EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Alors que notre pays arrive enfin dans la dernière ligne droite du déploiement des réseaux de fibre optique (FttH) qui vont, en tant qu'infrastructure essentielle et universelle, prendre le relais des lignes téléphoniques en cuivre, s'accumulent déjà de lourdes menaces pour la pérennité de ces réseaux dans les zones les moins denses, notamment rurales et périurbaines, en métropole comme en outre-mer. Comment garantir sans solidarité la pérennité de l'égalité d'accès au très haut débit sur tout le territoire, alors que s'accélère notamment la dématérialisation des services publics ?
Les réseaux d'initiative publique (RIP) ont été créés pour pallier l'absence d'investissements privés dans les zones peu denses. Leur financement, encadré par le Plan France Très Haut Débit (PFTHD), repose sur une participation publique initiale et sur une commercialisation à des tarifs d'accès « négociés » avec les opérateurs commerciaux.
Ces tarifs doivent respecter des lignes directrices tarifaires des RIP du régulateur sectoriel (l'Arcep) établies en 2015, sur la base d'un tarif national représentatif des zones les plus denses du territoire, opérées par les opérateurs privés puisque rentables (voire très rentables sur certains territoires). Ce tarif détermine notamment une part chiffrée des revenus d'abonnement du client final destinée à couvrir les coûts d'entretien du réseau et du génie civil, mais sans permettre une réelle souplesse d'adaptation pour tenir compte de l'environnement propre à chaque réseau.
Or, structurellement, les coûts d'exploitation des RIP (maintenance, résilience, fiscalité, location d'infrastructures de génie civil) sont souvent bien supérieurs à ceux des zones urbaines, en raison des longueurs de lignes plus importantes (notamment en aérien), de la dispersion géographique des abonnés, de l'accidentologie plus élevée liée à la très forte proportion de réseaux aériens (plus de 80 % des réseaux FttH aériens sont situés en zone publique) et aux risques d'accident (arrachage de câble par des engins agricoles, chute de poteaux...) ou climatiques (inondations, vents, chutes d'arbres, etc.), et des coûts de génie civil sous-estimés, notamment pour les raccordements complexes et des nouveaux locaux dans un habitat plus dispersé.
De fait, on estime désormais que les coûts d'exploitation se révèlent finalement selon les territoires deux à quatre fois supérieurs aux estimations initiales, lesquelles reposaient de plus sur des hypothèses de taux de pénétration de la fibre (nombre d'abonnés) surévaluées, notamment en raison de la concurrence des technologies alternatives (4G et 5G fixes) et aussi d'une moindre appétence que prévue du public pour la fibre optique, en raison de l'image dégradée donnée à cette technologie par les choix de mode de raccordement faits par les opérateurs, qui conduisent à des désordres persistants.
De plus, la doctrine tarifaire de l'Arcep, telle qu'issue des différends entre opérateurs tranchés, ultérieurement à 2015, a encore fragilisé cet équilibre économique des RIP (sur la base desquels notamment des opérateurs commerciaux peuvent imposer aux RIP et à leurs délégataires, pour le même prix, d'acquérir des droits sur une prise pour 40 ans au lieu de 20 initialement).
L'inadéquation des lignes directrices tarifaires de 2015, inchangées depuis, avec la réalité du terrain d'aujourd'hui et de demain, aggrave les déséquilibres financiers des RIP. La conséquence ? Des risques de cessation de paiement à court ou moyen termes pour certains, voire des cessions forcées à venir aux opérateurs privés, avec ses corollaires prévisibles (déconnexion à la fibre des zones les moins rentables, hausse des tarifs répercutée sur les seuls usagers des zones rurales, absence de fiabilité du service proposé...).
Dans son rapport spécifique rendu en 2025 à la demande de la commission des finances du Sénat, la Cour des comptes n'a pu que s'alarmer de la situation et demander notamment au régulateur d'entamer une refonte urgente de l'équilibre des lignes directrices tarifaires (qui résultera d'une récente consultation publique).
Si l'intervention et l'expertise de l'Arcep seront fondamentales pour évaluer précisément les coûts des réseaux et établir un standard permettant un comparatif objectivé, ses compétences d'attribution limitées ne lui permettront, au niveau des lignes directrices tarifaires, que d'autoriser l'évolution des tarifs des RIP. Si cela permettrait dans l'absolu d'équilibrer l'exploitation, l'établissement de tarifs différenciés entraînera un retrait de certaines zones de la part des opérateurs privés, ce qui constituerait une rupture majeure d'égalité entre les territoires et les citoyens. Sans même prendre en considération les frais supplémentaires que l'effort de réinvestissement et de résilience des réseaux nécessitera inéluctablement, la refonte des lignes directrices tarifaires ne pourra donc à elle seule apporter une solution économique à ce déséquilibre persistant. Il n'y a pas d'autres solutions que péréquer.
Le 12 mai 2009, dans sa proposition de loi pour lutter contre la fracture numérique, le sénateur Xavier PINTAT soulignait déjà qu'un mécanisme de mutualisation financière entre zones denses et moins denses (devenues depuis respectivement zones privées et zone publique) constituait un « préalable obligatoire » à la réussite pérenne du projet de fibrage de la Nation. Le même constat prévaut aujourd'hui, et de nombreuses parties prenantes convergent sur la nécessité d'une péréquation entre acteurs qui, conjuguée avec une politique tarifaire plus dynamique, peut seule garantir, sans créer aucune nouvelle imposition ou taxe, un soutien aux zones peu denses et le maintien d'une tarification homogène sur l'ensemble du territoire.
La présente proposition de loi propose, à compter du 1er janvier 2026, de fonder cette solidarité sur :
- le principe d'une péréquation dédiée à la partie des sommes affectées au maintien en conditions opérationnelles entre les opérateurs commerciaux et les réseaux d'initiative publique dont les charges spécifiques à ce maintien ne seraient pas couvertes par cette part du tarif ;
- la détermination des coûts réels de maintenance et d'usage du génie civil de l'ensemble des réseaux opérés par les opérateurs d'infrastructures sur le territoire national et d'un coût minimal moyen, sous le contrôle de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse ;
- la détermination de la participation due au titre de la péréquation par chaque opérateur commercial arrêté par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, tenant compte des coûts réels de chaque réseau d'initiative publique, de la part des recettes dédiées à la maintenance et à l'usage du génie civil telles que déterminées dans les lignes directrices tarifaires, et du coût minimal moyenné déterminé précédemment ;
- les conditions de règlement de cette participation, et sa gestion sur un compte spécial de la Caisse des dépôts et consignations ;
- les modalités de répartition entre les réseaux d'initiative publique.
Tel est l'objet de la présente proposition de loi.