colloque Russie



Table ronde : Investir et produire à Moscou et dans les régions de Russie

Présidée par :

Jean-François COLLIN, Ministre Conseiller pour les Affaires Economiques et Financières, Ambassade de France en Russie

et par :

Jean-Claude ABEILLON, Président de la Section Russie des Conseillers du commerce extérieur de la France, Directeur général, Cifal

co-animée par :

Guy AUBRET, Président, BelgoHolding Ltd ;

Benoît BECH, Directeur financier, DMT ;

Peter CAIRNS, Directeur général, Axalto.

I. Introduction

Jean-François COLLIN

Je vous propose que nous nous penchions pour commencer sur les raisons pour lesquelles un entrepreneur est amené à envisager de s'implanter en Russie : quels objectifs poursuit-il à travers un tel projet ? S'agit-il d'une étape indispensable pour se développer sur le marché russe ou vendre en dehors de celui-ci ?

Nous pourrons étudier ensuite quelles difficultés se font jour lorsque des sociétés françaises souhaitent investir en Russie. Mais je vous propose d'abord de commencer par un tour de table afin que chacun se présente.

Jean-Claude ABEILLON

La Section Russie des Conseillers du commerce extérieur regroupe 45 entreprises, dont la plupart sont implantées à Moscou. Toutes ces entreprises ont investi dans des réseaux de vente ou d'achat en Russie. Une quinzaine d'entre elles produit des services localement et une douzaine ont une production plus industrielle. Plusieurs de ces entreprises sont aujourd'hui devenues de gros employeurs dans le pays. C'est le cas, par exemple, d'Auchan, dont l'effectif dépasse 2 000 personnes, ou de Renault, dont l'effectif dépasse 1 200 personnes.

II. Les raisons d'une implantation en Russie

Peter CAIRNS

Axalto a décidé de s'implanter en Russie il y a trois ans afin de conquérir de nouvelles parts de marché, sur des produits tels que les GSM, les cartes SIM et les cartes bancaires. Depuis trois ans, je suis chargé de la mise en place d'un centre de production en Russie. En dix mois, notre part de marché est passée de 10 à 35 %. Nous avons ainsi pu, pour un investissement initial relativement modeste (5 millions d'euros), bénéficier d'un retour sur investissement sur neuf mois. De toute évidence, notre intérêt pour le marché russe repose d'abord sur la croissance de ce marché.

Jean-Claude ABEILLON

Ce retour sur investissement était-il plus rapide que vous ne l'aviez envisagé au départ ?

Peter CAIRNS

Ce retour sur investissement était conforme à ce que nous avions prévu.

Guy AUBRET

Je suis Président de BelgoHolding, propriétaire de filiales agroalimentaires en Russie, en particulier dans la filière porcine. Je travaillais auparavant en France, pour une société dont le volume des exportations vers la Russie était tel qu'il est rapidement apparu comme une évidence que nous devions implanter une unité de production sur place.

Je me suis ainsi retrouvé en charge de l'implantation d'un site de production en Russie avec pour engagement de développer une filière porcine, des élevages à l'abattoir en passant par la recherche en génétique. La production a démarré en 2001 et nous avons aujourd'hui 10 000 truies. La Russie a joué un rôle de précurseur dans le monde porcin il y a quelques années, en conséquence de quoi les ratios de productivité s'établissent aujourd'hui au niveau des standards européens et américains.

Benoît BECH, Directeur financier, DMT

DMT conçoit, fabrique et exporte des usines clés en main dans le domaine de l'emballage plastique. Il s'agit de gros ensembles industriels de 100 à 200 mètres de long, réalisés à travers des contrats de deux ans. DMT réalise un chiffre d'affaires d'environ 100 millions d'euros depuis deux ans et a quadruplé son chiffre d'affaires en cinq ans. Nous réalisons 100 % de nos ventes à l'export. Le marché russe a disparu pendant une dizaine d'années mais le maintien d'une veille commerciale nous a permis de rester vigilants. Nous avons décidé, en 2000, d'ouvrir un bureau de représentation, en embauchant des personnes que nous connaissions qui travaillaient dans les sociétés d'Etat de la chimie. Ces personnes ont joué un rôle de « défrichage » et de redécouverte de la Russie, pendant trois ans, avant la signature du premier contrat. Le marché russe est aujourd'hui, pour notre société, un des tout premiers marchés, devant la Chine. C'est ce qui justifie le renforcement de notre dispositif sur place : de nouvelles prestations, comme la logistique ou le suivi de chantier, deviennent en effet indispensables pour garantir notre compétitivité sur ce marché en devenir.

Jean-Claude ABEILLON

Je vais maintenant m'exprimer en tant qu'acteur économique et directeur général de la société CIFAL. Celle-ci a fait partie des premières sociétés officiellement accréditées. Nous étions une société d'ingénierie technique qui vendrait des usines clés en main et nous nous sommes transformés, au début des années 90, en une entreprise spécialisée dans la vente à l'industrie, en nous concentrant sur l'énergie et en utilisant Moscou comme base pour nous implanter sur les autres territoires de la CEI : républiques du pourtour caspien et, plus tard, l'Ouzbékistan. Plus tard, à compter de l'année 2000, la stabilisation politique et économique nous a permis de continuer à accompagner les évolutions du marché russe, devenu plus mature, en nous organisant par filières industrielles et en ouvrant des filiales de droit russe.

Jean-François COLLIN

On voit que les motivations peuvent être différentes, suivant les cas. La Russie ne semble pas être, en tout cas, un marché de délocalisation de production pour des produits ou services qui ne seraient pas destinés au marché russe.

Philippe PINTAT, Evereast International

Je travaille pour le développement de PME en Russie et dans les pays de l'Est. J'aimerais savoir quel a été le facteur déclenchant des décisions d'investissement présentées, qui concernent des projets de taille importante : un réseau était-il déjà connu par le passé ou une opportunité de financement a-t-elle joué ce rôle de déclencheur ?

Guy AUBRET

Dans notre cas, l'étude de marché était aisée à réaliser : le consommateur russe consommait 35 kgs de porc par an dans les années 90 et ce niveau est tombé à 15 kgs dans les années 2000, notamment pour des raisons de pouvoir d'achat. La Russie a protégé son marché par des quotas afin de favoriser les productions locales. Cela constituait une opportunité intéressante pour nous. J'ai ainsi monté un fonds d'investissement avec quelques amis, en investissant 15 millions d'euros pour la première tranche. Il a ensuite fallu rassembler des compétences : spécialistes de l'élevage, de la génétique, de la production d'aliments. Nous avons ainsi pu démarrer les premières fermes avec de nouvelles technologies, afin de valider nos savoir-faire avant d'étendre la démarche, en ouvrant le capital à un partenaire russe. Nous disposons aujourd'hui de six installations, dont le coût unitaire est de 25 millions d'euros.

De la salle

Quel est votre partenaire russe ?

Guy AUBRET

Il s'agit d'un industriel déjà présent dans le domaine de la viande, qui souhaitait intégrer l'ensemble de la production.

Jean-François COLLIN

Comment s'est fait le choix de ce partenaire ?

Guy AUBRET

En fait, j'ai omis de préciser qu'en même temps que nous nous installions, nous avons été approchés par une banque russe qui nous a ensuite aidés financièrement dans notre développement.

Daniel HALIMEN, Lafarge

Nous sommes présents en Russie depuis 1996. Nous examinons aujourd'hui la faisabilité d'un accroissement des capacités de production à travers la construction d'une usine. Quelles sont les difficultés rencontrées par les entreprises pour les procédures de permitting et pour le choix des entreprises qui vont les accompagner dans la réalisation de leurs projets ?

Benoît BECH

Aucun de nos clients n'est un nouveau venu. Ce ne sont pas nécessairement des spécialistes de la pétrochimie mais toutes ces sociétés avaient déjà une expérience de la gestion de projet et de construction d'ouvrages à vocation industrielle ou commerciale. Ce n'est pas suffisant car notre activité comporte un important volet technique, avec de nombreux paramètres à respecter (notamment sur le plan environnemental). En tant que responsables de la prestation globale, qui inclut jusqu'à l'architecture des bâtiments industriels qui vont héberger les lignes de la production, nous devons délimiter le champ d'intervention des différentes parties prenantes. Nous définissons ainsi précisément, dans le contrat, les limites de responsabilités de chacune des parties et nous sommes toujours d'accord avec le client quant au choix de la société qui assurera la supervision du chantier. Nous sommes donc présents dès le premier coup de pioche.

Ainsi, pour deux des quatre premiers projets que nous avons conduits, nos clients ont travaillé avec la société d'ingénierie allemande U2, laquelle peut se prévaloir de références solides dans le domaine de la pétrochimie. Il faut également signaler qu'une fois sur deux, les bâtiments qui nous sont fournis ne sont pas neufs : il s'agit souvent de bâtiments cédés par les autorités locales, en contrepartie de quoi nous devons reprendre le personnel local, en situation de chômage technique suite à l'abandon de certaines activités. C'est là une spécificité de la Russie, laquelle peut générer de réelles difficultés pour les ingénieurs, du fait de la configuration des locaux, qui n'est pas forcément adaptée aux nouvelles activités que nous entendons promouvoir. Néanmoins on ne peut pas toujours refuser ce type de proposition, qui permet d'alléger significativement le coût d'un projet.

Jean-Claude ABEILLON

Je voudrais souligner que l'investissement en Russie ne suppose pas nécessairement un investissement industriel : de nombreux producteurs de services sont en effet présents aujourd'hui parmi nous, dont certains se sont mis à leur compte ou interviennent pour le compte de sociétés internationales (services juridiques et fiscaux, services bancaires, etc.). Depuis le début des années 90 et pendant au moins une dizaine d'années, les acteurs qui ont investi sur le marché se sont pratiquement abstenus de faire appel aux ressources publiques. Cela n'a pas empêché, malgré tout, que de nombreux investissements se réalisent.

S'agissant du choix du partenaire, la diversité des situations est grande. On peut cependant observer qu'au cours des années 90, plusieurs cas de spoliation sont survenus mais ont donné lieu à des actes de régulation plus ou moins efficaces, souvent en fonction du soutien apporté par les institutions publiques qui accompagnaient l'investisseur étranger. On peut se souvenir que Danone a réalisé son premier investissement en Russie en rachetant l'usine « Bolchevik » de biscuits secs, située au coeur de Moscou. A contrario , Michelin a investi récemment sur un terrain vierge. Dans le fond, tout se rapporte à une question de rapports de force. On peut aussi constater la mise en oeuvre de stratégies radicalement différentes, dans le secteur pétrolier ; ainsi, BP a fait le choix de s'associer à des oligarques russes, tandis que Total s'est toujours refusé à le faire.

Nicolas KATCHAROV, Electricité de France

EDF a fait quelques tentatives d'opérations sur le marché russe dans les années 90, avant 1998, et a investi des fonds importants, à la hauteur des besoins du marché énergétique russe. Ces projets ont ensuite été arrêtés, à partir du moment où les profits commençaient à se faire jour. Nous maintenons aujourd'hui une présence plus diplomatique qu'industrielle dans le pays, en attendant de connaître la suite des évènements. Percevez-vous, pour votre part, un changement de comportement de la part de l'appareil d'Etat, des gouverneurs et des décideurs publics ?

Jean-Claude ABEILLON

Lorsque EDF a cessé ses efforts, je crois que cela n'était pas dû uniquement au marché russe : l'Entreprise rencontrait alors des difficultés importantes en Amérique latine et en Italie.

Pascal LE MIERE, Veolia Environnement

La loi sur les concessions a fini par voir le jour, après quatre ou cinq ans de palabres. Or, l'une disposition de cette loi pourrait faire pièce au protectionnisme évoqué ce matin : il est en effet dorénavant obligatoire de publier les appels d'offres, lorsqu'une ville ou une collectivité locale confie à un partenaire privé la gestion de certains de ses services urbains. Pensez-vous que ces dispositions ont des chances d'être appliquées aujourd'hui en Russie ? Cela permettrait au moins à une entreprise comme la nôtre, intervenant dans les services urbains de l'eau et de l'énergie, de se mettre sur les rangs.

Jean-François COLLIN

Je n'étais pas personnellement présent en 1995 à Moscou mais pour avoir écouté ceux qui étaient alors sur place, le changement semble indiscutable. Il concerne notamment le climat économique, comme cela a été longuement évoqué ce matin, et ce même si toutes les difficultés n'ont pas encore disparu pour autant. Il conviendrait en outre de préciser ce que l'on entend par la notion de « pouvoirs publics » ; la nécessité de faire évoluer les comportements de certains responsables institutionnels, intervenant à différents niveaux de la pyramide, afin que le climat d'affaires soit tout simplement qualifié de « bon », ne fait toutefois aucun doute.

Pour l'heure, il existe des secteurs dans lesquels les conditions d'investissement sont certainement durablement plus délicates qu'ailleurs, en raison du fait qu'ils sont considérés comme stratégiques par les autorités russes. Le secteur de l'énergie en fait évidemment partie, et avant de jeter l'anathème sur les autorités russes, on peut se souvenir que les pouvoirs publics français ont failli considérer que le yaourt constituait, en France, un secteur stratégique. Il ne me paraît donc pas aberrant que des discussions puissent avoir lieu sur ce type de sujet.

Jean-Claude ABEILLON

J'ajoute qu'un remaniement ministériel a eu lieu récemment en Russie. Il a d'ailleurs été largement question, dans la presse, du remplacement de M. Medvedev mais le lendemain, le chef de l'Agence de l'énergie atomique a également été remplacé. Ces limogeages résultent probablement du constat fait, par les autorités russes, de la nécessité d'accélérer la mise en oeuvre des réformes, dans certains domaines particulièrement porteurs.

Jean-François COLLIN

S'agissant des concessions de service public, il est vrai que la loi fixant un cadre aux partenariats public-privé a été adoptée cet été. Les décrets d'application de celle-ci ne sont pas encore parus mais le discours tenu, par les politiques, semble très positif. Nous nous efforçons, pour notre part, d'organiser le débat autour de ces enjeux, notamment avec les autorités locales et avec des entreprises françaises, afin de contribuer à l'évolution des positions des uns et des autres, tout en créant un climat qui favorise la prise des décisions sur lesquelles nous comptons. Ce n'est pas gagné d'avance mais je n'ai pas de raison de ne pas croire les discours tenus, par les responsables politiques, sur ce sujet. Le besoin d'investissement dans les services publics locaux est tel que les collectivités locales devront bien trouver une solution pour mettre à niveau les services de base. Le sujet est très sensible dans l'actualité économique de la Russie. Ce qui peut faire naître une inquiétude tient à la façon dont les poussées inflationnistes semblent donner lieu à une volonté croissante de contrôle de l'Etat fédéral sur la fixation des prix des services locaux : des interrogations pourraient en résulter quant à la viabilité des partenariats public-privé.

Marc-Antoine PARRA, Vinci Construction

J'ai vécu pendant trente-cinq ans en Russie et à différentes questions posées aujourd'hui autour de la question de l'opportunité des investissements en Russie, je répondrai que depuis 1985, ce pays connaît une dynamique tout à fait nouvelle. Le carcan de l'époque soviétique et du pouvoir centralisé et totalitaire qui régnait sous l'ère soviétique est tombé, car ce pays ne connaît pas de juste milieu. Est ainsi survenue une période creuse, pendant laquelle les gens faisaient n'importe quoi. Cela fait partie des outrances qu'a connues ce pays.

Surtout, avec la chute de ce carcan, nous avons vu émerger et croître une formidable volonté de changement et de transformation. Nos interlocuteurs, dans le cadre de projets industriels, étaient souvent âgés de 35 à 40 ans. Il s'agissait d'anciens comptables, mathématiciens, qui ont décidé de se lancer dans les affaires, pour eux et pour leur région ou leur pays. Mikhaïl Gorbatchev avait dit : « entre le communisme et le socialisme, c'est l'Histoire qui jugera ». Il avait aussi déclaré : « Avant, il y avait la Russie et le reste du monde ; il existe désormais la Russie dans le reste du monde ». Ces deux phrases résument parfaitement la métamorphose qu'a connue ce pays, lequel offre tout à la fois des richesses considérables et un état d'esprit très différent de celui auquel nous sommes habitués. Un proverbe russe dit par exemple : « mieux vaut avoir cent amis que cent roubles ». Ceci témoigne également d'un changement des mentalités déterminant pour l'avenir de la Russie.

Pour finir, je soulignerai combien il est indispensable de venir en Russie, dans la mesure où ce pays offre un potentiel considérable. La conclusion de partenariats durable et la promotion du dialogue et de l'échange seront néanmoins indispensables dans une telle démarche.

III. Les freins à l'implantation en Russie

Jean-François COLLIN

Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour investir sur le marché russe ?

Peter CAIRNS

La première difficulté, pour nous, a consisté à trouver un lieu d'implantation. Nous avons ainsi entrepris une démarche avec les agents immobiliers internationaux présents à Moscou et nous avons visité de nombreux bâtiments mais ceux-ci étaient totalement inadaptés à nos besoins. Nous nous sommes finalement installés dans les locaux d'un fabricant de montres afin de démarrer notre activité rapidement. A ce jour, nous n'avons toujours pas trouvé de site définitif d'implantation.

Une autre difficulté tient au temps qui nous a été nécessaire : celui-ci est beaucoup plus important que ce que nous avions envisagé. Les mêmes démarches prennent deux, trois ou quatre fois plus de temps que dans un pays occidental. A chaque fois que l'on pose une question, on obtient une réponse assez vague, et celle-ci varie selon l'interlocuteur auquel on s'adresse. Il n'existe pas de procédure standard pour faire les choses et on découvre les difficultés au fur et à mesure.

Guy AUBRET

Pour notre part, la principale difficulté résidait dans les différences culturelles existant entre la Russie et la France : nous sommes arrivés avec nos normes, et nos interlocuteurs avaient visiblement pour objectif, notamment au sein des administrations, de faire obstacle à notre installation. Ceux qui souhaitaient appuyer nos projets faisaient peu de cas des normes Gost, par exemple, dont la connaissance précise pose de sérieuses difficultés ; mais ceux qui nous étaient moins favorables prenaient appui sur de telles dispositions pour ralentir nos projets.

Benoît BECH

Je m'associe à ces propos. Cela fait effectivement partie des obstacles que nous pouvons rencontrer, sur le terrain. Dans notre industrie (la fabrication de matériaux d'emballage et la chimie fine), nous avons assisté à la quasi-disparition de l'industrie russe. Il a donc fallu identifier et reconstituer les compétences existant dans le pays. La nouvelle génération d'entrepreneurs privés contribue, de façon importante, à faire évoluer les choses : ils perçoivent en effet des besoins d'investissement immédiat dans certains secteurs et contribuent par exemple à reconstituer la filière de l'emballage, qui s'avère tout à fait rentable.

Par ailleurs, depuis deux ou trois ans, le discours politique général suscite et encourage beaucoup plus que par le passé l'investissement dans certains domaines. La Russie semble comprendre l'importance de ses matières premières et incite à ne pas se contenter de les vendre : l'idée consiste à profiter des cours élevés de ces matières pour valoriser ces ressources sur place. Ceci se répercute directement sur les ventes de fabricants d'équipements. Pour le reste, du fait de la perte de compétences qu'a subie la Russie, nos ingénieurs ont passé beaucoup de temps à réapprendre certains savoir-faire aux acheteurs et d'une façon générale le « temps russe » est beaucoup plus long que celui auquel nous sommes habitués dans les pays occidentaux.

Jean-Claude ABEILLON

Je ne vois pas de difficulté spécifique à la Russie, par comparaison avec d'autres implantations que nous avons eu à conduire (au Kazakhstan, en Chine, en Ouzbékistan et au Turkménistan). Et je me demande en fait si la principale difficulté à laquelle nous nous trouvons confrontés, sur le marché russe, ne consiste pas à tenter d'anticiper le prix du baril de pétrole, dont dépend encore beaucoup l'économie russe.

M. ANDERSON, Alson Transport

Il est vrai que les projets prennent toujours plus de temps en Russie. Pourtant, il est également vrai qu'au départ les Russes veulent toujours aller beaucoup plus vite que cela n'est possible de façon réaliste. Par ailleurs, il me semble que si les Chinois ont compris les besoins des fournisseurs occidentaux (qui recherchent l'autofinancement), les Russes exigent un transfert de technologie sur le moindre petit contrat, sans garantir de débouchés plus importants en retour.

Benoît BECH

Nous avons une filiale à Canton et pour avoir moi-même travaillé en Chine, pendant une huitaine d'années, il est vrai que la Russie privilégie une approche différente. Force est également de constater qu'à la différence de la Chine, il existe en Russie une prédominance des acteurs privés.

Nos interlocuteurs russes recherchent en outre, avant tout, la fourniture de produits « clé en main », sans sembler s'attacher à la propriété des brevets ou à la maîtrise des savoir-faire, et souhaitent que les performances soient effectivement délivrées (ce qui dépend aussi de la qualité des opérateurs). Nous ne rencontrons en revanche aucun problème de propriété intellectuelle en Russie.

Jean-Claude ABEILLON

Daniel Haber, conseiller du commerce extérieur et ancien collaborateur de Mme Cresson, a souvent mis en garde les opérateurs économiques contre les transferts de technologie avec la Chine. Les Russes, eux, sont moins actifs sur les marchés extérieurs et les copies ont été plus fréquemment décelées à l'époque soviétique (par exemple dans le domaine verrier). Nous sommes aujourd'hui entrés dans une autre époque.

Mathieu FABRE-MAGNAN, cabinet SALANS

Je confirme que selon mon expérience, la question des transferts de technologie est rarement cruciale dans le cadre de projets d'investissement qui sont menés à bien, en Russie. Il n'existe en effet aucune obligation en la matière. Quant au respect des droits de propriété intellectuelle d'une façon plus générale, la Russie a encore des progrès à faire : il est parfois plus difficile d'acheter un produit accompagné d'une licence que d'acheter un produit contrefait, mais cela concerne surtout les productions audiovisuelles.

Jean-François COLLIN

Je crois que la comparaison avec la Chine peut conduire à des conclusions très différentes, suivant les secteurs. Globalement, le taux d'investissement atteint 50 % du PIB en Chine (ce qui sera difficilement soutenable longtemps) tandis que le niveau d'investissement est beaucoup plus réduit en Russie, ce qui constitue un réel problème pour l'économie russe. Dans certains secteurs, l'industrie russe est confrontée à un problème massif de reconversion industrielle. S'agissant de la propriété intellectuelle, l'accord prévu entre la Commission européenne et la Russie n'est pas encore signé, notamment en raison de difficultés qui viennent d'être évoquées. La question de la contrefaçon pose des problèmes particuliers puisqu'elle touche notamment les médicaments et constitue ainsi une menace pour la santé publique.

David LASFARGUE, avocat, cabinet Gide Loyrette Nouel

En pratique, nous ressentons, à travers nos interventions, une prise de conscience du problème par les autorités russes. Une aide peut être apportée par certaines administrations qui sont compétentes à la fois pour la contrefaçon et la protection des consommateurs. Aborder la contrefaçon sous l'angle de la protection des consommateurs constitue souvent le moyen d'obtenir les résultats les plus efficaces. En matière de transfert de technologie, les droits de propriété intellectuelle constituent rarement une préoccupation de premier plan, même si la question de la protection des savoir-faire se pose.

Véronique ARAUGEON

Je dirige une société de production de produits pharmaceutiques et je crois que la Russie est un pays qui ne produit pas, ou très peu, de produits contrefaits : ceux-ci proviennent en effet avant tout d'Asie et d'Inde.

De la salle, société Griffon

En réalité, les entreprises européennes ont l'impression que les normes européennes sont applicables telles quelles en Russie, et ce n'est évidemment pas le cas. Pour autant, les normes Gost, par exemple, ressemblent d'assez près aux normes européennes. Il suffit donc d'anticiper cette situation car l'intervention en urgence pose toujours plus de difficultés. En revanche, je crois que la situation ne s'améliorera pas : les administrations sont de plus en plus nombreuses à fixer des contraintes car il s'agit aussi d'une source de revenus pour les administrations russes.

Comme je le disais précédemment, les normes européennes et russes sont désormais quasi-identiques. La difficulté découle simplement du fait qu'il n'existe pas de procédure de reconnaissance entre nos pays : tous les tests doivent par conséquent être refaits plusieurs fois. Cela dit, selon mon expérience, les autorités russes ne créent pas d'obstacle artificiel ni insurmontable lorsqu'on demande la délivrance d'attestations de conformité. Les petites administrations peuvent en revanche se montrer très tatillonnes si l'on tente de passer outre la réglementation en vigueur, en matière de normes et de certification.

Gérard MITIC

Je suis à la retraite et j'ai travaillé dix ans en Russie pour l'implantation de Mars et de Danone. Le choix du terrain d'implantation de ces deux géants de l'agro-alimentaire a été entériné le 18 avril 1998. Le 26 juin de la même année, nous obtenions de la part du gouvernement de la région de Moscou l'autorisation de mettre en oeuvre ce projet. Le 30 juin, nous obtenions le permis de construire pour le niveau zéro. En respectant les procédures, tout s'est déroulé de façon très simple. Avant le début du projet, nous avions réuni toutes les administrations concernées, sans oublier les pompiers et les autorités sanitaires ; à la suite de quoi ce sont elles qui ont porté le projet, et ont souvent trouvé des astuces pour se conformer, par exemple, aux normes Gost. Danone a ouvert le chantier le 19 août 1998, sans reculer malgré le krach survenu cette année-là, et les autorités s'en sont montrées très reconnaissantes par la suite.

Bruno BARON-RENAUD, Académie du commerce extérieur de Russie à Paris

Depuis un an et demi une université parisienne doit fournir, dans le cadre d'un projet européen, une vingtaine d'ordinateurs à son partenaire européen, l'Académie du commerce extérieur de Russie. Mais s'agissant d'un contrat européen, l'Union européenne a exigé, dès le départ, que le matériel provienne d'Europe. L'université a donc acheté ces ordinateurs en France, et depuis un an et demi cette université semble rencontrer les plus grandes difficultés pour franchir les barrières imposées par les autorités russes pour l'expédition de ce matériel.

De la salle

Tous ceux qui exportent vers la Russie savent qu'il existe des « passages obligés » qui posent de réelles difficultés en matière de dédouanement des marchandises à l'entrée en Russie. Comment contourner ces difficultés ?

Jean-François COLLIN

Je n'ai pas de réponse à cette question. Sans doute la solution passe-t-elle par une réforme structurelle administrative d'importance, et les autorités russes semblent conscientes de cette difficulté, puisqu'elles envisagent de confier à une société privée la responsabilité des opérations de dédouanement.

Peter CAIRNS

Nous sommes parvenus à exporter deux machines très complexes en Russie et le délai de transit de ce matériel en douanes n'a pas excédé 24 heures. La connaissance fine des interlocuteurs des douanes par un de nos collaborateurs a joué, à n'en pas douter, un rôle important dans la réussite de ces opérations de dédouanement.

Gilles DESLANGLES, Daher CIS Moscou

Nous exerçons nos compétences dans le domaine des douanes, en Russie, depuis 1994 et nous sommes spécialisés dans l'accompagnement des investissements (notamment français) en Russie. La législation russe prévoit la possibilité d'exemptions de paiement de droits et taxes pour certains projets et tous nos clients français ont bénéficié du total de ces exemptions, avec un délai de rétention en douane compris entre 3 heures et 24 heures. La douane russe ne constitue donc pas la « ligne Maginot », pourvu que l'on prépare convenablement les dossiers.

Guy AUBRET

Je crois que la qualité de la préparation des dossiers est effectivement primordiale. Il est vrai aussi que les importateurs importaient souvent en usant de faux codes douaniers, afin de bénéficier d'exonérations de taxes. C'est cette image qui prévaut encore dans de nombreux esprits, même s'il est vrai que la situation a beaucoup évolué en réalité.

De la salle

La Russie est un Etat de droit mais ce pays compte 500 000 fonctionnaires mal payés, et si ce pays semble constituer un débouché évident pour les Français, cette évidence ne semble pas toujours reconnue, loin de là, par les interlocuteurs russes. Dans notre cas, l'investissement en Russie a pris dix fois plus de temps que nous ne l'avions envisagé. La Russie est un pays jeune (« âgé » de quatorze ans seulement), encore marqué par des changements législatifs très fréquents ; mais à l'évidence, dans notre cas, des difficultés importantes ont aussi été le fait de producteurs concurrents, qui ne voyaient pas d'un bon oeil notre arrivée sur le marché.

Youri ROUBINSKI, membre de l'association Dialogue Franco-russe

Ayant exercé des responsabilités diplomatiques en France, il y a quelques années, j'ai une parfaite connaissance de ce pays et des relations que celui-ci entretient avec mon pays d'origine. Je souhaiterais par conséquent vous faire part d'un conseil.

Dans les pays occidentaux, l'étude de marché commence par l'étude de la demande solvable. En Russie, et a fortiori en dehors de Moscou, il faut mener une étude approfondie du « champ d'acteurs en présence », c'est-à-dire de ceux qui pourraient être gênés par votre arrivée, pour des raisons concurrentielles ou simplement en raison du fait que vous allez faire disparaître une opportunité d'investissement sur laquelle ils lorgnaient peut-être. Vous pourrez alors identifier vos alliés, en gardant à l'esprit que les Russes sont des joueurs d'échecs plus que des joueurs de poker.

Nathalie LAPINA, Académie des Sciences de Russie

Je reviens sur la question de la concurrence. Il existe effectivement un certain protectionnisme au niveau local et régional mais cela existe dans tous les pays. Je suis frappée, pour ma part, de constater à quel point les entrepreneurs sont conscients des apports possibles des investisseurs étrangers. Ce point s'est dégagé de façon très nette à plusieurs reprises dans des enquêtes que j'ai effectuées pour l'Académie des Sciences de Russie. Je dois également souligner que les Français occupent une place de choix dans le coeur des entrepreneurs russes : lorsqu'on leur demande avec qui ils souhaiteraient travailler, ils répondent souvent « les Français ». Mais lorsqu'on leur demande avec qui ils travaillent, ils répondent « les Allemands ».

Youri ROUBINSKI

Ceci est tout à fait exact. Les Allemands bénéficient en Russie d'une sorte de préjugé défavorable, qui remonte à une époque ancienne : au 18 ème et durant une partie du 19 ème siècle, le quart de l'administration russe était composée d'Allemands. De plus, durant la période soviétique, seuls les grands projets et les gros contrats semblaient avoir la faveur des partenaires français. Les Allemands ont eu une attitude moins sélective, et cela explique sans doute, en partie, les faveurs dont ils bénéficient aujourd'hui.

Jean-Claude ABEILLON

Même si les Allemands réalisent des performances exceptionnelles en termes de vente en Russie, par rapport au reste du monde, il faut préciser que ce ne sont pas les premiers investisseurs dans ce pays.

De la salle

Comment percevez-vous les relations entre la Chine et la Russie ?

Jean-François COLLIN

Les relations entre la Russie et la Chine me semblent assez ambiguës : les discours font souvent état d'une volonté de rapprochement, notamment en vue de la formation d'un bloc qui serait formé par la Russie, la Chine et l'Inde. Un tel projet me paraît toutefois relever davantage de l'incantation que de la réalité, du fait des intérêts divergents que nourrissent ces trois pays. Sur le plan économique, des choses sont dites, notamment concernant les relations énergétiques, mais la Russie semble avoir des difficultés pour définir une stratégie de long terme dans ses relations avec la Chine.

Merci à tous pour votre participation.