Colloque Sénat-Ubifrance sur la Turquie (29 novembre 2005)



Situation politique : les rapports de la Turquie
avec l'Europe et avec la France

Son Excellence Paul POUDADE
Ambassadeur de France en Turquie

Nous ne sommes plus du tout dans la situation qui prévalait en 2004 vis-à-vis de la Turquie : on découvrait ou on redécouvrait alors ce très beau pays. Le 3 octobre, le statut international de la Turquie a changé : la Turquie constitue désormais un État en négociation en vue d'une adhésion pleine et entière à l'Union européenne. Le 3 octobre a sonné la mort du partenariat privilégié. Une négociation est ouverte. Négocions le temps qu'il faudra et nous verrons ce que les Turcs eux-mêmes souhaitent. Le partenariat privilégié est en tout cas derrière nous.

La Turquie tient désormais son destin entre ses mains : un cadre a été adopté par le Conseil et dès le 20 octobre, la Commission européenne a lancé la phase dite de « screening » , première étape en vue de la vérification de l'adéquation avec l'acquis européen. Précisons qu'il ne s'agit pas d'une vraie négociation : la Turquie doit accepter tout ce que va proposer l'Union européenne, avec une marge de négociation réelle d'environ 5 %. La Commission européenne a présenté un rapport le 9 novembre, qui trace le chemin des réformes. Nous y verrons plus clair à la fin de l'année 2006. Le screening aura été achevé et ce sera l'occasion de dresser un premier bilan. Il me paraît en tout cas important que la Turquie adhère pleinement aux principes de l'Union européenne sans renoncer à son identité. Le ministre turc de la Justice a parlé d'une révolution des mentalités, et on peut prendre conscience des enjeux de cette révolution en sachant par exemple que 55 % des femmes turques estiment normal d'être battues.

Abdulhah Gül a également considéré que le processus de négociation était, en lui-même, aussi important que l'adhésion, dans la mesure où c'est ce processus qui permettra à la Turquie de modifier le corpus de ses lois. L'Union européenne et la France sont en négociation avec la Turquie et celle-ci va devenir nécessairement plus attractive pour les investisseurs. Il y a une semaine, le Président italien est venu en Turquie avec 1 200 hommes d'affaires qui avaient sollicité 3 400 rendez-vous : du Président-directeur général de grand groupe au micro-entrepreneur, tous étaient là. Nos amis turcs estiment parfois que les conditions fixées à la Turquie sont plus exigeantes que pour d'autres élargissements. C'est vrai. La Turquie est un pays original, à cheval sur deux continents, majoritairement de confession musulmane et héritier d'un vaste empire. Surtout, la Turquie pèse autant que les dix pays de la précédente vague d'élargissement. De son côté, l'Union européenne doit tirer les leçons des précédentes phases d'élargissement : celui-ci doit être soigneusement préparé avant de rechercher la ratification par les peuples.

Les Turcs travaillant dans l'agriculture sont aussi nombreux que les agriculteurs des vingt-cinq pays de l'Union européenne. Dans le domaine politique, la Turquie devra faire face à la question des minorités et la question kurde devra à l'évidence être évoquée. Les relations avec les États voisins doivent également être clarifiées. On ne pourra pas non plus laisser de côté la question des minorités religieuses, de même que celle de l'égalité entre hommes et femmes. Enfin, il conviendra de se pencher sur la place de l'armée dans l'Union européenne.

Le défi qui se pose à l'Europe n'est pas moindre. Si la décision d'ouvrir la négociation avec la Turquie a été importante, il faut se souvenir que l'Europe a tenu les engagements pris en décembre 2004. Pour autant, le refus de ratification de la Constitution par les Pays-Bas et par la France a modifié la donne : la période est aujourd'hui moins favorable aux élargissements. Il faut mieux mesurer notre capacité d'absorption et surtout, l'Europe ne peut plus se faire en ignorant les attentes ou les appréhensions des peuples. Le meilleur atout de la Turquie réside dans le fait que les réformes ont été entreprises. Il nous appartient, pour notre part, de mieux connaître ce pays. En 2004, 500 000 touristes français se sont rendus en Turquie et ce chiffre devrait atteindre 580 000 personnes en 2005. Cela signifie que le débat qui a eu lieu en 2004, bien qu'il ait été très dur, aura été utile.

La relation franco-turque, si elle a été extrêmement difficile en 2004, s'est améliorée depuis l'ouverture des négociations. La presse française du 4 octobre a été sereine, équanime et non hostile. On doit aussi s'attacher à faire évoluer les mentalités en Turquie : pour 55 % des étudiants turcs, le principal obstacle à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne est la position de la France. Le premier soutien de la Turquie est le Président de la République, qui conduit la politique étrangère de la France. En intégrant la Turquie à terme, l'Europe pourra parler d'égal à égal avec les très grands. L'Union européenne, avec la Turquie, constituera un vaste ensemble. La Turquie constitue aussi un pôle de stabilité et de démocratie. Enfin, elle représente une des principales voies d'accès vers l'Asie centrale. D'aucuns ont affirmé que la Turquie ne se trouvait pas en Europe. Pourtant, lorsque nous avons eu besoin des Turcs pour créer le Conseil de l'Europe, nous avons été heureux de les trouver. Il en fut de même lors de la création de l'OTAN. Nous devons aujourd'hui poursuivre sur cette lancée, d'autant plus que tout le monde a pu constater que les Turcs se comportaient en véritables européens.

Les entreprises françaises en Turquie représentent 40 000 emplois et c'est sans doute l'économie française qui a le plus profité des précédentes vagues d'élargissement. L'Europe a toujours avancé en se fixant de nouvelles ambitions : charbon et acier en 1967, Marché commun en 1986, etc. Je suis persuadé que le moment venu, la Turquie et la France sauront ne pas manquer ce rendez-vous avec l'Histoire.