre le Québec et Terre-Neuve : pour y développer un projet, il est nécessaire de réussir à convaincre les représentants de ces provinces. Pour cela, il convient d'utiliser les ressources publiques disponibles au Québec. Par exemple, la mission d'Investissement Québec, bientôt renommé Banque de développement économique du Québec, sera prochainement encore plus articulée et flexible : cette entité est l'allié de toutes celles et ceux qui souhaitent implanter une entreprise au Québec. Il en existe le pendant au niveau fédéral et dans chacune des provinces.

Enfin, il convient de disposer d'un bon produit ou d'une bonne idée.

M. Etienne JULIOT . - En France, nous bénéficions d'une culture d'ingénierie plus forte que dans n'importe quel autre pays au monde. Dans le domaine culturel, il existe la « french touch » : le regard nouveau que des artistes comme les Daft Punk apportent à un domaine existant. L'ingénierie est également l'objet d'une « french touch » très recherchée. Cette caractéristique permet d'offrir un produit innovant répondant aux besoins, mais il convient de prendre garde à la façon de la présenter.

M. Etienne DUBREUIL . - Si vous avez ce type de projet, il vous faut contacter des personnes travaillant à Polytechnique à Montréal. Cette dernière est la première institution québécoise à avoir créé un centre de transfert de technologies dans lequel on parle le même langage que vous.

M. Etienne JULIOT . - Si je vends mes outils de modélisation à Alstom, celui-ci achète également un ou deux mois d'adaptation de l'outil au secteur ferroviaire. En revanche, Bombardier souhaite que le produit lui soit vendu déjà prêt et adapté à son secteur : il nous faut alors prendre le risque d'adapter le produit sans garantie d'achat. Ce que nous considérons comme une prestation en France est perçue au Canada comme de la recherche.

M. Pierre-Emmanuel AUGUSTIN . - Le Québec est souvent considéré comme la solution évidente pour pénétrer le marché canadien, alors qu'elle peut être risquée. Les entreprises font en effet trop souvent des raccourcis dangereux. De plus, une fois le marché canadien intégré, les États-Unis sont perçus comme une cible facile à atteindre. Au contraire, sur une carte américaine, l'absence de représentation du Canada au nord de la frontière américaine témoigne du manque de considération des Américains pour les Canadiens. Les Canadiens ne souhaitent d'ailleurs pas être assimilés à des Américains.

M. Frédéric BOVE . - Je travaille pour un pôle de recherche à HEC Montréal, MOSAIC, travaillant sur le management de la créativité. Ce domaine inclut les entreprises culturelles et créatives, mais pas seulement. En effet, HEC Montréal est une grande école de commerce nord-américaine : nous travaillons également sur la gestion, en particulier de l'entreprise.

Au sein de HEC, il existe des programmes en silos, par compétence, et des pôles de recherche transversaux et multidisciplinaires. Mon domaine relève ainsi de la gestion, de l'économie, du marketing, de la communication, de l'urbanisme, etc. Ce pôle a été créé compte tenu du développement rapide des technologies de l'information, de la globalisation, de l'évolution des usages et des besoins en termes de consommation et environnementaux et de la succession rapide des crises économiques. Ces éléments générant un climat d'incertitude et d'instabilité, une adaptation stratégique des organisations est nécessaire.

Après la crise économique de 2008, nous nous sommes rendu compte que les organisations qui y avaient le mieux résisté à Montréal étaient les industries créatives. Ces dernières connaissaient même une forte croissance. Le magazine Forbes a mené une enquête montrant qu'au moins 70 % des bénéfices des entreprises proviennent de produits qui n'existaient pas cinq ans auparavant. Ces produits créent une rupture de consommation et d'usage.

Un exemple très connu de rupture est celui d'Apple : personne n'avait prévu qu'un fabricant d'ordinateur ruinerait l'industrie du disque et de la musique. Celui-ci a créé une plateforme virtuelle de vente qui a soudainement bouleversé le business model de cette industrie. Comment anticiper ce type d'évolution et s'y adapter ? C'est dans ce contexte que l'économie créative a émergé dans le domaine du management.

Le management créatif consiste à donner à l'entreprise la maîtrise stratégique de l'adaptation au changement. Il implique un équilibre entre l'analytique et l'intuitif. Le Cirque du soleil, par exemple, génère beaucoup d'argent, tandis qu'Ubisoft a vendu des millions d'exemplaires des jeux Assassin's Creed et Far Cry , produits grâce à des budgets colossaux. Ubisoft manifeste une rigueur exemplaire dans la gestion de cette production et de ses investissements.

Il convient de laisser cette créativité s'exprimer. Nous travaillons beaucoup sur l'origine de l'idée, la façon dont elle est créée, captée et conservée. Lorsqu'une entreprise travaille sur un projet et qu'elle a plusieurs idées, elle en garde certaines : que faire alors des autres ? Une idée peut ne pas être pertinente en l'absence de la technologie adéquate pour la réaliser, mais le deviendra dans dix ans.

Au niveau universitaire, néanmoins proche de l'entreprise, nous mettons en place des outils, de la recherche-action, des formations et des séminaires pour favoriser ce changement et le faire comprendre à l'entreprise qui le souhaite. Cette dernière peut alors s'adapter en interne et en externe.

Par ailleurs, l'écosystème montréalais est très intéressant. En effet, ce territoire est historiquement un territoire d'immigration, industriel et d'innovation. Ses habitants ne craignent pas les interactions culturelles et savent les appréhender. Les ingénieurs savent communiquer entre eux. En revanche, un ingénieur, un designer et un peintre ne le savent pas forcément. Or, les grandes innovations de demain seront issues de l'intermédiation entre des personnes différentes.

Enfin, le pôle de recherche a formé plus de trois cents gestionnaires d'Ubisoft. Ces derniers sont désormais conscients de la manière dont ils doivent investir. Cette entreprise est consciente que la créativité d'aujourd'hui ne sera pas celle de demain et qu'elle doit se remettre en cause. Le Cirque du soleil souffre d'ailleurs d'une crise créative. En outre, l'hôpital pour enfants Sainte-Justine de Montréal est actif dans le domaine de la recherche. Il travaille actuellement avec le secteur des effets spéciaux afin d'appliquer la « technologie de l'avatar » à des enfants souffrant de pathologies psychiatriques et ne pouvant communiquer avec autrui. Il travaille aussi sur la modélisation d'une chambre idéale pour les enfants.

Notre métier consiste donc en la création d'un écosystème d'échanges, de partage, de rencontre, de formation et de transfert de connaissances.

M. Axel BAROUX . - Vous travaillez actuellement avec Sanofi-Pasteur et Ubisoft. Les outils mis en place sont-ils évolutifs ?

M. Frédéric BOVE . - Sanofi-Pasteur est un cas de recherche-action. Cette entreprise nous a demandé de travailler avec des étudiants de HEC pour lui remettre des solutions sur différents points. Elle sélectionnera et appliquera ensuite ce qui l'intéresse. De même, nous sommes en discussion avec Chanel pour travailler sur des processus d'innovation. En outre, Bombardier nous a demandé de l'aider sur sa gestion de la connaissance, notamment le transfert et la conservation.

Dernièrement, nous avons également mis en place des dispositifs de partenariats et de conférences et une école d'été Montréal-Barcelone de plus en plus sollicitée par des entreprises, notamment françaises. Cette école d'été accueille 90 personnes : un tiers d'étudiants, un tiers d'universitaires et un tiers de professionnels internationaux. Elle comprend un travail de formation sur le management de la créativité en gestion.

Des entreprises présentent aussi leur processus de création : Bombardier, Ubisoft, les Caisses Desjardins, etc. Cette démarche est répétée à Barcelone la semaine suivante. Des personnes ne se rencontrant pas habituellement sont réunies autour de thématiques. Les processus de gestion sont examinés ; une banque peut s'intéresser à un processus mis en oeuvre par Ubisoft et dont un élément renvoie à un problème auquel elle est confrontée.

Par conséquent, nous créons un écosystème dans lequel nous voyons des échanges s'installer et des problématiques apparaître.

M. Axel BAROUX . - Je suppose que ce dispositif a un coût.

M. Frédéric BOVE . - Oui, mais il importe d'examiner aussi ce qu'il rapporte. Je ne peux pas préciser ce coût, mais un étudiant travaillant en recherche-action coûte de 15 000 à 20 000 dollars, 30 000 dollars s'il fait une thèse.

Nous répondons aussi à des demandes ponctuelles : Ubisoft nous a demandé d'élaborer un programme de formation particulière. Nous avons formé les équipes de Montréal et de Québec et nous formerons l'équipe de Toronto. Thalès nous a rendu visite l'année dernière dans le cadre d'une semaine de travail, de formation et de visites d'entreprises créatives. L'École des mines a également travaillé avec nous deux mois auparavant. Trois personnes en post-doctorat de l'École des mines ont d'ailleurs candidaté chez Ubisoft. Ce type de passerelle est intéressant.

M. Etienne JULIOT . - En France, nous avons réussi à établir des passerelles entre des compétences régionales via les pôles de compétitivité, qui permettent de structurer des entités ayant des compétences communes. Chaque pays européen disposant de ce type de pôles, ces derniers ont été mis en relation à travers l'organisme ITD Labs : chaque pays identifie une dizaine d'entreprises par an qu'il souhaite promouvoir dans d'autres pays, ceux-ci les accueillant et les présentant à d'autres entreprises. Cette démarche d'essaimage est appelée la « cross fertilisation » . Or, celle-ci n'existe pas entre le Canada et la France.

Un intervenant dans la salle . - Afin de créer des passerelles entre les créneaux d'excellence et les pôles de compétitivité, nous avons organisé deux symposiums franco-québécois : au Québec en 2008 et en France en 2010. De nombreux échanges ont lieu entre ces deux types de structures.

M. Etienne JULIOT . - L'ensemble des pôles de compétitivité ne connaît pas ce dispositif.

M. Axel BAROUX . - Il existe également les créneaux d'excellence au Québec.

Un intervenant dans la salle . - De nombreux partenariats ont cours entre la France et le Québec. Par exemple, le Fonds franco-québécois de coopération décentralisée incite les pôles de compétitivité et les créneaux d'excellence à travailler sur des projets financés pour moitié par la France et pour moitié par le Québec.

M. Pierric BONNARD . - À titre d'exemple, hier, au Salon du Bourget, Aéro Québec a signé un accord de partenariat avec le cluster « Aerospace Rhône-Alpes ».

Un intervenant dans la salle . - Je représente le pôle de compétitivité CD2E situé dans le Nord-Pas-de-Calais. Celui-ci a un accord avec le Centre de transfert technologique en écologie industrielle (CTTEI) de Sorel-Tracy au Québec.

M. Axel BAROUX . - Un VIE, ici présent, va se rendre au Québec pour le compte de votre pôle.

Un intervenant dans la salle . - Je travaille pour le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, dans le cadre d'un volontariat international en administration (VIA), puisque le contrat a été signé par Ubifrance et le conseil régional.

Un autre intervenant dans la salle . - Le pôle d'excellence Transports terrestres situé à Drumondville, fédérant l'industrie des véhicules industriels et du transport sur rails et sur routes, a établi plusieurs collaborations avec différents pôles de compétitivité en France. Un accord a par exemple été signé quelques mois auparavant avec la région Bourgogne Franche-Comté, tandis qu'une collaboration existe depuis plusieurs années avec Lyon Urban Truck & Bus, celui-ci travaillant sur le véhicule de transport public.

Ces collaborations portent sur le volet recherche et développement et permettent des déplacements d'entreprises à l'occasion d'événements organisés par ces pôles. Par exemple, le pôle d'excellence « Transports terrestres » organise différents événements pour lesquels il fait appel à des conférenciers.

M. Etienne JULIOT . - Les patrons de PME ont besoin de rapidité ; c'est pourquoi, le principe du guichet unique mis en place au niveau européen est essentiel. Dans le cadre du Québec, j'ignore à quel interlocuteur unique m'adresser afin de connaître les partenariats en cours entre clusters. Ce rôle peut probablement être assumé par BPI France.

M. Frédéric BOVE . - Une expérimentation est en cours à Montréal sous la forme d'un « Quartier de l'innovation » : l'entreprise est invitée dans un lieu proche de l'université. Cette initiative a été lancée par l'École de technologie supérieure (ETS), grande école d'ingénieurs québécoise, et l'Université McGill, très grande université nord-américaine et mondiale, puisqu'elle se trouve parmi les vingt premières universités dans le classement de Shanghai. Au sein de ce quartier situé dans le centre-ville de Montréal, le processus entrepreneurial est pris en charge, de la gestion de l'idée à l'incubateur, en passant par la start-up .

Auparavant, le chercheur se rendait dans l'entreprise ; l'inverse est désormais possible. Le dialogue entre l'université et l'entreprise est ainsi encouragé et perfectionné, du travail est créé pour les étudiants s'exerçant sur des cas pratiques prototypés et testés sur place.

Cette démarche témoigne d'un changement intéressant des pratiques et des mentalités. En outre, MOSAIC vient de signer un protocole avec le gouvernement wallon afin d'accompagner la Wallonie, reconnue comme territoire créatif par l'Union européenne. Cette reconnaissance concerne les processus d'innovation et de créativité : incubation, start-up , formation.

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