TABLE RONDE 1 - « FRANCE-ISRAËL : DESSINE-MOI L'INNOVATION DU FUTUR »

Modérateur : Mme Sophie PRIMAS, Présidente de la commission des Affaires économiques, Sénateur des Yvelines

Ont participé à cette table ronde :

M. Philippe ADNOT, Sénateur de l'Aube, membre du groupe d'études sur le numérique

Pr. Jacques LEWINER, Inventeur multibreveté, directeur scientifique honoraire de l'École supérieure de physique et de chimie industrielle (ESPCI)

Pr. Daniel ROUACH, Président de la chambre de commerce et d'industrie Israël-France

Mme Murielle TOUATY, Directrice générale de Technion France

Mme Sophie PRIMAS - Madame l'Ambassadrice, mes chers collègues, Mesdames et Messieurs, en tant que Présidente de la commission des Affaires économique du Sénat, je suis extrêmement honorée d'introduire cette première table ronde sur une thématique essentielle pour l'économie de nos deux pays : l'innovation.

Nous donnons ainsi corps, Madame l'ambassadrice, à un projet que nous avions évoqué ensemble le 30 janvier dernier, lors de notre première rencontre à l'ambassade. Je remercie le Président Larcher d'en avoir accepté le principe, et je me réjouis, Monsieur le Président Edelstein, de pouvoir faire coïncider ce moment de réflexion et de partage avec votre venue devant notre Haute Assemblée.

L'objet de notre table ronde est d'évoquer le cadre institutionnel de l'innovation en Israël et en France, dans une perspective comparative qui nous permettra, je l'espère, d'en tirer des enseignements et d'identifier les bonnes pratiques ainsi que les pistes d'action à mettre en oeuvre dans chacun de nos pays.

Je vous propose d'organiser nos débats en deux temps : le premier sera consacré aux soutiens publics que l'on peut qualifier de directs en matière de recherche et développement et d'innovation. Nous y aborderons le soutien financier de l'État à travers son budget et sa fiscalité, mais aussi le thème de l'écosystème public de recherche, notamment ses liens avec l'entreprise.

Le second temps sera consacré à des aspects plus indirects, notamment la culture entrepreneuriale ou la protection de l'innovation.

Je vous propose de débuter par les aspects financiers, notamment le soutien budgétaire et fiscal, et je me tourne vers Philippe Adnot.

Cher collègue, vous êtes membre de la commission des Finances, rapporteur spécial des crédits de l'enseignement supérieur et de la recherche, membre de la délégation sénatoriale aux entreprises, présidée par Élisabeth Lamure, de la Délégation à la prospective et du récent groupe sur le numérique.

Vous vous êtes intéressé l'année dernière à la question des sociétés d'accélération de transfert de technologie, et vous devriez rendre un rapport cette année sur la performance des établissements d'enseignement supérieur.

Pouvez-vous nous rappeler quels sont les instruments budgétaires et fiscaux mis en oeuvre en France pour développer la recherche et développement ? Nous savons par exemple que le crédit d'impôt recherche constitue un élément extrêmement important dans notre pays...

M. Philippe ADNOT - Je voudrais tout d'abord vous dire le plaisir et l'honneur que je ressens de participer à cette table ronde.

M. le Président de la Knesset a évoqué Rachi. Je tiens à signaler que je suis sénateur de l'Aube et qu'en tant que président du département durant 27 ans, je suis à l'origine de la construction de l'Institut universitaire Rachi, qui jouit d'une belle réputation à Troyes. Si vous ne le connaissez pas, je vous y invite. J'habite à quelques kilomètres de la commune de Ramerupt, où Rachi enseigna et vécut. C'est un lieu très connu en Israël, où j'ai eu l'occasion de me rendre dans le cadre de différents rapports sur l'université et la recherche. J'y ai appris beaucoup. Quand j'ai dit que je venais de Troyes, tout le monde savait où cela se trouvait !

En matière d'innovation, il convient de considérer trois éléments : la capacité à produire de l'innovation, la capacité à faire en sorte que cette innovation soit transférable et les conditions financières et fiscales afin qu'elle puisse aboutir et se développer.

Les gouvernements successifs ont mis en place des conditions exceptionnelles pour ce faire en recourant aux fonds d'investissement et au grand emprunt. Six milliards d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) sont ainsi destinés aux entreprises pour les aider à faire avancer l'innovation. C'est un outil extrêmement efficace, reconnu internationalement, et très attractif pour les entreprises.

On enregistre cependant encore peu de collaborations entre le secteur privé et le monde universitaire, alors qu'une entreprise peut, par ce biais, voir ses droits doubler.

Depuis la réforme relative à l'autonomie des universités, celles-ci se rapprochent néanmoins plus largement des entreprises. Il est vrai que le secteur de la recherche a longtemps considéré qu'il n'était pas convenable d'entretenir une certaine proximité avec les entreprises. Fort heureusement, les choses changent, même si ce n'est pas encore suffisant.

Lors de ma visite à l'Institut Weizmann, en Israël, les chercheurs de ce prestigieux établissement m'ont dit qu'il faisait de la recherche fondamentale, mais se posait toujours la question de savoir à qui et à quoi celle-ci pouvait servir. En France, il est de bon ton de faire de la recherche fondamentale sans se préoccuper de savoir si cela servira.

Cet état d'esprit est fort heureusement en train de changer. On attend aujourd'hui que la France s'engage en matière d'innovation.

Est-ce suffisant ? Non. Au Canada, certaines innovations ne sont jamais présentées parce qu'on n'a pas fait la démonstration de la maturité de cette recherche.

En France, on a heureusement pu relever ce défi. Il y a dix ans, les universités ne touchaient pas d'argent. Seules quatorze d'entre elles recevaient un très petit fonds de maturation.

Aujourd'hui, alors que 800 millions d'euros ont été accordés au secteur, 400 millions d'euros sont déjà utilisés dans le cadre des sociétés d'accélération de transfert de technologie.

Il nous reste encore beaucoup à faire en la matière. Des expériences comme celle qu'est en train de conduire le professeur Lewiner dans son université, dont il parlera tout à l'heure, sont extrêmement importantes car elles vont permettre de corriger la trajectoire des sociétés d'accélération de transfert de technologie pour les rendre plus rapides, plus souples, plus efficaces et plus réactives.

Une fois la recherche parvenue à maturité, il reste à faire en sorte qu'elle puisse se développer de manière intéressante. Des financements ont été mis en place pour les start-up à travers les fonds d'investissement grâce à un statut fiscal permettant de réduire les charges sociales engagées pour les jeunes chercheurs. Ce système est extrêmement efficace, mais il reste encore beaucoup de progrès à accomplir.

Il convient toutefois de ne pas interrompre la chaîne si l'on veut que tout ceci fonctionne.

Mme Sophie PRIMAS - Je me tourne vers le Professeur Daniel Rouach.

Monsieur le Professeur, vous êtes Président de la chambre de commerce et d'industrie Israël-France, professeur associé à l'ESCP Europe et codirecteur du master spécialisé « Innover et entreprendre ». Vous êtes un expert reconnu au niveau international dans le domaine des transferts de technologie, de l'innovation et de l'intelligence économique. Vous êtes également membre de plusieurs conseils d'administration d'entreprises privées et d'organismes publics.

L'effort de recherche israélien est bien plus important que le nôtre : selon l'OCDE, il dépasse les 4 % du PIB israélien, quand nous stagnons depuis les années 1990 autour de 2,2 %.

Pouvez-vous brièvement revenir sur le modèle israélien en matière d'innovation ?

Pr. Daniel ROUACH - Je tiens tout d'abord à remercier Mme Aliza Bin Noun, ici présente, qui fait un travail extraordinaire, ainsi que M. Elie Elalouf, qui est pour moi un véritable symbole de la relation entre la France et Israël, et MM. Étienne Desmet, de l'ECSP Europe, Alexandre Lederman, Guy Maynart, professeur, avec qui nous avons pour objectif la création d'une chaire de transfert de technologie ECSP-Technion. C'est la dernière aventure en date.

Israël est un « pays de fous » que je découvre tous les jours ! Tous les matins, en me levant, je me demande ce qui s'est passé dans la nuit.

Mais où les Israéliens trouvent-ils l'argent ? C'est très simple : ils demandent de l'argent au privé et disposent pour ce faire d'une expertise exceptionnelle. En matière de recherche et développement, nous sommes les rois du monde !

Par ailleurs, nous avons depuis longtemps tissé des partenariats avec le Massachusetts Institute of Technology, le MIT, et la côte ouest américaine, et avons attiré énormément d'entreprises. Il n'y a donc aucun hasard à ce que nous accueillions en Israël Google, Facebook, Intel, eBay, Orange ou Siemens, à qui la première chose que nous demandons est de l'argent pour financer la recherche et développement.

Il existe depuis 1983 en Israël un accord pour valoriser la science et la technologie. Il ne s'agit pas là de mots, mais d'une véritable réalité : les votes de la Knesset pour allouer des budgets sont là. Le secret des Israéliens est d'utiliser le peu d'argent dont ils disposent de manière maximale. C'est un mode de fonctionnement assez impressionnant.

Le modèle israélien d'innovation est basé sur une très bonne éducation. On se bat comme des lions pour obtenir des professeurs et des étudiants de bon niveau. Le soutien du Gouvernement est constant, quelle que soit son orientation. Dans dix ans, les choses n'auront pas changé.

L'objectif permanent est le développement international. Le pays est tout petit. On est donc obligé de s'orienter depuis toujours vers l'international. Mes deux fils sont dans le domaine du bitcoin et de la blockchain . Dès le premier jour, leur start-up s'est orientée vers l'international et non vers le marché local.

Avec un ami, Édouard Cukierman, nous avons publié un livre intitulé Israël Valley . Nous en sommes très fiers. Il a été traduit en chinois, en italien, et est en train d'être traduit en anglais. Il traite de l'investissement militaire, qui est très important. Il imprègne les mentalités. On a mis sept ans pour l'écrire et arriver au constat que si l'investissement dans le secteur militaire est important, le plus important, c'est le transfert de technologie et de savoir-faire.

L'objet que je tiens entre mes doigts est une caméra endoscopique fabriquée par Given Imaging on l'avale et elle passe dans le corps. Given Imaging est aujourd'hui une magnifique société, mais beaucoup ignorent que cette invention est née dans une entreprise appelée Raphaël, installée dans le nord du pays, qui fabrique des missiles.

En Israël, en matière d'innovation, on fait avec ce que l'on a. Il y a beaucoup d'argent dans le domaine du militaire et du développement technologique. Israël est un pays très dur, mais on y développe en permanence des innovations dans le secteur de l'aéronautique, du spatial, des biotechnologies. Les milieux civils israéliens travaillent avec acharnement dans le secteur médical et recourent au transfert technologique militaire. Des milliers de personnes ont ainsi pu être sauvées. C'est l'un des savoir-faire de ce pays.

Mme Sophie PRIMAS - On doit également évoquer, dans le volet financier, le soutien public apporté au financement des entreprises innovantes, notamment à travers le capital-risque. De nombreux outils ont été développés en France mais je voudrais, professeur Lewiner, que vous nous parliez de votre expérience.

Vous êtes physicien, professeur à l'ESPCI Paris Tech, et sans aucun doute celui qui a déposé le plus de brevets à titre individuel en France. Vous êtes également, depuis récemment, doyen de l'innovation et de l'entrepreneuriat de Paris Sciences et Lettres et chargé par le Gouvernement - avec trois autres personnalités - de publier un rapport sur les aides à l'innovation et la doctrine d'emploi du fonds pour l'innovation de rupture, en cours de structuration.

La France est aujourd'hui le deuxième pays de l'Union européenne en termes de montants et d'opérations en matière de capital selon le baromètre Ernst and Young. Pouvez-vous nous dire s'il s'agit d'une tendance solide et amenée à perdurer ? Quels sont les moyens mis en oeuvre par les pouvoirs publics pour financer cette partie de l'innovation ?

Pr. Jacques LEWINER - On vit en France un certain paradoxe : la recherche scientifique est de grande qualité. Elle est reconnue internationalement dans tous les domaines, mais les retombées économiques de cette recherche sont extrêmement faibles, pour ne pas dire désastreuses comparé à ce qui se fait ailleurs. On serait incapable de citer un mobile français par rapport à un mobile israélien. De combien de sociétés françaises cotées au NASDAQ dispose-t-on ?

Il existe donc une anomalie s'agissant des retombées que l'on peut attendre d'une recherche de grande qualité.

On a évoqué le problème de l'argent. Jeune chercheur, j'avais un patron dont la dernière invention remontait à 1932. Il s'agissait du directeur de l'École de physique et de chimie de Paris.

Mon laboratoire était désuet, antique. Ayant connu quelque succès dans mes travaux, j'allais voir le directeur et je lui demandais un peu d'argent pour acheter un appareil. C'est lui qui en décidait. Généralement, il acceptait. Un jour, il m'a dit qu'un scientifique ne devait pas demander d'argent. Cet homme, extraordinaire sur le plan humain, n'avait pas vu le virage opéré par la recherche scientifique et son évolution. On ne pouvait plus procéder à des recherches dans un cabinet de physique comme au XIX e siècle, parce qu'une famille fortunée payait les travaux d'un scientifique. Ce monde se professionnalisait et l'argent en devenait le moteur.

L'École normale supérieure (ENS), notre voisine, à l'époque dirigée par Yves Rocard, le père de Michel Rocard, en était parfaitement conscient et allait chercher de l'argent aux États-Unis, auprès de la Navy américaine, a connu une croissance très forte par rapport à l'ESPCI, avant que celle-ci ne reparte de l'avant.

L'argent - je partage l'avis qui vient d'être émis - est un des éléments qui permet de mener à bien de bonnes recherches, même si ce n'est pas le seul.

Philippe Adnot fait partie des rares hommes politiques français qui l'ont compris. En France, on est très bons pour faire de grands discours, élaborer des mécanismes complexes, mais on s'occupe relativement peu de la réalité du terrain. Or c'est là que le problème se situe.

Je rends donc hommage à ce que fait Philippe Adnot, qui a compris qu'il faut aller dans le détail. La recherche représente un travail ininterrompu depuis l'amont jusqu'à l'application.

J'ai monté à l'université Paris Sciences et Lettres, PSL Paris, le système que j'avais mis en place à l'ESPCI, qui fonctionnait avec des hauts et des bas liés à l'histoire. Cette petite structure, qui dépend de la ville de Paris, n'avait pas toutes les lourdeurs d'un système national à plusieurs échelons de décision. Je négociais le budget de l'École avec le maire de Paris. On avait une discussion, qui n'était pas toujours facile, mais on ne comptait pas 25 intermédiaires, et on arrivait à un résultat.

On bénéficiait par ailleurs d'une réactivité très grande par rapport à un chercheur. Ceci est extrêmement important.

La France avait encore tendance, il y a quelques années, à considérer les disciplines fondamentales comme nobles. On estimait alors qu'on se salissait les mains dès qu'on s'approchait du monde industriel et économique, même si des professeurs de Stanford, du MIT ou de Harvard détenteurs du prix Nobel faisaient de la recherche appliquée. Chez Technion, un prix Nobel enseigne depuis vingt ans l'entrepreneuriat. Établir cette séparation entre recherche fondamentale et recherche appliquée est absurde : c'est désormais fini !

Pierre-Gilles de Gennes, qui a été mon patron durant quatorze ans, ne se « salissait pas les mains » en étudiant les polymères et le caoutchouc pour une grande entreprise française de pneumatiques. Ce n'était pas dévalorisant : il transférait seulement son savoir théorique, fondamental, pour améliorer l'adhérence des pneus à la route.

C'est donc une étape qu'il fallait franchir. Oublions que la recherche appliquée n'est pas noble ! C'est ce que j'ai mis sur pied à PSL Paris.

Un des secrets de la réussite, c'est la réactivité. Dans le domaine de la high-tech , demander à un chercheur qui a fait une découverte d'attendre un an, voire trois, comme c'est parfois le cas en France aujourd'hui, une réponse de son employeur quant à la brevetabilité de son invention est une aberration.

À PSL Paris, la structure que j'ai mise en place doit répondre en deux semaines. Beaucoup de directeurs d'établissement ont estimé cela impossible, mais il n'y a qu'à faire aujourd'hui ce qu'on fera dans six mois, un an, ou deux ans ! Ce sera encore plus frais dans les esprits ! Différer cette décision ne présente aucun avantage.

J'apporte des solutions qui sont des propositions de bon sens, très terre à terre. Je pense que le système français est maintenant en route et que les idées ont évolué. Il y a sept ans de cela, un membre d'une institution française très réputée, à qui je tenais ce discours, m'a reproché de lui proposer de « vendre mon cerveau au grand capital ». J'ai répondu à cette personne que si sa recherche permettait de créer de l'activité économique et de l'emploi, elle rendrait à la collectivité un peu de ce que celle-ci avait fait pour elle !

Je crois que la France et Israël sont extrêmement complémentaires et que la collaboration accrue entre les deux pays apporte à la France un savoir-faire encore insuffisant mais très développé en Israël, apportant à Israël une vision et une approche de la recherche scientifique de très haut niveau. C'est un deal gagnant-gagnant, et on a tout intérêt à le développer.

Mme Sophie PRIMAS - Je me tourne vers Murielle Touaty.

Vous êtes, Madame, directrice générale de Technion France. Nous connaissons tous l'Institut de technologie d'Israël basé à Haïfa, qui est très réputé. Sa mission est de faciliter les partenariats industriels, académiques, scientifiques de Technion avec l'écosystème français.

À ce titre, vous êtes à la fois une experte de l'écosystème français et de l'écosystème israélien.

Quel est le rôle du capital-risque en Israël ? Quels soutiens l'État apporte-t-il à ce secteur en vue de développer les entreprises innovantes ?

Mme Murielle TOUATY - Je suis ravie et honorée d'être présente à cet événement.

Tout ce qu'on s'est dit ce matin est pour moi basé sur un élément majeur, le facteur humain, qui est lié intrinsèquement à la culture d'Israël par rapport à l'innovation.

Israël constitue un grand écosystème, mais un petit marché. Ce pays a 70 ans, une population de 8 millions d'habitants, et est confronté depuis sa genèse à la notion de risque. Il n'est pas anodin que l'on parle de capital-risque. En Israël, ce mot fait partie de l'identité nationale.

En Israël - cela a été dit par le Président Larcher - il n'y a pas de ressources naturelles, mais il existe un capital humain très fort, d'où le multiculturalisme. Dans les années 1990, l'immigration des populations russes a constitué un apport incroyable pour le pays. La diversité culturelle et le facteur humain créent nécessairement du progrès.

C'est aussi un pays qui se trouve face à l'adversité au quotidien. L'Israélien se lève le matin dans la métaphore et la symbolique. Il ne sait s'il va se coucher le soir. Il doit nécessairement, dans cet espace-temps, générer du concret pour assurer son autosuffisance et celle du pays. L'innovation est donc une cause nationale et un levier de croissance pour le gouvernement.

Il existe en Israël 150 capital-risqueurs internationaux et nationaux. Les chiffres de 2017 montrent que plus de 7 milliards de fonds ont été levés, dont 20 % viennent du capital-risque national, en progression de 9 % par rapport à 2016.

L'innovation ne se décrète pas : elle se produit au quotidien, dans un écosystème interconnecté. Le Technion est la première université en Israël à avoir vu le jour, sous la houlette d'Albert Einstein, dans le but de façonner l'infrastructure du pays, d'en garantir la pérennité et la sécurité, mais aussi la santé.

Les thématiques à la pointe du progrès, comme l'intelligence artificielle, la cybersécurité, l'internet des objets, sont traitées en Israël depuis des années. On est obligé d'être avant-gardiste et d'avoir une vision à long terme. Si la temporalité doit être dans la réactivité, la responsabilité de l'État est aussi de se projeter dans le futur.

Cet écosystème interconnecté est très intéressant : il décloisonne et met en interaction directe le chercheur et l'entrepreneur, ainsi que les grands groupes. Quatre cents centres de recherche et de développement issus de l'industrie mondiale globale et positionnés en Israël, majoritairement à Tel-Aviv et à Haïfa, qui bénéficient des meilleurs ingénieurs, sont également attirés par le fait qu'ils ne paient pas d'impôts sur la plus-value.

Ces écosystèmes interconnectés, avec l'armée au centre, comptent des incubateurs, des capital-risqueurs, des universités, des centres de recherche et développement, tout ceci dans un schéma de décloisonnement totalement décomplexé par rapport à la notion de croissance et d'argent.

Un chercheur doit permettre à son laboratoire d'être autosuffisant. Au Technion, comme dans les autres universités, ce n'est pas le public qui paie. Le public finance le budget de fonctionnement. La recherche et le développement, eux, sont financés par les chercheurs, qui sont donc, malgré eux, des entrepreneurs.

Il n'est pas anodin que les pépites dénichées dans les laboratoires du Technion et des autres universités soient accompagnées afin de valoriser le transfert de technologies.

Tout cela développe la culture du risque et l'entrepreneuriat. Les Israéliens, qu'ils soient chercheurs, ingénieurs ou autres, sont confrontés au quotidien à la culture du management. Ils sont en situation de crise et doivent donc tous s'autogérer, assurer leur autosuffisance, s'inventer au quotidien, voire se réinventer.

Il est intéressant de comprendre en quoi cette culture génère de l'innovation.

Le troisième facteur est celui de l' exit . Israël a en effet très vite compris qu'elle devait sortir de ses frontières, aller se positionner sur des marchés financiers pour générer de la liquidité, faire en sorte que l'argent circule et soit réinjecté dans l'écosystème de l'innovation en Israël, aujourd'hui communément appelé start-up nation .

Israël est parvenu à un certain degré de conscientisation lui permettant de passer de l'étape de la start-up à celle la scale-up pour générer encore plus de « licornes » et - pourquoi pas ? - un tissu industriel.

Nous avons parlé de la notion de risque, du formatage de l'entrepreneur israélien et de l' exit . Israël est le troisième, après les États-Unis et la Chine, en nombre de start-up cotés au Nasdaq.

En Israël, la croissance est génératrice d'emplois. C'est ce qui importe, in fine .

Pr. Daniel ROUACH - Nous sommes en parfaite harmonie avec Murielle Touaty. Elle vient d'organiser une mission en Israël avec 70 leaders français. J'ai une grande admiration pour son travail.

Je voudrais vous raconter une histoire qui se déroule lors du DLD Innovation Forum , en septembre 2015. Une chaleur torride régnait dans la salle. L'air conditionné fonctionnait mal, et on voit alors arriver un homme jeune. C'était Emmanuel Macron. On transpirait tous. Il arrive comme s'il descendait du ciel et commence à parler. Il évoque l'innovation, la volonté de la France d'apprendre un certain nombre de choses et d'en réaliser d'autres. Je m'étais alors dit : « C'est trop beau pour être vrai ! ».

Je l'ai suivi durant trois jours en tant que Président de la chambre de commerce Israël-France. J'ai beaucoup appris. Il est devenu ami avec Yossi Vardi, dont on ne sait plus quel âge il a, mais qui est richissime et qui crée des sociétés sans arrêt.

Pour améliorer les relations entre la France et Israël, il faut repérer ce que j'appelle les « serial entrepreneurs », comme Zohar Zisapel, qui a créé avec son frère 110 start-up et dont la fortune s'élève actuellement à plus de 9 milliards de dollars. Il doit avoir 73 ans, arrive au bureau en short. Derrière lui sont accrochés des tableaux de Chagall, etc.

Quel est le rapport entre Emanuel Macron et Zohar Zisapel ? En fait, je me suis rendu compte que les leaders français qui approchent Israël se connectent à un moment donné. C'est le cas d'Emmanuel Macron et de Yossi Vardi. Mounir Mahjoubi, qui est pour moi un excellent ministre, s'est rapproché de Jérémie Berrebi, un créateur de start-up impressionnant. Bruno Lemaire, qui est venu plusieurs fois en Israël et connaît le pays comme sa poche, a également établi des liens.

Il est extrêmement important de repérer des intermédiaires comme Mme Valérie Hoffenberg, ici au premier rang, ou M. Michel Kaufman, de la chambre de commerce France-Israël qui, dans le domaine de la culture, expliquent aux Français la réalité israélienne, qui est très complexe.

Israël souffre également des fake news . J'ai lu ce matin la première page du journal Le Monde : c'est une horreur absolue. Les journalistes disent ce qu'ils veulent. Quand vous les rencontrez seuls, ils vous racontent vraiment la vie en Israël. Il faut mettre ces fake news de côté. Il ne faut pas ignorer les problèmes mais, en matière d'innovations, de créations, d'entrepreneuriat, les Français et les Israéliens ont mille choses à se dire.

Les Français sont géniaux. Les étudiants du Technion étaient à Paris il y a quelques jours. Ils sont allés à la Station F. Ils ont été « scotchés ». Ils ont découvert des groupes japonais qui investissent ici, comme Futjisu. Ils les ont rencontrés, ainsi que d'autres.

Les deux pays ont quelque chose à se dire, mais il faut passer outre la désinformation qui fait du mal à tout le monde, à la France comme à Israël. C'est mauvais pour tout le monde. Il faut aller vers du positif.

Mme Murielle TOUATY - En 2002, lorsque Technion France a vu le jour, je me suis imposé un objectif : positionner à tout prix le Technion pour ce qu'il est - à l'époque, on ne parlait pas de start-up nation - pour identifier les sujets d'excellence, les centres d'intérêt communs, où deux écosystèmes a priori incompatibles doivent nécessairement trouver un terrain d'entente par le biais du facteur humain, en misant sur les différences culturelles mais aussi sur des programmes de recherche et des sujets industriels.

Après quinze ans de travail acharné, j'ai pu multiplier les accords entre les grands groupes industriels du CAC 40 sur des sujets de recherche et développement majeurs. Ils travaillent depuis 2002 avec le Technion, mais aussi avec les différentes universités et écoles d'ingénieurs françaises. Je crois qu'on ne peut s'improviser ce qu'on n'est pas. On ne peut demander à la France de devenir soudainement une start-up nation . La France a énormément à apporter à Israël en matière de recherche fondamentale et de technicité industrielle, tout comme Israël a énormément à apporter à la France. Il ne s'agit pas de faire du « copier-coller ». Je crois plus à la bilatéralité.

J'ai amené la France à considérer Israël comme un écosystème fertile, où l'acteur français pouvait avoir un retour sur investissement, mais cela n'a été si simple de convaincre Israël. Israël a toujours été extrêmement « american oriented » . Il a fallu tenir compte du barrage linguistique, de la culture. Les Américains et les Israéliens sont façonnés à l'identique. La France, on l'admire, mais on ne l'approche pas de près. On était alors au début des années 2000.

Face aux résultats et aux retours sur investissement des deux côtés, le Technion et la France vivent aujourd'hui une véritable lune de miel, et je suis très fière d'avoir le drapeau bleu, blanc, rouge, hissé sur le campus du Technion, où je vous inviterai l'année prochaine !

Mme Sophie PRIMAS - Professeur Lewiner, je voudrais revenir sur une partie plus technique de l'innovation qui concerne les brevets, dont vous êtes un grand spécialiste.

Que pensez-vous du système de protection de l'innovation en France et, par ailleurs, au niveau européen, les sujets étant en train de bouger ? Où est l'équilibre, la rupture, l'ouverture entre la protection de l'innovation et l'innovation elle-même ?

Pr. Jacques LEWINER - C'est en effet important. L'inventeur, en France, jouissait autrefois d'une image quelque peu sulfureuse - peut-être à cause du concours Lépine et des médias. Il était l'homme qui, marchant dans la rue, était soudain frappé par une illumination qui débouchait sur une grande invention. Soit il se la faisait ensuite voler par un grand groupe, soit il devenait milliardaire. Ce n'est pas du tout la réalité !

L'invention est le résultat d'un travail acharné. L'accouchement peut prendre beaucoup de temps. Pendant très longtemps, les brevets français n'ont pas été assez professionnels. La France avait choisi de ne pas les examiner. Certains pays, comme les États-Unis, l'Allemagne, le Japon, la Chine, pratiquent cet examen et peuvent rejeter les demandes. La France avait décidé que cela n'en valait pas la peine, considérant qu'il n'existait que peu de brevets utiles et qu'il ne servait à rien de dépenser de l'argent inconsidérément. L'idée était qu'en cas de brevet valable, les procès ne manqueraient pas d'avoir lieu et que l'on pourrait pratiquer l'examen à ce moment.

Cela se défendait économiquement, mais c'était très mauvais en termes psychologiques. Il devenait en effet évident dans le monde professionnel que le brevet français ne valait rien, alors que les brevets américains ou allemands avaient de la valeur.

Avec l'Europe, on espère connaître un jour un brevet européen. Ce n'est pas encore le cas. Le brevet est un exemple de l'inexistence de l'Europe, je le dis avec regret.

Aux États-Unis, un brevet est valable dans tous les États américains. En Europe, après le processus d'obtention, il faut valider le brevet État par État, et payer à chaque fois la validation et les annuités ! C'est une aberration.

Il existe cependant un espoir. L'actuel patron de l'Office des brevets européens est l'ancien directeur de l'INPI, qui milite beaucoup pour la reconnaissance d'un véritable brevet européen. Il n'est donc pas exclu qu'on en ait un jour.

Le brevet est-il une bonne ou une mauvaise chose ? Vaut-il mieux avoir un monopole ? Ne serait-il pas préférable d'évoluer dans une société ouverte, où tout le monde peut tout faire ? Ma réponse est catégorique : non !

Le brevet a une justification. Lorsque vous avez fait une découverte scientifique, vous empruntez un long chemin qui va vous mener vers l'innovation technique et peut-être vers un procédé commercialisable. Vous avez travaillé comme une bête, avez dépensé beaucoup d'argent, votre compagnon ou votre compagne vous a quitté, bref, vous avez vécu un trajet complexe et compliqué.

Imaginez, qu'en cas de succès, vos concurrents vous copient : ce serait profondément contraire à l'éthique ! Celui qui aurait pris des risques et tenté une aventure serait pénalisé par ceux qui n'auraient rien dépensé ! Le brevet - ma réponse est catégorique - a une justification morale.

Il existe cependant des cas où le brevet pose problème. On m'a souvent posé la question de savoir si je n'estimais pas scandaleux le fait que des médicaments brevetés ne puissent être achetés par les pays qui n'en ont pas les moyens. C'est bien sûr scandaleux : on ne doit pas laisser une vie disparaître si on peut la sauver grâce à un médicament ! Pour autant, est-ce à celui qui a pris le risque de le développer la molécule de résoudre ce problème ? Il s'agit là d'une question différente. C'est à la collectivité d'agir sur le plan moral, et non au laboratoire qui a mis le médicament au point de l'offrir.

De manière très pratique, lorsque vous créez une start-up , l'investisseur que vous sollicitez va tout de suite regarder si vous détenez un brevet. Sans brevet, lever de l'argent sera extrêmement difficile - sauf dans les activités de services. Dans la high-tech ou les dispositifs, les moyens, les procédés, le brevet est très important.

Mme Sophie PRIMAS - Comment les choses se passent-elles en Israël du point de vue de la protection de l'innovation ?

Pr Daniel ROUACH - Les Israéliens ont un système extrêmement proche du système européen. Israël a le nombre d'avocats par habitant certainement le plus élevé au monde. Celui qui veut déposer un brevet contacte un cabinet d'avocats. Ce sont des professionnels formidables. L'avocat perçoit une partie du profit, mais c'est gagnant-gagnant.

Concernant les grandes universités, à l'instar des facultés américaines, il existe en Israël un institut du transfert de technologies qui comporte de grands talents qui savent se battre. Les Israéliens sont très bons dans ce domaine.

Mme Sophie PRIMAS - Philippe Adnot, on a vu que les convergences s'organisent. Mme Touaty disait qu'elle avait beaucoup travaillé durant quinze ans pour nourrir les réflexions de part et d'autre.

La France, avec les dispositifs qu'elle met en place et le changement des mentalités, est-elle en train de former une génération d'entrepreneurs innovants ou de chercheurs entrepreneurs ? Existe-t-il des raisons d'être optimiste ?

M. Philippe ADNOT - Nous allons dans la bonne direction. On doit se battre pour améliorer et faciliter l'accès à ce qui a été mis en place.

Ce ne sont pas seulement les jeunes entreprises qui doivent s'intéresser à l'innovation, mais toutes les entreprises. Plus l'entreprise est classique, plus elle a besoin d'investir dans la matière grise pour faire en sorte que les innovations lui permettent d'être compétitive.

Toutes les grandes écoles de commerce s'ouvrent aujourd'hui à l'entrepreneuriat. Il n'empêche qu'il faut penser à créer quelque chose de positif autour.

Au Sénat, nous avons réalisé durant quinze ans une opération appelée « Tremplin entreprises » qui a mis en présence des entrepreneurs, des porteurs de projets, des start-up avec la communauté financière. Des start-up israéliennes y ont même participé.

Jacques Lewiner disait que je m'intéresse au concret. J'ai en effet mis en place dans mon département une université qui forme des ingénieurs, une École supérieure de commerce, ainsi qu'une école de design. Nous les avons installées dans un technopôle qui permet que les différentes compétences s'entrecroisent, se fécondent. On fait venir des porteurs de projets de toute la France, et on les accompagne dans la maturation de leur projet.

Toute une jeunesse s'intéresse à présent à l'esprit d'entreprise, mais si l'on ne s'assure pas d'une certaine cohérence, ce sont les autres qui en tireront profit.

Lorsqu'on investit dans la maturation et qu'on divise ensuite par deux le temps d'accompagnement de jeunes entreprises innovantes la quatrième année, moment le plus difficile dans la vie d'une start-up , on ne peut bénéficier du retour sur investissement, et les start-up sont alors obligées de se vendre très peu cher.

Il ne doit pas y avoir de rupture dans la chaîne. Il existe actuellement une inquiétude : je suis très heureux qu'on ait supprimé l'impôt sur la fortune, mais celui-ci finançait auparavant les start-up à hauteur d'environ un milliard d'euros par an à travers le capital-risque. Par quoi va-t-on remplacer ce système ? En cas de creux dans les financements et une absence de relais, les start-up risquent de subir de lourdes pertes.

On va donc devoir se pencher sur le sujet. Il s'agit de faire en sorte que ces développements aboutissent à la création d'entreprises très innovantes.

L'Institut Weizman s'occupe de start-up , mais aussi de transfert aux entreprises existantes, ce qui évite les trois premières années de tâtonnement, les problèmes de trésorerie. Gardons cela présent à l'esprit : il n'y a pas que les start-up , il y a aussi d'autres entreprises. Toutes doivent s'intéresser à la recherche et miser sur une fécondation croisée. C'est le seul moyen de réussir.

Nous sommes sur la bonne voie !

Mme Sophie PRIMAS - L'entrepreneuriat comme l'innovation doivent donc bénéficier de politiques cohérentes et pérennes, quels que soient les gouvernements.

Merci à vous.

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