Question de M. POIRIER Jean-Marie (Val-de-Marne - UC) publiée le 31/10/1997

M. Jean-Marie Poirier souhaite appeler l'attention de Mme le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les conséquences dommageables pour l'intérêt général et sur les risques financiers que font peser sur les collectivités locales les abus de recours contentieux en matière d'urbanisme. Sans qu'il soit question de faire supporter au juge le poids de l'insécurité dans l'application qui est faite du droit de l'urbanisme, ni même d'accuser le développement constant du recours contentieux qui manifeste la participation active et l'intérêt légitime des citoyens pour le cadre de vie, force est de constater la lourdeur et les limites de la voie contentieuse lorsqu'il s'agit de trancher certains différends. Certains recours, où l'on distingue d'ailleurs l'expression d'intérêts particuliers qui se drapent d'intentions environnementales pour se faire reconnaître le droit à agir, peuvent avoir des conséquences économiques et financières particulièrement graves pour les aménageurs, les constructeurs et naturellement les collectivités locales engagés ensemble dans une opération. Même lorsque le recours en cause n'est pas assorti à exécution, les délais d'instance et l'insécurité qui pèsent sur une opération sont largement dommageables à l'économie du programme concerné. Deux risques majeurs pèsent en effet sur la collectivité locale engagée dans une opération. D'une part, les partenaires de la collectivité d'accueil peuvent se retirer de l'opération en s'appuyant sur les clauses de non-recours parfois incluses au contrat de concession. D'autre part, les délais imposés par l'instruction de l'affaire allongent la durée de portage du programme et peuvent ainsi entraîner les concessionnaires dans de graves difficultés financières. Dans les deux cas, la collectivité locale hérite de la lourde charge d'assumer les conséquences financières du litige. Depuis quelques années, des propositions ont été faites pour rendre plus efficace le droit de l'urbanisme et pour rechercher les voies de régler les conflits, par la conciliation, la médiation ou l'arbitrage en matière administrative. Cela permettrait de limiter l'inflation contentieuse, source d'encombrement des tribunaux, et d'éviter que des recours juridiquement injustifiés ne viennent mettre à mal des initiatives porteuses pour le développement local. Par ailleurs, compte tenu des masses financières en cause, la question d'un dédommagement de la collectivité abusivement attaquée se pose avec acuité. Il lui demande donc de bien vouloir lui préciser les intentions du Gouvernement en matière de lutte contre les recours abusifs en matière d'urbanisme.

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Réponse du ministère : Justice publiée le 19/11/1997

Réponse apportée en séance publique le 18/11/1997

M. Jean-Marie Poirier. Madame le ministre, je souhaite appeler votre attention sur les conséquences dommageables
pour l'intérêt général qu'engendrent les abus de recours contentieux en matière d'urbanisme ainsi que sur les conséquences
financières très lourdes qu'ils font peser sur les collectivités locales.
Il ne s'agit pas, bien évidemment, de faire supporter au juge le poids de l'insécurité dans l'application qui est faite du droit
de l'urbanisme. Il ne s'agit pas non plus de mettre en cause le développement constant du recours contentieux, droit
fondamental qui trouve son expression tant dans l'article XVI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de
1789 que dans l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et de sauvegarde des libertés
fondamentales.
Néanmoins, l'expérience montre que l'ambiguïté et la lourdeur de la voie contentieuse peuvent engendrer des effets très
pervers.
Certains recours, dans lesquels on distingue d'ailleurs l'expression d'intérêts particuliers ou autres et dont les auteurs se
drapent d'intentions environnementalistes pour se faire reconnaître le droit à agir, peuvent avoir des conséquences
économiques et financières particulièrement graves pour les aménageurs, pour les constructeurs et, naturellement, pour les
collectivités locales qui sont engagés ensemble dans une opération.
Certains professionnels du recours poussent l'astuce jusqu'à ne pas solliciter le sursis à exécution pour éviter une décision
trop rapide du juge, et donc pour faire durer la procédure.
Les délais d'instance et l'insécurité qui pèsent sur une opération sont largement dommageables à l'économie du
programme concerné et peuvent aller jusqu'à compromettre des projets a priori irréprochables.
Deux risques majeurs pèsent sur la collectivité locale qui est engagée dans une opération. D'une part, les partenaires de la
collectivité aménageur peuvent se retirer de l'opération en s'appuyant sur les clauses de non-recours qui sont incluses dans
les promesses de vente. D'autre part, les délais imposés par l'instruction de l'affaire allongent la durée de portage du
programme et peuvent ainsi occasionner de graves difficultés financières pour les concessionnaires.
Dans les deux cas, la collectivité locale hérite de la lourde charge d'assumer les conséquences financières du litige.
Depuis quelques années, des propositions ont été faites pour rendre plus efficace le droit de l'urbanisme et pour
rechercher les voies permettant de régler autrement les conflits, par la conciliation, par la médiation ou par l'arbitrage en
matière administrative.
On peut se demander s'il ne serait pas souhaitable de recourir à d'autres formules plus précises, par exemple une forme
de référé préventif à l'usage du défendeur. Cela permettrait à ce dernier d'exprimer les raisons pour lesquelles l'action lui
semble insoutenable. Surtout, cela permettrait au juge d'apprécier rapidement le caractère grave et irréparable des
dommages éventuels, ainsi que le sérieux de la requête.
De telles pratiques, qui ne sont pas monnaie courante en l'état actuel des choses, permettraient de limiter l'inflation
contentieuse qui est une source d'encombrement des tribunaux et d'éviter que les recours juridiquement injustifiés ne
viennent mettre à mal des initiatives utiles et souhaitables pour le développement local.
En conclusion, je vous poserai trois questions, madame le ministre.
D'abord, que comptez-vous faire pour éviter la prolifération des recours systématiques et abusifs aux tribunaux
administratifs ?
Ensuite, comment peut-on compenser, en particulier pour les collectivités locales, les pertes financières, parfois
considérables, qui résultent de ces recours abusifs ?
Enfin, plus généralement, quelles dispositions le Gouvernement envisage-t-il de mettre en place pour assurer une meilleure
sécurité juridique à ceux qui ont la responsabilité d'assurer le développement économique et urbanistique de nos
collectivités et qui croient encore à son utilité ?
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le sénateur, vous avez bien voulu
m'interroger sur les conséquences et les risques financiers pour les collectivités locales des abus de recours contentieux en
matière d'urbanisme, et je vous en remercie. Vous me donnez ainsi la possibilité de faire le point sur cette importante
question.
Je rappelle, tout d'abord, que le droit positif comprend déjà des règles visant à limiter et à sanctionner ces recours abusifs.
Ainsi, les recours en exception d'illégalité sont strictement limités depuis 1994 - c'est l'article L. 600-1 du code de
l'urbanisme.
Par ailleurs, une amende peut être prononcée par le Conseil d'Etat contre l'auteur d'un recours abusif ; elle peut être
prononcée également par les tribunaux et les cours administratives d'appel.
Enfin, la responsabilité civile du requérant peut être engagée pour faute devant le juge judiciaire et peut aboutir à une
condamnation en rapport avec le préjudice causé.
S'agissant des délais de recours, la loi de programme du 6 janvier 1995 a fixé comme objectif la réduction des délais
moyens de jugement à un an devant les juridictions administratives.
En revanche, il ne paraît pas souhaitable de limiter l'accès au juge ; nous devrions utiliser davantage les possibilités que
nous donne actuellement le droit.
Le droit au recours est un principe de valeur constitutionnelle, plusieurs fois rappelé par le Conseil constitutionnel sur le
fondement de l'article XVI de la déclaration de 1789.
C'est dans l'amélioration de la règle de droit, et non dans la limitation des recours, qu'il faut chercher les solutions pour
prévenir le contentieux de l'urbanisme.
Par exemple, l'instabilité des règles locales d'utilisation des sols aboutit parfois à un urbanisme clandestin et dérogatoire,
vécu comme un système de faveurs et propice au développement du contentieux. Le Conseil d'Etat proposait, dans son
rapport de 1992, d'instituer des délais à l'intérieur desquels le contenu des plans d'occupation des sols, les POS, ne
pourrait être changé que de manière exceptionnelle ; il demandait aussi que soit mieux encadrée l'application anticipée du
POS en révision.
De même, l'urbanisme opérationnel ne doit pas devenir un instrument de pouvoir ou d'influence. Ainsi, des propositions
ont été avancées, visant à mieux encadrer le droit de préemption urbain et à suivre la destination des biens préemptés : les
taxes et redevances d'équipement constituent un ensemble d'une complexité exceptionnelle et d'une forte opacité ; enfin,
s'agissant des enquêtes publiques, l'harmonisation des textes assurant la publicité des projets d'aménagement et
l'élargissement du droit d'accès des citoyens aux documents d'urbanisme devront être envisagés.
A l'évidence, le droit de l'urbanisme n'a pas encore atteint un équilibre satisfaisant entre les impératifs de précision et
d'exhaustivité, et la nécessité d'un accès facile à la règle de droit.
C'est pourquoi, je crois, comme vous, monsieur le sénateur, qu'une réflexion d'ensemble doit aujourd'hui être conduite.
C'est en effet par la clarté de la règle de droit, la transparence de son application et l'association des citoyens à la décision
les concernant qu'il faut aujourd'hui prévenir le contentieux.
M. Jean-Marie Poirier. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Poirier.
M. Jean-Marie Poirier. Madame le garde des sceaux, je vous remercie de vos propos. Je suis naturellement d'accord
avec vous sur tout ce que vous avez dit, mais en désaccord avec ce que vous n'avez pas dit ! (Sourires.)
Je suis tout à fait d'accord avec vous quand vous affimez la nécessité absolue de ne pas limiter le droit au recours, c'est
tout à fait évident. J'ai moi-même rappelé les divers textes relatifs aux droits de l'homme qui l'expriment. Naturellement, je
suis également d'accord avec vous sur la nécessaire stabilisation du droit de l'urbanisme. Mais le problème n'est pas tout à
fait là !
Les possibilités de dissuader, voire de poursuivre ceux qui, sciemment, usent et abusent des facilités que donne un accès
très ouvert à la justice administrative sont encore insuffisantes. Les requérants abusifs ne reçoivent, en effet, pratiquement
aucune sanction. Vous avez parlé de la peine d'amende ; je la connais bien pour avoir déjà obtenu des condamnations à
dix mille francs, voire à vingt mille francs, qui est le maximum encouru, à l'encontre d'associations plus ou moins fictives
qui avaient intenté des actions elles-mêmes plus ou moins sérieuses.
Mais prononcer une peine d'amende est une chose, la recouvrer en est une autre. C'est en général totalement impossible
et ceux qui s'y essaient n'ont d'autre résultat que de transformer en martyrs les requérants. L'arme est donc à la fois trop
faible pour avoir un effet, et trop puissante pour qu'un malheureux élu local ose la manier !
Quant à la stabilité juridique des grands documents de base que sont les plans d'occupation des sols et les plans
d'aménagement de zone, je suis encore bien d'accord avec vous. Il reste cependant les permis de construire, qui sont les
plus vulnérables en matière d'urbanisme. Il suffit d'une virgule mal placée, d'un chiffre mal situé, il suffit que l'on s'aperçoive
d'une inexactitude dans l'application de tel détail mineur, pour que, immédiatement, cela fonde une action devant la justice
administrative. Malheureusement, des personnes qui ont du temps libre - et Dieu sait si elles sont nombreuses à l'heure
actuelle - se font un malin plaisir d'éplucher les textes, de les lire, de les relire, se valorisent ainsi aux yeux de l'opinion
publique locale - il s'agit effectivement d'affaires extrêmement locales - pour paralyser l'action de la municipalité en place,
détestée comme il s'entend.
Voilà pourquoi j'ai posé cette question. Madame le garde des sceaux, ces recours sont plus graves, plus fréquents et plus
sérieux que ne le laisse croire votre réponse. Mais nous n'en sommes sans doute qu'au début d'une discussion pour
laquelle je souhaite être de nouveau votre interlocuteur ultérieurement.

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