C. LA RELATIVE NERVOSITÉ DES EXPLOITANTS

1. Vers une maturité du marché

a) Des spectateurs de plus en plus sollicités

Face à la multiplication des supports de diffusion et des offres culturelles ou de divertissement, on peut penser que la fréquentation des salles de cinéma par le public français stagnera à l'avenir à un niveau élevé.

(1) L'évolution des pratiques cinématographiques des Français

D'après une récente étude 5 ( * ) du Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la culture et de la communication, la sortie au cinéma est une activité dont le niveau semble relativement stabilisé dans la population française et pour laquelle l'effet générationnel apparaît inexistant, du moins jusqu'à une période très récente.

Par ailleurs, une enquête réalisée par le CNC, Médiavision et Screenvision sur le public du cinéma permet de suivre l'évolution des pratiques cinématographiques des Français en 2007.

Pour l'ensemble des spectateurs, le cinéma est une pratique collective : 40,5 % des Français y vont en couple et 51 % entre amis ou en famille. Les spectateurs assidus  - c'est-à-dire ceux allant au cinéma au moins une fois par semaine - se démarquent : 39,7 % d'entre eux déclarent s'y rendre seuls (contre 25,5 % en 2006).

La salle de cinéma demeure le meilleur moyen pour découvrir un film, mais elle est petit à petit contestée par les autres supports de diffusion. En effet, la salle est citée par 69,7 % des personnes interrogées en 2007, contre 79,3 % en 2006.

La part d' Internet s'avère particulièrement significative chez les adolescents et les jeunes adultes. De 15 à 34 ans, plus de 20 % des spectateurs considèrent Internet comme le meilleur moyen pour découvrir un film. Internet progresse sur toutes les tranches d'âge. A l'inverse, le DVD recule sur l'ensemble des catégories et n'est cité que par 4,5 % des 15-19 ans et 3,5 % des 20-24 ans.

Le caractère festif d'une sortie au cinéma est incontestable, de même que la qualité supérieure du film regardé sur grand écran. Il n'empêche que le développement des supports de diffusion, auxquels s'ajoutera prochainement la télévision mobile personnelle, vient concurrencer les salles.

En 2007, les autres supports de diffusion du film semblent gagner en attractivité. Pour autant, les spectateurs apparaissent toujours particulièrement satisfaits des salles de cinéma. En outre, 62,8 % des spectateurs estiment que les films restent suffisamment longtemps à l'affiche dans les salles.

(2) Des pratiques culturelles et de divertissement diversifiées

La concurrence vient également de la multiplication des offres culturelles et de divertissement, qui impose au spectateur d'arbitrer en permanence entre des sollicitations multiples.

Le développement de la télévision numérique terrestre contribue d'ailleurs à cette évolution. Celui de la pratique des jeux vidéos également, ainsi que le confirme la récente étude de la DEPS sur « l'approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques ».

b) Un équipement satisfaisant du territoire en salles de cinéma

Les investissements très lourds réalisés par les exploitants ont permis de reconquérir le public.

Depuis une dizaine d'années, de nombreuses salles ont été construites, notamment par le biais des multiplexes. Le parc a été ainsi modernisé, restructuré et étendu. Le rythme d'ouverture de salles se ralentit cependant depuis 2002. En effet, l'équipement cinématographique du territoire est désormais globalement satisfaisant et il a atteint une phase de maturité.

Avec la quasi-totalité des agglomérations de plus de 20 000 habitants et le tiers des agglomérations de moins de 10 000 habitants équipées de salles de cinéma, la France possède ainsi le parc de salles le plus important et le plus diversifié d'Europe (5 364 écrans implantés sur 1 696 communes au 31 décembre 2006).

Le nombre de nouvelles salles demeure cependant élevé, avec en moyenne 12 écrans par mois en 2006, contre 21 en 2001, dont environ la moitié dans des multiplexes. On assiste essentiellement au remplacement d'équipements existants et, globalement, on enregistre pour la première fois une légère baisse du nombre total d'écrans. Il s'agit désormais surtout de développer l'équipement de villes petites et moyennes.

c) La nécessité de maintenir le dispositif de régulation des constructions ou extensions de salles

Parmi les propositions récemment avancées par la Commission pour la libération de la croissance française (CLCF), présidée par M. Jacques Attali, figure l'abrogation des dispositifs de régulation des implantations de grandes surfaces commerciales et de complexes cinématographiques, afin de permettre la libre entrée dans le commerce de détail, la distribution, l'hôtellerie-restauration et les salles de cinéma.

Au cas où le Gouvernement suivrait ces préconisations, en proposant une abrogation des lois Royer de 1973 et Raffarin de 1996, votre commission défendra fermement le maintien des dispositions régulant les créations et extensions d'établissements cinématographiques.

En effet, il serait à terme dommageable et contre-productif de prendre le risque d'une forme de « guerre commerciale » dans ce secteur, qui porterait préjudice à l'ensemble de la chaîne du cinéma, pour les raisons exposées précédemment. Ces dispositions font partie intégrante de notre politique en faveur du cinéma et elles ont largement contribué à l'aménagement d'un réseau de salles dense et équilibré sur l'ensemble de notre territoire. La France peut s'enorgueillir de cette réussite - semble-t-il unique au monde - et on ne doit pas menacer cet équilibre fragile.

2. La cohabitation entre salles privées et salles publiques

Cet équilibre est tellement fragile, que l'actualité récente est venue nous rappeler qu'il convenait d'y veiller en permanence, la prise en compte des réalités locales étant évidemment incontournable.

a) Une actualité brûlante

La récente décision de la ville de Montreuil de doubler le nombre de salles (afin de passer de 3 à 6) du cinéma municipal a suscité réactions et polémiques.

Estimant qu'il subirait une concurrence déloyale de ces salles fortement subventionnées, un exploitant a engagé un recours.

C'est pourtant en raison de l'absence de salles privées que la commune avait créé ce cinéma d'art et essai. La question se pose de savoir si leur doublement est ou non susceptible d'entraîner l'établissement dans une politique commerciale, plutôt que culturelle et éducative, et d'entraver la concurrence.

b) Un rappel des règles

Votre rapporteur souhaite rappeler le cadre législatif et réglementaire applicable en la matière.

RAPPEL DU CADRE LÉGISLATIF ET RÉGLEMENTAIRE DES INTERVENTIONS
DES COLLECTIVITÉS EN FAVEUR DE L'EXPLOITATION CINÉMATOGRAPHIQUE

Les communes, les départements et les régions peuvent attribuer des subventions aux salles de cinéma, en vertu des articles L.2251-4, L.3232-4 et L.4211-1 du code général des collectivités territoriales (CGCT).

Ces articles disposent que ces subventions :

- ne peuvent être attribuées qu'aux établissements qui, quel que soit le nombre de leurs salles, réalisent en moyenne hebdomadaire moins de 7 500 entrées ou qui font l'objet d'un classement art et essai dans des conditions fixées par décret ;

- ne peuvent bénéficier aux entreprises spécialisées dans la projection de films pornographiques ou d'incitation à la violence ;

- sont attribuées conformément aux stipulations d'une convention conclue entre l'exploitant et la collectivité.

Le montant de ces aides fait l'objet d'un plafonnement par voie réglementaire. En effet, l'article R.1511-43 du CGCT dispose que, par année, le montant de subvention accordé par une ou plusieurs collectivités territoriales ne peut excéder 30 % du chiffre d'affaires de l'établissement, ou 30 % du coût du projet si celui-ci porte exclusivement sur des travaux susceptibles de donner lieu à l'octroi d'un soutien financier (application des dispositions de l'article 11 du décret n° 98-750 du 24 août 1998 relatif au soutien financier à la diffusion de certaines oeuvres cinématographiques et au soutien financier à la modernisation et à la création des établissements de spectacles cinématographiques).

La mission Perrot-Leclerc sur l'application du droit de la concurrence au secteur du cinéma devra permettre de clarifier ce type de situation.

3. Entre frilosité et volontarisme face à la projection numérique

La fiabilité des équipements numériques est désormais avérée et le contexte normatif stabilisé. Toutefois, les exploitants, souvent en situation économique fragile, ne montrent pas tous le même empressement à sauter le pas vers la projection numérique. En outre, le modèle économique d'un développement de ces technologies dans les salles de cinéma en France n'est pas encore trouvé à ce jour, même si les réflexions progressent en la matière.

a) Des avancées en termes de technologie et de coût

Rappelons que la projection numérique en salles de cinéma consiste à remplacer les traditionnels projecteurs 35 mm et la pellicule par un projecteur numérique associé à un serveur informatique.

Deux progrès notables méritent d'être soulignés :

- les équipements numériques sont désormais fiables et les normes techniques ont été arrêtées au niveau européen ;

- leur coût a déjà sensiblement diminué. Ainsi, le prix d'une cabine numérique peut être évalué à environ 70 000 euros aujourd'hui, contre 100 000 euros il y a seulement 18 mois.

En revanche, de fortes incertitudes subsistent s'agissant de la durée de vie de ces nouveaux équipements et donc de leur durée d'amortissement, ainsi que des besoins en termes de maintenance.

A cet égard, votre rapporteur s'interroge sur la possible transposition, à ce type de matériel, de solutions du type location longue durée , à l'instar de ce qui est proposé en matière de reprographie par exemple.

b) Un contexte difficile : la situation économique fragile des exploitants

Le passage à la technologie numérique s'avère inéluctable, à plus ou moins long terme.

Néanmoins, certains des exploitants entendus par votre rapporteur ont exprimé leur peu d'empressement à s'engager dans les lourds investissements que requièrent les équipements nécessaires à la projection numérique.

En effet, d'une part, si l'apport de ces nouvelles technologies est évident pour les distributeurs, il ne semble l'être en revanche ni pour les spectateurs ni pour les exploitants ; d'autre part, ces derniers souffrent d'une situation économique fragile.

Divers facteurs expliquent cette fragilité économique des salles de cinéma.

Les importants investissements réalisés

En effet, les exploitants ont investi 1,7 milliard d'euros en 20 ans (pour plus de 1 000 nouvelles salles, plusieurs centaines de rénovations, et l'implantation de 146 multiplexes). Ils sont, par conséquent, lourdement endettés.

Une gestion des équipements plus coûteuse

Ces investissements se sont effectués au prix d'équipements plus lourds en termes à la fois de construction (le coût de la construction a doublé en dix ans, passant de 700 à 1 300 euros du m 2 ) et en charges d'exploitation (climatisation, informatisation, sécurité, accessibilité aux personnes handicapées, réglementations sociales, etc.).

Une augmentation modeste du prix du billet

Les salles de cinéma ont contenu la croissance du prix du billet à un niveau inférieur à celui de l'inflation.

Le taux de retour du fonds de soutien apparaît faible aux exploitants

En revanche, leur taux de contribution au fonds de soutien est supérieur à celui des autres professionnels du secteur

Le taux de la taxe sur le prix du billet (TSA), de 10,72 %, est d'un niveau deux fois plus élevé que celui du taux de la taxe appliquée au chiffre d'affaires des chaînes de télévision et cinq fois plus élevé que celui appliqué à la vidéo.

Les exploitants font valoir que les salles de cinéma sont toujours les premières contributrices à la production malgré l'apparition de très nombreux autres diffuseurs du cinéma. Ainsi, en 2006, les salles ont reversé aux ayants-droit français 201 millions d'euros, contre 127 millions en 1984.

En outre, ils font valoir que les investissements considérables pesant sur les seules salles de cinéma ont permis de reconquérir le public au bénéfice de l'ensemble de la filière. Dans ce contexte, la fragilisation de l'équilibre économique des salles se voit renforcée par la constante apparition de nouveaux diffuseurs des oeuvres (télévision, DVD, VOD) et le développement du piratage, qui touche prioritairement la salle.

c) La poursuite des réflexions sur le modèle économique

Rappelons que le rapport remis par M. Daniel Goudineau en août 2006, intitulé « Adieu à la pellicule ? Les enjeux de la projection numérique », a permis de faire progresser un débat qui, en France, n'avait été qu'à peine amorcé. Il a mis en lumière les bouleversements profonds que le développement de la projection numérique entraînera pour l'ensemble de la filière cinématographique.

Une position d'étape du CNC sur les principales questions soulevées par la projection numérique a été proposée au deuxième trimestre 2007 à la concertation des différentes parties concernées. L'objectif est de définir le cadre général du déploiement de la projection numérique, puis, sur cette base, de constituer un groupe de travail sur ses conditions économiques et de préparer les mesures qui apparaîtront nécessaires.

En effet, l'accompagnement de ces mutations soulève des questions de régulation publique et appelle sans doute une adaptation du soutien financier géré par le CNC.

Il convient de déterminer des modes de financement mobilisant, en complément des économies réalisées par les distributeurs, une palette de moyens, tout en garantissant l'indépendance de programmation des exploitants, ce que votre commission considère comme un impératif.

Parmi ces moyens, les pistes de réflexion et d'action suivantes ont été identifiées :

- permettre une mobilisation accrue du soutien automatique par les exploitants ;

- permettre cette mobilisation en cas de non propriété des matériels ;

- donner aux exploitants des possibilités de garanties par l'IFCIC ;

- envisager une coordination avec les aides des collectivités territoriales ;

- étudier l'intérêt de regroupements d'exploitants pour bénéficier d'économies d'échelle.

Trois modèles économiques principaux sont évoqués :

- celui dans lequel l'installateur (ou tiers investisseur) se voit confier plus ou moins globalement l'équipement de la salle et la gestion de la projection numérique en se finançant au moins partiellement directement auprès des distributeurs ;

- celui où l'exploitant commande et finance lui-même les différentes prestations qui lui sont nécessaires ;

- celui proposé par le rapport susmentionné de M. Daniel Goudineau, qui impose une gestion centralisée publique ou parapublique de certains maillons de la chaîne, notamment la génération des clefs.

Estimant que ce dernier modèle ne paraît pas faire l'objet d'un consensus suffisant au sein de la profession et qu'il nécessiterait un dispositif législatif lourd, le CNC semble privilégier la deuxième voie évoquée.

En tout état de cause, les exploitants seront contraints de gérer la période délicate de la transition d'une technologie vers l'autre, avec une phase de coexistence des deux types d'équipement - dans les cabines de projection qui le permettront - qui peut s'avérer coûteuse mais nécessaire tant que l'ensemble des films ne seront pas eux-mêmes produits en numérique.

Il conviendra aussi de prendre en compte la nécessaire formation des personnels concernés.

Enfin, votre rapporteur insiste sur la vigilance dont devront faire preuve tant les pouvoirs publics que les professionnels afin que des écarts ne se creusent pas durablement entre des salles « à plusieurs vitesses ». A cette fin, une attention particulière devra sans doute être portée envers les salles d'art et essai ainsi que les salles jouant un rôle spécifique en matière d'aménagement culturel du territoire.

* 5 « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques » - DEPS - Ministère de la culture et de la communication - Juin 2007.

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