III. LA PRATIQUE DU FÉDÉRALISME ETHNOLINGUISTIQUE

La théorie du fédéralisme ethnique en Éthiopie doit être confrontée à sa mise en pratique concrète. C'était l'objectif principal de la mission sénatoriale : apprécier la capacité du modèle fédéral éthiopien à résoudre les conflits de sa mosaïque ethnique.

Or, force est de constater la permanence, voire la résurgence, des conflits aux causes et à l'intensité différentes dans l'espace et dans le temps. Les évènements récents en Oromia, où vit l'ethnie (ou nation selon la Constitution) la plus importante -qui s'est toujours considérée comme tenue à l'écart par le pouvoir central, qu'il soit amhara ou tigréen- viennent rappeler cette constante de l'histoire politique et institutionnelle éthiopienne.

Ces tensions sont révélatrices des frictions qui résultent des deux mouvements, possiblement antagonistes et concurrents, entre la construction d'un modèle étatique et d'une identité nationale unifiés et la nécessité de la reconnaissance des différences ethnolinguistiques.

En l'état, le premier terme de cette contradiction est géré par la permanence du modèle traditionnel de gouvernance qui caractérise l'histoire politique éthiopienne, à savoir la domination d'une ethnie qui s'appuie sur un parti quasi-unique, aux « franchises régionales », qui permet au pouvoir central d'imposer sa politique à tous les niveaux d'administration et de représentation. Le gouvernement éthiopien donne une priorité quasi-absolue au développement économique d'un des pays les plus pauvres du monde. À travers l'instrument des plans de développement, dont la mise en oeuvre est centralisée, des succès indéniables et remarquables ont été réalisés. 23 ( * )

Les fractures qui apparaissent résultent en large partie de la difficulté de respecter le contrat implicite qui concilie développement économique et acceptation de la domination du pouvoir central et de ceux qui en détiennent les ressorts. Les conflits qui naissent entre le centre et la périphérie mêlent revendications des droits culturels des ethnies à celles de l'égalité économique.

La réussite du fédéralisme éthiopien, que résume la formule « gérer l'unité dans la diversité », dépend de la résolution de ces tensions et passe par une évolution significative de la gouvernance éthiopienne faute de quoi elle ne sera qu'une « substitution des maîtres ». 24 ( * )

A. UN PARTI ET UNE COALITION FORTEMENT DOMINANTS

Il existe une similitude entre l'organisation fédérale de l'État et celle du « Parti », autrefois marxiste-léniniste, aujourd'hui « social-démocrate ». Le Front de libération des peuples du Tigré (FLPT) est en réalité nettement dominant au sein du « Parti » et est lui-même à l'initiative de la création du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (FDRPE) en 1989. Il jouit d'une hégémonie légitimée par son combat mené contre la dictature du DERG : intégré au pouvoir en 1991, il a ainsi renoncé au séparatisme tigréen. De même que le FLPT domine le FDRPE, les Tigréens, démographiquement très minoritaires en Éthiopie (environ 5 millions), dominent au sein de l'appareil de sécurité, au détriment des Amharas et Oromos pourtant plus nombreux (chacun de ces deux peuples représentant environ un tiers de la population éthiopienne globale).

Ainsi, il semble que, dans la réalité, le fédéralisme éthiopien soit géré en appliquant les mêmes principes que ceux qui président au fonctionnement du FDRPE.

Dans la pratique, l'ensemble des organes de gouvernement, que ce soit au niveau national ou régional, est toujours dominé par le FDRPE ou sa composante locale, comme en témoignent les résultats des élections régionales de mai 2015 (voir tableau ci-après). On peut donc légitimement s'interroger sur le degré d'autonomie d'assemblées régionales dans lesquelles la majorité appartient à la frange du parti qui domine au niveau central. Cette domination semble commencer dès le choix des candidats à l'élection.

Résultat des élections régionales de mai 2015

Il en va de même au niveau national où, depuis 1994, la coalition au pouvoir a toujours massivement remporté les élections.

Résultats des élections de 2005 et 2010
à la Chambre des Représentants du Peuple

No.


Winner Party

Results Obtained

2005 General Elections

2010 General

Elections

1

The Ethiopian Peoples' Revolutionary Democratic Front (EPRDF)

327

499

2

Coalition for Unity and Democracy

109

---

3

Ethiopian Democratic Forces Union

52

---

4

The Somali People's Democratic Party (SPDP)

24

24

5

Oromo Federalist Democratic Movement

11

---

6

The Benishangul Gumuz Peoples Demo- cratic Party (BGPDP)

8

9

7

The Afar National Democratic Party (ANDP)

8

8

8

The Gambela People's Unity Democratic Movement (GPUDM)

3

3

9

The Harari National League (HNL )

1

1

10

The Argoba People Democratic Organization (APDO)

1

1

11

The Ethiopian Federal Democratic Unity Forum (Medrek)

---

1

12

Shekko Mezhenger Peoples Democratic Unity Organization

1

---

13

Independent

1

1

Total number of seats in the House of Peoples' Representatives

546

547

Le dernier scrutin de 2015 vient corroborer cet état de fait, en l'amplifiant, puisque la chambre basse du Parlement éthiopien, qui comporte 547 sièges, ne compte aucun député d'opposition. Certes, cela est dû en partie au système électoral uninominal à un tour, similaire à celui existant au Royaume-Uni, mais dont l'effet est amplifié à la fois par l'existence d'un parti quasi-unique et par l'émiettement des partis d'opposition incapables de se rapprocher et d'offrir une alternative crédible.

En définitive, la conjugaison de la prédominance politique et administrative d'un parti quasi-unique -qui prend la forme apparente d'une coalition de partis- et des traditions, d'inspiration marxiste, aboutit à ce que le Président Poutine appelle la « verticale du pouvoir ». Les derniers résultats électoraux le montrent à l'évidence. Cette situation est naturellement d'autant plus prégnante que l'inégalité des capacités administratives des régions (du fait de leur taille et de leurs ressources inégales tant en termes financiers qu'humains) les fait dépendre du pouvoir central. Il semble que, plus de vingt ans après le renversement du pouvoir du DERG, les structures administrativo-politiques dirigées par le centre aient conservé toute leur influence.


* 23 Voir annexe 1, sur le cadrage macroéconomique.

* 24 Expression utilisée par M. Vircoulin « Éthiopie, les risques du fédéralisme - Afrique contemporaine » - 1995, n° 174.

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