Rapport de groupe interparlementaire d'amitié n° 150 de M. Gérard LARCHER - 7 juin 2018



Groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient (1 ( * ))

« CITOYENNETÉ ET JUSTICE : UN DÉFI POUR LE MOYEN-ORIENT - QUELS ENSEIGNEMENTS POUR L'AVENIR DE L'IRAK ? »

Actes du colloque du 12 avril 2018

Sous le haut patronage de

M. Gérard LARCHER, Président du Sénat

Palais du Luxembourg

Salle Médicis

OUVERTURE

M. Gérard LARCHER , Président du Sénat

Monsieur le Président du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient,

Monsieur le Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées,

Éminence,

Béatitude,

Monsieur le Grand Rabbin,

Messieurs les Ambassadeurs,

Monsieur le Représentant spécial du Grand Imam de la mosquée al-Azhar,

Monsieur le Président de la commission des affaires religieuses du Parlement égyptien,

Mes chers collègues parlementaires d'Égypte, de Jordanie, d'Irak, d'Arabie saoudite,

Monsieur le Conseiller constitutionnel,

Madame la vice-présidente du Sénat,

Chers collègues sénateurs,

Mesdames et Messieurs,

C'est un honneur d'ouvrir ce colloque, organisé à l'initiative du président Bruno Retailleau. Chacun connaît son engagement, ses convictions, mais aussi sa capacité à ne pas laisser les choses telles qu'elles sont lorsqu'elles sont inacceptables. C'est aussi un homme de concorde, de rassemblement et de paix. Je voulais le rappeler en saluant son action et celle de l'ensemble du groupe de liaison, qui rassemble des sénateurs de toutes sensibilités politiques.

Ce colloque n'aurait pu voir le jour sans l'appui de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de son président, Christian Cambon.

Je salue également les ambassadeurs, en particulier M. Bruno Aubert, ambassadeur de France en Irak. Sans leur appui, cette journée n'aurait pu avoir lieu.

Je voudrais remercier le Patriarche de Babylone des Chaldéens, Sa Béatitude Mgr Sako, dont le témoignage de paix et de rassemblement est très attendu.

J'ai le souvenir de nos rencontres et d'un moment particulièrement émouvant que nous avons vécu dans la chapelle de la très laïque présidence du Sénat. Je le garderai dans mon coeur. Au-delà de tous les discours sur la spiritualité, cet instant a constitué un moment d'adresse à tout ce que nous avons au-dessus de nous.

Je voudrais saluer Son Éminence Seyyed Jawwad al-Khoei, cofondateur du Conseil irakien pour le dialogue interreligieux, qui a accepté de participer à ce colloque, et dire à Gilles Bernheim combien j'ai plaisir à le retrouver.

Je suis heureux qu'au Sénat de la République française, la parole d'hommes de foi éminents soit mêlée à celle des diplomates, des responsables politiques et des chercheurs. La laïcité vivante nous fait devoir de dialoguer avec les religions. Mais je ne peux poursuivre - même si ce matin, nous allons parler de l'Irak - sans que nous tournions une fois encore nos pensées vers la Syrie, dans la septième année de cette guerre innommable, après une succession de drames et de crimes, et à un moment de tension internationale majeure. Je n'oublie pas non plus la situation des Kurdes, notamment dans une partie de la Syrie.

Une lueur d'espoir renaît aujourd'hui en Irak. Nous sommes par nature des hommes d'espérance, quelles que soient nos convictions, et nous croyons toujours à la capacité de la résurrection. Cette lueur nous paraît donc essentielle. La perte de la « capitale » autoproclamée de Daech, Mossoul, le 9 juillet 2017, a porté un coup stratégique et symbolique à cette organisation. Ainsi, les forces irakiennes, avec le soutien de la coalition internationale, ont contribué à l'éradication territoriale quasi complète du groupe terroriste.

Mais - pour reprendre la formule de notre ancien chef militaire des armées - une victoire militaire ne suffit pas, quelle que soit son ampleur, à vaincre le terrorisme islamiste. Le défi, dès aujourd'hui, est de mettre en place les conditions qui doivent permettre d'éviter des résurgences.

La situation humaine demeure préoccupante : environ 2,9 millions de personnes sont toujours déplacées à l'intérieur du pays, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ces populations sont réparties sur l'ensemble du pays, avec une forte concentration dans la plaine de Ninive et du Kurdistan irakien.

Après trente ans de guerre et d'embargos, suivis de destructions liées à la présence de Daech, les besoins sont immenses dans les secteurs de l'énergie, de l'électricité, de l'eau, des transports, des communications ou de la santé.

Si je ne souhaite pas m'appesantir sur le passé, je désire souligner qu'il ne s'agit pas seulement d'un débat académique ou intellectuel. Nous parlons de vies brisées, de femmes, d'hommes et d'enfants dont le destin, parfois, s'est arrêté sur une plage de la côte turque ou sur les rives de la côte grecque.

Dans ces circonstances, les chrétiens d'Orient, ainsi que des populations d'autres confessions minoritaires, particulièrement les yézidis, dont j'ai reçu une délégation il y a quelque temps, ont été les victimes désignées du terrorisme. Ils ont fait l'objet d'un « nettoyage » confessionnel systématique - pardonnez ce mot que je mets entre guillemets.

Très tôt, les Patriarches nous ont alertés sur cette situation catastrophique. Ils sont le témoignage vivant de la diversité religieuse du Moyen-Orient et de la volonté d'une coexistence pacifique entre tous. Ils portent le signe d'une présence multiséculaire sur une terre qui a vu naître le christianisme. Ils ont, ancré en eux, une forme de pragmatisme qui les conduit à s'adapter aux situations les plus périlleuses.

Je pense à ces populations chrétiennes qui vivaient dans les zones occupées par Daech et qui ont fui en 2014. Une partie d'entre elles se sont exilées à l'étranger. Beaucoup sont restées au Kurdistan, dans des camps de réfugiés et, progressivement, commencent à revenir dans les villes où elles résidaient, majoritairement chrétiennes. Elles peuvent s'y appuyer sur une communauté, notamment grâce la présence de l'Église, et ont le sentiment que leur sécurité est mieux assurée.

Les Églises et les ONG s'emploient à reconstruire des maisons détruites, symboles du retour et de l'ancrage. Ce retour s'accomplit trop lentement dans les villes où les chrétiens étaient minoritaires parce qu'il existe aujourd'hui une méfiance qu'on ne peut gommer. Notre pays l'a connu aussi, dans un temps qui n'est pas si éloigné, au XXe siècle. Aujourd'hui, les populations ont du mal à retourner dans des cités où vivent ceux qui ont applaudi à l'arrivée de l'État islamique, où certains se sont approprié la maison de leurs voisins, parfois après avoir dénoncé leurs occupants à Daech. Le travail de réconciliation est une oeuvre longue, difficile, qui s'appuie sur les forces mais aussi sur les fragilités humaines.

Le but de la délégation sénatoriale, conduite par Bruno Retailleau, qui s'est rendue sur le terrain au mois de janvier, était de constater le retour des chrétiens et d'autres minorités en Irak, mais aussi d'envoyer un signal aux responsables irakiens de tous bords afin de les inciter, dans le respect de leur liberté et de leur autonomie, à prendre en considération l'ensemble des populations vivant dans ce pays, sans exclusive, et de leur accorder des droits égaux, qui constituent pour nous une notion, un principe et une référence essentiels.

Le 14 novembre dernier, vous avez, votre Béatitude, plaidé devant moi pour une réforme de la Constitution de votre pays et pour assurer l'égalité de tous les citoyens. Le Patriarche de l'Église grecque melkite m'a également demandé audience. Je le recevrai le mois prochain.

Il s'agit d'oeuvrer en faveur d'une pleine citoyenneté - je sais que ce mot fait parfois débat, mais il a, en France, un sens extrêmement profond - et du respect de la liberté de conscience, de militer pour que l'Irak adopte un régime civil. Il s'agit aussi de promouvoir l'éducation à la liberté d'expression. Personne, parmi les chrétiens ou les minorités, ne revendique un statut d'exception. Chacun veut en revanche bénéficier d'un statut de citoyenneté à part entière.

Au-delà de la question fondamentale de la citoyenneté égale pour tous, vous avez, cher président Retailleau, placé la justice et la réconciliation au centre de cette journée. Il me semble que la réconciliation naît de l'unité de l'État - mais c'est sans doute une vision bien française.

La communautarisation des provinces paraît en effet une « fausse bonne idée ». Je l'avais déjà dit en d'autres temps, nos amis libanais le savent. Elle fragilise la place des populations minoritaires en nombre.

À la communautarisation devrait être préférée, me semble-t-il, la voie de la décentralisation, qui affirme l'unité nationale, tout en permettant à chacun d'être maître d'une partie de ses décisions. La décentralisation peut concerner jusqu'aux communautés les plus locales. Le Sénat de la République française dispose d'une longue expérience en la matière. Elle est mise actuellement à profit dans la recherche de solutions à de nombreux conflits, qui ont parfois revêtu des formes de guerres civiles, mot dont je me méfie, car ce sont parfois des guerres de grandes puissances par populations civiles interposées. J'en veux pour preuve la naissance d'un Sénat, aujourd'hui même, en Côte d'Ivoire, où j'étais invité, après les drames qu'a connus ce pays, né de l'affrontement ethnique, religieux et économique que chacun a bien en tête.

Oui, il faut que soient renforcées les institutions étatiques, l'idée de citoyenneté et de contrat social. C'est cette idée qui, du Liban à l'Égypte, me paraît être à même de garantir des droits égaux pour tous, au-delà de toute appartenance religieuse.

Le grand imam d'al-Azhar, Ahmad Tayyeb, autorité majeure du monde arabe sunnite, que j'ai rencontré deux fois en Égypte et qui m'a rendu visite au Sénat, a solennellement affirmé que l'islam n'est pas incompatible avec le pluralisme religieux, pas plus que « l'égalité en droits et en devoirs des musulmans et des non-musulmans », au sein d'un « État national constitutionnel ». Ainsi, selon lui, la notion de citoyenneté n'est pas étrangère à l'islam. Il considère même qu'elle pourrait faire partie de ses fondements.

En 2012, dans un document intitulé La citoyenneté et l'avenir de l'Égypte , le cheikh Ahmad Tayyeb affirmait que toute religion devait se conformer à la loi civile de l'État, et optait pour ce concept.

Le 12 mai prochain auront lieu des élections législatives en Irak. Il m'apparaît qu'un Irak inclusif, dont le modèle de gouvernance et la sécurité ont été réformés, où une juste part dans le système politique du pays serait allouée aux différentes communautés et où le pouvoir ferait le choix de la centralisation pourrait favoriser l'émergence d'une citoyenneté.

Pardonnez-moi d'avoir dépassé les propos de courtoisie habituels, mais je ne pouvais m'abstenir d'évoquer ce que je ressens profondément en tant que président du Sénat de la République, avec la sensibilité qui est la mienne, me faisant en cela le représentant des 347 sénateurs - car je me préside moi-même - qui, dans leur diversité, ont toujours avec le Moyen-Orient et l'Orient une relation assez particulière, pas simplement au nom de la vision que le général de Gaulle en avait, mais aussi parce que nous avons, avec d'autres, une certaine responsabilité à ce sujet.

C'est en effet au Sénat qu'une partie des accords Sykes-Picot ont dessiné la carte de cette région du monde. Nous ne devons pas nous laver les mains des conséquences de cette carte, mais l'assumer.

Je vous souhaite un très bon colloque.

Ouverture du colloque par le Président Gérard Larcher

INTRODUCTION

M. Naël GEORGES, Chercheur sur les droits de l'homme et le dialogue interreligieux à l'Université de Genève

La représentation des citoyens au Moyen-Orient : des fondements anciens, les modèles actuels

J'aimerais commencer par remercier les organisateurs de ce colloque d'avoir choisi le thème de la citoyenneté et de la justice au Moyen-Orient.

Cette région vit aujourd'hui une transformation majeure sur le plan politique, juridique et stratégique qui aura bien sûr des effets sur les libertés et l'avenir juridique et politique de cette région, dont l'instabilité dépasse les frontières. Ces dernières années, des millions de réfugiés sont arrivés en Europe. On a par ailleurs assisté à la création de Daech et déploré de nombreuses attaques terroristes à travers le monde.

Je traiterai ici de la situation des minorités religieuses et des libertés au Moyen-Orient.

Mon objectif est de vous éclairer sur l'origine des tensions religieuses et confessionnelles dans la région, qui amènent aujourd'hui à une guerre entre fondamentalistes et modérés, entre partisans d'un régime autoritaire et militants favorables à un État démocratique, d'autres groupes ayant un agenda particulier répondant aux intérêts de certains pays de la région ou du monde.

La liberté religieuse, c'est la liberté de croire ou de ne pas croire, d'appartenir ou non à une religion, mais aussi la possibilité de changer de religion.

La liberté religieuse doit protéger les citoyens de toute discrimination confessionnelle. Tel n'est pas le cas dans la majorité des États musulmans - surtout les États arabes, où les citoyens subissent de graves violations des droits relatifs à la liberté religieuse.

Ces États ne reconnaissent qu'une religion monothéiste, qu'il s'agisse de l'islam, du christianisme ou du judaïsme.

Les papiers d'identité de tous les citoyens doivent comporter la mention de la religion à laquelle ils appartiennent. L'athéisme n'existe pas. Même si cela va à l'encontre de sa croyance, chacun doit appartenir à une religion reconnue.

Beaucoup de gens se trouvent aujourd'hui en prison, même s'ils se considèrent comme musulmans, parce qu'ils ont essayé d'interpréter l'islam d'une manière moderne afin de permettre l'instauration d'une citoyenneté dans la région.

Les États du Moyen-Orient ont participé à l'élaboration des instruments internationaux des droits de l'homme. La principale opposition portait sur la liberté religieuse et l'égalité entre musulmans et non-musulmans, ainsi qu'entre l'homme et la femme.

Plusieurs pays orientaux ont participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) : l'Arabie saoudite, l'Égypte, le Liban, l'Irak, et la Syrie. Les quatre derniers pays ont voté en faveur de la DUDH, l'Arabie saoudite s'abstenant en prétextant l'incompatibilité du texte avec les principes de l'islam. Toutefois, même les États musulmans qui ont voté en faveur de la Déclaration des droits de l'homme se sont opposés à ses articles 16, 18 et 26.

L'article 18 de la Déclaration concerne la liberté religieuse. Une clause de cet article aborde le changement de religion. Elle a été ajoutée à l'initiative de Charles Malek, représentant du Liban, chargé avec d'autres de rédiger le texte de la DUDH « en raison de la situation de son pays où se sont réfugiées tant de personnes persécutées pour leur foi ou pour avoir changé de foi ». Malgré la pression des États islamiques, cette clause n`a pas été abolie.

L'article 16 traite du mariage sans discrimination. Le représentant de l'Égypte a déclaré à l'époque : « En Égypte, comme dans presque tous les pays musulmans, certaines restrictions et limitations existent concernant le mariage des femmes musulmanes avec des hommes d'une autre religion ».

L'article 13 posait surtout problème à l'Arabie saoudite. Il évoque en effet « la possibilité de pouvoir circuler à l'intérieur et en dehors de son pays ». Aujourd'hui, l'accès du territoire sacré de ce pays est toujours réservé aux musulmans.

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP), adopté en 1966, est basé sur le texte de la DUDH. Cependant, les États islamiques ont aboli les clauses que je viens de mentionner.

L'article 18 du PIRDCP évoque en effet « la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix » : celle-ci a été supprimée par les États musulmans.

L'article 16, qui traite du droit au mariage sans discrimination, a également été modifié.

Il est regrettable que des textes internationaux relatifs aux droits de l'homme aient été amendés sous la pression. Il aurait été préférable que ces États émettent des réserves, celles-ci pouvant être retirées, ou ne ratifient pas les textes.

Les États islamiques se sont également opposés à l'article 14 de la Déclaration des droits de l'enfant, qui évoque sa liberté de changer de religion.

Beaucoup d'États arabes n'ont pas ratifié les conventions internationales relatives aux droits de l'homme. D'autres ont émis des réserves.

Pour sa part, le Gouvernement égyptien « vu les dispositions de la charia islamique, vu la conformité du Pacte avec lesdites dispositions ... [accepte ledit Pacte, y adhère et le ratifie] ».

Le Liban demeure au Moyen-Orient un État exceptionnel qui tente de sauvegarder l'égalité entre les groupes minoritaires. Il a donc ratifié toutes les conventions sans réserve, sauf concernant les droits de l'égalité entre les femmes et les hommes.

Les États islamiques ont adopté des déclarations au nom d'un certain particularisme, d'une certaine identité culturelle. Il faut toutefois rappeler que les valeurs universelles des droits de l'homme, comme leur nom l'indique, doivent s'appliquer partout dans le monde.

On peut citer la déclaration de Dacca sur les droits de l'homme en islam, en 1983, ou la déclaration du Caire sur les droits de l'homme en islam de 1990, dont l'article 22, qui concerne la liberté d'expression, indique clairement que celle-ci n'est garantie que « dans les limites de la charia ».

La législation, dans la plupart des États du Moyen-Orient, n'est pas inspirée de la religion, mais son influence touche deux aspects.

La majorité de ces États affirment clairement dans la Constitution que l'islam constitue la religion de l'État, et que la charia est la source principale de la législation. Ceci porte bien évidemment atteinte aux droits sociopolitiques des autres communautés religieuses.

L'article 3 de la Constitution syrienne de 2012, comme celle de 1973, proclame que la religion du chef de l'État doit être l'islam, violant le principe de la neutralité de l'État en matière religieuse.

Dans l'appareil juridique et législatif, l'influence de la religion apparaît surtout dans les affaires relatives au droit de la famille - mariage, divorce, garde d'enfant. Les musulmans ont leur propre code, ainsi que les chrétiens et les Druzes. Ces codes sont à l'origine des tensions du fait de la discrimination contre les non-musulmans, certaines lois s'appliquant en fonction de l'appartenance confessionnelle des citoyens.

Toutefois, les Églises catholique et orthodoxe, se basant sur les Évangiles, affirment que l'homme ne peut séparer ce que Dieu a uni. Des milliers de chrétiens se convertissent donc chaque année à l'islam pour pouvoir divorcer et conclure un deuxième mariage.

S'agissant de la garde des enfants et de la religion, les enfants sont tenus d'adopter la même religion que leur parent musulman. L'éducation religieuse et le code de statut personnel sont également islamiques. La religion autorisant le mariage d'un musulman et d'une chrétienne - et non le contraire - la garde de l'enfant est généralement accordée à la partie musulmane, les enfants devant, aux termes du jugement, « suivre la meilleure des religions, l'islam ».

Selon l'article 48 du code de statut personnel syrien, « le mariage entre une musulmane et un non-musulman est nul, et tout enfant issu d'une telle relation est illégitime ». Il faut préciser que les codes de statut personnel druze et chrétien interdisent également le mariage mixte, mais il n'en est pas tenu compte lorsqu'une des deux parties est musulmane.

L'interdiction du mariage des musulmanes avec un non-musulman viole la liberté des femmes de choisir leur mari et a un fort impact sur la cohabitation religieuse entre communautés.

De la même façon, une chrétienne ne peut hériter de son mari musulman et doit changer de religion pour ce faire.

On pourrait donner de multiples exemples de discriminations ou d'entorses à la liberté religieuse :

- il arrive qu'on n'accepte pas non plus les témoignages des chrétiens devant les tribunaux islamiques ;

-  les chrétiens doivent se convertir à l'islam pour occuper certains postes clés et échapper à la pression sociale dans certains pays, comme l'Égypte ;

- les membres des minorités religieuses interdites sont accusés d'être des apostats.

Les chrétiens islamisés qui veulent revenir à leur religion initiale sont dans certains pays jetés en prison, ainsi que les musulmans modérés qui essayent d'interpréter l'islam de manière moderne.

Mahmoud Mohammed Taha, au Soudan, a été pendu par le régime Nimeiry après avoir publié un livre tentant d'interpréter l'islam de manière pondérée.

Nasr Hamid Abu Zayd, professeur égyptien à al-Azhar, a été séparé de sa femme par la force, le jugement affirmant qu'un non-musulman ne peut être marié à une musulmane.

Il faudrait une réforme juridique et politique très importante dans cette région. Les régimes autoritaires n'ont pas permis d'instaurer un principe de citoyenneté. Beaucoup de personnes ne se considèrent pas comme citoyens de première zone.

Il convient d'y réorganiser le système éducatif, qualifié par certains de « système de lavage de cerveau » à l'origine du fondamentalisme et de la radicalisation.

Le dialogue interreligieux est également indispensable, ainsi que la réinterprétation de la loi islamique. Il faut soutenir la société civile et les musulmans qui tentent par tous les moyens d'améliorer les choses, et instaurer la justice internationale pour lutter contre la violation des droits de l'homme, comme en Syrie, les crimes contre l'humanité ou les crimes de guerre, dans lesquels certain États sont impliqués.

Les puissances internationales et régionales règlent leurs comptes au Moyen-Orient, et personne ne semble s'en inquiéter !

Je vous remercie.


Introduction par M. Naël Georges

M. Jean-François COLOSIMO, Historien, essayiste, théologien

Monsieur le Président,

Béatitude,

Monsieur le Grand Rabbin,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs,

Le christianisme va-t-il mourir sur les lieux qui l'ont vu naître ? Le berceau de l'Évangile ne sera-t-il plus demain qu'un musée de l'Église ?

Ces questions sont dramatiques. Elles sont réelles. Elles entraînent aussi beaucoup de surdéterminations idéologiques et de représentations parfois faussées, où les chrétiens d'Orient n'ont pas leur part réelle. Il y va en effet du retour de la violence religieuse, du choc des civilisations, de l'embrasement de l'islam, de la domination de l'Amérique, du déclin de l'Europe, toutes questions qui cherchent à annexer en quelque sorte les chrétiens d'Orient à leurs propres préoccupations, parfois même à des conflits qui ne sont, ni ne peuvent être, les leurs.

Je pense que la principale question que nous posent les chrétiens d'Orient, qui sont pris dans un exode sans précédent, c'est celle du devenir de l'humanité historique à l'heure de la mondialisation. Ce sont là les signes avant-coureurs d'une grave question : les mondes vont-ils se resserrer au point que, nous qui luttons pour l'écologie des arbres, de l'air, de l'eau, nous acceptions la fin d'une biodiversité culturelle, aussi importante au fond que la biodiversité matérielle ?

Où en est la France de ce point de vue ? La France, dans les années 1980, face au terrorisme qui a ravagé Beyrouth et Paris, a reculé au Liban, donnant en cela un signal de désengagement à l'ensemble des chrétiens d'Orient dont, à la suite de François Ier, de Louis XIV et de deux empires, la République se voulait la protectrice.

Jusqu'en 2001, son magistère intellectuel, littéraire, philosophique et théologique a persisté. Il faut en effet savoir que la francophonie est pour une grande partie le résultat de l'action des congrégations catholiques.

Dans ce retrait, il existe tout de même une percée sur laquelle il convient de méditer : en 2005-2006, le président Jacques Chirac, dans la suite de son « non » à la guerre d'Irak, avait chargé le philosophe Régis Debray de conduire une mission d'État sur les chrétiens d'Orient qui, pour ne pas offusquer Bruxelles, avait été rebaptisée « mission sur les minorités ».

J'ai eu la chance de participer à cette mission. À Jérusalem, Aman, Beyrouth, Damas - l'Irak ne pouvant évidemment faire l'objet d'une visite - Régis Debray avait rassemblé les officiels et les dissidents. Je crois que c'est le métier de la France de réunir tout le monde de manière à parler des sujets qui fâchent sans se fâcher, alliés et adversaires, pour traiter du rapport entre tradition religieuse et modernité politique. C'est la question que l'on se pose ici aujourd'hui.

Figuraient au menu les principes de liberté de conscience, de citoyenneté de droit, de laïcité de l'État, qui était le programme même des chrétiens d'Orient au moins depuis le XIXe siècle, mais aussi celui des musulmans libéraux. Cela aurait pu être celui d'un monde turcophone, d'où les chrétiens ont pratiquement disparu il y a un siècle, non sous la pression de l'islam mais, au départ, du fait de l'importation d'une forme de jacobinisme révolutionnaire nationaliste.

C'est cette notion de progrès commun et partagé qui était au coeur de la tournée qui s'est conclue à Paris par un colloque, les 16 et 17 novembre 2007, sur l'avenir des chrétiens d'Orient et des minorités au Proche-Orient, c'est-à-dire leur condition de possibilité..

C'est important parce que, cette même année, George W. Bush eut le bizarre idée - qui a tenté l'administration américaine qui occupait l'Irak - de rassembler tous les chrétiens dans la plaine de Ninive, dans une sorte de « Bantoustan chrétien », ce qui allait à l'encontre de leur vocation. Ceci aurait non seulement entériné une sorte d'apartheid mentale et politique, mais fait surtout de cet endroit le charnier sûr des chrétiens d'Orient et des chrétiens d'Irak, principalement chaldéens !

C'est le pape Benoît XVI et la diplomatie vaticane, probablement bien conseillés, qui agirent pour contrecarrer ce projet américain qui, en consacrant la division, aurait en fait permis la victoire des islamistes.

Depuis 1990, la chute du mur de Berlin et la fin du rapport Est-Ouest, les Églises constituent, au Moyen-Orient, une cible privilégiée de la terreur islamiste, qui s'assure d'une certaine impunité en raison de problèmes sécuritaires et - il faut le dire - d'une certaine complaisance de la population.

Si on n'aborde pas les questions pour ce qu'elles sont, on n'avancera pas. Or il n'y a pas d'offense à considérer ensemble les mêmes problèmes pour essayer de les traiter en commun.

Aujourd'hui, pour une certaine rue islamisée, le chrétien tient lieu de bouc émissaire, à la manière, naguère, du juif dans les sociétés européennes, parfois avec les mêmes représentations complotistes et mythiques.

En 2007, les fatwas du futur État islamisme, qui s'appelait alors Al-Qaïda en Irak, ont dénoncé le chrétien comme agent objectif de l'ennemi, du Satan hébreu et croisé. Selon un schéma apocalyptique typique des fondamentalismes, il s'est agi dès lors d'éradiquer ce double démoniaque.

Le véritable problème ne vient pas du fait que les chrétiens aient pu être désignés de la sorte. Ce n'était en effet pas la première fois dans leur histoire qu'ils étaient considérés comme supplétifs de l'Occident : c'est un problème récurrent depuis les Croisades, bien qu'ils aient toujours protesté contre cette vision. Cependant, ils ont cette fois été pris dans un étau entre islamisme sunnite et évangélisme américain, ce qui peut se révéler fatal.

On ne peut comprendre si l'on ne tient pas compte de ces deux aspects. Cela ne signifie pas que les évangélistes américains valent les islamistes sunnites ! Il ne faut pas établir d'équivalence outrancière. N'importe quel yézidi qui a été accueilli par des évangélistes américains, s'il peut les trouver parfois un peu lourds du fait de leur volonté à le convertir, ne peut déplorer de violences de leur part.

Cependant la convergence existe bel et bien entre ces deux mouvements missionnaires à l'échelle planétaire, qui représentent chacun le fondamentalisme moderne.

Plutôt que vouloir laïciser à tout prix pour poursuivre cet idéal de citoyenneté, qui est rarement une réalité concrète, il nous faudrait peut-être reprendre la question à partir du religieux. Voyez aujourd'hui la situation des chaldéens d'Irak : d'un côté, on leur offre de les placer sous la protection des Kurdes, dont on ne peut dire historiquement que le lien leur a toujours été bénéfique ; de l'autre, on cherche politiquement et religieusement à les éloigner du monde chiite, alors que l'Ayatollah al-Sistani me semble porter un idéal de réconciliation national à partir de son fonds spirituel, qui constitue peut-être un lieu de partage plus évident que de vagues notions politiques sans effet.

En Orient, pactise-t-on sur le droit ou à partir de la notion de révélation ?

La question de citoyenneté est d'autant plus compliquée que nous assistons, même si les sentiments nationaux existent, à l'effacement de ce caractère national, et que toute la région semble redevenir le chaudron du communautarisme ottoman, accompagné d'une dissolution de la nation. Comment peut-on avoir un État de droit sans nation ?

Je pourrais ainsi multiplier les exemples...

De la même manière qu'on ne peut réduire le commencement de la France à 1789, il faut reprendre le problème le plus largement possible. Les chrétiens d'Orient, qui détiennent en eux une vocation de médiation, sont aux origines du christianisme, mais ont aussi partie liée aux sources de l'islam en tant que grande civilisation de synthèse : on pensera ici aux maisons de la sagesse de Bagdad et aux traducteurs syriaques d'Aristote...

Si on veut bien comprendre que le monde d'aujourd'hui ne veut pas de médiation, peut-être pourra-t-on aborder la question de la citoyenneté de façon différente.

Il faut considérer le temps long : la question des chrétiens d'Orient est multiple et se pose en trois endroits du monde qui sont essentiels.

Le premier semble loin de l'Orient. Il se situe sur une ligne allant de Riga à Split, qui a vu s'opposer au IXe siècle les missionnaires byzantins et latins. C'est une ligne zigzagante. C'est sur cette frontière que se sont affrontés les deux empires romains d'Orient et d'Occident et que se sont opposés les empires centraux et périphériques. C'est là aussi que se sont agrégées puis désagrégées la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie.

Pour aller vite, c'est sur cette ligne qui coupe l'Ukraine en deux, que s'opposent chrétiens d'Orient et chrétiens d'Occident - même si parfois les chrétiens d'Occident ont un rite oriental... L'Orient compliqué ne commence pas de l'autre côté de la Méditerranée !

Cette ligne crée en fait un arc double qui relie les Balkans au Caucase et au Levant. Si l'on observe l'Ukraine aujourd'hui, peut-être peut-on se poser des questions sur la réalité de la citoyenneté dans des termes assez analogues dans ce conflit potentiel entre Orient et Occident et entre formes de religiosité différentes.

Au milieu de ce monde se trouve la grande coulée verte qu'a laissée l'empire ottoman : Albanie, Kosovo, Bosnie. C'est dans ce monde, même si c'est aujourd'hui de manière plus latente et plus silencieuse, que prend corps le même combat que celui qui existe de l'autre côté de la Méditerranée, où un islam bektachi, d'affiliation plutôt chiite, affronte une vague d'islamisme - car il existe aussi un combat au sein de l'islam.

Le second lieu qui abrite des chrétiens d'Orient, qui constitue un sas, un lime 2 ( * ) , c'est évidemment le Caucase, théâtre permanent de guerres, ligne de démarcation, de passage, pour les Parthes, les Romains, les Sassanides et les Byzantins. La frontière scinde ce monde en deux, de la mer Noire à la mer Caspienne, en passant par le Haut-Karabagh, de la même manière que l'on trouve le Kosovo sur la ligne que j'ai dessinée.

Ce lime est un verrou et une passoire : c'est par le Caucase, où l'on trouve d'un côté des républiques dites chrétiennes - Arménie, Géorgie - de l'autre des républiques musulmanes - Tchétchénie, Daguestan, etc. -, que passe l'islamisme wahhabite pour atteindre les Ouïgours de Chine. Là encore, on trouve des chrétiens d'Orient sur une zone frontière déterminante pour l'avenir du monde.

Le troisième lime, c'est la ceinture de la Perse, qui a toujours constitué un sas infranchissable pour les empires romain, byzantin, puis ottoman. Cette ligne se situe à hauteur de Kirkouk. En dessous, commence l'influence persane. C'est là, pour d'autres raisons, dont le pétrole, qu'est menée par l'Amérique une politique de pacification dont le résultat le plus évident a été, jusqu'à aujourd'hui, l'intervention turque. Là aussi, les chrétiens sont principalement dans ce qui était l'Irak.

Nous devons bien prendre garde au fait que rien ne pourra se faire sur cette question des chrétiens d'Orient et des minorités sans impliquer cette autre Europe qu'est la Russie, ni cet autre islam que représente l'Iran. Il n'est pas sûr que nos gouvernants soient toujours bien conscients de ces nécessités. Traiter les choses diplomatiquement ne signifie pas toujours être dans une amitié confondante...

On voit bien que le problème est infiniment plus global que celui du droit. De la même façon, il est évident que l'Égypte elle-même est le lieu d'un tel combat, puisque si la détermination du président al-Sissi est extrêmement forte à l'égard des Frères musulmans, il existe aussi un fort substrat de type salafiste qui n'est pas forcément agressif, mais pour lequel la question politique ne se pose pas dans des termes de diversité.

Je pense que le combat est partout le même : il faut ouvrir la donne, et c'est le rôle de la France de soutenir de véritables affrontements autour de clivages réels. Il faut arriver à les exprimer pour enfin les traiter. Ne rien concevoir pour les chrétiens d'Orient et autres minorités équivaudrait, pour l'Occident, à approuver le choc des civilisations comme le seul futur de l'humanité globale.

Cela nous concerne tous. Les chrétiens d'Orient connaissent peut-être ce que sera notre futur : un affrontement radical d'identités fanatisées qui se constitueraient territorialement comme des blocs, dans une hostilité universelle. Ce serait abandonner les musulmans eux-mêmes à la guerre civile, à l'autisme, à la déréliction - puisque c'est aussi des musulmans qu'il s'agit. Il faut donc que la question des chrétiens d'Orient soit indissociable de celle de leurs compatriotes musulmans, et réciproquement.

Les meilleurs des chrétiens d'Orient qui n'entendent pas partir, ce sont ceux qui savent. Ils ne restent pas simplement pour rester, pour eux-mêmes, pour garder des pierres mortes : ils demeurent pour rester des pierres vivantes et construire une humanité commune des différences.

Il est évident que si la France en venait à entériner un tel état de fait - ce qui n'est pas le cas, grâce à vous, monsieur le président -, nous apporterions alors notre contribution au suicide moral de l'esprit européen.

Je vous remercie.

M. Jean-François Colosimo

PREMIÈRE PARTIE - CITOYENNETÉ ET RELIGION

Intervenants :

M. Hazem AL-RAHMANI, représentant du Grand Iman de l'université d'al-Azhar, assistant conférencier à l'université al-Azhar, département d'études islamiques en français
Son Éminence Seyyed Jawwad AL-KHOEI, cofondateur du Conseil iranien pour le dialogue inter-religieux
Mgr Louis Raphaël Ier SAKO, Patriarche de l'Église catholique chaldéenne
Grand Rabbin Gilles BERNHEIM, ancien Grand Rabbin de France, représentant du Consistoire juif de France
Père Ameer JAJÉ, docteur en histoire des religions de la faculté d'histoire de Strasbourg, spécialiste du chiisme, membre du Conseil irakien pour le dialogue inter-religieux
Modérateur : Mme Anne-Bénédicte HOFFNER, journaliste au quotidien La Croix

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Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Nous sommes chargés d'étudier ensemble les rapports qu'entretiennent citoyenneté et religion dans ce vaste Moyen-Orient qui vient de nous être présenté, notamment en Égypte et en Irak.

Naël Georges nous a bien montré combien une partie des restrictions du droit qui sont imposées aux minorités, ainsi que le terme même de minorité, sont liés à la religion, combien ce lien persiste et ne cesse de se renforcer.

On voit que les politiques cherchent des justifications religieuses à leurs avancées ou à leurs reculs législatifs. De leur côté, les partis religieux ne sont pas prêts à renoncer à influencer la loi, d'où l'intérêt de comprendre, d'analyser l'état de la doctrine religieuse, notamment musulmane, pour mieux défendre l'idéal de citoyenneté.

Pour commencer, nous allons demander au représentant du Grand Iman d'al-Azhar de nous présenter la pensée de ce dernier à propos des avancées en termes de citoyenneté. Comment la tradition sunnite peut-elle aider à penser la citoyenneté aujourd'hui ?

Récemment - cela a fait grand bruit - le Grand Iman a qualifié la dhimmitude et la jizîa d'anachroniques.

On entend également beaucoup parler du pacte de Médine pour repenser cette citoyenneté. Ce texte, dont on a connaissance par des hadiths du IXe siècle, est-il pertinent pour penser la citoyenneté, au XXIe siècle, dans des pays pluralistes ?

M. Hazem AL-RAHMANI - Permettez-moi avant tout, au nom d'al-Azhar et de son Grand Iman, le professeur Ahmad Tayyeb, de remercier le sénateur Bruno Retailleau, président du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient du Sénat français, de nous avoir invités à ce très important colloque, qui touche au sujet délicat de la citoyenneté et de la justice.

J'aimerais également vous adresser les excuses les plus sincères de son Éminence le Grand Iman d'al-Azhar, le professeur Ahmad Tayyeb qui, pour des raisons indépendantes de sa volonté, n'a pu prendre part à cet événement.

J'insisterai sur le rôle que joue al-Azhar Ach-Charif, avec ses différentes institutions et instances, dans la promotion du concept de citoyenneté et de justice, et sur la volonté islamo-chrétienne de vivre ensemble, le refus de l'extrémisme, la condamnation de la violence et des crimes commis au nom de la religion, dont elle est innocente, ainsi que cela a été mentionné dans la déclaration d'al-Azhar sur la lutte contre l'extrémisme et le terrorisme, en 2014.

À la suite, al-Azhar Ach-Charif a organisé une conférence sur la liberté et la citoyenneté, la diversité et l'intégration, à laquelle ont assisté plus de 200 personnalités issues des élites religieuses, civiles, musulmanes et chrétiennes de plus de 60 pays du monde arabe et non-arabe. Beaucoup d'hommes politiques et d'intellectuels y ont participé.

C'est au cours de cette conférence que la déclaration d'al-Azhar sur la citoyenneté et le vivre ensemble a vu le jour. Celle-ci insistait sur le fait que le terme de citoyenneté est un terme originel de l'islam, apparu pour la première fois dans la Constitution de Médine et des hadiths du Prophète, dans lesquels il a jeté les bases des relations entre musulmans et non-musulmans.

La déclaration d'al-Azhar affirme que la citoyenneté n'est pas une solution importée mais constitue la restauration de la première pratique islamique d'origine politique exercée par le Prophète dans la première communauté musulmane qu'il a fondée.

Cette pratique ne comportait aucune trace de discrimination ni d'exclusion de quelque groupe que ce soit, et respectait la diversité religieuse, ethnique et sociale. Cette diversité ne peut fonctionner que dans le cadre de la citoyenneté et de l'égalité prévues dans la Constitution de Médine en ces termes : « Les groupes sociaux, religieux ou ethniques différents constituent une seule nation. Les non-musulmans ont les mêmes droits et devoirs que les musulmans ».

Les sociétés arabes et islamiques possèdent un patrimoine enraciné dans la pratique du vivre ensemble, fondé sur la diversité, la pluralité et la reconnaissance mutuelle. Ces principes constants, ces valeurs et ces traditions de tolérance subissant encore des défis intérieurs et extérieurs, al-Azhar insiste sur l'égalité entre musulmans et chrétiens, qui sont considérés comme faisant partie d'une seule nation. À chaque groupe sa religion, comme le Prophète l'a stipulé dans la Constitution de Médine.

La responsabilité patriotique engage donc tout le monde. En outre, la déclaration d'al-Azhar sur la citoyenneté a confirmé que l'adoption des notions de citoyenneté, d'égalité et de droit exige la condamnation des actes qui s'y opposent, pratiques désavouées par la religion musulmane, car reposant sur la discrimination entre musulmans et non-musulmans et conduisent au mépris, à la marginalisation, à l'oppression, au déplacement et au meurtre, que condamnent l'islam ainsi que toute religion.

En effet, le premier facteur de cohésion et de consolidation de la volonté commune est l'État national, fondé sur les principes de citoyenneté, d'égalité et de primauté de la loi.

Par conséquent, l'exclusion du principe de citoyenneté en tant que contrat entre les citoyens, les sociétés et les États, conduit à l'échec des États, à la faillite des institutions religieuses et des élites intellectuelles et politiques, ainsi qu'à l'arrêt du développement et du progrès.

L'exclusion de ce principe permet aux ennemis de l'État et de sa stabilité de compromettre le sort et le destin des nations.

En outre, la méconnaissance des notions de citoyenneté et de ses exigences encourage à parler de « minorités » et de leurs droits.

C'est pourquoi al-Azhar souhaite que les intellectuels et les personnes cultivés prennent garde au danger que constitue l'utilisation du terme de « minorités », qui revêt un sens discriminatoire. Al-Azhar préfère y substituer celui de « citoyens », plus objectif et constructif.

La déclaration d'al-Azhar sur la citoyenneté affirme également que la priorité des États nationaux est la protection des droits des citoyens, de leurs libertés, de leurs biens et de leur dignité. Les États ne sauraient se désengager de celle-ci, car la vie des citoyens et leurs droits en dépendent.

Il ne faut en aucun cas chercher à rivaliser avec l'État afin de remplir ce rôle originel. L'Histoire est riche d'exemples qui démontrent que l'affaiblissement des États aboutit à la violation des droits des citoyens. Au contraire, leur puissance vient de ces mêmes citoyens, et les élites cultivées et patriotiques, ainsi que ceux qui s'intéressent aux affaires publiques dans les pays arabes, assument de grandes responsabilités aux côtés de l'État dans la lutte contre les phénomènes de violence incontrôlée, que ce soit pour des raisons religieuses, ethniques, culturelles ou sociales.

Al-Azhar ne s'est d'ailleurs pas contentée de sa déclaration sur la citoyenneté. Elle s'est engagée à promouvoir le concept de citoyenneté, de liberté et de justice. Je pense ici à trois instances récemment créées par al-Azhar, dont la première est la Maison de la famille égyptienne, créée en décembre 2010 par al-Azhar avec l'ensemble des composantes chrétiennes, égyptiennes. Elle met l'accent sur le problème islamo-chrétien. Il s'agit en particulier de montrer aux plus jeunes que le peuple égyptien, malgré ses différences et ses différends religieux, partage des valeurs communes.

Quant à la seconde instance, le Centre d dialogue interreligieux, il a été créé en 2015. À travers lui, al-Azhar aspire à nouer davantage de relations avec les institutions religieuses, médiatiques et culturelles du monde arabe, afin d'oeuvrer de concert dans le domaine de l'orientation et de l'éducation religieuse et morale, de la formation à la citoyenneté et d'établir des relations de bonne entente avec les institutions religieuses du monde entier pour consolider le dialogue islamo-chrétien et le dialogue entre civilisations.

La troisième instance, l'Observatoire d'al-Azhar, a vu le jour en 2015. Il a pour rôle de surveiller les réseaux sociaux, les organisations terroristes, de suivre et d'analyser toutes les publications en arabe et en langues étrangères, notamment celles des groupes extrémistes se réclamant de l'islam.

L'Observatoire est donc l'oeil d'al-Azhar qui voit clairement le monde, ainsi que l'a décrit le professeur Ahmad Tayyeb. L'Observatoire produit un contre-discours visant à empêcher les jeunes de tomber dans le piège de la radicalisation.

Enfin, j'aimerais terminer mon intervention en reprenant ce que disait le Prophète à propos du partenariat et de la collaboration féconde avec l'autre...

S'adressant à ses compagnons, le Prophète citait l'exemple d'un groupe d'hommes qui se trouvait sur un bateau à deux ponts. Ceux qui résidaient sur le pont inférieur connaissaient une certaine gêne, car ils devaient passer par le pont supérieur lorsqu'ils voulaient se procurer à boire. Ils avaient pensé pratiquer un trou dans le bateau pour pouvoir accéder à l'eau sans gêner le pont supérieur.

Le Prophète a estimé que, si les occupants du pont supérieur laissaient leurs voisins du pont inférieur faire ce qu'ils voulaient, ils mourraient tous. S'ils les en empêchaient au contraire, ils survivraient tous.

Musulmans, chrétiens ou adeptes d'autres religions ou confessions, nous occupons tous le même bateau. Nous faisons partie du même monde, nos religions affrontent les mêmes dangers. Nous devons donc tout mettre en commun pour participer à la sauvegarde de nos sociétés et de nos pays, afin d'offrir à nos enfants un avenir prometteur et une vie meilleure.

Je vous remercie.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - J'entends ce discours et ces objectifs, qui font état d'une sorte d'écologie commune.

Cependant, lorsque la nouvelle Constitution égyptienne a été rédigée en 2013, le responsable des Églises protestantes en Égypte m'avait expliqué ne pas avoir réclamé que le christianisme y soit mentionné. Ce sont les 50 représentants d'al-Azhar et des partis salafistes chargés de sa réécriture qui ont voulu que les principes de la charia y figurent, et que des droits spéciaux soient octroyés aux chrétiens.

Par ailleurs, qu'en est-il des athées ? On sait que c'est un sujet délicat en Égypte...

M. Hazem AL-RAHMANI - Selon la Constitution, la société égyptienne ne peut être séparée des élites. Les principes généraux de la cCharia sont les mêmes que ceux des droits de l'homme, par exemple. Il n'existe donc pas de grandes différences entre les principes des droits de l'homme et l'interprétation que fait al-Azhar de la charia.

S'agissant de l'athéisme, je reconnais qu'il existe un problème, mais le Grand Iman a toutefois clairement considéré que l'apostasie constitue déjà en soi une punition pour les musulmans, et qu'il n'y a donc pas lieu d'en prévoir d'autres.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Qu'en est-il de la tradition chiite ? Comment le Conseil irakien pour le dialogue interreligieux aborde-t-il la question de citoyenneté ? Le Conseil interreligieux rassemble des croyants de toutes les confessions et religions présentes en Irak. Comment arrivez-vous à parler de citoyenneté et à la faire progresser en Irak ?

Son éminence Seyyed Jawwad AL-KHOEI - Au Moyen-Orient, nous sommes tous sur le même bateau s'agissant des aspects religieux et ethniques. Pendant des centaines d'années, tout le monde, dans cette région, a souffert du manque d'égalité et de l'absence de citoyenneté réelle. Tout ceci a laissé des traces sur le plan historique et politique.

Chacun, quelle que soit sa religion, a souffert de la violence, de la haine et de l'extrémisme. Nous faisons face au combat entre la vie et la mort, la civilisation et la barbarie. Il existe pourtant des solutions à cette crise.

On rencontre bien sûr des problèmes, mais on peut aussi s'en inspirer pour trouver des solutions. L'État s'est effondré, faute de pouvoir faire face à un extrémisme auquel il a permis de se développer. Le discours des médias est très agressif, et incite à la haine et à la marginalisation.

Par ailleurs, la Constitution de l'Irak, lorsqu'elle a été rédigée, n'était pas fondée sur l'égalité des droits et la citoyenneté, et présentait beaucoup de contradictions. Ce sont des problèmes que l'on rencontre aussi dans beaucoup d'autres pays de la région.

Le système scolaire pose également problème. Le programme scolaire aussi, en particulier la façon dont la religion est enseignée. Nous ne pensons pas qu'il soit du rôle de l'État d'enseigner la religion aux enfants. La religion doit rester dans la sphère privée, et être enseignée à la maison, à la mosquée ou à l'église. Moi-même, j'ai été formé par ce système scolaire irakien, dont la manière d'enseigner la religion est très perverse. Le programme scolaire est très marqué par l'État : si l'État est sunnite, l'islam sunnite sera imposé à tout le monde. Si c'est le chiisme qui prévaut, celui-ci sera imposé à tout le monde. Les minorités - yézidis, chrétiens, juifs, chaldéens -, en raison de leur petit nombre, ne bénéficient pas d'un traitement équitable.

Au niveau législatif, il faudrait condamner et punir l'incitation à la haine, comme dans certains pays européens. Les responsables chiites, au cours des quinze dernières années, ont beaucoup fait pour renforcer la notion de citoyenneté. Leurs déclarations ne parlent d'ailleurs même plus de chiisme, mais de l'Irak. Même la fatwa de 2014 contre Daech a fait appel à tous les citoyens irakiens pour défendre le pays contre l'État islamique, sans faire référence au chiisme.

L'une des conséquences de la haine et de l'extrémisme, avec l'arrivée de l'État islamique, a été de rassembler la société irakienne qui, quelles que soient les origines ethniques de la population, a considéré Daech comme un ennemi commun qu'il fallait défaire et vaincre.

La véritable citoyenneté commence par la séparation de l'État et de l'Église. Les responsables religieux de Nadjaf ont insisté sur ce point depuis le changement survenu en Irak en 2003. Un érudit chiite du XIIIe siècle disait : « Si j'ai le choix entre un dirigeant musulman injuste et un non-musulman qui se révèle être juste, je choisirai celui qui est juste ». Peu importe celui qui dirige l'État, tant que la justice perdure.

La citoyenneté doit reposer sur l'égalité entre tous les citoyens, et les droits et devoirs des Irakiens doivent être les mêmes, quelle que soit leur appartenance. Les responsables religieux, à Nadjaf, encouragent et invitent les Irakiens à voter, sans jamais dire que les chiites doivent voter pour des représentants chiites.

Pour conclure, je voudrais ajouter que si l'arbre que constitue l'Irak est musulman, ses racines sont chrétiennes. Or un arbre ne peut vivre sans ses racines. Les chrétiens et les autres religions, en Irak, ne constituent pas à nos yeux des minorités. Ils font partie intégrante de notre pays, et nous devons protéger tous leurs droits.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Je passe la parole à M. le Grand Rabbin Gilles Bernheim, qui a pensé et écrit beaucoup de choses au sujet du judaïsme dans la cité.

Comment celui-ci puise-t-il, dans sa tradition, des éléments pour nourrir sa vision de la citoyenneté ?

Grand Rabbin Gilles BERNHEIM - Je vous remercie, et je remercie les précédents orateurs pour les propos forts qu'ils ont tenus.

Peut-être est-ce plus en tant que philosophe qu'en tant que rabbin que je m'exprimerai sur un sujet qui ne fait pas seulement appel à la tradition...

La question à laquelle j'essaie de réfléchir devant vous est la suivante : par quel mystérieux processus l'émancipation politique des nations anciennement colonisées a-t-elle été si peu souvent couplée à la libération des individus ? Comment ces luttes ont-elles pu déboucher, pour beaucoup, sur des régimes de parti unique, qui ne concèdent à leurs citoyens ni les libertés civiles - c'est-à-dire la faculté de s'opposer aux empiétements de l'État - ni les libertés publiques - c'est-à-dire la possibilité de participer à la vie politique et à la gestion de l'État ?

Si je pose cette question, c'est que je ne crois pas qu'on puisse l'évacuer en invoquant simplement la patience. Certes, les États issus de la décolonisation sont tout neufs. Certes, il a fallu des siècles à l'Europe pour instaurer d'abord l'État de droit, puis un très long moment entre la proclamation des droits de l'homme et leur concrétisation, c'est-à-dire leur entrée dans la vie réelle.

Dans ce contexte, il serait inconvenant de demander aux nations naissantes du tiers-monde d'accomplir l'exploit que l'Europe a mis des siècles à réaliser, mais cette réponse chronologique ne me paraît pas satisfaisante.

Pour répondre à cette question plus difficile qu'elle n'en a l'air, je veux ici m'inspirer très fidèlement d'une réflexion d'Alain Finkielkraut menée il y a très longtemps sur le thème : « Les droits de l'Homme sont-ils exportables ? », menée dans le cadre d'une conférence internationale organisée à Paris en 1987, sous l'égide conjointe de Médecins du Monde et de la faculté de droit de l'université Paris-Sud.

La philosophie de la décolonisation s'est inscrite, me semble-t-il, dans une tradition inaugurée par la deuxième période de la Révolution française qui, chacun le sait, a contribué à apporter au monde les droits de l'homme. Mais, dans sa seconde période - 1792-1793, la Terreur - la Révolution française a régressé en deçà des droits de l'homme en croyant les dépasser.

Comme le dit Hannah Arendt dans son Essai sur la Révolution : « La transformation des droits de l'homme en droits des sans-culottes fut le tournant non seulement de la Révolution mais de toutes les révolutions qui suivirent ». De fait, la postérité révolutionnaire de la deuxième période, celle de la Terreur, a malheureusement été beaucoup plus importante que celle de la première période des droits de l'Homme !

En d'autres termes, un tournant a eu lieu au moment où la définition politique du peuple a été remplacée par une définition purement sociale. Conçu politiquement, le peuple, c'est l'assemblée des citoyens. Conçu socialement, le peuple, c'est la masse des malheureux. Les malheureux sont définis par leurs besoins. Lorsque les malheureux crient qu'ils ont faim ou réclament la liberté, c'est toujours d'une seule voix, car l'état normal d'un peuple qui se définit par son malheur, c'est l'unanimité. Son état « pathologique », c'est la délibération - qui ne fait hélas pas partie des groupes et des peuples - et, par la polémique, la décision.

Hannah Arendt n'est pas une sans-coeur qui méprise la misère, et nous non plus. Elle nous met simplement en garde contre le danger d'oublier, dans notre zèle à épouser la cause des humbles et des malheureux, la définition politique du peuple conçu aussi comme assemblée, comme « multitude dont la richesse réside dans sa pluralité même et dans sa faculté à discuter, débattre et délibérer ». Il s'agit ici de la diversité bioculturelle dont parlait si justement Jean-François Colosimo tout à l'heure.

Saint-Just affirmait que les « malheureux sont la puissance de la terre », oubliant précisément cette définition politique - la délibération - et pointant exclusivement la dimension sociale du peuple.

Frantz Fanon, grand théoricien de la décolonisation, a commis le même oubli. Il entendait le mot « peuple » au sens social certes, comme Saint-Just, mais aussi au sens national. Au colonisateur, il opposait à la fois, et d'un seul tenant, la misère des colonisés et le caractère absolu de leur originalité culturelle et nationale.

Ce thème de l'originalité nationale et de l'identité culturelle - ou religieuse - a permis aux peuples du tiers-monde de s'affranchir de la table des valeurs au nom de laquelle s'était fait leur asservissement, mais aussi de transformer en sujet de fierté les façons d'être dont on voulait leur faire honte.

Cependant, cette idée même les dessaisissait de tout pouvoir critique, et donc de discussions et de délibérations face aux traditions de leur propre communauté et face à l'instance politique qui prétendait les représenter.

Dans cette perspective, l'individu n'existe lui-même qu'en tant qu'appendice de la nation et non comme individu à part entière. Il tire toute sa substance de l'identité culturelle - ce que l'on appelait le génie national au XIXe siècle ou, aujourd'hui, le génie religieux dans les pays du tiers-monde. Nul droit de l'homme ne peut alors être opposé aux coutumes ancestrales ni au génie national ou religieux.

On me dira aujourd'hui que Frantz Fanon est dépassé, même dans le tiers-monde, et que l'intégrisme a supplanté ce nationalisme laïc et révolutionnaire. C'est vrai, mais je crois pourtant qu'il s'agit d'une mutation à l'intérieur d'un système de pensée inchangé, car le tchador ou la charia, qu'on essaie de rétablir dans les pays où sévit le fondamentalisme islamique, est justifié lui aussi par l'argument de l'intégrité de l'identité culturelle, nationale ou religieuse.

L'intégrisme est une variante particulièrement terrifiante de l'intégrité culturelle ou religieuse, que l'on ne doit pas discuter, sur laquelle on ne doit pas délibérer, polémiquer, réfléchir ou décider.

Je pense que nous sommes face à un immense travail, où l'on doit se souvenir d'une phrase enseignée par la tradition juive dans le Talmud - mais pas seulement : on n'a jamais raison tout seul, même si on se réfère à un dieu unique de manière diversifiée !

Cette première réflexion étant posée, il nous reste à travailler tous ensemble à cette biodiversité dont il a été tout à l'heure fait mention.

Je vous remercie.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Béatitude, ces questions d'intégrisme, d'identité, sont au coeur de vos préoccupations. Vous qui êtes le Patriarche de l'Église catholique chaldéenne et qui vivez à Bagdad, en Irak, comment voyez-vous la situation actuelle dans ce pays en termes de citoyenneté ?

On voit que cette citoyenneté est soumise à rude épreuve. Comment décrivez-vous la situation ? Quels sont les points d'appui que vous imaginez pour avancer vers une citoyenneté plus fermement établie ?

Mgr Louis Raphaël Ier SAKO - Je ferai trois observations au sujet de la situation en Irak et au Moyen-Orient.

Tout d'abord, on assiste chez les musulmans à un mouvement modéré, malheureusement un peu lent. Les modérés redoutent cet intégrisme qui tourne au terrorisme.

Qu'il soit chrétien, musulman ou juif, celui-ci n'a pas d'avenir. Il est impossible que l'islam politique crée un État islamique. C'est une notion du Moyen Âge qui exige une réaction.

En second lieu, il existe aujourd'hui en Irak et un peu partout au Moyen-Orient une prise de conscience très forte en faveur de la citoyenneté et d'un régime civique intégrant tous les citoyens, sans tenir compte de leur appartenance religieuse.

Troisièmement, les minorités chrétiennes, yézidies, sabéennes ont une présence symbolique, mais sont très influentes. Nous jouons aussi un rôle du fait de notre formation et de nos qualifications, et pouvons aider les autres. Nous sommes conscients d'avoir une mission, et sommes de plus en plus appréciés par nos frères musulmans.

On ne peut organiser la vie de la cité au XXIe siècle comme on l'a fait après Jésus-Christ ou au Ier siècle de l'Hégire. La Constitution de Médine et le Pacte du calife Umar remontent à quatorze siècles. Le monde et les mentalités ont changé. La culture est différente. On peut s'en inspirer, mais non s'y référer sans cesse, comme si le monde n'avait pas bougé.

Je viens d'Irak, et je dirai que la citoyenneté est la seule solution à nos problèmes, tout comme aux problèmes que rencontrent l'Égypte, le Liban ou la Syrie. Cette citoyenneté doit intégrer tout le monde.

Peu importe que je sois chrétien, athée, musulman. Je suis libre ! Qui peut me forcer à croire, à être musulman ou chrétien ? La religion doit respecter la liberté de conscience. Or on classe les personnes selon leur religion, au lieu de les classer comme citoyens à part entière. C'est sous la tente de cette citoyenneté que tous seront protégés, quelle que soit leur appartenance ethnique ou religieuse.

La notion de citoyenneté permet de mettre fin aux discriminations et aux exclusions, comme dans les démocraties occidentales. L'appartenance citoyenne fait qu'il n'y a plus de majorité religieuse ou ethnique ni même de notion de minorité. La citoyenneté permet de protéger tout le monde, chacun étant soumis à la même loi.

Cependant, pour que la citoyenneté ne reste pas un concept vague, il est nécessaire qu'elle s'incarne concrètement dans le fonctionnement des services publics irakiens. Il faut également changer les constitutions. On ne peut former une Constitution sur une base religieuse. La religion et la politique sont deux choses différentes.

Quel est l'impact de la religion sur la citoyenneté ? La citoyenneté est un système civil démocratique qui ne va pas à l'encontre des valeurs religieuses.

Lors de sa visite à la Conférence des évêques de France, le Président de la République française a considéré que le rapport entre l'État et l'Église catholique était détruit et qu'il fallait le reconstruire. Dans l'Évangile, il est dit : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Nos frères musulmans répètent sans cesse que la patrie appartient à tout le monde et la religion à Dieu, mais il faut agir et ne pas se contenter de paroles.

Pour nous, chrétiens, la citoyenneté fait partie intégrante de notre culture, et nous nous félicitons de la séparation de la religion et de la politique.

Le discours religieux devrait se concentrer sur la défense des droits de l'homme. Comme l'a souligné M. Seyyed Jawwad al-Khoei, les membres du clergé doivent prendre leurs responsabilités et défendre la dignité humaine et la justice. Dieu est amour et miséricorde, et celui qui n'a pas d'amour dans son coeur ne connaît pas le sens de la religion.

Comment peut-on tuer des personnes en raison de leur religion ? Le conflit interconfessionnel est un scandale. C'est un crime de persécuter des croyants à cause de leur foi, comme cela a déjà été le cas en Irak, en Syrie, en Égypte ou au Nigeria. Nous, citoyens chrétiens, avons beaucoup souffert : alors que nous étions par le passé 1,5 million, nous ne sommes plus aujourd'hui que 500 000.

Pour que la citoyenneté prenne toute sa place en Irak, il ne faut pas tenter de nier celle qu'occupent les religions dans l'histoire de notre pays, au contraire. La citoyenneté doit être un moyen pour que les religions et les courants spirituels se libèrent du poids de la politique et puissent se consacrer au bien des âmes de leurs fidèles et à la pratique de la charité. Libérées du rôle politique que l'histoire de l'Irak les a amenées à jouer, les religions pourront à nouveau remplir leur véritable mission, qui n'est pas de former un État islamique, chrétien ou juif.

Pour sortir des grands discours, voici quelques idées concrètes que nous souhaitons voir appliquer dans notre pays...

Après Daech, le défi majeur est l'éducation. Pour cela, il est nécessaire de réformer les manuels scolaires et d'en expurger tout discours de haine, de violence ou de vengeance afin de les purifier. La culture de vengeance est très forte aujourd'hui. Ce travail a déjà été mené dans d'autres pays du Moyen-Orient, comme au Liban, grâce à la fondation Adyan. Ceci est donc possible.

Il est également nécessaire de réformer la Constitution et les lois afin qu'elles aillent dans le sens du respect de la vie et favorisent la paix et la stabilité. L'État doit protéger tout le monde et appliquer la loi. Il ne faut pas laisser la discrimination s'établir.

Concrètement, pour que chacun se sente citoyen, il est nécessaire de faire disparaître la mention de la religion sur les papiers d'identité et les actes administratifs. Combien de cartes d'identité dois-je posséder ? Une telle décision est loin d'être anodine. Au-delà de la disparition de nombreuses discriminations, ceci ouvrirait la voie à une plus grande liberté religieuse. Une femme pourrait ainsi conserver sa religion si son mari devient musulman ou vice versa. Nous respectons la liberté de conscience, mais il ne faut pas obliger les enfants et les autres à embrasser l'islam de force.

D'un point de vue juridique, nous avons besoin d'une autorité pour garantir une interprétation juste du droit et établir une jurisprudence. Il est en outre nécessaire de sensibiliser le grand public aux droits de l'homme et aux principes de citoyenneté et d'égalité.

M. al-Khoei a dit que nous sommes les racines de l'Irak, mais nulle part il n'est fait mention de l'histoire des sabéens, pourtant à l'origine majoritaires ! Lors de l'arrivée de l'islam, nos écoles, nos monastères étaient ouverts à tous. Il faut se souvenir de la Maison de la sagesse et de tous ces médecins musulmans qui ont servi les califes. Or pas une ligne ne nous est consacrée ! C'est honteux !

Toutes ces mesures, si elles étaient mises en place progressivement, permettraient l'avènement d'une véritable démocratie et d'un État de droit en Irak, comme en Occident. Pourquoi pas ? L'Occident progresse, mais l'Orient fait marche arrière !

Le pays pourrait pourtant s'engager, sur ces bases, dans la voie du progrès économique, social et politique.

Je vous remercie.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Père Ameer, malgré les objectifs que tout le monde semble partager ici, les discours extrémistes religieux continuent à se répandre et sont même diffusés par certains médias. Que faut-il faire selon vous ?

M. al-Khoei estimait nécessaire de punir de tels discours et ceux qui les tiennent, mais aussi d'éduquer. Comment voyez-vous les choses ? Par quoi commencer, et comment s'y prendre ?

Père Ameer JAJÉ - Permettez-moi tout d'abord de remercier le président Retailleau et le groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient.

Les minorités en Irak ont payé un prix très cher. Elles ont été utilisées comme bouc-émissaires et comme monnaie d'échange dans le conflit interconfessionnel entre chiites et sunnites d'une part, et entre Arabes et Kurdes d'autre part.

Nous savons bien que l'avenir des minorités en Irak dépend de ce que deviendra le pays. Or la bonne santé de l'Irak repose sur un système d'Education nationale qui favorise le principe de citoyenneté et, par conséquent, garantit les droits et devoirs de chaque citoyen, sans tenir compte de son appartenance tribale, confessionnelle ou religieuse. C'est ainsi que l'on peut dépasser les replis identitaires qui détruisent ce pays.

Il faut donc encourager toutes les écoles irakiennes, publiques et privées, à mettre en place un programme consacré à la citoyenneté, afin d'expliquer comment devenir un bon citoyen et respecter le bien commun.

C'est un problème général au Moyen-Orient. Il faut l'apprendre à nos enfants, pousser les écoles irakiennes à changer, voire à remplacer les cours d'enseignement religieux par des cours de culture générale en matière religieuse. Comme l'ont dit M. al-Khoei et Sa Béatitude, il faut confier l'enseignement religieux aux parents, à la mosquée, à l'Église ou aux différents lieux de culte.

L'école peut effectivement garantir une culture générale en matière religieuse qui aide les enfants à connaître la particularité de l'autre et ses richesses. La question est de savoir si la démocratie et la citoyenneté sont aujourd'hui possibles en Irak et dans les pays du Moyen-Orient.

Si la démocratie n'y a actuellement pas sa place, c'est parce que la population - et surtout les jeunes universitaires - ne sont pas sensibilisés aux principes des sciences humaines et sociales. Aujourd'hui, celles-ci constituent le parent pauvre de l'enseignement en Irak. C'est une grave lacune.

Il faut encourager celles-ci à se développer en Irak afin que les jeunes puissent exercer leur sens critique et soient capables de prendre suffisamment de recul. Les jeunes générations sont très nombreuses en Irak. Cette jeunesse a soif de vivre en paix. On entend souvent les jeunes Irakiens dire qu'ils en ont assez de la violence et qu'ils veulent vivre comme les autres. C'est un signal. Selon un sondage, près de 30 % des jeunes rejetteraient la religion. Pour beaucoup, c'est en effet au nom de la religion que l'on tue et que l'on égorge.

Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, les jeunes Irakiens ont la possibilité de communiquer avec le monde entier. La plupart possèdent des smartphones et autres moyens de communication qui les relient à toutes les parties du monde. Les marchés irakiens regorgent de matériel de haute technologie. La seule chose que nous n'ayons jamais essayé d'importer, ce sont les principes de citoyenneté et de démocratie.

Ces principes sont la seule solution pour protéger les minorités en Irak car, sans les minorités, il n'y a pas de démocratie.

La France et l'Europe peuvent aider l'Irak à se reconstruire. Il faut améliorer son système scolaire et académique, voire le réformer. Commençons par les écoles primaires et terminons par les universités. Ce sont là les meilleurs investissements que l'on puisse réaliser sur le long terme pour l'avenir de ce pays.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Merci de ces pistes très concrètes et de cet appel à la France. Y a-t-il des questions ?

De la salle - Je m'adresse au représentant de l'université al-Azhar : celle-ci reconnaît-elle le traitement sévère infligé depuis des années aux chrétiens d'Égypte ? Assume-t-elle la responsabilité de l'échec ?

De la salle - Ma question rejoint celle de mon camarade.

Je suis d'origine copte, président de l'Organisation franco-égyptienne pour les droits de l'homme (OFEDH), et cofondateur des Chrétiens d'Orient en danger (CHREDO).

Depuis quatre ans, le président al-Sissi appelle al-Azhar à renouveler son discours religieux, mais nous avons l'impression que rien ne bouge.

Le président al-Sissi a bien dit qu'il fallait se débarrasser de toute idéologie de haine, réformer le discours et mener une révolution religieuse. Or j'ai entre les mains le tome IV d'un document qui est utilisé en terminale...

Je voudrais citer ici quelques phrases tirées de son contenu : « La punition de celui qui commet l'adultère est la lapidation ». « Il faut couper la main droite des voleurs ». « En cas de récidive, on doit leur couper la main gauche ». « Il faut humilier les ennemis de Dieu, les athées et les non-musulmans ». « Il faut convaincre le musulman de ne pas renier l'islam. Si on n'y parvient pas, il faut le tuer ». « La circoncision est un bien pour l'homme, mais l'excision est un honneur pour la femme ».

Nous pensons qu'il est temps que de tels manuels disparaissent. Il faut répondre à l'appel du président al-Sissi ! Al-Azhar forme des centaines de milliers de personnes, que l'on retrouve partout dans le monde, y compris en France, et qui suivent ce genre d'enseignement.

Par ailleurs, l'université al-Azhar est réservée aux musulmans, alors que certaines universités catholiques ou protestantes dispensent leur enseignement à tous ! Il n'est pas bon que des gens qui reçoivent cet enseignement depuis leur enfance ne cohabitent pas avec d'autres religions, alors que cet enseignement est subventionné par l'État et par les impôts des chrétiens, qui représentent un fort pourcentage en Égypte.

Si on part de ce principe, on pourrait également ouvrir une université chrétienne copte aux seuls chrétiens, ce qui ne serait pas une bonne chose.

Il faut revoir la situation de l'université al-Azhar, réformée sous Nasser dans un certain but, et commencer à réfléchir à une ouverture aux non-musulmans.

M. Antoine MESSARA - Il convient de relever que, depuis les années 2010, au moins quinze constitutions arabes contiennent des modifications substantielles qui ouvrent la voie à des changements en profondeur.

Le Conseil constitutionnel libanais a publié toute une étude à ce propos.

M. Hazem AL-RAHMANI - Al-Azhar reconnaît-elle le mauvais traitement subi par les coptes en Égypte et en assume-t-elle sa responsabilité ?

Al-Azhar a en effet une grande responsabilité dans ce domaine et a fait beaucoup pour former le peuple égyptien à la citoyenneté.

De la salle - Quelle est sa responsabilité ?

M. Hazem AL-RAHMANI - Il s'agit d'une responsabilité religieuse, la plus haute du monde sunnite. Al-Azhar accomplit actuellement un pas en avant à ce sujet à travers la Maison de la famille égyptienne.

Al-Azhar, grâce à son Observatoire, a entrepris de lutter contre l'extrémisme et a lancé plusieurs campagnes pour relayer l'idée que la religion musulmane n'est pas contre le christianisme. Al-Azhar a toujours appelé au vivre ensemble et a donc pris ses responsabilités.

Il existe même un outil pour traiter électroniquement les fatwas , qui sont traduites en langues étrangères. Al-Azhar doit toutefois rendre des comptes au ministère des awqaf , qui gère les biens religieux, et au ministère de la culture.

Par ailleurs, vous dites qu'al-Azhar ne répond pas à l'appel au renouvellement du discours religieux lancé par le président al-Sissi. Je ne suis pas du tout d'accord avec vous. Al-Azhar bouge depuis longtemps, et même depuis l'époque de Mohammed Abduh.

Le renouvellement du discours religieux prend du temps. Il faut étudier la tradition, adopter une attitude critique, etc. Al-Azhar a mis en place pour ce faire six comités de fatwas . L'Observatoire d'al-Azhar étudie même les publications de Daech en français, et s'adresse en français aux jeunes Français.

Al-Azhar produit un contre-discours qui est publié sur son site Internet. Il ne s'agit pas d'une lutte armée contre Daech, mais d'une confrontation culturelle.

En ce qui concerne le document auquel vous vous référez, il existe plusieurs interprétations : on peut par exemple traduire le terme de « couper les mains » par « empêcher de voler ».

Il en va de même de l'apostasie. Le Coran dit que celui qui veut croire le peut, et que celui qui ne le veut pas, peut ne pas croire. Le Coran ne prévoit aucun châtiment en matière d'apostasie. C'est ce qu'on m'a appris à al-Azhar. Le document auquel vous vous référez est une étude critique, qui montre qu'il existe plusieurs écoles juridiques.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Qu'en est-il de l'ouverture d'al-Azhar aux non-musulmans ?

M. Hazem AL-RAHMANI - Al-Azhar était à l'origine une mosquée. L'université a été réformée à l'époque de Nasser. Même si elle est surtout ouverte aux musulmans, je connais un non-musulman qui poursuit sa thèse à al-Azhar.

Mme Anne-Bénédicte HOFFNER - Merci.

Première table ronde

DEUXIÈME PARTIE - CITOYENNETÉ ET POLITIQUE

Intervenants :

Mme Haifa NAJJAR, présidente du groupe d'amitié Jordanie-France du Sénat jordanien
La citoyenneté en Jordanie
Dr Ossama Mohammed EL-ABD, président de la commission des affaires religieuses du Parlement égyptien
La citoyenneté en Égypte
M. Antoine MESSARA, membre du Conseil constitutionnel du Liban, titulaire de la chaire UNESCO d'étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue université Saint-Joseph, Beyrouth
La citoyenneté au Liban
Mme Hoda AL-HELAISSI, députée du Majlis Ash Shura, vice-présidente de la commission des affaires étrangère, ancienne directrice du département des langues français-anglais à l'université du Roi-Saoud
Quelle place pour les femmes en Arabie Saoudite ?
Modérateur : M. Jérôme BONNAFONT, directeur Afrique du Nord Moyen-Orient du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

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M. Jérôme BONNAFONT - Je voudrais tout d'abord exprimer mes remerciements au président Bruno Retailleau d'avoir demandé au ministère des affaires étrangères que je joue le rôle de modérateur dans ce débat et pour la pertinence du sujet choisi, à la fois le sujet général - citoyenneté et justice - et le sujet particulier - citoyenneté politique.

Il va de soi que, pour la diplomatie française, la question de la citoyenneté est absolument centrale, d'abord parce que c'est la citoyenneté qui fonde la République, puisqu'elle fonde la souveraineté du peuple, et parce que toute l'histoire politique de la France tourne depuis des siècles autour de l'acquisition d'une citoyenneté pleine pour chacun.

Le message de la citoyenneté est central dans l'action de politique générale et diplomatique de la France, tout comme dans les actions que nous avons entreprises au Proche-Orient et au Moyen-Orient depuis quelque temps. On voit bien que, dans les pays qui sont actuellement en guerre, ou qui sont en train de sortir de la guerre - souvent de la guerre civile -, la question est de savoir comment reconstruire une citoyenneté après une dictature ou après des affrontements intercommunautaires extraordinairement violents en reconstruisant un lien citoyen entre des communautés ou des groupes trop divisés pour arriver spontanément à retrouver le chemin du dialogue et de la réconciliation politique.

Si l'on prend les cas respectifs de l'Irak, de la Syrie et du Liban, pour se limiter à ces trois seuls exemples, on voit bien qu'il existe une expérience distincte de la citoyenneté et, à chaque fois, un certain traumatisme.

Je suis heureux de recevoir aujourd'hui, en votre nom à tous, quatre panélistes de très grande qualité.

C'est tout d'abord le Liban que nous accueillons en la personne de M. Antoine Messarra, qui a élaboré au Levant une pensée constitutionnaliste et politique depuis longtemps maintenant.

Je souhaite par ailleurs la bienvenue au docteur Oussama Mohammed el-Abd. Chacun sait les liens d'amitié extrêmement forts qui unissent la France et l'Égypte. Chacun sait aussi que l'Égypte vient de renouveler le mandat de son président, et que celui-ci s'est engagé dans une action importante à la tête de son pays, action qui porte pour nous de très fortes attentes en matière de citoyenneté, de prospérité, de sécurité et de liberté.

Je souhaite également la bienvenue à Mme Haifa Najjar. La Jordanie a besoin d'être protégée contre les chaos des pays qui l'entourent. C'est aussi un pays dont l'expérience de division entre des communautés - si j'ose dire - est très ancienne et qui, pour l'instant du moins, a toujours su protéger la paix civile et qui y attache un grand prix.

Enfin, nous sommes particulièrement heureux d'accueillir Mme Hoda al-Helaissi, au lendemain de la visite à Paris du prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, qui a expliqué les réformes qu'il est en train de conduire pour moderniser son pays et le faire entrer de plain-pied dans ce qu'il a qualifié lui-même de « réponse aux aspirations d'une jeune génération, qui considère qu'elle n'est pas encore pleinement dans ce que la mondialisation a de plus moderne. ».

La parole est au Docteur Ossama el-Abd.

Dr Ossama Mohammed EL-ABD - Je suis très heureux de cette rencontre amicale. Je transmets les salutations du Parlement égyptien à tous les membres du Sénat français, qui jouit d'une longue histoire. Les liens entre la France et l'Égypte sont des liens forts, que soutient le président al-Sissi.

La conscience patriotique, la légitimité de l'État-nation, le soutien à l'État et à son développement constituent des socles importants pour forger une identité équilibrée. D'autres principes sont tout aussi essentiels, comme la citoyenneté, la loyauté envers la nation et la sécurité de l'État.

La légitimité de l'État-nation est sans aucun doute un principe fondamental. Soutenir l'État et son développement demeure pour nous une intime conviction. En revanche, tout ce qui incite à la corruption, à la destruction ou qui porte atteinte à la citoyenneté s'oppose aux principes religieux et nationaux.

Il faut soutenir et défendre le projet de l'État-nation moderne, fondé sur le principe de la citoyenneté, de l'égalité, de la souveraineté de la loi et des droits de l'homme. C'est notre seule issue pour sortir des crises que connaissent les pays arabes.

L'État s'oppose à tout embrigadement doctrinal, sectaire ou ethnique. La route de la réforme passe obligatoirement par le biais de l'État-nation.

Depuis des siècles, le monde, par l'intermédiaire des États, de leurs institutions et de leurs organisations, cherche à définir les règles qui organisent les droits des individus ainsi que leurs obligations.

Les obligations marquent les limites des relations entre les individus eux-mêmes et définissent la relation avec l'État, ses institutions et ses organes. C'est ce que nous pouvons appeler le « droit à la citoyenneté ».

Il s'agit d'un concept récent, inhérent à l'État moderne. C'est une source de fierté pour le monde actuel. C'est l'une des plus grandes réalisations de la civilisation contemporaine. Le concept du droit à la citoyenneté repose sur l'égalité des droits et des devoirs, sans distinction d'appartenance religieuse, ethnique, doctrinale ou autres. La seule valeur prise ici en compte est l'humanité et la citoyenneté.

L'islam a reconnu ce droit et l'a établi depuis plus de quatorze siècles lorsque le Prophète a émigré vers Médine, où il a rencontré différentes croyances et différentes tribus. C'est sur cette diversité que le Prophète a voulu fonder un État fort où la paix, la coopération et la collaboration doivent régner entre tous les individus, malgré leurs différentes origines.

C'est à ce moment qu'est apparue l'ordonnance de Médine, première Constitution d'un État civil dans le monde. Cette Constitution a défini les caractéristiques d'un nouvel État musulman dans lequel n'existe aucune distinction de religion, d'ethnie ou de sexe.

Cette Constitution a mis l'accent sur le principe de la justice, qui établit les devoirs et les obligations de chacun. Il implique le droit de tout individu à exercer son rituel religieux, à préserver sa sécurité, sa liberté, sa personne, ses biens, son honneur et ses lieux de culte.

L'ordonnance de Médine a constitué une révolution dans les rapports entre les individus et la société. Elle a établi un État civil fort, garantissant les droits des citoyens, un État qui développe chez les individus leur esprit d'identité et d'appartenance, un État qui éclaire le monde avec son système civil moderne et son message religieux, un État exemplaire par sa moralité, sa Constitution et ses principes.

L'ordonnance de Médine a appelé à adopter des valeurs nobles dans les rapports avec les juifs en tant que « gens du Livre ». Comment ne pas faire confiance à la parole d'Allah - je cite le Coran : « Tu trouveras certes que les plus disposés à aimer les croyants sont ceux qui disent : " Nous sommes chrétiens ". C'est qu'il y a parmi eux des prêtres et des moines, et qu'ils ne s'enflent pas d'orgueil. » ?

L'Égypte, dans sa nouvelle réforme, et après ses deux révolutions, combat le terrorisme sur tous les plans. Elle s'oppose à toute forme d'extrémisme, de fanatisme et d'intégrisme. Elle renouvelle le discours religieux en mettant en lumière la tolérance de l'islam et son impartialité vis-à-vis des non-musulmans. Elle oeuvre à rectifier les idées reçues sur l'islam et cherche à répandre la modération. Elle tâche d'établir des liens d'affection et d'amitié avec les citoyens en mettant en valeur un sentiment positif de citoyenneté et d'amour du pays.

L'Égypte construit son avenir en développant ses ressources humaines, en mettant l'accent sur la dignité de l'homme et sur son droit à mener une vie décente sur le territoire national, avec ses compatriotes, sans aucune distinction de religion, de couleur de peau ou de sexe.

Tous les citoyens vivant en Égypte sont des partenaires partageant les biens et les difficultés de la nation. Le travail en équipe est le seul recours pour garantir le développement, la construction et la cohabitation pacifique entre individus. La communication avec autrui, sous forme d'interaction, de coopération, de rapports, de complémentarité positive, implique la charité, la gentillesse, l'entraide entre musulmans et non-musulmans, pour le bien de tous.

La coopération intervient au niveau de la société, de la politique, et établit des principes de cohabitation pacifique au sein de la société musulmane en instaurant la justice et la tolérance vis-à-vis des autres.

L'État a fondé le concept de citoyenneté sans discrimination. Il garantit la justice et la solidarité sociale.

Le pays a pour fondement le concept de citoyenneté sans discrimination religieuse ou ethnique. L'islam est né pour faire régner la justice, la garantir et préserver l'homme de toute injustice. La justice constitue un fondement de la loi islamique, la charia. Cette justice doit s'appliquer à chacun. Il faut la respecter strictement.

La représentation politique, l'accès à la fonction publique et la citoyenneté constituent des droits pour chaque citoyen quels que soient sa religion, son sexe ou sa couleur de peau. Chacun est égal devant la loi.

La liberté de culte, le droit à l'éducation, le droit de la femme, de l'enfant, la liberté d'expression, la participation à la prise de décisions et la justice sociale sont garantis par les textes de la Constitution et par les lois en vigueur dans le pays.

La citoyenneté s'exprime concrètement à l'Assemblée nationale, qui est constituée de personnes jeunes ou plus âgées, d'hommes et de femmes sans distinction de religion, de sexe ou de couleur de peau.

Le principe de citoyenneté concerne également la fonction publique et la magistrature. De nouvelles lois ont vu le jour pour consolider ces principes, comme la loi relative à la construction des églises.

Il faut accorder une grande importance à la citoyenneté, qui ne devrait pas se limiter aux droits de citoyens d'un seul pays. Il faut dépasser les frontières et appliquer cette idée à l'échelle mondiale, afin que chacun mène une vie paisible sans contrainte.

Je vous remercie.

M. Jérôme BONNAFONT - Merci pour cet exposé ambitieux, qui démontre à quel point la philosophie politique de l'Égypte reflète la notion de citoyenneté et d'État-nation, qui est au coeur de notre débat.

La parole est à Madame Haifa Najjar, présidente du groupe d'amitié Jordanie-France du Sénat jordanien.

Mme Haifa NAJJAR - Je voudrais commencer par remercier toutes celles et tous ceux qui sont présents ici. Merci au président Bruno Retailleau de nous avoir invités et d'avoir facilité notre présence et notre séjour à Paris.

Hier soir, au cours du dîner, on m'a demandé d'où je venais. J'ai dit que j'étais jordanienne, mais je pourrais être libanaise, saoudienne ou française. Je suis arrivée ici avec mon identité jordanienne et pourtant, alors que je partage ces mots avec vous, je voudrais attirer ici votre attention sur le côté universel de mon existence.

J'aimerais vous parler de mon rôle politique, mais aussi d'éducation, domaine dont je suis spécialiste. Mes élèves vous diront qu'ils sont dans leur école, qui se trouve au coeur d'Amman, la capitale jordanienne, qui se trouve au coeur de la Jordanie, la Jordanie qui se trouve au coeur du Moyen-Orient, qui se trouve au coeur du monde arabe, qui se trouve lui-même au coeur du monde.

Ils se présenteront à vous comme les fils et les filles de la Jordanie, mais aussi du monde entier. Ils sont très connectés, enracinés, fiers de leur propre identité et d'être de bons citoyens jordaniens, mais ils revendiquent aussi leur identité universelle.

Il faut en effet aller au-delà de son identité, à si petite échelle soit-elle, être fier de celle-ci. Je suis très fière d'être une femme arabe chrétienne, une femme de culture et de civilisation musulmane mais, au-delà, j'appartiens à l'humanité. Il faut célébrer notre diversité.

Je voudrais me pencher plus particulièrement sur la Jordanie. Comme vous le savez, la Jordanie s'est construite autour du concept du panarabisme. Le royaume hachémite de Jordanie se trouve au centre du monde arabe.

Depuis la création de la nouvelle Jordanie, le pays est devenu un modèle dans la région en matière de modération et de démocratie évolutive. Je pense véritablement que la Jordanie est la lumière du monde arabe.

La Constitution jordanienne est moderne et progressiste. Le système de gouvernement repose sur une monarchie parlementaire héréditaire. Le peuple jordanien forme une famille, avec des composantes différentes, des religions différentes, des langues différentes, des ethnies différentes, qui sont toutes réunies dans un melting pot . Nous croyons en cet esprit, qui forme un royaume unique, divers et stable.

Le leadership du roi Abdallah II a permis d'atteindre la justice et l'égalité en protégeant les droits des citoyens et en appliquant la même loi à tous.

Nous sommes engagés dans l'État de droit, la justice et la transparence. Sa Majesté a affirmé que cet État de droit est l'outil qui protégerait la démocratie et la réforme en Jordanie. C'est également un facteur très important en matière de développement.

Sa Majesté a partagé son point de vue avec les autres Jordaniens. Il a ouvert le dialogue et, dans le sixième document qu'il a publié, il a considéré l'État de droit comme la base d'un État civique, estimant que chaque citoyen, chaque responsable de l'État et chaque institution publique doit protéger et contribuer à construire l'État de droit.

Notre administration est attachée à la justice et à l'égalité. Nous ne pourrons atteindre le développement durable, rendre notre jeunesse autonome ou mettre nos plans de développement efficacement en oeuvre sans conforter l'État de droit dans tous nos organes ni renforcer les principes d'égalité, de justice et de transparence.

La protection de l'État de droit nécessite toutefois la sensibilisation des citoyens à leurs droits et à leurs devoirs afin de servir les intérêts de la nation.

Sa Majesté a insisté à maintes reprises sur l'importance de la citoyenneté active comme partie intégrante du processus de démocratisation. La citoyenneté active ne s'arrête cependant pas là. Il est ici question des ressources vitales qui permettront la résilience et l'unité nationale de la Jordanie...

Celle-ci a été confrontée à de nombreux chocs exogènes. Malgré les conflits et les guerres qui nous entourent, et malgré l'arrivée massive de réfugiés qui recherchaient la sécurité et la dignité qu'ils ne trouvaient pas dans leur pays d'origine, nous avons réussi à prouver, à maintes reprises, que nous sommes forts et résolus dans notre attachement à l'unité.

Nous sommes aujourd'hui à un tournant de notre histoire. Nombreuses sont les épreuves qui sont face à nous. Il faut bien prendre en compte notre passé, intégrer les défis qui existent, et aller de l'avant avec une vision claire pour permettre aux générations futures de jouir de la paix, de la prospérité et de la dignité.

L'État est responsable de la justice, de l'égalité, de l'intégrité mais, à l'inverse, les citoyens et la société civile doivent respecter les lois dans la vie quotidienne.

Les individus doivent accepter l'État de droit et ses principes. Même si certains pensent qu'il existe des exceptions et que les mêmes règles ne s'appliquent pas à tous, ce ne peut être le cas en Jordanie, où se mêlent différentes communautés religieuses, raciales et ethniques. Cette diversité est source de richesse politique et économique, mais peut également conduire au nationalisme.

Les conflits ethniques constituent un vrai problème. Les divisions peuvent être levées grâce à l'État de droit. Chaque citoyen et chaque institution publique doivent respecter leurs devoirs. C'est l'essence d'une administration prudente, attachée à la justice et à l'égalité, piliers de son fonctionnement.

Nous ne pourrons atteindre le développement durable, donner à la jeunesse les moyens de son ambition ou nous développer avec succès sans une administration d'État et un État de droit renforcés par des principes de justice, d'égalité et de transparence.

La Jordanie croit au principe de redevabilité et de responsabilité. Nous pensons que ces principes doivent se situer au coeur de nos institutions nationales, afin que celles-ci soient respectées à tous les niveaux de l'appareil gouvernemental. Il faut que chacun puisse rendre compte en cas de manquement à ses obligations.

Un État civique respecte l'État de droit. Il est gouverné par une Constitution. Il soutient une citoyenneté active, le pluralisme et les différences d'opinions. C'est un État dans lequel les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, sans aucune discrimination de religion, de langue, de couleur de peau, de genre, d'origine ethnique, d'appartenance politique ou de positionnement intellectuel.

Nous, Jordaniens, sommes pleinement engagés en faveur de ces valeurs qui définissent notre nation et notre peuple. Ces valeurs, ce sont la paix, la modération, la compassion, la solidarité, le pluralisme, l'acceptation de l'autre, la persévérance, l'ouverture et l'esprit citoyen. Elles fondent la citoyenneté jordanienne. Elles font partie de notre patrimoine, et nous continuons de les enseigner aux jeunes générations.

Nous pourrons parler à ce propos de la réforme éducative qui se déroule en ce moment en Jordanie...

Je vous remercie.

M. Jérôme BONNAFONT - Je retiens de cet exposé la complexité du défi qui est devant vous pour offrir aux générations futures un État meilleur que celui dont vous avez hérité, malgré les difficultés que constituent la diversité d'une société diverse et les dangers que l'on rencontre dans la région.

La parole est à Monsieur Antoine Messarra, membre du Conseil constitutionnel du Liban.

M. Antoine MESSARA - Mon intervention portera sur les différentes expériences de la citoyenneté.

Il est facile de dire que le principe de citoyenneté et celui de démocratie constituent la solution pour sauvegarder le tissu pluraliste arabe, mais quels aménagements prévoir pour cela ?

En premier lieu, il nous faut faire un « ménage mental » pour se débarrasser de nombre de concepts minés, idéologisés.

Il nous faut également parler de la différence entre les divers types de pluralismes qui existent, et des aménagements possibles. Le cas du Liban est un exemple.

Il convient donc de réaliser un grand « ménage mental », dépoussiérer nombre de concepts, d'ébranler des idéologies persistantes à propos du nation-building , car il existe des nations contractuelles - la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, le Liban, les Fidji et, pour partie, l'Inde ou l'Île Maurice - où les mariages de raison peuvent devenir des mariages d'amour.

Ces régimes appliquent des variantes aux règles de majorité ou de discrimination positive.

Il faut aussi admettre, contrairement à ce que pensaient beaucoup de sociologues des années 1960, que la modernisation ne supprime pas les allégeances primaires, les identités, etc., au contraire : plus une société se modernise, plus les identités individuelles et collectives se développent, et l'on assiste à leur émergence presque partout dans le monde.

Nous le vivons déjà dans les familles : mon épouse défend des opinions divergentes des miennes, mon fils et ma fille ont des avis différents. Ce peut être source de richesse, comme cela peut aussi être source de fragmentation.

La modernisation développe aussi le besoin et l'exigence de solidarité. Le grand malheur de notre monde actuel est peut-être d'avoir perdu le sens de la solidarité et de la fraternité.

Il faut enfin dissiper les appréhensions injustifiées, et ne pas penser que l'on doit appliquer ce qui suit à tous les pays européens. Pas du tout ! Les pays européens ont des traditions très solides de monisme juridique et des valeurs fondatrices. Ce que je vais dire n'est donc ni une plaidoirie ni une prise de positions politique, mais le résultat de plusieurs expériences et de travaux comparatifs menés depuis les années 1970 au sujet de la gestion du pluralisme culturel et religieux.

On pose souvent la question de la citoyenneté comme s'il s'agissait d'une opération mécanique et naturelle. On oublie sa dimension juridique. On peut limiter celle-ci à deux aspects, l'égalité et la participation. Quand un régime politique ne garantit ni l'égalité entre les citoyens ni leur participation, l'édifice, même s'il remonte à plusieurs siècles, peut s'écrouler. On le vit souvent dans certaines familles unies qui, en cas d'héritage, voient les conflits surgir à cause d'un aspect juridique.

Combien existe-t-il de schémas et d'idées programmées sur la question de la participation et de l'égalité ? Nous confondons en fait deux types de pluralisme, le pluralisme au sens démocratique général - liberté d'expression, liberté de partis, etc. -, et le pluralisme culturel et social.

Ce pluralisme existe dans plus de quarante pays et possède ses caractéristiques propres. Premièrement, les appartenances sont plus ou moins stables. Deuxièmement, il classifie les citoyens par couleur de peau. Troisièmement, il est associé à des organisations sociales, hospitalières, de loisirs, éducatives.

Vous trouverez ceci dangereux. Cela dépend ! Il existe un pluralisme extrême, comme dans certaines tribus d'Afrique, où l'individu naît dans sa communauté, va à l'école dans sa communauté, épouse une personne de sa communauté, travaille au sein de sa communauté, y vit, y meurt et y est enterré. C'est une société totalement cloisonnée.

Il existe un autre type de pluralisme, que l'on vit dans tous les pays arabes. On parle d'appartenances croisées : un maronite du Kesrouan épouse une fille de la Bekaa, travaille à l'aéroport de Beyrouth, possède des terrains dans le Chouf, est membre de tel ou tel parti, de tel ou tel syndicat. Cet individu est par nature modéré.

Nous avons vécu cette situation durant la période des guerres du Liban : quand le centre-ville de Beyrouth a été ravagé, un autre centre-ville s'est créé. Lorsque les francs-tireurs n'opéraient pas, des milliers de personnes traversaient ce secteur artificiel. Elles avaient des intérêts communs légitimes, professionnels et économiques. On a érigé des démarcations et des barricades, mais cela n'a pu rompre le lien entre les Libanais.

Tous les pays arabes vivent ce genre de pluralisme, où les appartenances s'entrecroisent.

Le Moyen-Orient a vécu durant des siècles avec un tissu pluraliste, ethnique, culturel, religieux, linguistique et racial inimaginable. On le qualifie de patrimoine ottoman. Les Ottomans n'étaient pas de grands intellectuels, mais ils étaient pragmatiques, et ils ont pu gérer un empire très vaste avec le système des millets , qui accorde des autonomies personnelles à des communautés dans certains domaines de l'éducation, du statut personnel, ou concernant les juridictions.

En fait, ce système n'est pas ottoman, mais d'inspiration musulmane. La philosophie de l'islam veut qu'en matière religieuse, le droit soit un droit personnel. On n'applique pas aux non-musulmans les mêmes règles qu'aux musulmans.

En droit, cela s'appelle le pluralisme juridique. Il peut exister dans une société, dans certains cas particuliers, un autre ordre juridique. L'expérience de l'Occident est différente à ce propos.

En France, lors de la révocation de l'Édit de Nantes, en 1598, le slogan était : « Une foi, une loi, un roi ». On a alors chassé les protestants. Aujourd'hui, la laïcité soulève beaucoup de problèmes en France, ainsi que l'a souligné le président Macron.

Qu'est-ce donc que le pluralisme juridique ? Le terme a une connotation très positive. Même s'il a pris un sens négatif dans le débat idéologique, il évoque un problème de conscience.

Vous allez me dire qu'il s'agit d'un système rétrograde. Oui, il est rétrograde ! Le droit pénal de 1800 est rétrograde. Le droit commercial de 2000 est rétrograde, mais on peut le moderniser.

Comment moderniser les régimes relatifs au statut personnel et à l'autonomie personnelle ? Il existe des exemples multiples aux Fidji, à l'île Maurice ou dans les pays arabes.

Ces régimes devraient être ouverts, égalitaires, et dotés d'une instance supérieure. À ce sujet, les mandataires français au Liban étaient d'une sagesse et d'une inculturation très solide. Je cite souvent Pierre Rondot, dont le livre de 1947 reste un classique. Un arrêté de 1936 prévoyait la création d'une communauté de droit commun permettant de ne pas appartenir à une communauté, en dépit des résistances des instances religieuses pour le mettre en application...

C'est un peu comme le fer à repasser : autrefois, celui-ci était alimenté au charbon. Aujourd'hui, il est électrique ou à vapeur, mais garde son identité et sa finalité.

Le problème, c'est que l'idéologie sioniste a introduit dans la région un phénomène explosif, celui de l'espace identitaire : une religion dans un territoire. Le philosophe juif Martin Buber disait que c'était un cadeau empoisonné de l'Occident aux juifs sionistes. Actuellement Israël, vit cette impasse.

Je vous remercie.

M. Jérôme BONNAFONT - Merci pour ces propos très éclairants.

La parole est à Mme Hoda al-Helaissi, vice-présidente de la commission des affaires étrangères du Parlement saoudien.

Mme Hoda AL-HELAISSI - Vous me permettrez d'évoquer la place de la femme en Arabie saoudite.

Je suis saoudienne, musulmane et je suis femme.

L'Arabie saoudite vit aujourd'hui une transformation très importante grâce à notre roi et surtout grâce à notre prince héritier, Mohammed ben Salmane.

Quand le plan Vision 2030 a été dévoilé, en avril 2016, pour améliorer et moderniser la vie des Saoudiens, le prince Mohammed ben Salmane a déclaré : « Nous avons tous les moyens pour réaliser nos rêves et nos ambitions. Nous n'avons pas d'excuses pour rester immobiles ou pour reculer ».

Replaçons l'Arabie saoudite dans le contexte : il s'agit d'un pays jeune, d'à peine 80 ans. Ce n'est toutefois qu'à partir du moment où les revenus du pétrole ont commencé à abonder les caisses de l'État, il y a une cinquantaine d'années, que le pays est entré dans la modernité.

C'est à ce moment-là que l'Arabie saoudite est née et que ce vaste désert s'est transformé en grande ville contemporaine, dont l'infrastructure est comparable à celle des pays les plus modernes du monde.

C'est un pays qui se développe rapidement et qui a atteint des objectifs immenses dans sa courte existence moderne. C'est un pays qui a changé, même si les puissances extérieures considèrent ces changements comme trop lents et insuffisants. Ils font cependant partie du processus interne naturel de l'évolution.

Sur le plan social, la composition du pays a évolué. Nous avons constaté des améliorations à tous les niveaux du développement humain, qu'il s'agisse de l'alphabétisation, de l'espérance de vie ou de la mortalité infantile pour n'en citer que quelques exemples. En outre, nous nous éloignons graduellement d'une société tribale, avec toutes ses implications et ses traditions, pour aller vers une société où le noyau familial et l'individualisme deviennent de plus en plus dominants.

Ce développement est un processus continu, et il va continuer à toucher la vie de chaque citoyen. On a pu assister à des changements incroyables en l'espace d'une seule génération. Avec une population de moins de trente ans à 70 %, il serait irrationnel de s'attendre à une stagnation, d'autant que nous avons affaire à une génération très connectée au monde extérieur par le biais des médias sociaux, de l'éducation et des voyages.

C'est une génération qui exerce des pressions directes et indirectes sur le gouvernement parce que ses attentes sont élevées et continuent de croître, faisant peser de plus grandes responsabilités sur les épaules des gouvernants.

Le résultat est un programme de restructurations à tous les niveaux du gouvernement, basé sur l'efficacité, la transparence et la responsabilité, un programme qui parie sur cette jeunesse qui veut et recherche le changement.

Les deux facteurs qui guident ce développement sont la jeunesse et l'économie. L'autre élément déterminant de notre histoire est l'éducation, qui alimente le développement à un rythme significatif. Si le changement est indispensable, il ne peut jamais être imposé à un pays. Il doit venir de l'intérieur, au rythme de sa population.

L'Arabie saoudite a compris que l'éducation est la pierre angulaire de toute société industrialisée. En 2005, le programme de bourses du roi Abdallah a ouvert les portes de l'éducation à l'étranger aux filles et aux garçons dans les meilleures universités du monde. Aujourd'hui, nous comptons plus de 150 000 étudiants saoudiens à l'étranger. Ceci aura sur l'Arabie saoudite un impact dans les années à venir.

Le plan Vision 2030 du prince Mohammed ben Salmane constitue une feuille de route bienvenue, qui vise à transformer l'économie saoudienne à une époque où les prix du pétrole sont bas, et à revoir la plupart des aspects de la vie dans le royaume.

Le prince Mohammed est le visage de la jeunesse saoudienne. Il parle sa langue et comprend ses rêves. Pour lui, comme pour notre jeunesse, la religion joue un rôle important, mais elle est ouverte sur le monde extérieur ainsi qu'aux autres cultures.

Cela se reflète dans le titre du plan, qui contient la date occidentale plutôt que celle de l'Hégire, officiellement utilisée en Arabie saoudite. L'objectif du plan Vision 2030 est de faire de l'Arabie saoudite le coeur du monde arabe et islamique, un centre d'investissements et une plaque tournante reliant trois continents. C'est ce qui va ouvrir l'Arabie saoudite au monde moderne, diminuer sa dépendance au pétrole, amener un large éventail de réformes et ramener le pays à un islam plus modéré.

Toute réforme politique entraîne des changements sociaux, et la transformation sociale est aussi importante que la transformation économique.

Les réformes du plan Vision 2030 sont intervenues dans des domaines culturels longtemps laissés en sommeil. Le prince Mohammed a dit plus d'une fois que si l'on n'établissait pas un nouveau contrat social entre le citoyen et l'État, la réhabilitation économique échouerait.

Sur le plan social, les changements que nous observons sont fondés sur les jeunes, l'économie et les femmes. Ils vont indirectement de pair. L'éducation, comme je l'ai dit, est une priorité. Le gouvernement en est conscient et y affecte chaque année la plus grande partie de son budget.

Des efforts sont déployés non seulement pour éradiquer l'analphabétisme dans le pays, mais aussi pour permettre au pays de rivaliser avec les autres nations à différents niveaux. Nous améliorerons ainsi le développement humain et les ressources humaines pour stimuler le pays et utiliser efficacement ces facteurs dans l'économie nationale.

Le chômage, en Arabie saoudite, est malheureusement très élevé. Il a atteint 12,8 % au cours de la dernière année. C'est une question brûlante pour le gouvernement, qui essaye de trouver des solutions en créant de nouveaux emplois. Au moins 5 millions de Saoudiens sont susceptibles d'entrer sur le marché du travail dans les dix prochaines années, et la création d'emplois est un énorme défi. Le plan Vision 2030 vise à attirer les emplois gouvernementaux dans le secteur privé.

Il va sans dire qu'avec une éducation de ce type, la composition de la société saoudienne a changé et continuera à changer. Cela aura un effet sur le rôle des femmes dans notre société.

Lorsque les écoles pour filles ont ouvert leurs portes pour la première fois dans le royaume, en 1962, le taux d'alphabétisation des femmes se situait à peine à 2 %. Cinq décennies plus tard, le pourcentage de femmes qui savent lire et écrire s'élève à 97 %.

Le véritable développement, la croissance économique et le succès international d'un pays ne peuvent se réaliser que lorsqu'il utilise 100 % de ses ressources humaines, hommes et femmes confondus.

Ajoutons que la femme saoudienne, loin des clichés qui la décrive comme sans instruction, opprimée, soumise aux hommes, s'est révélée au monde extérieur comme une personne forte et ambitieuse, qui participe et influence positivement la société. Elle a intégré le fait que l'éducation est la clé du succès et qu'elle lui permettra d'atteindre ses objectifs.

Contrairement aux clichés, l'islam n'entrave pas les femmes. Au contraire, il encourage l'éducation indépendamment du genre, en faisant de cette dernière à la fois un droit et une responsabilité. Il existe une frontière très fine entre la religion et la tradition. D'une manière générale, une grande partie de ce que l'Occident considère comme une oppression pour les femmes repose sur les traditions.

Aujourd'hui, les ménages ne peuvent plus vivre dans des conditions acceptables avec un salaire, forçant ainsi de plus en plus de femmes à entrer sur le marché du travail. 1,3 million de femmes devraient arriver sur ce marché d'ici 2030, l'objectif étant de créer des emplois et de faire passer la participation des femmes de 22 % à 30 % en dix ans.

Donner aux femmes saoudiennes la possibilité de participer pleinement à tous les secteurs de la vie économique est essentiel si nous voulons atteindre les objectifs du plan Vision 2030, adopter les normes de développement et de durabilité internationalement reconnues, et améliorer la qualité de vie de la société en général.

La promotion de l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes ne peuvent se réaliser que grâce aux efforts coordonnés des secteurs privé et public. Si l'autonomisation des femmes profite au pays de nombreuses façons, l'impact d'une telle mesure sur l'économie est l'une des plus remarquables.

Dans quelle mesure le gouvernement peut-il changer de direction pour incorporer activement les femmes au milieu du travail et dans l'économie ? Au cours des dernières années, les réformes ont permis la création d'emplois supplémentaires, mais l'acte le plus important a peut-être eu lieu en 2013, lorsque le roi Abdallah a modifié la loi fondamentale saoudienne en stipulant qu'un minimum de 20 % du Parlement serait composé de femmes, pourcentage comparable à beaucoup de pays.

Cela se traduit par 30 femmes sur un total de 150 membres. Ceci a été suivi par des postes aux élections municipales et, plus récemment, par la nomination de plusieurs femmes à des postes de direction dans le secteur économique, autrefois réservé aux hommes.

Oui, nous sommes en mouvement, et nous allons dans la bonne direction. Cela ne signifie toutefois pas que tout est rose et que les défis et les obstacles n'existent pas, nous en sommes conscients. Nos vraies ressources reposent sur les jeunes générations. Même si celles-ci doivent faire face à de plus grands problèmes d'emplois que ceux auxquels ma génération a été confrontée, elles conduiront le pays vers un nouvel État moderne, où l'économie imposera la nécessité d'employer davantage de femmes à des postes de direction.

Je crois qu'il y aura un nouveau statu quo et que le droit de la femme sera reconnu socialement.

L'avenir semble propice. Peu importe que le plan Vison 2030 s'achève en 2030, 2028 ou 2035. L'essentiel est que l'on bouge, que l'on change, qu'on débouche sur une modernité spécifique, qui représente notre identité, avec tout ce qu'elle implique d'histoire, de religion et de traditions.

Nous avons déjà parcouru un long chemin, depuis les tribus stéréotypées vivant dans le désert qui peuplaient la région au milieu du XXe siècle jusqu'aux gratte-ciel, aux grandes rues, aux autoroutes, devenus synonymes de modernité et de mondialisation.

Garder nos portes ouvertes, nous entraider ne va pas à l'encontre des systèmes de valeurs culturelles et des traditions, au contraire : cela établit des ponts, et c'est le plan Vision 2030 qui permettra de construire ceux-ci pour nous rapprocher de ce que nous recherchons.

Merci de votre attention.

M. Jérôme BONNAFONT - Je souhaite non seulement saluer la qualité de votre réflexion, mais également la qualité littéraire de votre texte.

La parole est à la salle.

De la salle - Monsieur Messara, comment préserver une forme de consensus et de pluralisme tout en se gardant du clientélisme, de la paralysie des institutions et des politiques publiques, de l'arbitraire et de la fragmentation ?

J'ai été très sensible à ce que vous disiez et je l'espère pour le Liban, mais comme un pis-aller. Je me suis en effet aperçu qu'il existait une grande immobilité des politiques publiques au Liban, domaine auquel j'ai apporté mon appui professionnel.

Comment résoudre ce problème ?

De la salle - Je félicite sincèrement Mme al-Helaissi pour tout ce qu'elle représente.

Le prince héritier, que vous avez présenté comme modéré et qui souhaite aller vers la paix au Moyen-Orient, reconnaîtra-t-il que des fonds saoudiens ont alimenté des réseaux terroristes qui ont commis des atrocités en Irak et en Syrie ?

Le Prince Mohammed ben Salmane a par ailleurs dernièrement affirmé que l'Iran était un ennemi à abattre. Or on sait tous qu'il s'agit d'un conflit d'origine confessionnelle et qu'on ne peut établir la paix si le conflit perdure...

De la salle - Je remercie M. Messarra, dont j'ai trouvé l'intervention très brillante.

Ma question s'adresse à Mme al-Helaissi.

Je suis d'origine africaine. Vous vous êtes présentée comme saoudienne, femme et musulmane, mais j'ai trouvé étrange que vous citiez sans cesse le prince héritier, un peu comme si vous jouiez le rôle de porte-parole de votre gouvernement.

J'aurais souhaité obtenir plus d'éléments pour pouvoir apprécier les véritables évolutions qu'ont connues les femmes en Arabie saoudite. C'est un sujet que vous avez survolé, sans le traiter en profondeur.

De la salle - M. el-Abd pourrait-il dire un mot du renouvellement du discours religieux ? Les journaux d'aujourd'hui évoquent une nouvelle loi contre l'athéisme...

M. Naël Georges - Mme Najjar a parlé de la démocratie en Jordanie. On ne peut parler d'une démocratie si un pays ne respecte pas les droits de l'homme. Or la Jordanie, comme les États voisins, viole les libertés religieuses et combat l'apostasie. Le code du statut personnel de 2010 comporte ainsi beaucoup de discriminations à l'égard des femmes et des non-musulmans...

M. Jérôme BONNAFONT - Ce sont des questions complexes, parfois délicates, mais je suis sûr que le talent des orateurs va leur permettre de surmonter ces difficultés.

M. Antoine MESSARA - Une certaine aliénation culturelle conduit aujourd'hui les intellectuels et les universitaires libanais, ainsi que les auteurs étrangers, à utiliser les termes de confessionnalisme, de communautarisme, de sectarisme.

Ce ne sont ni des concepts, ni des catégories juridiques. Cela relève aujourd'hui de la « gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel ». Certains « auteurs » - entre guillemets - ont mélangé ces termes.

La règle d'autonomie personnelle possède son diagnostic et sa thérapie. La question des quotas et de la discrimination positive est une règle juridique appliquée dans plus de 40 pays et correspond à des normes juridiques. Il y a dans le mot de « confessionnalisme » une certaine exploitation politique de la religion.

Je ne comprends pas ce que veulent ceux qui sont contre le confessionnalisme, le communautarisme et le sectarisme. Or un certain nombre d'intellectuels du monde entier - surtout des Américains, mais aussi des Libanais - continuent sur cette lancée.

Le président Charles Hélou avait déjà, en 1945, voulu supprimer le confessionnalisme. Quand allons-nous en finir et traiter le problème de façon sérieuse, juridique et démocratique ?

C'est le Liban qui est à l'origine de cette recherche internationale sur les régimes consociatifs, les systèmes de concordat, consensuels, mais les termes ont été pollués par la langue arabe. J'évite toujours de les traduire. Ce sont en fait des régimes parlementaires qui obéissent à toutes les normes en la matière, mais qui associent des processus à la fois compétitifs et coopératifs.

On rencontre un certain clientélisme dans les pays où la diversité communautaire n'existe pas. Il faut étudier le confessionnalisme et ses raisons en tant que phénomène clientéliste. Aujourd'hui, au Liban, on trouve une égalité socio-économique et culturelle inimaginable entre les communautés, mais on choisit en général pour occuper un poste administratif la pire des personnes qui soit, pour des raisons de clientélisme. C'est pourquoi les intellectuels imaginent qu'il n'existe ni règle, ni norme.

L'Inde a appliqué des quotas à la classe des intouchables, qui constitue un système pire que tous les phénomènes communautaires. Durant 30 ans, ils ont formé vingt commissions pour savoir comment appliquer cette règle en respectant les compétences et sans nuire à l'intérêt général.

Au Liban, on n'a jamais formé un comité pour étudier la façon d'appliquer la règle de discrimination positive. Il existe cependant des écrits et des travaux internationaux sur la question, qui comportent des normes et des règles.

Mme Hoda AL-HELAISSI - Tout le monde le sait, l'Arabie saoudite a financé le terrorisme à une certaine époque. Ces dernières années, le pays a lutté contre celui-ci aux côtés des plus grands pays du monde, dont la France. Le gouvernement a pris des mesures très sévères pour ce faire, y compris en matière économique et bancaire. C'est quelque chose dont nous sommes conscients.

Quant à l'Iran, il s'agit d'un sujet fragile et sensible. Je ne préfère donc pas entrer dans le débat maintenant. Il y a trop à dire - et il n'existe pas de solution.

Par ailleurs, je ne suis pas porte-parole du gouvernement. Tout ce que j'ai dit, je le crois, et je le vis. Cela correspond à ce qui se passe aujourd'hui en Arabie saoudite pour les femmes.

Vous pouvez ne pas être d'accord. Je ne suis pas là pour convaincre qui que ce soit, mais pour expliquer les choses. Je ne cherche pas à les justifier.

Dr Ossama Mohammed EL-ABD - Il n'existe aucune sanction contre quelque religion que ce soit en Égypte.

Le renouvellement du dialogue religieux a été mis en place par le président al-Sissi, et une conférence a été organisée à ce sujet. Il n'y a aucun problème en la matière. Il n'y a pas de différence entre une chrétienne et une musulmane qui allaitent leur enfant.

S'agissant des manuels scolaires, le Parlement étudie la façon de débarrasser les ouvrages d'al-Azhar et ceux de l'éducation nationale de tout appel à la haine.

Mme Haifa NAJJAR - Je ne suis pas en train d'établir un plaidoyer pour mon pays. J'ai simplement souligné la réussite de la Jordanie. Nous avons signé la déclaration des droits de l'homme des Nations unies, et nous la respectons. Je ne suis pas seulement une sénatrice jordanienne, mais aussi une militante des droits de l'homme.

Je crois que la Jordanie, dans le monde arabe, vit une véritable transformation. Tout le monde en est responsable, le gouvernement jordanien comme les citoyens jordaniens, ou même le Sénat français !

On ne peut parler de citoyenneté en Jordanie ou en Arabie saoudite sans évoquer la citoyenneté universelle. Je pensais être ici pour cela aujourd'hui. Il faut dépasser les vieux clivages pour s'ouvrir aux autres et fêter notre diversité. La justice, l'équité, l'égalité sont des valeurs communes.

M. Jérôme BONNAFONT - Cet idéal partagé, ces solutions juridiques diverses, ces combats politiques et sociaux, dans le quotidien heurté d'un Levant en proie aux conflits que nous savons, constituent un message d'espoir dont je suis heureux qu'il ait pu être émis ici, devant le Sénat français.

Deuxième table ronde

CONCLUSION DE LA MATINÉE

Mme Nada Al-NASHIF,

Sous-directrice générale pour les sciences sociales et humaines de l'UNESCO

Mesdames et Messieurs les sénateurs,

Mesdames et Messieurs les invités,

Mesdames et Messieurs les panelistes,

Excellences,

C'est un honneur pour moi d'être ici devant vous pour représenter l'UNESCO et notre directrice générale, Madame Audrey Azoulay, qui tient à saluer les travaux du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient.

Nous soutenons la citoyenneté au Moyen-Orient, qui constitue une expression concrète de la solidarité intellectuelle et morale humaine. Cela s'inscrit au coeur du mandat de l'UNESCO. Nous avons une ferme conviction : créer une société citoyenne sera un catalyseur pour renforcer les sociétés et leur résilience.

Après les réflexions très riches de ce matin, je me disais que je pouvais partager avec vous quatre axes de réflexion principaux qui animent les discussions de l'UNESCO et celles d'aujourd'hui.

Il s'agit des droits de l'homme, du rôle de l'éducation, de la promotion de la diversité culturelle et de l'inclusion sociale, en particulier concernant le rôle des jeunes.

Nous pensons que la citoyenneté doit être ancrée dans la protection et le respect des droits de l'homme, ainsi que nous l'avons entendu ce matin. Il ne doit exister aucune tolérance envers la discrimination, l'exclusion ou la marginalisation. De nombreux efforts doivent être réalisés pour soutenir l'intégration.

Il faut aller au-delà du concept de tolérance, et retenir l'empathie, qui me semble plus à propos. Cette approche regroupe la vision du programme de développement durable à l'horizon 2030.

L'agenda 2030 est inclusif. Il s'appuie exclusivement sur les droits de l'Homme et entend promouvoir la justice sociale : plus de 190 chefs d'État et de gouvernement se sont engagés à ne laisser personne de côté.

Nous avons commencé par la liberté de culte, bien sûr, mais il faut aussi favoriser l'émergence d'une culture citoyenne basée sur le droit. Ceci doit être au coeur de notre action. Nous célébrons justement cette année le 70 e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Nous avons beaucoup entendu parler de ce document, qui souligne la nature des droits de l'homme.

Ce sont des valeurs fondamentales partagées, qui doivent s'appliquer de manière universelle. Il faut bien comprendre la notion de citoyenneté pour développer des programmes éducatifs sur ce sujet.

L'UNESCO se concentre particulièrement sur la justice et la prévention, ainsi que sur la mémoire. Le recours à la pédagogie permet d'acquérir des connaissances et des valeurs afin d'éviter la répétition des tragédies humaines.

Je citerai deux exemples...

Le premier concerne notre projet sur les racines de l'esclavage. Il existe bien sûr des cas de traites humaines et d'esclavage modernes, mais nous sommes revenus aux racines de l'esclavage pour rompre l' omerta et ainsi poser les bases de la paix, de la dignité humaine et de la lutte contre le racisme.

Le second exemple de nos travaux est celui de la lutte contre les violations des droits de l'Homme. Ainsi que cela été dit ce matin, il faut se pencher plus encore sur l'éducation, en particulier l'éducation à la citoyenneté mondiale, ce qui représente un changement de paradigme. Il faut reconnaître la pertinence de l'éducation et de la compréhension mutuelle pour lutter contre les problèmes mondiaux.

L'éducation, cela suppose d'abord de construire des valeurs, de développer des compétences mais aussi une attitude chez ceux qui apprennent, qui peut aider à une transformation sociale positive. C'est ce que disait le Père Jajé à propos des sciences humaines et sociales.

Nous avons rencontré le Premier ministre d'Irak Monsieur al-Abadi en 2015, qui nous a dit qu'il n'y avait pas eu assez d'investissements dans les sciences humaines et sociales dans certaines sociétés. Peut-être a-t-on en effet trop mis l'accent sur les sciences naturelles et les sciences exactes. C'était peut-être une de nos vulnérabilités...

Notre programme d'éducation à la citoyenneté mondiale a pour but de distiller auprès de chacun des valeurs et des comportements responsables pour soutenir la créativité et l'innovation. Depuis des années, nous soutenons l'éducation au sujet de l'holocauste et des génocides de manière générale. Ceci illustre notre engagement en faveur de l'éducation et du devoir de mémoire commun.

Nous avons par ailleurs évoqué l'importance du pluralisme et de la promotion d'un dialogue actif entre les cultures, qui s'appuierait sur le respect mutuel. Ceci est particulièrement important.

Nous avons ici deux pistes d'action, la préservation de la culture et l'action. Ces deux points sont primordiaux. Nous voulons lutter contre la destruction du patrimoine culturel en Syrie, en Irak, au Yémen et en Libye. Le patrimoine culturel est en effet devenu une cible des conflits. C'est une attaque contre l'identité et le sentiment d'appartenance, mais aussi contre la sécurité humaine.

Nous venons de lancer une initiative importante pour ramener à la vie « l'esprit de Mossoul ». Il s'agit d'un soutien à la renaissance sociale et économique de l'Irak et à la coexistence pacifique qui a toujours existé dans ce pays. Les valeurs de la société inclusive passent par un renforcement du patrimoine culturel.

La compréhension du dialogue interculturel constitue un autre aspect dans ce domaine. Nous sommes les gardiens de la Décennie internationale du rapprochement des cultures des Nations unies, qui représente l'engagement de la communauté internationale envers la diversité, dont la vision est orientée vers l'action.

Chaque année, l'UNESCO présente un rapport annuel lors de l'assemblée générale sur la promotion du dialogue religieux et interculturel. Nous répertorions les initiatives mises en oeuvre, ainsi que les meilleures pratiques pour répondre à certaines évolutions déjà constatées.

Nous devons renforcer les compétences nécessaires à ce dialogue, faire en sorte que des activités pratiques soient menées en la matière. Nous travaillons bien sûr dans le monde entier, et pas seulement au Moyen-Orient.

Nous voulons également saisir ce qu'est la paix dans l'esprit des praticiens, mais aussi des universitaires et des chercheurs. Actuellement, nous publions un livre sur l'évolution du concept de paix au cours des soixante-dix dernières années afin de comprendre le lien entre la paix et les problèmes contemporains et tenter de lutter ainsi contre les menaces à la racine.

Cette culture de la citoyenneté présuppose une participation active de tous les groupes de la société, en particulier des jeunes, et je suis très heureuse de voir que Mme al-Helaissi a mis l'accent sur cet aspect si important du sujet. Ses convictions sont bien à l'image des nôtres.

Nous savons que le développement d'une société dépend du soutien que celle-ci apporte aux jeunes. Les recherches montrent qu'il existe beaucoup d'inégalités horizontales et de besoins sociaux auxquels il n'y a aucune réponse. Or le manque de reconnaissance de cette quête de sens chez les jeunes peut avoir des conséquences désastreuses.

Nous avons besoin d'éducation formelle et informelle pour répondre à ces défaillances et faire en sorte que les jeunes - qui sont plus connectés que jamais et qui sont les utilisateurs les plus actifs des outils informatiques et de l'Internet - s'engagent et s'impliquent afin que nous puissions profiter de leur ouverture d'esprit, comme l'a dit le professeur Messarra, qui a fait allusion à ce propos à ses propres enfants.

Il faut vraiment prendre en compte l'impératif de transformation sociale. Nous travaillons avec les jeunes dans toute la région arabe pour faire en sorte de pouvoir leur offrir une voie, qu'ils puissent participer à la vie de leur pays, qu'il s'agisse des décisions publiques, des médias ou de l'apprentissage de la liberté d'expression, tout en utilisant des moyens de communication modernes.

L'éducation et l'emploi chez les jeunes constituent des domaines cruciaux dont il faut s'occuper.

Pour répondre à toutes ces questions, il convient de trouver un compromis sur le terrain et ramener chacun sous un même spectre.

Au Liban, nous avons ainsi travaillé avec des jeunes sur des questions de gouvernance locale, de participation à la prise de décisions municipales, et nous avons créé un Conseil des jeunes.

En Libye, les jeunes ont été impliqués dans la prise de décisions à propos de la mise en oeuvre de la nouvelle Constitution.

En Palestine, nous avons traité des compétences médiatiques et de la liberté d'expression dans le cadre de campagnes de communication.

C'est un débat extrêmement riche. Nous sommes très heureux d'y participer. Nous sommes toujours prêts à contribuer aux réponses qui sont apportées, qui s'appuient sur les valeurs universelles, telles que les droits de l'Homme, valeurs qui répondent aux aspirations des citoyens arabes et des acteurs de toute la région, en particulier les jeunes femmes et les jeunes hommes, qui ont des capacités que nous devons mettre à profit pour faire avancer la dignité humaine grâce à nos efforts communs.

Je vous remercie.

Troisième table ronde « Justice et réconciliation »

TROISIÈME PARTIE - JUSTICE ET RÉCONCILIATION

Mme Aurélia DEVOS, Vice-procureur, chef du pôle « Crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre » au Parquet de Paris
Mme Sandrine LEFRANC, Chargée de recherche au CNRS spécialisée dans l'étude des dispositifs de sortie de conflit politique violent mis en place par des acteurs locaux et internationaux
M. Ali AL-BAYATI, Porte-parole de la Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak
Mme Vian DAKHIL, Députée irakienne d'origine yézidie
Modérateur : M. Bruno RETAILLEAU, président du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient

______________________________

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous propose de prendre place dans l'hémicycle afin que nous poursuivions nos travaux.

Nous sommes convaincus qu'il ne suffit pas d'aides matérielles et de financements pour reconstruire un pays, mais qu'un pays se reconstruit aussi à partir de conditions immatérielles. Je citerais d'ailleurs le très contesté Monsieur Fukuyama, auteur de la thèse sur la fin de l'Histoire, et qui avait écrit un ouvrage où il montrait l'existence d'une corrélation entre la cohésion des sociétés et la performance, notamment économique et sociale, de ces mêmes sociétés. Par conséquent, une société fracturée ne peut pas se développer, se déployer. Plus une société est rassemblée et cohérente, plus elle trouve en son sein des qualités qui lui permettront de se développer, en l'occurrence pour l'Irak et le Moyen-Orient de pouvoir se reconstruire.

Je vais maintenant laisser la parole à Madame Aurélia DEVOS, magistrate au Tribunal de Grande Instance de Paris et également vice-procureur, chef du pôle « Crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre » au Parquet de Paris, pour évoquer ce sujet.

Mme Aurélia DEVOS - Le thème de la justice et de la réconciliation est très vaste. Je vous remercie de votre invitation. Elle témoigne de votre volonté de penser concrètement la possibilité de rendre la justice.

Les crimes commis en Irak et en Syrie à l'encontre des minorités religieuses et, plus généralement, de la population civile sont considérables et de nature très diverse. La conjonction de conflits armés, non-internationaux, superposés avec la commission de crimes non-juridiquement liés aux conflits armés tels que les crimes contre l'humanité, au premier rang desquels le crime de génocide, complexifie l'appréhension de leur traitement et leur lisibilité. Pourtant, cette situation de concomitance du conflit armé avec des crimes contre l'humanité n'est pas inédite. Elle est même bien connue. Elle a encore été constatée récemment en République Centrafricaine ou au Rwanda. En revanche, la nature hybride d'un groupe terroriste et de groupes armés non-étatiques ajoute à la complexité de la situation, et comporte un caractère plus inédit. Se superposent ainsi des infractions diverses par leur nature et leur approche que sont les infractions à caractère terroriste et les crimes dits internationaux protégeant des valeurs sociales très différentes.

Les infractions à caractère terroriste font référence à la volonté de terrifier et d'intimider, les crimes contre l'humanité touchent à l'être pour ce qu'il est et ce en quoi il croit et les crimes de guerre constituent le déni du minimum d'humanité dans la gestion d'un conflit.

Face à cette complexité juridique liant actes de terrorisme, crimes de guerre et crimes contre l'humanité, la question de la preuve et du jugement des auteurs présumés constitue à la fois le défi de l'efficacité et celui de l'exhaustivité. Il faut juger vite, bien et au regard de l'entière réalité des crimes commis, dans un contexte de multiplicité des crimes et des preuves, des auteurs présumés d'exactions et des nationalités.

La juridiction attendue de tous est, évidemment, la Cour Pénale Internationale, créée par le statut de Rome en 1998 et entrée en vigueur en juillet 2002. Or la Cour elle-même doit remplir des critères de compétence. Si l'article 5 du statut de Rome la rend parfaitement adaptée à la situation en prévoyant sa compétence pour les crimes les plus graves (crime de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre) qui touchent l'ensemble de la communauté internationale, l'article 4 prévoit que la Cour peut exercer ses fonctions et pouvoirs sur le territoire de tout État parti et, par une convention à cet effet, sur le territoire de tout autre État par le biais d'une déclaration spécifique reconnaissant la compétence de la Cour. Il faut alors rappeler que ni la Syrie, ni l'Irak ne sont des États partis au statut de Rome.

Un État peut évidemment déférer une situation au procureur. Ce dernier peut même ouvrir une enquête de sa propre initiative. Toutefois, dans ce cas précis, l'État dans lequel les crimes ont été commis ou l'État dont la personne accusée est un ressortissant doivent être des États partis ou avoir accepté la compétence de la Cour par une déclaration spécifique.

Ainsi, lorsque la procureure de la CPI indique, par un communiqué du 8 avril 2015, renoncer à enquêter sur les crimes commis par l'État Islamique en Irak et en Syrie, estimant très minces les chances de pouvoir enquêter et poursuivre les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde, elle est dans le vrai. La seule possibilité de lui donner tort serait une saisine du Conseil de Sécurité des Nations Unies agissant en vertu du chapitre VII de la charte des Nations Unies, mais celui-ci est suspendu au véto régulier de la Russie et de la Chine.

Pour agir dans l'intérêt de la documentation des crimes et de la préservation des preuves, les Nations Unies se sont tout de même engagées dans une série de mécanismes existants ou en création, dont la visée judiciaire est de plus en plus prégnante. La mission d'assistance des Nations Unies pour l'Irak existait déjà. Elle avait été créée en 2003 à la demande de l'Irak pour aider le secrétaire général des Nations Unies à s'acquitter de son mandat et, notamment, à accompagner la réconciliation nationale et la reconstruction. Cette mission a établi périodiquement des rapports sur la situation des droits de l'Homme, dont la protection des civils dans le cadre du conflit armé. Cependant, l'on reste encore bien loin du judiciaire.

La commission d'enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, dite commission Pinheiro , a été établie le 22 août 2011 par une résolution du conseil des droits de l'Homme des Nations Unies pour enquêter sur toutes les violations du droit international des droits de l'homme commises en Syrie depuis mars 2011. En dépit de son mandat circonscrit au territoire de la Syrie, cette commission a publié, en juin 2016, un rapport relatif aux crimes commis à l'encontre de la population yézidie en se concentrant sur les faits commis en Syrie, où de nombreuses victimes ont été transférées à la suite de l'attaque de l'État Islamique à Sinjar le 3 août 2014. La commission s'est plus particulièrement intéressée aux meurtres, viols, réductions en esclavage, esclavages sexuels, tortures, traitements inhumains ou dégradants et transferts forcés de populations, qu'elle a qualifiés de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Si la commission documente les crimes, elle s'interdit de fournir des informations sur d'éventuels auteurs présumés. C'est une chose que de démontrer l'existence des crimes. C'en est une autre que de les lier à tel ou tel individu, même si nous pouvons appliquer, en droit, la responsabilité du supérieur hiérarchique.

Le mécanisme d'enquête international, indépendant et impartial sur les crimes les plus graves commis en Syrie, créé en décembre 2016 par l'Assemblée Générale des Nations Unies, est censé faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Syrie depuis mars 2011 et aider à juger les personnes qui en sont responsables. Là encore, ce mécanisme a un mandat circonscrit aux faits commis sur le territoire de la Syrie. Pour autant, il pourra être amené à travailler sur les crimes commis par les membres de l'État Islamique en Irak.

Enfin, une équipe d'enquêteurs des Nations Unies a été créée récemment, par une résolution du 21 septembre 2017 à la demande de l'Irak, pour recueillir des preuves en Irak. Il s'agit d'une nouvelle forme de mécanisme, qui s'approche de la visée judiciaire.

Ces deux derniers mécanismes s'approchent de l'objectif de justice, mais sans pour autant donner d'indications précises sur les juridictions qui, in fine, pourront rendre la justice. Sur ce point, plusieurs pistes sont possibles, à commencer évidemment par les tribunaux irakiens, qui jugent tout à fait logiquement les crimes commis sur leur territoire, mais en vertu d'une loi anti-terroriste qui ne prend pas en considération la dimension des crimes contre l'humanité.

Nous pourrions également imaginer la création d'un tribunal spécial ad hoc, à l'instar de la Cour Pénale Spéciale de Bangui ou des Chambres Extraordinaires auprès des tribunaux cambodgiens. Ce tribunal regrouperait des magistrats irakiens et internationaux, ce qui supposerait l'alignement sur certains standards, à commencer par l'introduction d'incriminations spécifiques dans le code pénal et la non-application de la peine de mort.

Une autre possibilité est peu évoquée, alors qu'elle porte probablement une partie de la solution. Il s'agit des juridictions nationales d'autres États, en particulier les États de nationalité des auteurs de crimes. A cet égard, l'exemple de la France peut être éclairant. Les juridictions françaises sont compétentes pour connaître les crimes commis à l'étranger par leurs ressortissants et contre leurs ressortissants. Elles sont également compétentes en matière de terrorisme, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité pour poursuivre et juger les ressortissants étrangers ayant établi leur résidence habituelle sur le territoire français, quand bien même ils ont commis des crimes à l'étranger sur des victimes étrangères.

La France poursuit ainsi ses ressortissants ou les étrangers résidents, pour certains sur la base d'infractions à caractère terroriste, mais l'évolution du confit et de l'accès aux preuves commence à permettre d'envisager des poursuites conjointes sur le fondement de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

Cette compétence spécifique en matière de crimes internationaux les plus graves est nationale. Elle est exercée par le pôle « crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre », section du parquet de Paris, créé par la loi du 13 décembre 2011. Ce pôle est composé de 3 magistrats du parquet et de 3 magistrats instructeurs, assistés de juristes spécialisés. Il traite aujourd'hui plus d'une centaine de dossiers, dont près d'une trentaine concernent des crimes commis en Syrie et en Irak, notamment à l'encontre de minorités religieuses. Ces poursuites sont menées contre des Français, mais également contre des personnes de nationalité étrangère installées sur le territoire français.

La France fait ainsi face à l'enjeu de poursuivre ses ressortissants, sans pour autant constituer un refuge pour les criminels contre l'humanité.

Il nous est permis de mesurer les difficultés de la preuve judiciaire des crimes et de l'importance considérable à apporter à la préservation de celles-ci, mais aussi à leur analyse. Ces crimes, par leur nature, ont vocation à éradiquer, avec ce terrible paradoxe, auquel nous sommes sans cesse confrontés, qui fait que les crimes de masse sont exposés par très peu de victimes, la majorité d'entre elles n'étant plus là pour en parler, ou n'osant pas le faire.

Si les crimes de guerre imposent de démontrer l'existence du conflit armé et les actions précises des auteurs présumés dans le temps et dans l'espace, les crimes contre l'humanité imposent de démontrer le caractère généralisé et systématique des attaques commises en exécution d'un plan concerté.

Le crime de génocide nécessite de surcroît l'intention de détruire en tout ou partie un groupe pour ce qu'il est. En ces matières, les investigations nous forcent à la persévérance et à la patience.

Si, face à ces défis juridiques, se pose la question de la juridiction compétente et pertinente, la solution est peut-être plurielle. En effet, rien n'exclut d'envisager les différents niveaux de juridiction non comme concurrents, mais comme complémentaires. La juridiction irakienne pourrait ainsi agir aux côtés d'un tribunal spécial, qui ne serait lui-même pas exclusif des juridictions nationales, pour répondre à l'ensemble des crimes commis. Cette configuration peut évoquer la situation actuelle en République Centrafricaine, où des dossiers sont traités par les juridictions nationales, par la Cour Pénale Spéciale de Bangui, qui est en cours de création, par la Cour Pénale Internationale et par les juridictions françaises. Cela implique évidemment que nos États soient en mesure de répondre à ce défi considérable, avec des moyens adaptés à l'ampleur des enjeux.

Lutter contre l'impunité, c'est évidemment poursuivre, juger et, le cas échéant, condamner. C'est aussi mettre des mots et qualifier au plus juste les crimes commis. Dans ce cadre, des défis considérables se posent à nous : conserver les scènes de crimes, en permettre l'analyse scientifique, conserver la preuve par la photographie ou le film, développer la topographie des lieux, développer des bases de données utiles pour recouper la masse d'informations, analyser les sources afin d'établir leur fiabilité, former utilement les acteurs locaux et les ONG, développer des méthodes d'audition des victimes, conserver les preuves médicales et développer des systèmes de protection des victimes et des témoins. Il s'agit de conserver aujourd'hui ce qui ne pourra pas être contesté demain.

Si, aujourd'hui, personne n'imagine que les multiples viols, massacres, conversions forcées, déplacements de populations et destructions des édifices culturels et religieux puissent être contestés, ils le seront inévitablement dans le futur s'il ne demeure que quelques voix pour encore les évoquer. L'enjeu judiciaire est donc également historique. Sans histoire collective partagée, toute reconstruction et réconciliation est vaine, et la répétition des crimes inéluctable. Il faut parler de justice pour la réconciliation, mais également de justice au service d'une paix durable.

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie de nous avoir rappelé qu'il ne peut exister de reconstruction sans réconciliation et de réconciliation sans justice.

Je cède maintenant la parole à Madame Sandrine Lefranc, afin d'évoquer le thème de la justice transitionnelle, en s'appuyant sur de nombreux exemples, comme l'exemple européen de Nuremberg ; l'exemple du Rwanda ou de l'Afrique du Sud ; en Asie, celui du Cambodge...

Ainsi, malheureusement, tous les continents ont fourni un certain nombre d'exemples de sociétés divisées, fracturées, traumatisées et qui se sont reconstruites en faisant un effort de vérité, de justice et, par conséquent, de réconciliation.

Mme Sandrine LEFRANC - Chargée de recherche au CNRS spécialisée dans l'étude des dispositifs de sortie de conflit politique violent mis en place par des acteurs locaux et internationaux

Je vous remercie de me permettre de participer à cet évènement. Je laisse la justice à Madame Devos, qui s'en occupe fort bien, et je vais tenter d'assumer le terme infiniment plus controversé de réconciliation. Ce terme renvoie à quantité de critiques, notamment d'associations de victimes, et de travaux scientifiques. Lorsqu'il est question de réconciliation, il peut être question de mille choses.

Je me concentrerai sur le savoir qui a été établi depuis une trentaine d'années, et qui s'appelle justice transitionnelle plutôt que réconciliation.

D'après les spécialistes, la justice transitionnelle est une réponse aux violations graves des droits humains centrée sur la reconnaissance des victimes et sur la promotion de la paix, de la réconciliation et de la démocratie.

Je m'exprimerai en tant que chercheuse. Je ne suis pas là pour donner des conseils en matière de gestion de sortie d'un conflit. La science de la justice transitionnelle rassemble un mélange d'expertises internationales, de politiques étrangères, de mobilisations d'associations de victimes et de science. C'est ce que j'évoquerai devant vous aujourd'hui.

La justice pénale est supposée faire partie de ce grand ensemble de la justice transitionnelle. L'amnistie reste une pratique dominante, puisque 50 % des mécanismes de justice transitionnelle sont des amnisties, avec toutefois une évolution vers des amnisties conditionnelles plus individualisées. Ces amnisties exigent notamment que les faits criminels soient révélés. C'est ce qu'il s'est passé en Afrique du Sud.

La vérité a beaucoup à voir avec la réconciliation. Il existe une trentaine de commissions de vérité de par le monde. Qu'est-ce exactement ? Il s'agit d'une institution ad hoc, temporaire, créée par le gouvernement ou par une assemblée législative, qui rassemble des hommes et des femmes de bonne volonté, donc certainement pas des hommes et des femmes politiques, qui sont chargés de remettre un rapport sur les violations graves des droits humains, de recenser les victimes et de les amener à parler pour, ensuite, recommander des mesures de réparation. En Afrique du Sud, 20 000 victimes ont été amenées à témoigner par écrit. 1 victime sur 10 a ensuite été invitée à faire état publiquement et oralement de ses souffrances.

La justice transitionnelle tend à proposer une définition de la victime indépendamment des causes politiques qu'elle a défendue. Il s'agit d'un élément décisif. Tout corps qui a été atteint par des violences physiques ou des violations graves des droits de l'Homme est victime, quel que soit le camp auquel il a appartenu.

Très souvent, les commissions de vérité et de réconciliation sont reçues comme des instances qui vont guérir les victimes. En Afrique du Sud, les victimes étaient incitées à tout dire, à exprimer leurs émotions, avec l'idée d'atteindre une forme de catharsis . Il s'agit sans doute d'une erreur que d'attendre de ces commissions qu'elles parviennent à guérir les victimes. Ce sont essentiellement des instances faites pour parler des violences et de l'histoire d'un pays avec d'autres mots et d'autres hiérarchies.

Les réparations sont un autre aspect des processus de justice transitionnelle. Elles représentent même une composante indispensable des politiques de réconciliation, avec l'idée qu'une victime est définie individuellement.

Se pose également la question d'en faire une politique de développement et une politique sociale générale. En Colombie, 1 personne sur 6 est aujourd'hui considérée comme une victime.

Les politiques d'épuration sont un point épineux, que je ne ferai que survoler. Quiconque s'est intéressé au cas de l'Irak le sait. Les politiques de justice transitionnelle s'intéressent surtout à des situations où l'État ne pose pas de problème, où sa continuité (territoriale, juridique et politique) n'est pas contestée.

L'éducation et les mémoriaux sont également un aspect important de tout processus de réconciliation.

Que peut-on dire de l'efficacité des politiques de justice transitionnelle ? La littérature est abondante sur le sujet. De nombreuses politiques ont été évaluées. Ces évaluations sont contradictoires. Il en ressort que c'est l'ensemble des politiques menées en même temps (poursuites pénales, amnisties individualisées, réparations, mesures de réconciliation) qui permet une amélioration des pratiques démocratiques et du respect des droits humains. Cette hypothèse de complémentarité est une conséquence de la très grande difficulté qu'ont les experts de la justice transitionnelle à s'accorder sur des buts. La justice transitionnelle doit tout à la fois restaurer une démocratie, reconstruire un État, parfois instaurer une forme de justice sociale et permettre de prévenir les conflits. Ces attentes sont souvent extrêmement ambitieuses. Le plus souvent, ceux qui construisent ces politiques utilisent des outils empruntés à la psychologie, lesquels montrent, à certains égards, que l'on se trompe d'objectif.

En Afrique du Sud, la commission de vérité et de réconciliation tendait le micro aux victimes, tout en leur imposant un cadre très contraignant : celui de ne parler que de leurs souffrances morales et de leurs difficultés à faire le deuil des personnes disparues. En imposant un discours psychologique aux victimes, en leur demandant de se taire lorsqu'elles souhaitaient parler de politique ou insulter leur ennemi d'hier, cette commission a restreint la liberté des victimes, tout en imposant une catégorie unique de victimes. Cette commission n'est pas du tout parvenue à réconcilier la société sud-africaine. En revanche, elle a permis d'ouvrir une parenthèse. Elle a permis aux élites politiques de s'entendre sur un langage commun. Elle a permis aux victimes d'attendre que les conditions soient réunies pour que justice soit faite. Les commissions vérité et réconciliation d'Amérique latine ont également imposé une dépolitisation.

La justice transitionnelle n'est pas une guérison. Ce n'est pas une réconciliation, mais une autre manière de vivre le conflit, une manière d'organiser la discorde sur des bases potentiellement pacifiques.

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie, Madame, de votre exposé qui met en lumière la distinction entre justice transitionnelle et justice, mais qui rappelle que si la justice transitionnelle peut concourir à établir les conditions de la réconciliation, ce n'est pas non plus synonyme de réconciliation. Cela montre bien la complexité du sujet.

Nous allons maintenant écouter deux intervenants successifs qui viennent de Bagdad : Monsieur Ali Al-Bayati, Porte-parole de la Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak, puis Madame Vian Dakhil, députée irakienne d'origine yézidie.

On a parlé tout à l'heure de l'importance de la documentation en matière de justice. Avant même les mécanismes qui vont permettre l'étude des faits permettant les prises de décisions de justice, c'est l'un des rôles de cette Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak. Monsieur Ali Al-Bayati est lui-même turkmène, il fait partie d'une composante de l'Irak et il a peut-être sa propre sensibilité de ce point de vue-là.

Je vous remercie, Monsieur Ali Al-Bayati, pour votre présence aujourd'hui et vous cède la parole.

M. Ali AL-BAYATI, Porte-parole de la Haute-commission pour les droits de l'Homme d'Irak - L'intitulé de cette conférence, « Justice et réconciliation », correspond exactement à ce dont l'Irak a besoin. La guerre a eu des conséquences néfastes pour tout le monde, sans exception. Nous avons besoin de justice et de réconciliation pour nous assurer que le terrorisme, la violence et l'extrémisme ne réapparaîtront pas, mais également pour garantir la stabilité du pays, ce qui aura un impact positif sur tout le Moyen-Orient.

Nous avons besoin de justice et de réconciliation, sans séparation ou fragmentation. Pour assurer la justice, nous devons condamner tous les auteurs de crimes sans hésitation. Lorsque nous y serons parvenus, nous pourrons commencer la réconciliation, à condition que nous comprenions bien qui doit être réconcilié avec qui, et sur quels sujets. La réconciliation ne concernera pas uniquement les victimes et leurs bourreaux. Elle doit être comprise dans une acception plus large et inclure un processus de modification des concepts qui ont amené à tant de violence. Je pense notamment au concept de majorité et de minorité, qui devrait être un outil démocratique pour conduire le pays. Malheureusement, les minorités ont toujours été vulnérables en Irak. Elles ont été laissées à la merci du terrorisme.

D'autres aspects importants doivent être couverts par le processus de réconciliation. C'est notamment le cas de l'idéologie, du comportement et du rejet de l'autre, qui trouvent parfois leurs racines dans l'éducation ou la religion. Nous avons besoins d'extirper ces racines et de corriger les erreurs qui ont été commises.

Il est également essentiel de ne pas oublier les réparations et la reconstruction du pays. Nous devons aider les victimes et leurs familles à s'intégrer de manière prioritaire au sein de notre communauté afin qu'elles puissent elles aussi participer à la reconstruction de la nation et de l'État. Seuls des citoyens forts pourront y parvenir. Il est donc très important de construire le nouvel Irak en impliquant les victimes, en faisant participer ceux qui ont souffert. Il est essentiel que ces personnes retrouvent foi en l'avenir.

Il faut que nous poursuivions tous les criminels sans exception et que l'on punisse les organisations, les individus et même les pays. Des crimes internationaux ont été commis ; ils ne sont pas le fait d'erreur. La résolution 2379 du Conseil de Sécurité des Nations Unies nous offre la possibilité de poursuivre Daech, mais nous devons travailler avec la communauté internationale et les autorités irakiennes pour la mettre en oeuvre. Ce n'est pas facile. L'Irak doit absolument travailler avec la communauté internationale pour atteindre l'objectif de justice.

Cela suppose de mettre en place un système central et national de base de données qui documente tout ce qu'il s'est passé en Irak, notamment ces quatre dernières années. Nous avons besoin d'un centre national de documentation qui recueille les témoignages des victimes. Cela permettra à ces dernières de participer à la justice.

Il est également nécessaire de faire juger les criminels par des tribunaux spéciaux. Pour cela, nous nous doterons d'une nouvelle législation qui nous permettra de traiter des crimes internationaux. J'en profite pour remercier tous les États qui nous ont soutenus dans la lutte contre le terrorisme et qui nous aide à restaurer la citoyenneté.

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie. J'espère qu'après les élections du 12 mai prochain, les outils législatifs évolueront pour permettre le développement de ce projet évoqué précédemment.

Je voudrais maintenant céder la parole à Madame Vian Dakhil, députée irakienne d'origine yézidie, que je remercie elle-aussi de sa présence.

Madame Vian Dakhil est connue puisqu'elle a obtenu le Prix Sakharov de l'Union Européenne et travaille activement avec beaucoup de caractère, de coeur et de courage, pour la communauté yézidie, notamment pour la cause des 100 à 200 jeunes femmes encore otages à ce jour.

Mme Vian DAKHIL , Députée irakienne d'origine yézidie - Je suis très heureuse d'être ici parmi vous. Je voudrais remercier les organisateurs de ce colloque pour leur soutien au peuple d'Irak dans toutes ses composantes.

Dans ce débat sur la citoyenneté, il est important que l'on s'arrête sur le génocide commis par Daech à l'encontre des minorités en Irak, et notamment des yézidis, le 3 août 2014, afin de mesurer les conséquences de cet acte horrible et son impact sur le quotidien des yézidis. Aujourd'hui, 85 % de la population yézidie vit dans des camps de déplacés, principalement au Kurdistan. Beaucoup de chrétiens et de yézidis ont été déplacés. Ils vivent dans des situations difficiles en raison du manque de nourriture et de lieux habitables. Beaucoup de déplacés n'ont pas accès à l'aide alimentaire, ce qui met leur vie en danger, sans parler des conditions d'hygiène difficiles.

Les enfants sont malades et non-scolarisés. La situation est donc très grave. Nous apprécions les efforts du peuple et du gouvernement du Kurdistan pour aider les familles yézidies, mais le sujet nécessite une coopération du gouvernement central et une mobilisation des institutions internationales.

Plus de 3 000 femmes yézidies sont actuellement aux mains de Daech, qui les vend comme des objets. Des gens les cachent toujours chez eux. Cela représente un véritable défi pour la citoyenneté.

Les yézidis vivent actuellement dans 17 camps de déplacés dans la région du Kurdistan. Ils sont sans espoir. Ils ont perdu confiance et sentiment d'appartenance. Ils vivent dans le doute. C'est une conséquence normale du génocide qu'ils ont subi par Daech. Ce génocide a considérablement influencé leur vie, leur manière de penser et leur comportement avec les autres.

L'envie de partir d'Irak est omniprésente. Plus de 500 000 chrétiens ont déjà décidé de quitter le pays, tandis que 100 000 yézidis vivent actuellement hors d'Irak. Le génocide de Daech a été commis à l'encontre de toutes les minorités, chrétiennes, shabak et autres. Sans position forte du gouvernement irakien, l'instabilité politique et la marginalisation conduisent évidemment les gens à préférer un départ. La situation décevante les pousse à raisonner comme cela.

De mon point de vue, la situation est pessimiste, sans sécurité, ni protection internationale. Tout cela affaiblit le projet de tolérance religieuse. Dans le même temps, je pense qu'il ne faut pas se décourager. Il faut continuer à travailler pour rechercher des solutions adéquates. Il s'agit d'un objectif stratégique pour assurer la coexistence, conformément au fondement des valeurs de citoyenneté.

Depuis trois ans et demi, je n'ai pas vu de véritable volonté gouvernementale d'assurer le retour des déplacés, dont le mécontentement est général. Nous ne voyons pas non plus de plan clair des Nations Unies pour organiser leur retour. Comment les déplacés peuvent-ils rentrer chez eux si le voisin qui les a trahis n'est pas puni ? Des criminels ont violé et tué des femmes yézidies. Or il ne peut pas y avoir de paix sans justice politique. Il faut donc punir les criminels et assurer une justice équitable. Justice doit être rendue aux victimes.

L'insécurité et la destruction des villages atteignent quasiment 80 %. Nous avons besoin d'un plan pour tout reconstruire, en commençant par les infrastructures. Nous manquons également d'un plan pour assurer la stabilité politique en coopération avec la communauté internationale. Le conflit régional autour de Sinjar est un autre souci. Ces problèmes doivent être réglés pour assurer la conception de la citoyenneté.

Nous pensons que le facteur essentiel pour mesurer le respect de la citoyenneté consiste à assurer la justice. Il est dommage que nous ne trouvions pas cela actuellement en Irak.

Les minorités font actuellement face à une menace réelle. L'Irak perd ses composantes ethniques et religieuses. Il faut accepter l'idée que la diversité de la société irakienne est un signe de force, et non un signe de faiblesse ou de divergence. L'Irak ne peut pas vivre en paix sans la participation de toutes ses composantes et sans assurer la liberté au travers d'une loi respectant l'égalité de tous les citoyens. Il faut que toutes les composantes de la société irakienne assument leurs responsabilités dans le processus de construction de la citoyenneté. Nous avons vraiment besoin d'une culture de la citoyenneté et d'une philosophie éducative basée sur une méthode vivante qui vise à respecter les comportements civils et les droits de l'homme.

Nous savons tous que le principe de la citoyenneté est basé sur la valeur de l'appartenance nationale, la valeur de l'égalité, le droit de tous à participer à la vie politique et la valeur de la liberté et de la démocratie. Une forte relation lie la conception de la citoyenneté et la conception de la justice politique. La citoyenneté prend toute son ampleur lorsqu'il existe une justice politique, loin de la discrimination, des écarts et de la marginalisation de l'autre. Lorsqu'il y a une justice, la conception de la citoyenneté se réalise vraiment dans l'esprit des gens.

L'état civil est basé sur un système qui valorise la paix, la tolérance et l'acceptation de l'autre, ainsi que l'égalité entre tous. On ne peut pas construire un état civil en mettant la politique et la religion ensemble. L'état civil est basé sur l'égalité entre les citoyens, dans leurs droits et leurs devoirs. Il n'existe pas d'état civil sans citoyenneté, et il n'existe pas de citoyenneté sans état civil. Malheureusement, on ne voit pas cela se réaliser en Irak, dans tous les domaines.

Le fait d'assurer une représentation des minorités dans le processus politique, que ce soit au parlement ou au gouvernement, est un devoir pour tous les citoyens. Pendant des années, le pouvoir a été monopolisé par les grands partis et les courants politiques importants.

Nous espérons, avec votre coopération, bâtir une société plus sûre, plus stable, où tous les Irakiens vivraient en respectant leur devoir, dans un état civil loin du terrorisme et de toute pensée malsaine ; une société où tout le monde vivrait en paix, dans la stabilité et le progrès.

Merci beaucoup.

M. Bruno RETAILLEAU - Merci à vous pour ces paroles fortes. Je rejoins tout à fait la définition que vous nous avez donnée de la citoyenneté. Vous avez remis dans le bon sens les termes qui font le titre de notre colloque : justice et réconciliation, justice et citoyenneté. Vous avez eu raison, même s'il s'agit d'un chemin de crête.

Nous avons maintenant quelques minutes pour répondre aux questions de l'assistance.

De la salle - Depuis ce matin, j'ai entendu parler d'implication et de promesse de changement. C'est bien. J'aimerais tout de même que nous revenions sur l'implication de puissances régionales et internationales, y compris la France. Sans reconnaissance, les mêmes évènements se reproduiront. Le même génocide a été commis dans le passé. Certaines puissances d'aujourd'hui y ont participé. Nous avons donc absolument besoin d'une reconnaissance pour empêcher que le même évènement ne se reproduise.

De la salle - La France est la cinquième puissance économique mondiale. Elle a voix au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Pourquoi la Syrie et l'Irak refusent-ils de faire partie de la CPI ? Pourquoi d'autres pays souhaitent-ils quitter cette institution, qui donne l'impression de ne juger que des Africains ? Qu'est-ce que la France pourrait faire ?

Par ailleurs, les commissions vérité et réconciliation ont toujours échoué sur le volet des réparations. Or, si la justice n'apporte pas de réparations, les victimes ne peuvent pas se reconnaître dans la justice. Comment faire en sorte que les crimes s'accompagnent de réparations ?

De la salle, Mgr Louis Raphaël Ier SAKO - le respect des droits de l'homme, la citoyenneté et le progrès ne s'obtiendront pas par des guerres atroces. Depuis 15 ans, l'Irak a beaucoup perdu. L'éducation des gens au respect de la vie, de la nature, de la paix et de la coexistence harmonieuse est un projet de long terme. Les guerres ont créé d'importantes fractures entre les différentes composantes de nos pays. Quel est le futur de la Syrie, de l'Irak, du Yémen ? Ces guerres sont sans issues. Tout cela est très triste.

J'aimerais vraiment que les discours religieux qui incitent à la haine et à la violence soient considérés comme des crimes contre l'humanité.

Mme Aurélia DEVOS - Le sujet de la justice pénale internationale est intrinsèquement politique, en même temps qu'il est judiciaire. Je ne suis pas diplomate, mais mon regard judiciaire extérieur me permet de constater un certain nombre d'éléments. Ainsi, l'action de la France aux Nations Unies a été assez volontariste, d'abord dans l'espoir que le Conseil de sécurité des Nations Unies trouve les moyens de saisir la Cour Pénale Internationale. Malheureusement, toute cinquième puissance mondiale qu'elle est, la France n'a rien pu faire contre les vétos qui ont été déposés au Conseil de Sécurité. Pour autant, un certain nombre de mécanismes ont été mis en place. Parallèlement, une réflexion a été menée au niveau national sur les juridictions nationales en second recours.

Il y a deux ans et demi, nous avons été officiellement saisis du fichier César, ce qui a permis d'amorcer le démarrage d'une enquête au niveau national. C'est peu, mais ce n'est pas rien. Ce n'est pas parce que nous ne pouvons pas tout que nous ne devons rien faire.

J'imagine mal la Syrie s'engager dans le processus de la Cour Pénale Internationale, alors même que de grands États comme la Russie, la Chine ou les États-Unis ne sont pas partis à la CPI et que d'autres États souhaitent quitter ce dispositif. Interrogeons-nous sur les raisons profondes de ces velléités de départ. Peut-être n'est-ce que conjoncturel. J'entends les critiques sur la Cour. Je ne défens pas la CPI, ce n'est pas mon rôle. Pour autant, je pense qu'elle porte intrinsèquement beaucoup plus que les juridictions nationales. La Cour fait des choix. Parce qu'il ne peut pas tout embrasser et tout juger, le procureur fait des choix. Par définition, il est donc suspect.

Enfin, il est vrai que les actes commencent souvent par des mots. Il ne faut pas les oublier dans ce type de crimes. Le statut de Rome prévoit l'incitation à commettre le génocide. Nous l'avons intégré dans le droit français en 2010. L'incitation au génocide est un crime.

M. Bruno RETAILLEAU - Ajouter des guerres aux guerres ou des frappes à d'autres frappes peut parfois déstabiliser davantage que stabiliser.

Mme Sandrine LEFRANC - À certains égards, il est vrai que les commissions de vérité ont échoué, probablement parce que les attentes étaient trop grandes. Pour autant, elles ont prononcé des mots.

Les réparations se traduisent évidemment par des indemnisations matérielles, mais elles se traduisent également par la reconnaissance du statut de victime et d'autres mesures d'accompagnement. Concrètement, il s'agit de la possibilité pour un enfant chilien né de parents disparus de ne pas faire son service militaire, donc de ne pas cohabiter avec ceux qu'il perçoit comme les assassins de ses parents.

Les commissions vérité et réconciliation sont mises en place très rapidement après les faits violents. Pour l'essentiel, elles formulent des recommandations, dans un contexte où souvent, des lois d'amnistie interdisent les dommages civils. Par ailleurs, les réparations sont difficiles quand les violations des droits de l'homme ont été massives. Au Pérou, les victimes sont au nombre de 70 000. Dès lors, les réparations sont constitutives d'une véritable politique sociale, avec des coûts énormes.

Enfin, les réparations comptent, elles font énormément de bien aux victimes, mais il ne faut pas en attendre trop. La réconciliation et la justice sont d'autres points très importants.

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie toutes les deux pour ces réponses claires et précises.

J'invite maintenant Jan KUBIS, ancien ministre des Affaires étrangères slovaque, ancien représentant des Nations Unies en Afghanistan, représentant spécial et Chef de la Mission d'assistance des Nations Unies en Irak ; et je l'invite à tracer des perspectives, à lever des espérances notamment pour l'Irak.

CONCLUSION PROSPECTIVE : L'IRAK ET LES DÉFIS DE LA CITOYENNETÉ ET DE LA JUSTICE

M. Jan KUBIS, Représentant spécial et Chef de la Mission d'assistance des Nations Unies en Irak

Les thèmes de la citoyenneté et de la justice sont tout à fait critiques pour la période post-État Islamique en Irak. L'Irak a besoin de stabilité durable pour garantir son unité et mettre fin au cercle vicieux de la violence et du terrorisme. L'État Islamique n'est que la dernière incarnation d'actes de terrorisme commis par de nombreux groupes. Avant cela, des dictateurs massacraient leur peuple. Encore avant, des victimes avaient été forcées à quitter le pays en raison des pressions qu'elles subissaient. Il suffit de se souvenir de l'exode des juifs irakiens, qui formaient pourtant une composante relativement importante du vieil Irak.

Nous ne devons pas nous inscrire uniquement dans la perspective de la situation actuelle. Prenons-la comme un point de départ après la tragédie qui vient de frapper le pays. D'ailleurs, cette tragédie est née et s'est développée en Irak. Elle n'a pas été importée. Dans leur majorité, les combattants de Daech étaient irakiens. Il ne faut pas l'oublier. Ce n'est pas par hasard si Daech a reçu autant de soutien en Irak.

Aujourd'hui, une porte s'est ouverte. L'État Islamique a prouvé qu'il ne pouvait pas offrir de solution viable. La population s'en est rendu compte. Nous avons une chance. Saisissons-la en déployant des instruments et des approches qui nous permettront de relever les défis qui se posent depuis 2003. Cela concerne notamment la citoyenneté, la justice et la réconciliation.

Il y a encore 3 millions de personnes déplacées en Irak, et des centaines de milliers de personnes qui ont quitté leur pays. Beaucoup d'entre elles voudraient rentrer. Il est indispensable d'organiser les conditions d'un retour sûr et durable, pas uniquement sur un plan matériel, mais également sur un plan juridique et politique. Ces populations doivent sentir qu'elles font partie intégrantes du pays.

La stabilité est liée à toutes les mesures qui seront mises en place après la victoire militaire contre l'État Islamique. Cette victoire a été cruciale. Il ne faut pas oublier que plusieurs communautés de la population irakienne se sont alliées pour combattre Daech.

Je suis arrivé en Irak il y a 3 ans, lorsque Daech était présent à Bagdad et que Tikrit n'avait pas encore été libéré. Ramadi était sur le point de tomber. A l'époque, l'on disait déjà qu'il fallait faire les choses autrement. Ce discours ne provenait pas que des élites.

Il était également celui des chiites, qui formaient la colonne vertébrale du système politique en place. Les représentants des élites chiites reconnaissaient eux-mêmes qu'il y avait quelque chose de perverti à la base. Ils parlaient déjà de réconciliation, de citoyenneté et de justice. Je crois qu'ils étaient sincères. Ils voyaient bien que l'unité de leur pays était remise en question, non seulement par l'État Islamique, mais également par les Kurdes, qui ont même pensé que la défaite de Daech était le bon moment pour eux de se séparer du pays. L'unité même de l'Irak était ainsi remise en cause.

La situation actuelle est différente de 2003. L'Irak est composé de différents groupes et communautés. Il convient d'en tenir compte. Les prochaines élections seront un jalon crucial. Il en ressortira un nouveau gouvernement et un nouveau programme. Il s'agira de faire en sorte que les idées soient mises en oeuvre. Le gouvernement actuel a dû composer avec un certain nombre d'obstacles, au premier rang desquels le combat contre Daech. Le prochain gouvernement n'aura pas cette excuse. Il devra petit à petit s'acheminer sur la voie de la transition. La période de transition a démarré en 2003, mais elle est loin d'être terminée. Les vieilles habitudes ont disparu. Un nouvel ordre a été mis en place, mais il n'est pas solide. Certains de ces éléments ne doivent pas être maintenus.

De nombreux partis politiques participeront aux prochaines élections. Ils sont convaincus que l'approche sectaire et confessionnelle n'a plus lieu d'être, qu'ils doivent s'intéresser à l'égalité et aux citoyens. Je leur demande de mettre cela en pratique à l'avenir.

Les différentes composantes de l'Irak ont une lecture différente de ce que doit être la justice. Pour la majorité des chiites, il faut prioritairement s'attaquer aux atrocités commises par l'ancien régime.

Pour les sunnites, il s'agit de s'attaquer à la marginalisation dont ils sont victimes, mais les chiites y voient un risque de démantèlement de l'ordre contractuel et le retour au régime précédent, qui a commis de nombreuses atrocités dans le pays et la région. Les arguments des uns et des autres sont tout à fait valables. Néanmoins, comment faire face à la situation post-Daech ? Des Irakiens se sont rangés aux côtés de Daech. Des femmes ont perdu leurs maris, tués pendant la guerre. Que vont-elles devenir ? La société irakienne est également constituée de groupes vulnérables et de minorités. Ainsi, comment prendre en charge les femmes qui ont été mises en esclavage par Daech, et que certains considèrent comme des partisanes de Daech ?

De leur côté, les Kurdes ont une lecture différente de ce que la justice pourrait signifier pour eux. Ils souhaitent la mise en oeuvre de la constitution et demandent, à tout le moins, que les droits de leur région fédérale soient reconnus. La population du Kurdistan veut un bon gouvernement. Après ce qu'elle a vécu en 1991, puis en 2003, cette population est très déçue.

Comment se fait-il que la minorité chrétienne ait diminué de moitié entre 2003 et 2014 ? Des centaines de milliers de personnes ont fui les avancées de Daech. Elles demanderont des comptes, comme le feront les yézidis, qui ont été victimes d'une véritable politique de génocide.

Le défi est absolument immense pour l'Irak et son système politique. Tout le monde comprend bien qu'il faut faire différemment. Il s'agit d'une opportunité. Une porte s'ouvre. Saisissons-la. Nous devons travailler avec tous nos amis, partout en Irak, écouter ce qu'ils ont à dire et comprendre leurs besoins. Jusqu'à présent, il nous manque une chose : nous ne savons pas comment introduire la voix des minorités, des femmes et des jeunes dans un discours qui est monopolisé par les politiques.

L'an dernier, les Nations Unies ont organisé une série de tables rondes dans 8 provinces d'Irak. Les participants nous ont évidemment parlé de stabilité, d'emploi et de corruption. Au-delà, ils ont également demandé, notamment, que soit éradiqué l'extrémisme, que les sermons religieux soient réglementés, que les discours haineux, le racisme et l'incitation à la provocation sectaire soient interdits, qu'il soit enfin tenu compte de la place des minorités. De nombreux propos sont allés dans ce sens, partout où nous sommes allés. Nous devons écouter ces personnes et essayer de les intégrer à un processus politique valable.

M. Bruno RETAILLEAU - Je vous remercie pour cette intervention spontanée. Je suis très heureux que les Nations Unies travaillent dans le même sens. Nous serons très attentifs aux résultats des élections du 12 mai prochain en Irak.

Nous vous remercions, Monsieur Kubis, pour cette mise en perspective.

J'appelle maintenant Monsieur Christian Cambon, président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, lointain successeur de Georges Clémenceau, afin de conclure nos travaux.

CONCLUSION GÉNÉRALE

M. Christian CAMBON, Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat

Je voudrais d'abord saluer l'initiative du Président Bruno Retailleau, qui fait preuve d'une mobilisation constante sur la question des minorités d'Orient. Ce colloque vient de démontrer que la reconquête militaire observée en Irak et la réussite des offensives menées contre Daech dans la région ne seront décisives que si elles sont suivies d'un retour à la concorde civile dans les pays concernés. Celle-ci passe en premier lieu par l'accession de toutes les minorités à une citoyenneté pleine et entière, garantissant une égalité de droits et un accès à la justice. L'un ne va pas sans l'autre, comme ont pu le souligner les échanges de cet après-midi.

Ces valeurs sont au coeur du message de la France dans la région, et plus particulièrement en Irak. Il ressort de ce colloque que l'Irak pourrait être un laboratoire en ce qui concerne les conditions d'expression de la liberté religieuse, la citoyenneté et la réconciliation. Il est indispensable que ce laboratoire produise des résultats, sans quoi les germes de la guerre civile prospèreraient une nouvelle fois. Je pense particulièrement à Mossoul, souvent présentée comme un des symboles de la chute de l'État islamique. Cette ville à majorité sunnite doit faire l'objet d'une véritable attention du pouvoir irakien et de la communauté internationale. Ses un million et demi d'habitants ne doivent pas être laissés de côté, sous peine de créer de nouvelles frustrations.

Comme l'a répété à plusieurs reprises le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, devant notre commission : nous devons garder à l'idée que les combattants ne vont pas disparaître comme par enchantement. Certains vont se diriger vers d'autres territoires, que ce soit l'Afghanistan ou plus à l'est, jusqu'à la Malaisie ou les Philippines. D'autres reprendront le chemin de la vie civile, en attendant que les circonstances se retournent.

La France se place d'ores et déjà en Irak dans une phase de reconstruction. Partenaires dans la bataille, nous souhaitons désormais être partenaires de la paix. Notre pays dispose d'une bonne image, liée pour partie à notre présence dans les airs et au sol et durant les combats : l'apport de la task force Wagram a ainsi été très apprécié du commandement de l'armée irakienne. Cet a priori positif envers la France doit nous aider à faire progresser un dialogue national constructif et avancer l'idée d'une constitution irakienne permettant l'autonomie d'un Kurdistan irakien au sein d'un Irak intégré respectant chaque communauté, yézidie, chrétienne, chiite et bien sûr sunnite.

Ce texte inclusif pourra être le préalable à la réalisation de trois objectifs : la reconstruction, la stabilisation et, surtout, la réconciliation nationale.

Sans adoption d'une telle loi fondamentale, les sommes colossales que la communauté internationale s'est engagée à mobiliser en Irak au cours des prochaines années afin de faciliter la reconstruction du pays seraient, au mieux, perdues ou, au pire, exacerberaient un peu plus les tensions internes. La reconstruction n'est pas seulement matérielle ; elle est également humaine et sociale. Aucune région et aucune communauté, particulièrement celles qui ont été marginalisées dans l'histoire récente de l'Irak ou qui ont été martyrisées par Daech, ne devront donc être laissées de côté.

Le coût de la reconstruction est d'ores et déjà estimé à plus de 70 milliards d'euros. Là encore, la France assumera sa part, comme en témoignent les financements qu'elle va apporter grâce à l'Agence française de développement à des projets dans les secteurs de l'eau, de l'énergie et de la restauration des filières agricoles. Je vous parlais de Mossoul. La France s'est engagée à verser 2,5 millions d'euros au Programme des Nations unies pour le développement, pour qu'il facilite la réhabilitation de la faculté de médecine de l'université de Ninive, ainsi que la faculté des arts et le département de français de l'université de Mossoul. Cette action n'aura cependant de sens que si elle permet aux populations locales d'avoir le droit d'y accéder.

Le processus inclusif que la France appelle de ses voeux concerne bien évidemment les sunnites, mais aussi les chrétiens d'Orient et les autres minorités. La France est particulièrement attachée à la défense de ces communautés.

Notre pays a une relation historique avec les chrétiens d'Orient, depuis l'accord de 1535 avec l'Empire Ottoman jusqu'au discours de Jacques Chirac en 1996 à l'église Sainte-Anne de Jérusalem. Rappelons-nous de ses mots en direction des chrétiens d'Orient : « Vous êtes indispensables. Ne désespérez pas. Ne quittez pas cette terre. Vous demeurez, aujourd'hui comme hier, une garantie de respect de l'autre et de tolérance pour la société qui se crée. En cela, vous êtes nécessaires à la paix ».

Plus de vingt ans après, les mots du président de la République sont malheureusement d'une actualité douloureuse. Depuis ce discours, en une génération, la population chrétienne d'Irak aurait diminué de 75 %. Il s'agit d'un bouleversement tragique, pour les personnes concernées bien sûr, mais aussi pour l'ensemble de ce pays, tant l'appauvrissement de la diversité porte de conséquences négatives en termes de développement et de stabilité.

Dans le même temps, l'engagement français a, quant à lui, été renouvelé et élargi à toutes les minorités de la région. N'oublions pas que c'est à l'initiative de la France que les Nations Unies se sont saisies du sujet en mars 2015, puis qu'une conférence internationale a été organisée à Paris quelques mois plus tard.

Il s'agit aujourd'hui pour nous de défendre l'histoire de ces communautés, qui est aussi, au fond, notre histoire, car notre civilisation d'Europe occidentale est le fruit de l'essaimage du Moyen-Orient, et ce faisant de contribuer à ce qu'elles disposent d'un avenir sur leurs terres.

Mme Vian Diakhil vient de nous parler du sort de la communauté yezidie. Son premier droit est déjà de pouvoir retourner chez elle. La France a pris des initiatives, notamment en matière de déminage, dans la région de Sinjar, dans le nord de l'Irak, afin favoriser le retour du peuple yézidi. C'est une première étape absolument indispensable.

Plus largement, nous ne pouvons admettre que ces citoyens à part entière soient sempiternellement considérés comme des ennemis de l'intérieur, et donc privés de leurs droits élémentaires. L'Europe a connu par le passé de semblables pratiques, elle a su s'en affranchir pour se réinventer et accéder à une paix durable. Je souhaite le même destin à l'Irak et à l'ensemble de la région. Je me tourne vers nos amis de la région pour leur dire que l'Europe n'intervient pas, dans ces questions, en donneuse de leçons, mais plutôt en témoignage des déchirements que nous avons connus dans le passé, des souffrances que les pays européens se sont infligés entre eux et de la façon dont nous nous sommes efforcés de les surmonter.

La dernière partie de votre colloque a insisté sur la question de la justice. Là encore, la comparaison avec l'Europe est frappante. Notre continent n'a pu commencer à tourner la page du Troisième Reich et de la seconde guerre mondiale que lorsque les crimes ont pu être nommés, puis punis.

L'élaboration d'une nouvelle constitution, fut-elle la plus inclusive possible et la plus à même de restaurer la confiance, ne pourra effacer les exactions et les souffrances.

La France sera donc vigilante sur cette question de l'impunité. La communauté internationale dispose désormais d'outils qui ont fait leurs preuves, en Europe mais aussi en Afrique et en Asie. Nous devons permettre à ces structures de se déployer pour que les enquêtes indispensables soient menées et qu'un jugement soit rendu.

Nous devons proposer l'adaptation des expériences passées au contexte local irakien. Je pense à l'exemple cambodgien, particulièrement intéressant car, comme en Irak, on a pu observer une volonté totalitaire d'élimination de l'autre, de destruction de sa culture et de ses racines. La France soutient les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens depuis leur établissement en 2006. Elle appuie directement leurs travaux, élément de consolidation de la paix et de l'État de droit au Cambodge. Elle pourrait sans doute en faire de même en Irak, si tel était le souhait des Irakiens.

N'oublions pas qu'il y a là aussi urgence. La durée dans laquelle s'inscrit la justice si elle est trop longue peut aboutir à un phénomène d'oubli, de lassitude des victimes et de disparition des témoins comme des bourreaux. On a pu l'observer au Cambodge.

Dans le cas irakien une difficulté supplémentaire vient de ce qu'après cette période de troubles extrêmes étalés sur plus de trente ans (guerre avec l'Iran, deux guerres du Golfe, Daech) les minoritaires sont encore plus minoritaires.

La qualité de nos échanges a néanmoins montré que l'Irak est peut-être à un tournant qui laisse croire à une lueur d'espoir, après une période très sombre. L'apaisement, la justice et la réconciliation permettront, nous voulons y croire, au pays de retrouver sa place, si importante pour l'équilibre de la région. Dans l'absolu, l'Irak a de formidables atouts dont tous ses habitants pourraient profiter si la paix et la sécurité revenaient durablement dans le pays. Ce colloque montre une fois de plus que la défense des chrétiens et des minorités d'Orient dépasse largement le sort de ces communautés et s'affirme comme le combat pour la préservation des valeurs fondamentales qui nous sont chères : vivre-ensemble, dignité et justice.

Défendre les minorités au Moyen-Orient, c'est tout simplement défendre l'âme du Moyen-Orient, son vrai visage ; c'est respecter son passé et préserver son futur.

M. Bruno RETAILLEAU, Président du Groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient du Sénat

Je voudrais remercier chacun des intervenants, dont certains sont venus de loin. Je veux particulièrement saluer l'ambassadeur d'Irak en France et l'ambassadeur de France en Irak, qui nous ont beaucoup aidés à organiser ce colloque.

Cette journée illustre ce lien fort, tissé dans la trame de l'histoire, qui unit la France à cet Orient blessé et fracturé. Blessé et fracturé, tel est le visage qu'offre l'Irak aujourd'hui. Malgré la défaite militaire de l'État Islamique, qui est bien loin de signer sa totale capitulation, et malgré le combat des artisans de la paix qui oeuvrent quotidiennement et concrètement pour la reconstruction de l'Irak, les blessures et les fractures demeurent. Nous les avons constatées lors de notre mission parlementaire de début d'année en Irak, mais également au Liban. Nous les avons vues dans le regard de ceux qui ont connu l'indescriptible. Nous les avons entendues dans la bouche de ceux qui ont vécu l'indicible. Ce sont les blessures infligées par un nouveau totalitarisme, qu'il faut nommer, désigner et punir. Ses crimes sont des crimes contre l'humanité. Il faudra bien les juger un jour. C'est l'exigence de justice.

Les fractures sont confessionnelles, communautaires, et parfois même régionales. Elles sont indiscutables et incontournables, mais elles ne sont pas indépassables. C'est ce que nous voulons croire. Le ciment de la citoyenneté peut, à terme, contribuer à les combler.

Après la victoire militaire contre Daech et à l'approche des élections du 12 mai, nous n'avons pas seulement le droit d'espérer pour l'Irak. Nous avons un devoir d'espérance pour tous les Irakiens. Nous avons le devoir de ne pas céder à la facilité. A force d'être pessimistes, il existe un risque : que les prophéties catastrophiques se réalisent.

Ce colloque est aussi le regard de l'intelligence. Nous ne pouvons voler vers l'Orient compliqué avec des idées simples. Cette tentation de la simplification existe en Occident. Elle se nourrit d'une certaine ignorance sur la multiplicité des histoires et la complexité des mémoires. Elle ressurgit également sous le coup de l'émotion suscitée par la diffusion d'images choc. L'émotion est légitime. Elle est même nécessaire et humaine. Toutefois, l'émotion ne fait pas une politique ; elle ne saurait se substituer à la réflexion, à ce qui doit guider l'action dans le long terme, que ce soit en Irak ou en Syrie.

Ce colloque ne vise en aucun cas à porter un regard d'ingérence. La justice pour laquelle nous plaidons doit être rendue en Irak au nom des Irakiens, qui sont les premières victimes de l'État Islamique, y compris s'agissant de nos ressortissants, qui vous ont fait tant de mal, qui nous ont fait tant de mal. Bien sûr, la communauté internationale est concernée au vu de la nature des crimes commis. Il importe que le recensement de ces crimes et la collecte des preuves soient méticuleusement réalisés. C'était le sens de la résolution 2379, qui vise à créer une équipe d'enquête internationale des Nations Unies sur les crimes commis en Irak.

Pour le reste, c'est d'abord aux Irakiens de décider entre le recours à la Cour Pénale Internationale, le recours à un tribunal international spécial ou le recours à un tribunal national spécial. Le choix et la méthode relèvent de la souveraineté irakienne, et d'elle seule. Il ne saurait y avoir de réconciliation si certains Irakiens ont le sentiment que la justice a été celle des autres.

Ce qui vaut pour l'exigence de justice vaut pour l'exigence de citoyenneté. Nous avons, en France, notre conception de la citoyenneté. Elle est le produit d'une histoire singulière et d'une construction multiséculaire de l'État-nation. Cette conception n'a pas prétention ou vocation à devenir universelle. Si tel était le cas, l'Irak ne pourrait, ni ne voudrait l'épouser. Nos sociétés occidentales, minées par un certain individualisme, sont sans doute mal placées pour donner des leçons de citoyenneté. Le chemin de la citoyenneté n'est pas équivoque, que ce soit en Occident ou en Orient. À l'Irak de tracer le sien.

Il y a tout de même, sur ce chemin, des étapes qui sont incontournables parce qu'elles renvoient à l'expérience commune des peuples. Il s'agit d'abord de la reconstruction, y compris institutionnelle, pour que l'État irakien puisse exercer sa souveraineté et garantir la sécurité de tous.

L'élimination de Daech permet d'avancer, mais elle ne signifie pas la disparition de la menace. Les combattants de l'État Islamique n'ont pas tous été neutralisés ou arrêtés. Il existe encore des cellules dormantes. De nombreux islamistes se sont fondus dans la population. Le mode opératoire s'est modifié, avec une recrudescence des attentats. Tout ce qui peut contribuer à aider l'État irakien à l'élimination de la menace djihadiste doit être mis en oeuvre, avec l'appui de la coalition internationale et des Nations Unies.

La reconstruction est aussi économique. La conférence de Koweït a donné le coup d'envoi d'une mobilisation internationale pour laquelle la France est aux avant-postes. Il y a tant à faire dans les domaines des infrastructures, de l'énergie, de l'eau ou de l'agriculture. La France est prête à offrir son expertise et à coopérer en de nombreux domaines.

À l'enjeu de la reconstruction s'ajoute l'épineuse question de la réconciliation. L'unité irakienne ne saurait se faire à travers la négation de la diversité des Irakiens. Cette négation offrirait une victoire posthume aux djihadistes. Pour rester lui-même, l'Irak doit rester pluriel. De ce point de vue, la situation est critique. Les composantes sont devenues encore plus minoritaires. Je pense notamment aux chrétiens, dont la population a diminué de près de 70 % en Irak depuis 2003. Je pense également à la communauté yézidie, particulièrement éprouvée par les crimes de l'État Islamique. Je pense bien sûr au peuple kurde, dont les liens avec la France ont été renforcés dans cette fraternité d'armes face à Daech. Parce que nous sommes attachés à l'unité irakienne, nous nous réjouissons de la reprise du dialogue entre Erbil et Bagdad.

Quelle forme doit prendre la reconnaissance de la diversité irakienne ? Faut-il aller jusqu'à une stricte séparation des religions et de l'État ? Faut-il suivre le chemin d'une assez large décentralisation ? Certains le croient. Quant au régime confessionnel qui vise à une égale représentation politique, il a des vertus, mais ne présente-t-il pas également des limites ? Ici aussi, l'Irak doit choisir librement et collectivement.

J'ai la conviction que l'espace de la réconciliation ne saurait se limiter à la seule dimension institutionnelle, voire politique. Certes, il revient au pouvoir politique de garantir certains principes. Je pense à la liberté de conscience, à la liberté religieuse ou à l'égalité des droits dans l'espace public. Toutefois, l'expérience d'autres pays, eux-mêmes déchirés par de terribles fractures (Liban, Afrique du Sud, Irlande du Nord), montre que le processus de réconciliation est à la fois plus vaste et plus profond. L'exigence d'unité ne peut pas et ne doit pas être uniquement l'affaire des responsables publics ; elle doit associer la société toute entière. Je crois aux vertus de l'éducation. Je crois aussi à la capacité à réformer les enseignements de la religion.

Le processus de réconciliation obéit à des mécanismes dont les ressorts sont également intimes et intérieurs, voire spirituels. Je pense à l'Afrique du Sud, à la commission vérité et réconciliation et à cette expérience singulière du pardon.

Bien sûr, en Irak, les blessures sont encore trop vives, les plaies trop ouvertes, et le pardon ne se décrète pas, pas plus qu'il ne saurait évidemment se substituer à la justice. Néanmoins, il y a déjà eu des actes de pardon et de réconciliation en Irak, et il y en aura d'autres. Ce temps doit être recherché et espéré. Cette grande idée de la justice et de la citoyenneté ne peut être le fruit que de cette petite espérance de rien du tout, mais qui peut pourtant tout ; de cette petite flamme qui brûle dans le regard des Irakiens, et que les barbares de l'État Islamique ne sont pas parvenus à éteindre. Tant que cette flamme brûlera, alors l'Irak vivra ; alors il y aura une espérance et, avec elle, une certaine idée de l'Irak et de la France.

BIOGRAPHIES DES INTERVENANTS

PROGRAMME DU COLLOQUE


* 1 Membres du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens et les minorités au Moyen-Orient présidé par M. Bruno RETAILLEAU :

http://www.senat.fr/commission/groupe_solidarite_chretiens_et_minorites_moyen_orient.html

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N° GA 150 - Juin 2018

* 2 Sous l'Empire romain, ligne fortifiée courant parallèlement à la frontière face aux pays barbares ou aux déserts.

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