Question de M. LOZACH Jean-Jacques (Creuse - SOC) publiée le 29/05/2014

M. Jean-Jacques Lozach attire l'attention de Mme la ministre de la culture et de la communication sur la sauvegarde des grands domaines et ensembles décoratifs du patrimoine national privé. Les grandes demeures historiques françaises sont réputées pour la beauté de leurs jardins et le raffinement de leurs intérieurs. Leur mobilier constitue le prolongement de leur architecture. Le château de La Roche-Guyon, qui avait conservé la majeure partie de ses collections de l'Ancien Régime, tout en bénéficiant d'une situation exceptionnelle sur les bords de Seine, est l'archétype de ces demeures. En 1987, une vente publique a mis fin à l'harmonie qui faisait la célébrité de la décoration, notamment celle du grand salon de la duchesse d'Enville. À l'image du mobilier, la fameuse bibliothèque de la famille de La Rochefoucauld, de 15 000 volumes, fut entièrement dispersée, dans l'indifférence relative du ministère de la culture. Par la suite, en 2000, l'État et le département du Val-d'Oise ont dû procéder au rachat chez Christie's des prestigieuses tapisseries des Gobelins de l'histoire d'Esther (classées au titre des monuments historiques depuis 1945) en vue d'une réintégration dans leurs panneaux du grand salon. Enfin, à ce jour, la reconstitution du fonds ancien de la bibliothèque a abouti au retour de dix ouvrages, grâce à la générosité de quelques donateurs. Si de tels ensembles incarnent un « art de vivre à la française » célébré dans le monde entier et que consacre la réouverture des salles du XVIIIème siècle du département des objets d'art du Louvre, ils ne peuvent aujourd'hui être protégés par la loi. En France, il a été courant de séparer des œuvres classées, y compris des immeubles par destination (boiseries), des lieux pour lesquels elles ont été créées, mais aussi de diviser des séries d'objets classés (morcellement d'une suite de tapisserie, de sièges, d'une galerie de portraits…), comme de lotir un parc protégé. Le démeublement d'une demeure justifie d'ailleurs parfois le démembrement des ensembles naturels qui lui sont associés. Pourtant l'Angleterre a su mettre en place un modèle de protection, avec les grands domaines confiés au National Trust et, ainsi, se constituer un atout patrimonial, touristique et écologique majeur. Le projet de loi relatif au patrimoine prévu en 2014 pourrait être l'occasion de remédier à cette situation. Certains meubles et ensembles décoratifs exceptionnels de notre patrimoine pourraient ainsi être attachés à un immeuble et la notion d'ensemble mobilier indissociable pourrait être solidement consacrée. Il lui demande donc ses intentions en matière de protection des derniers grands ensembles décoratifs français.

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Transmise au Ministère de la culture et de la communication


Réponse du Ministère de la culture et de la communication publiée le 02/07/2015

Les questions du démembrement des ensembles décoratifs, du dépeçage des décors des grands châteaux, ou du morcellement des domaines historiques, se sont posées dès l'adoption de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques. Dès 1921, Paul Léon, directeur des beaux-arts, s'émeut de ce qu'un propriétaire ait le droit, dans un immeuble classé, de dépecer l'intérieur, et dénonce cette « lacune de la loi ». La dispersion du mobilier qui garnissait, parfois depuis très longtemps, un monument historique, est en effet souvent une perte irrémédiable, en termes d'intérêt scientifique et d'intérêt touristique. Le portrait d'un ancien propriétaire d'un château, le meuble conçu par le même architecte que la villa, la machine qui appartenait à la chaîne de production d'une usine, sont des éléments importants de la visite d'un lieu patrimonial, et contribuent à lui donner sens et intérêt ; à l'inverse, privés de leur cadre originel, ces objets, dont l'intérêt propre n'est pas toujours considérable, perdent une grande partie de leur valeur d'évocation, et de leur contexte d'interprétation scientifique. L'attractivité touristique, et l'apport économique, de certains monuments historiques se trouvent ainsi considérablement diminués. Aujourd'hui, l'État ne peut protéger un ensemble d'objets mobiliers en tant qu'ensemble : chaque objet est protégé individuellement, et peut être distrait de l'ensemble auquel il appartient pour être, par exemple, vendu séparément. De même, les éléments de décor immeubles par destination d'un immeuble protégé peuvent en être déposés, et être vendus ou déplacés, sans autorisation ni contrôle d'aucune sorte. Certains monuments, quelle que soit leur importance historique ou artistique, peuvent ainsi se trouver dépouillés d'une grande part de leur intérêt, en perdant le mobilier et les décors qui ont été créés pour eux. Diverses propositions de loi, qui n'ont pu aboutir, ont tenté de remédier à cette situation. Le projet de loi relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine, en cours de préparation par le ministère de la culture et de la communication prévoit la possibilité, pour l'État, après avis de la commission nationale des monuments historiques, de classer des ensembles historiques mobiliers, composés d'objets présentant, en tant qu'ensemble, un intérêt patrimonial particulier. Ce classement interviendrait par arrêté ministériel, après accord du propriétaire, ou par décret en Conseil d'État, en cas de refus du propriétaire, comme c'est actuellement le cas pour le classement individuel d'immeubles ou d'objets mobiliers. Le propriétaire conserverait la faculté de déplacer ou de vendre les objets concernés, mais ceux-ci ne pourraient être séparés les uns des autres, sauf autorisation de l'administration. En cas de vente, l'ensemble historique mobilier conserverait ainsi sa cohérence. Le projet de loi prévoit également la possibilité pour l'État, toujours après avis de la commission nationale des monuments historiques, d'instituer une servitude de maintien in situ, attachant des objets mobiliers classés ou des ensembles historiques mobiliers classés à des immeubles classés. Cette servitude, plus lourde que la précédente, ne pourrait être instituée qu'avec l'accord du propriétaire, par arrêté ministériel. Aucune procédure d'office n'est envisagée. L'objet ainsi attaché à un immeuble classé ne pourrait en être enlevé sans autorisation de l'administration. Le projet prévoit enfin que la dépose d'un immeuble par destination, attaché à perpétuelle demeure, au sens du code civil, à un immeuble par nature protégé au titre des monuments historiques, ne pourra s'effectuer sans autorisation de l'administration, au même titre que tout travail de modification de l'immeuble classé ou inscrit. Ces mesures permettront de concilier l'intérêt général que présentent la conservation de ces ensembles historiques et le maintien de leur cohérence avec la garantie constitutionnelle du droit au respect de la propriété privée. Par ailleurs, le projet de loi propose des dispositions visant à garantir la préservation de l'intégrité foncière des grands domaines nationaux, principalement propriété de l'État. Enfin, les parcs, publics ou privés, protégés au titre des monuments historiques, dans le cadre du régime actuel, ne peuvent faire l'objet de travaux sans l'accord ou l'autorisation des services de l'État. Il en va de même de ceux qui sont situés aux abords d'un édifice classé ou inscrit ou dans un site classé. La possibilité de construire dans un domaine historique protégé est donc strictement encadrée. S'agissant de l'exemple du « National trust », la France dispose, avec le centre des monuments nationaux, d'un établissement public voué à la présentation de ses monuments historiques, et notamment de grandes demeures ayant conservé le décor et le mobilier qui enrichissent la visite du public (châteaux de Champs-sur-Marne, qui vient de faire l'objet d'une remarquable restauration, de Maisons-Laffitte, de la Motte-Tilly ou d'Aulteribe, par exemple). Le centre s'applique, dans le cadre de la restauration et de l'ouverture au public de la villa Cavrois, œuvre de Robert Mallet-Stevens, à Croix, dans la banlieue de Lille, à rassembler une partie du mobilier conçu pour cet édifice par le grand architecte. Certains musées nationaux, ou des collectivités territoriales, présentent aussi au public des monuments ayant conservé leur mobilier d'origine. Le projet de loi susmentionné permettra donc d'apporter des réponses aux préoccupations exprimées, qui sont partagées depuis plus d'un siècle par ceux qui se soucient de patrimoine culturel.

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