EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Si l'actuelle Commission européenne avait fait de la transition numérique l'une de ses priorités dès le début de sa mandature 1 ( * ) , la pandémie de covid a crûment confirmé l'importance des technologies numériques dans toute une série de domaines clefs, et mis en évidence des dépendances excessives de l'Europe aux fournisseurs extra-européens de solutions et technologies numériques.

Prenant acte de ce nouveau contexte, la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a affirmé son ambition de « faire de la décennie qui s'ouvre la décennie numérique de l'Europe » 2 ( * ) . Dans cette optique, la Commission a récemment présenté deux textes, qui visent à structurer cette transition numérique pour les années à venir.

Le programme d'action numérique européen à l'horizon 2030 3 ( * ) vise à :

- renforcer la souveraineté numérique de l'Union et améliorer sa résilience ;

- améliorer la compétitivité des entreprises et l'efficacité des services publics grâce à un haut niveau d'intensité numérique ;

- améliorer la coordination entre les États membres dans ces domaines ;

- promouvoir un environnement numérique centré sur l'humain.

Pour ce faire, il définit des objectifs numériques chiffrés pour l'Union européenne, à l'horizon de dix ans, dans quatre domaines : compétences numériques ; infrastructures ; transformation numérique des entreprises ; transformation numérique des services publics . Ces objectifs seraient ensuite déclinés par État membre. La proposition met également en place des mécanismes de suivi des progrès effectués par les États membres au regard de ces objectifs, ainsi qu'un cadre visant à faciliter les projets numériques multi-pays.

Parallèlement, un projet de « Déclaration européenne sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique » 4 ( * ) énonce les principes cardinaux que l'Union et ses États membres s'engagent à promouvoir et respecter dans tous les aspects de la transition numérique, notamment, dans l'esprit de la Commission, lors de la mise en oeuvre du programme d'action.

I. L'affichage d'une stratégie numérique européenne globale et ambitieuse se heurte à des objectifs insuffisamment opérationnels

a. L'Union se positionne pour la première fois comme un offreur de services

La démarche de la Commission est encourageante à double titre.

D'une part, il s'agit d'une stratégie numérique globale , qui sort pour la première fois de la politique de « silo ».

D'autre part, la Commission affiche une inflexion par rapport à l'approche qui prévalait jusqu'alors : elle passe de l'ambition de construire un marché européen du numérique (qui avait été la priorité de la Commission Juncker) à celle de donner à l'Union un nouveau positionnement comme offreur de services et acteur industriel . 20 % des micro-processeurs devraient ainsi être produits en Europe d'ici 2030. Il s'agit d'un élément essentiel, notamment en vue d'atteindre la souveraineté numérique qui figure explicitement parmi les objectifs du règlement .

La démarche se heurte toutefois à deux obstacles : la pertinence des objectifs retenus et les modalités de leur mise en oeuvre.

b. Les objectifs fixés sont ambitieux, mais semblent parfois manquer de réalisme

• La déclinaison des objectifs par pays mériterait d'être clarifiée , en fonction d'une part de leurs caractéristiques géographiques et démographiques (notamment pour les objectifs de couverture par un réseau en gigabit de l'ensemble de la population, ou par la 5G de toutes les zones habitées), d'autre part de leur situation initiale, tant en ce qui concerne leurs écosystèmes industriels que leur niveau d'usage du numérique dans les différents secteurs. Il faudra également tenir compte de leurs souhaits, et des possibilités de synergies entre différents États membres.

De ce point de vue, si les objectifs généraux du programme sont partagés par les États membres, le mécanisme de reporting et de suivi des progrès effectués par les États membres semble, dans la proposition de la Commission, excessivement contraignant pour les États membres , et risque d'entraîner une surcharge bureaucratique et des coûts administratifs importants pour ces derniers, qui n'y voient pas immédiatement leur intérêt propre. Chaque État membre devrait en effet élaborer annuellement une feuille de route stratégique nationale exposant les politiques, mesures et actions visant à atteindre les objectifs numériques de l'Union à l'horizon 2030, assortie d'un calendrier de mise en oeuvre et d'un chiffrage des investissements nécessaires. Le suivi de ces feuilles de route nationales serait ensuite inclus dans le Semestre européen, la Commission étant habilitée à émettre des recommandations aux États membres .

Les négociations au Conseil ont permis d' alléger significativement le processu s, et de convenir que les recommandations n'auraient pas de caractère contraignant . En outre, la Commission a précisé qu'aucune sanction financière ne pourrait être infligée aux États membres qui ne rempliraient pas leurs objectifs. La position du Conseil ne préjuge cependant pas du texte final.

• Les objectifs proposés sont majoritairement liés aux infrastructures (5G, semi-conducteurs, edge computing , cloud ...). Or, le champ numérique concerne également les technologies - notamment les technologies critiques et émergentes (intelligence artificielle, calcul quantique) - mais aussi la maîtrise d'algorithmes sensibles, les compétences, et la capacité de faire pénétrer et de tirer le meilleur parti des outils numériques dans tous les aspects de l'économie et de la société.

Ainsi, si les entreprises françaises du cloud sont bien positionnées sur les infrastructures (Iaas 5 ( * ) ), c'est sur le volet logiciel et applications (Saas 6 ( * ) ) qu'elles accusent un retard important par rapport aux entreprises américaines. Ces dernières ont développé des offres intégrées, où c'est la fourniture d'applications « clef en main » qui représente la majeure partie de la création de valeur.

• De ce point de vue, certains objectifs apparaissent particulièrement pertinents pour parvenir à la double ambition de compétitivité et de souveraineté numérique affiché par la Commission : concernant l' amélioration des compétences, la proposition fixe un objectif de 80 % des 16-74 ans possédant au moins des compétences numériques de base (contre 54 % aujourd'hui), et d'au moins 20 millions de spécialistes des technologies de l'information et de la communication (TIC), avec une parité femmes-hommes d'ici 2030 (contre 8,4 millions actuellement, avec seulement un sixième de femmes). L'atteinte de ces objectifs nécessite une accélération des rythmes de croissance actuels . De fait, la pénurie de talents, estimée en France à 10 000 personnes par an, et à l'échelle de l'Union à plus de 700 000 personnes, concerne aussi bien les emplois supérieurs que les emplois intermédiaires.

Le plan d'action en matière d'éducation numérique de l'Union 7 ( * ) de 2020 a établi pour la première fois un cadre européen global dans le domaine des compétences numériques, en redéployant notamment à cet effet des financements importants issus notamment du programme « Europe numérique ». Néanmoins, au-delà des financements, les compétences de l'Union en la matière sont limitées : par exemple, il n'existe pas, pour l'instant, de certificat de compétences numériques européen, sur le modèle du certificat Pix français.

• Cependant, pour atteindre le double objectif de compétitivité et d'autonomie stratégique, il faut une stratégie globale, cohérente et offensive, pour jouer sur tous les maillons de la chaîne . Ainsi, l'amélioration des compétences doit s'accompagner d'un soutien affirmé à la recherche et à l'innovation , et d' une véritable politique industrielle .

Les programmes de l'Union dédiés - notamment Horizon Europe - comprennent des volets consacrés au numérique, mais les stratégies de recherche concernant les technologies clefs (quantique, intelligence artificielle, cybersécurité, ...) continuent de relever principalement de plans nationaux. En outre, les marchés de financement de l'innovation demeurent trop nationaux, et demeurent, de manière générale, insuffisants.

Malgré des initiatives législatives et non-législatives récentes, en matière de semi-conducteurs 8 ( * ) notamment, et de cloud 9 ( * ) , les objectifs en matière de politique industrielle doivent également être renforcés, avec une insistance particulière sur l'éclosion d'écosystèmes alliant infrastructures de recherche et tissus industriels spécialisés . Plusieurs interlocuteurs des rapporteures de la commission des affaires européennes ont en outre recommandé l' usage du levier de la commande publique pour favoriser à la fois l'innovation et le passage à l'échelle d'acteurs européens dans certains secteurs critiques, afin de stimuler la formation d'écosystèmes numériques européens.

Or, la proposition de la Commission n'offre aucun outil opérationnel concret pour mettre en oeuvre concrètement de telles politiques. La contribution des différents plans d'action et réglementations sectorielles européens à l'atteinte de ces objectifs n'est pas précisée, donnant l'impression que la majeure partie de l'effort devra reposer sur les États membres.

• Enfin, l'objectif de souveraineté numérique passe nécessairement par une intégration d' objectifs clairs en matière de cybersécurité , y compris le développement des compétences et infrastructures associées.

II. L'ensemble manque d'une vision du numérique structurée et de financements

a. Le programme d'action échoue à donner une vision holistique et prospective

• Au-delà des objectifs chiffrés concernant la transformation numérique des entreprises et des services publics, manque une réflexion d'ensemble sur la transformation des usages du numérique et sur la valeur ajoutée apportée par le numérique à l'économie, à l'efficacité des services publics, et plus globalement à l'amélioration du bien-être dans les sociétés européennes. Aucune étude d'impact globale n'a d'ailleurs été menée pour définir et justifier les objectifs posés par la proposition.

Cette lacune explique peut-être en partie l' absence d'objectifs chiffrés concernant la contribution du numérique à la transition verte . Cette absence apparaît d'autant plus regrettable que la numérisation sera un des facteurs clefs de la transition verte,  à condition cependant que les technologies numériques soient moins consommatrices d'énergie. Afficher des objectifs dans ce domaine crédibiliserait utilement la contribution du numérique à la transition verte, et permettrait de lever certaines réticences au processus de numérisation de la société, notamment auprès des jeunes générations.

• En outre, les objectifs semblent par certains aspects insuffisamment prospectifs : si la proposition prévoit une couverture par le 5G de toutes les zones habitées, aucune mention n'est faite de la 6G .

De même, la transformation rapide des métiers du numérique impose de renforcer les formations scientifiques et techniques de manière générale - et, dans l'éducation primaire, l'apprentissage des mathématiques - sans se focaliser outre mesure sur la formation aux technologies clefs actuelles . Dans le domaine industriel également la mise en oeuvre de politiques de soutien immédiat à certaines filières, comme les micro-processeurs, ne dispensera pas de s'atteler à mettre en oeuvre sur le long terme une politique de ré-industrialisation numérique passant par le développement des compétences pertinentes.

• Le réexamen par la Commission des objectifs , qui devrait intervenir au plus tard en 2026, devrait dûment tenir compte des évolutions technologiques et des évolutions d'usages à venir, afin de se donner les moyens d'y positionner l'Europe en pionnière. La consultation d'universitaires serait souhaitable, afin de mieux anticiper les évolutions sur le temps long.

b. La déclaration des droits et principes propose une approche européenne du numérique, centrée sur la protection des droits

Dans l'optique de la Commission, l'évaluation des objectifs quantitatifs du programme devrait en effet se doubler d'une évaluation des progrès des États membres à l'aune des principes énoncés dans ladite déclaration . La Commission s'engageait quant à elle à décliner ses différents items dans toutes les actions et législations européennes actuellement en discussion et à venir dans le domaine numérique, telle que, par exemple, l'actuelle proposition de règlement sur l'intelligence artificielle 10 ( * ) .

Néanmoins, jugeant trop aléatoire le contrôle d'objectifs qualitatifs, le Conseil a supprimé la référence à toute évaluation à l'aune de cette déclaration, et l'a dépouillée de toute portée juridiquement contraignante, la réduisant à une déclaration d'intention politique . Les négociations en trilogue pourraient cependant revenir sur cette suppression, dans la mesure où le Parlement européen - qui n'a pas encore arrêté officiellement sa position - semble davantage favorable à conserver un texte au caractère contraignant.

Dans tous les cas, la déclaration pourrait avoir des conséquences juridiques, dans la mesure où la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pourrait s'appuyer sur elle pour interpréter des dispositions législatives ambigües.

L'intérêt de la déclaration est de concrétiser la conception européenne d'un numérique centré sur l'humain , replaçant la protection des droits fondamentaux au-dessus de la technologie. Elle se distingue notamment par une attention particulière portée à la protection des enfants 11 ( * ) , fortement approuvée par les rapporteures de la commission des affaires européennes 12 ( * ) . Loin du protectionnisme masqué qui lui est souvent reproché, cette ambition européenne de fixer des normes visant à protéger les citoyens européens, en fonction de valeurs européennes fait partie intégrante de la souveraineté numérique. Il est indispensable que ces principes, traduits dans des normes législatives, s'appliquent intégralement à tous les acteurs opérant en Europe.

c. Aucun financement européen supplémentaire n'accompagne ces nouveaux objectifs

Sur le plan opérationnel, le financement reste un point d'achoppement important : si la transition numérique est abondamment financée par l'Union européenne, notamment via le plan de résilience post-pandémie - dont 20 % (soit environ 130 Md €) sont fléchés vers le numérique - et le programme pour une Europe numérique, la Commission européenne elle-même estime que pour atteindre les objectifs fixés par la proposition pour 2030, 120 Md € supplémentaires seront nécessaires à l'échelle européenne , financés par les États membres et le secteur privé. Dans une période budgétaire contrainte, les modalités de financement devraient être précisées.


* 1 Avec notamment la publication d'une stratégie à cinq ans au début de l'année 2020 (communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 19 février 2020, intitulée « Façonner l'avenir numérique de l'Europe », COM(2020) 67 final).

* 2 Discours sur l'état de l'Union, septembre 2020.

* 3 Proposition de décision du Parlement européen et du Conseil du 15 septembre 2021 établissant le programme d'action à l'horizon 2030 « La voie à suivre pour la décennie numérique », COM(2021) 574 final.

* 4 COM(2022) 28 final.

* 5 « Infrastructure as a Service ».

* 6 « Software as a Service ».

* 7 Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 30 septembre 2020, intitulée « Plan d'action en matière d'éducation numérique 2021-2027. Réinitialiser l'éducation et la formation à l'ère du numérique », COM(2020) 624 final.

* 8 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil du 8 février 2022 établissant un cadre de mesures pour renforcer l'écosystème européen des semi-conducteurs (règlement sur les semi-conducteurs), COM(2022) 46 final.

* 9 Pré-notification d'un Projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) à la Commission européenne au début de l'année 2022.

* 10 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2021 établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle (législation sur l'intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l'Union, COM(2021) 206 final.

* 11 La Commission européenne a d'ailleurs tout récemment publié une communication un plan d'action spécifique pour une décennie numérique adaptée aux enfants : communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 11 mai 2022, intitulée « Une décennie numérique pour les enfants et les jeunes : la nouvelle stratégie pour un internet mieux adapté aux enfants », COM(2022) 212 final.

* 12 Des dispositions en ce sens étaient notamment portées dans la résolution européenne du Sénat du 14 janvier 2022 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à un marché intérieur des services numériques (Législation sur les services numériques - Digital Services Act - DSA) et modifiant la directive 2000/31/CE, COM(2020) 825 final.

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